Kaboum : Le réveil des Karmadors

Chapitre 14 : L'Audience du Krashmal Suprême

4439 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a 4 jours

Un vacarme d'alarme tournait en boucle dans l'air, haché par les grésillements d'un système électrique à l'agonie. Les lumières d'urgence projetaient des éclats rouges et blancs contre les murs d'acier du musée souterrain. Les œuvres précieuses étaient cloîtrées dans leurs vitrines, comme si elles assistaient impuissantes à ce qui allait suivre.

Les bottes du jeune gardien claquaient contre le sol. Son souffle court résonnait plus fort que les alarmes. Première semaine sur le terrain. Il courait dans le couloir nord, main crispée sur sa matraque, radio muette. Les caméras venaient de griller. Le système de sécurité était mort.

Il ne comprenait pas ce qu'il fuyait, seulement qu'il devait fuir.

Un crépitement électrique fendit l'air.

— « AAAAH ! »

Il bondit de côté, évitant de justesse un éclair qui frappa une statue ancienne, la faisant éclater en mille morceaux. Des débris volèrent jusqu'à son visage, éraflant sa joue. Il roula sur le sol, se redressa maladroitement, les mains tremblantes.

Puis... un silence.

Le genre de silence qui oppresse. Qui vous force à écouter votre propre panique.

Le gardien haletait. Les néons se mirent à clignoter, un à un, jusqu'à s'éteindre entièrement. Le couloir devint une toile noire.

Et alors...

TAP.

Un pas. Clairement posé.

TAP.

Un second.

Un halo de lumière rouge tomba du plafond, comme un projecteur dans un théâtre maudit.

Il était là.

Debout.

Silhouette mince, allongée, comme dessinée à la plume. Ses cheveux noirs, relevés en deux pointes rigides, évoquaient des cornes. Sa tenue, une longue redingote rouge et noire, flottait sans brise. Il avançait lentement, sans un mot.

Le gardien, pétrifié, recula contre un mur, à bout de souffle. Il leva sa matraque... ridicule.

Le jeune homme aux yeux inégaux s'arrêta. Un œil brun calme, l'autre bleu, brillant d'une intensité surnaturelle. Une forme d'hypnose silencieuse.

Un sourire étira sa bouche. Et sa voix jaillit, claire, grave, volontairement lente :

« Éteignez les lumières... abaissez les rideaux... »

Il leva les bras.

« Ce musée devient une scène. Et moi... je suis Riu, le Terrible. Le tonnerre qui parle. »

Une décharge explosa des paumes de ses mains. L'éclair frappa les piliers derrière le gardien. Le plafond se fissura. Des fragments tombèrent autour de lui, sans le toucher, mais le frôlant suffisamment pour qu'il hurle et tombe à genoux, couvert de poussière.

« Tu sais ce que les Krashmals détestent le plus ? » souffla Riu en s'approchant, comme s'il lui confiait un secret.

Le gardien tremblait, incapable de répondre.

« L'ordre. La gentillesse. Les règles... »

Un tableau de maître, accroché au mur depuis des décennies, fut fendu en deux par un éclair. Puis un autre frappa une alarme qui explosa dans un éclair bleuté.

« Et toi... » ajouta Riu en pointant du doigt le gardien, « Tu représentes tout ça. Pathétique petit pion du contrôle. »

Il s'inclina légèrement, comme un acteur saluant un public invisible, avant de tourner les talons.

« Mais tu peux vivre. Après tout... que serait une tragédie sans témoin ? »

Il leva lentement les mains. L'électricité dansait entre ses doigts, sifflante, prête à bondir. Le jeune gardien ferma les yeux, convaincu que sa dernière seconde venait de se jouer.

Mais alors que les éclairs convergeaient en une gerbe menaçante...

PFFFFFFFFFT.

Un bruit improbable résonna dans le silence sacré du musée.

Un long, comique, flasque bruit de prout.

Le temps sembla suspendu.

Riu resta figé, mains toujours levées. Le gardien entrouvrit un œil. Son cerveau peinait à comprendre ce qu'il venait d'entendre.

PFFRRT... PFBBBT...

Un deuxième. Plus long. Plus sonore. Clairement intentionnel.

Un éclat de rire incontrôlé s'échappa de la gorge du gardien. Il essaya de le retenir, mais le stress, l'absurdité, la panique refoulée... tout éclata d'un coup. Il se plia en deux, secoué par un fou rire nerveux.

Même les néons restants clignotèrent comme s'ils hésitaient entre l'effroi et la gêne.

Riu, lentement, abaissa les bras. L'électricité mourut dans un grésillement frustré. Il tourna la tête vers l'origine du bruit, quelque part derrière une colonne effondrée, là où l'ombre cachait encore un éventuel coupable.

Il ferma les yeux, soupira longuement, puis grogna :

« Pisse d'écrevisse... »

Il pivota sur lui-même, glissant une main dans ses cheveux, comme si la honte de cette interruption avait plus de poids que le combat lui-même.

Le gardien continuait de rire, le visage sale, les larmes aux yeux, incapable de s'arrêter.

Riu, lui, s'enfonça dans les ombres en marmonnant des insultes, humilié par un bruit digne d'un enfant de cinq ans.

Le silence se fendit d'un bruit honteux. Un pet. Long, mou, inévitable.

Tout s'arrêta.

Même l'électricité dans l'air sembla hésiter.

Riu, le bras tendu, prêt à foudroyer le gardien à ses pieds, resta figé. Ses yeux – l'un bleu perçant, l'autre brun inquiétant – roulèrent lentement vers l'arrière.

Un soupir long, profond.

« ... Gyorg. »

De derrière un pilier renversé, une énorme masse surgit, haletante et maladroite. Il portait une vieille tuque flasque, trop grande pour sa tête. Son visage était un désastre d'acné purulent, ses dents jaunes poussaient de travers comme des branches mortes, et ses vêtements déchirés pendaient sur lui comme une nappe trop courte sur une table trop grosse.

« Huhuh... 'scuse, Chef. C'est sorti tout seul... comme un ballon... qui meurt. »

Riu le foudroya du regard – littéralement, une étincelle claqua sur le sol. Le gardien, recroquevillé contre une vitrine brisée, éclata malgré lui d'un rire nerveux. L'instant d'horreur venait de se transformer en un moment d'absurdité totale.

« Espèce de gros tas de crotons... que fais-tu ici ? » gronda Riu.

Gyorg, les bras ballants, s'approcha avec des pas pâteux, son ventre rebondissant légèrement à chaque mouvement.

« J'vous trouvais pas. Alors j'ai suiv' vot' fumée. Pis... j'ai eu faim. »

« Je t'ai pas demandé de me suivre. »

« J'ai besoin de vous protéger, Chef ! »

Riu ferma les yeux, respirant lentement, comme s'il tentait de ne pas perdre patience.

« Je n'ai pas besoin de ton... soutien gastrique. »

« Huhuh... pas gastrique, Chef. Juste... Gyorg. »

Il ricana tout seul, grattant son flanc avec un doigt noirci.

Soudain, il vit le gardien au sol. Ses yeux brumeux s'illuminèrent de bêtise.

« Ohhh ! Un monsieur ! J'peux ? J'peux le pêter ? J'fais juste un tit gaz ? »

« Non, Gyorg. »

« Même pas un petit flût-flût ? »

« Non. »

« Pfffff... »

Il regarda ses bottes, comme si elles venaient de le trahir.

Riu, lui, tourna lentement la tête vers le gardien. Son sourire revint... mais tordu, malade, le genre de sourire qu'on n'oublie pas.

« Tu sais pourquoi j'vais te faire mal ? »

Le gardien trembla.

« Parce que j'm'ennuie. Et quand j'm'ennuie... j'détruis. »

Il tendit un doigt, des éclairs bleus et blancs dansant autour.

« Je suis Riu. Le Terrible. »

Un cri manqua de sortir du gardien. Mais avant que l'attaque ne parte...

Pffffft.

Encore un pet. Plus humide. Plus long. Venu tout droit de Gyorg, qui venait de s'accroupir sans prévenir.

« Oups. J'ai glissé. »

Un silence de mort. Riu ferma les yeux. Inspira longuement. Très longuement.

« Pisse d'écrevisse... »

Il baissa la main, renonçant.

« Ce musée ne vaut même pas ma colère. »

« C'est p't'être moi ? » demanda Gyorg, le doigt dans le nez.

« Tais-toi. Pars d'ici ! »


L'air se glaça.

Un courant d'obscurité sembla ramper le long du sol marbré.

De l'autre bout de la salle, une silhouette noire émergea, lentement, comme tirée d'un cauchemar. Elle portait un long manteau à capuchon, noir comme la nuit, orné de fils rouges tissés en motifs occultes. Son visage était entièrement recouvert d'un masque vénitien, taillé en forme de démon aux cornes dorées et aux sourires figés dans une grimace éternelle.

« Viak Quedillux... » murmura Riu, les sourcils froncés.

Viak s'arrêta, le regard invisible derrière le masque, mais sa présence suffisait à faire taire les murs eux-mêmes.

« Toujours en train de jouer avec tes éclairs comme un enfant frustré. »

« Mais qu'avez-vous à la longue de me suivre PARTOUT ! » explosa Riu, frappant le sol d'un pied, envoyant une onde électrique dans un mur qui s'effondra à moitié.

« Ai-je l'air de te suivre ? » rétorqua Viak avec un calme glacial. « C'est le chaos qui m'appelle, pas toi. Et là où tu passes, l'un engendre l'autre. »

Gyorg, terrorisé, recula derrière un piédestal :

« Oh non oh non, c'est Viak le silencieux... Viak avec la voix qui donne des frissons dans l'nez... »

Viak ignora l'idiot. Il s'avança d'un pas. Puis, de sa voix lente et lourde :

« Le Krashmal Suprême... exige de voir son fils. »

Riu se figea.

Son corps tout entier se crispa, comme s'il venait d'être frappé par une vérité qu'il refusait d'admettre. Ses yeux devinrent énormes, déséquilibrés, son regard passa du bleu glacial à une panique étrange.

« Quoi... ? » souffla-t-il.

Un spasme secoua ses mains, et un éclair incontrôlé jaillit, brisant une statue en mille morceaux. Il se recula d'un pas, le souffle court.

« Tu mens. Il... Il ne m'appelle jamais. »

Viak s'avança.

« Il t'appelle maintenant. Et il ne pose pas la question deux fois. »

Riu cligna des yeux. Il semblait plus jeune soudain, plus vulnérable, malgré son manteau de maître et sa posture arrogante.

« Mais pourquoi ? Pourquoi lui... pourquoi MOI ? »


Viak ne cilla pas. Sa voix se fit plus lente, presque insidieuse :

« Cela fait des mois que ton père te cherche, Riu. Et ce n'est plus un jeu. »

Un frisson glacial s'insinua dans l'air, pourtant brûlant d'électricité. Même Gyorg, qui s'amusait encore à souffler dans ses doigts pour simuler un pet, s'arrêta net.

Riu croisa les bras, regardant ailleurs, mais son menton tremblait légèrement.

Viak s'approcha d'un pas.

« Il est temps. »

Alors que le silence s'était abattu sur le musée, Viak s'approcha du gardien gisant au sol. L'homme, blême, secoué de tremblements, ne pouvait plus bouger. Son regard fuyait, comme s'il cherchait désespérément une sortie dans une pièce sans issue.

Viak inclina légèrement la tête, presque courtois, et murmura d'une voix profonde, presque compatissante :

« Merci pour votre... collaboration. »

Il ouvrit calmement la paume de sa main.

Un simple éclair de lumière grise jaillit, vif et précis. Il frappa le gardien au front. Ce dernier tomba aussitôt dans l'inconscience, les yeux renversés, son corps détendu comme une marionnette sans fil.

Riu souffla, les bras croisés, un sourire en coin :

« Au moins, il ne criera plus. »

Gyorg, impressionné, hocha la tête avec admiration :

« Vraiment fort, Chef du masque... vraiment fort... »

Viak se redressa lentement. Il tourna légèrement la tête vers Riu et Gyorg, son masque de démon figé dans une expression éternelle.

Sans un mot, il claqua des doigts.

Et sans éclat, sans lumière... les trois Krashmals s'éclipsèrent.

Disparus.

Aucun vent. Aucun effet. Juste... le vide.

Seul restait le gardien étendu dans un musée à moitié détruit, dans le silence complet d'un cauchemar terminé — ou simplement mis sur pause.


Un pop sourd, presque étouffé, rompit le silence absolu. En une fraction de seconde, les trois Krashmals se matérialisèrent dans l'obscurité d'une vaste salle.

L'air y était lourd, presque étouffant, chargé d'un parfum de cendres froides et de terre ancienne. D'immenses piliers tordus soutenaient un plafond si haut qu'il semblait englouti dans les ténèbres. Aucun bruit. Aucune vie. Juste des statues de gargouilles aux crocs brisés alignées comme des juges muets de pierre.

Riu plissa les yeux, grimaça et se frotta les bras avec irritation.

« Urgh... Encore cette maudite sensation de picotements dans tout le corps. J'ai toujours détesté les téléportations, toujours. »

Il secoua les mains. « Je suis pas une grenouille qu'on balance d'un marécage à un autre ! »

Gyorg, qui venait d'atterrir à plat ventre, peinait à se relever. Sa tuque était de travers, et un de ses crotons brillait d'un éclat suspect sous la faible lumière.

« M-Moi, j'trouve ça rigolo, chef... même si j'ai cru qu'j'allais m'péter l'estomac dans mes bottes. »

« Tais-toi. » coupa sèchement Riu, toujours les bras croisés, l'humeur grinçante.

Viak, toujours aussi impassible dans son manteau noir, observait les lieux calmement, les bras croisés derrière le dos.

« Vous êtes chanceux d'être encore entiers. Les couloirs de ce château sont imprévisibles. »

« Oh, quelle chance ! » grogna Riu avec ironie. « Un voyage gratuit dans les tréfonds d'un tombeau géant. Est-ce que quelqu'un ici sait allumer une chandelle, ou on est supposés attendre un revenant ? »

Il n'eut pas le temps de finir sa phrase.

Un souffle.

Léger, mais profond. Comme si quelque chose... respirait derrière les murs.

Puis, lentement, le gigantesque foyer de pierre, installé à l'extrémité de la salle, s'embrasa d'une flamme, vive, sinueuse, déformant l'espace autour d'elle. La lumière se propagea avec langueur, dansant sur les piliers et les reliefs rugueux de la roche.

C'est à ce moment que l'ombre se montra.

Une silhouette reptilienne, énorme, serpenta sur les murs. Les ailes repliées, la queue traînante, les griffes glissant sur les murs comme des lames acérées. L'ombre glissait, fluide, vivante.

Riu s'immobilisa, son arrogance soudain plus tendue, ses yeux bicolores fixés droit sur le foyer.

Devant les flammes, apparu un fauteuil colossal, noir et rouge.

Il était là.

Beurk. Le Krashmal Suprême.

Rien ne bougeait. Pas un mot ne fut prononcé.

Mais la présence qui émanait du trône était écrasante, suffocante, aussi ancienne que le mal lui-même.

Et le silence... était bien plus parlant que n'importe quel rugissement.

La main de Beurk s'éleva, sortant de l'ombre du fauteuil, paume tournée vers Riu.

Elle n'était pas entièrement inhumaine. Longue, maigre, à la peau livide, tendue sur les os. Des griffes, blancs et courbes, prolongeaient chaque doigt, comme des crochets prêts à lacérer.

Le geste était calme, mais il imposait le silence absolu.

Riu s'interrompit d'un coup. Sa bouche resta entrouverte. Ses yeux, celui brun et l'autre bleu, s'écarquillèrent à l'instant où la voix de son père, Beurk, s'éleva.

« Fils. »

« Quelle impudence... quelle indécence d'oser revenir ici comme si rien n'était. »

Riu, surpris, fit un pas en arrière.

Son arrogance s'était évaporée d'un seul souffle.

« Des mois. » continua la voix, lente, caverneuse, enveloppée de fiel.

« Des mois à faire le pitre, à semer le chaos sans cause... à porter mon nom comme une farce. »

La lumière des flammes jetait maintenant des éclats mouvants sur le fauteuil, mais le visage de Beurk restait dans l'ombre. Seule cette main, levée comme celle d'un juge, restait visible.

« Tu joues au despote, Riu. »

« Tu te crois grand... alors que tu n'es qu'un écho bruyant, un souvenir de ce que tu aurais pu devenir... »

Un silence. Puis :

« Depuis que tu-sais-qui nous a quittés... tu n'es plus qu'un masque fendu. »

Gyorg cligna des yeux sans comprendre. Viak restait impassible, bien qu'un léger frisson ait traversé sa nuque.

Riu, lui, fixait toujours la main de son père. Il n'osait plus rien dire. Ni bouger.

« Dis-moi, Riu... Qu'es-tu devenu, depuis qu'elle est partie ? »

« Un héritier... ou un bouffon ? »

Un silence déchira la salle comme une lame lente.

Riu serra les poings, ses doigts blanchis sous la tension. Ses ongles s'enfonçaient dans sa paume. Sa mâchoire tressaillit.

Ses yeux, un brun brûlant, l'autre bleu d'acier, brillaient d'une rage contenue... mais derrière, une ombre, fine, ténue, rongeait l'éclat de sa colère.

Gyorg n'osait même plus respirer. Il se tenait recroquevillé, les yeux ronds, à peine capable de cligner.

Viak, quant à lui, recula d'un pas. Son long manteau noir se balança doucement, tel un voile funèbre, comme si lui-même préférait se détacher de cette confrontation imminente.

Riu leva enfin le menton.

Sa voix était sourde, vibrante, comme un grondement venu du fond de la gorge.

« Elle est toujours là. »

Il posa une main sur sa poitrine, presque inconsciemment.

« Dans mes pensées. Dans mes actes. »

Ses pupilles tremblaient, mais son ton se raffermit, empli d'un zèle morbide.

« Je ne la décevrai pas. Je lui offre ma loyauté. Mon chaos. Mes conquêtes. »

Il fit un pas en avant, la tête haute.

« Et lorsque viendra mon tour de régner... ce ne sera pas un trône que je réclamerai... »

Un silence de marbre. Puis :

« Ce sera l'Empire tout entier. Je deviendrai le Krashmal Suprême. »

Un éclat soudain fendit la salle.

Un rire, grondant, ancien, presque osseux.

Celui de Beurk.

Un rire grave, rauque, tordu... qui résonna longtemps entre les pierres de la salle d'audience.

« Ah... ah... AH ! »

« Le Krashmal Suprême ? TOI ? »

Beurk n'avait toujours pas révélé son visage. Seule sa main griffue s'abaissa lentement, comme pour clore le débat.

« Voilà donc ce que tu es devenu... »

« Un petit garçon qui se prend pour un roi, brandissant des éclairs comme on agite des grelots. »

Il souffla, un soupir long et éreinté.

« Tu n'es pas l'ombre d'elle, Riu. Et tu ne le seras jamais. »

Une ombre passa dans les yeux de Riu.

Puis il redressa le menton, et son sourire se fit plus sinistre encore.

« Je n'ai pas rien fait, Père. »

« J'ai infiltré un groupe d'humains. Un groupe de Sentinelles. »

Viak haussa à peine un sourcil. Gyorg écarquilla les yeux.

« Ils pensent pouvoir sauver le monde, ces larves masquées... Mais je me suis glissé parmi eux, comme une tumeur. »

Il marqua un temps, puis esquissa un sourire moqueur.

« Parmi eux, il y a une adolescente, brave, vertueuse, entêtée... une vraie caricature. Elle s'est proclamée Justicière Masquée. »

Il laissa le nom traîner dans l'air, presque affectueusement.

« Elle me fait confiance. Elle croit me guider. Mais c'est moi qui tire les ficelles. Elle ne voit pas qu'elle m'aide à bâtir ma propre chute... »

Il éclata d'un petit rire cynique.

« Vous voyez, Père ? Je ne joue pas. Je construis. »

Gyorg, sans filtre, s'écria :

« Wouaaaah ! Vous êtes... ben... ben vous êtes vraiment rusé, Chef ! »

Viak secoua doucement la tête, presque navré.

Mais Beurk ne riait plus. Il tapota l'accoudoir de son fauteuil. Un. Deux. Trois coups. Secs. Lents. Sombres.

« Construire... » souffla-t-il.

« Tu joues avec des allumettes dans un champ de poudre. »

Il s'inclina légèrement dans l'ombre de la flamme, ses griffes dansant à la lueur du feu.

« Qu'espères-tu vraiment, mon fils ? Détruire les héros ? Devenir plus sombre que moi ? »

Riu, cette fois, resta muet. 

Beurk ne dit rien pendant un moment.

Il laissa le silence ramper lentement, comme un serpent entre les pierres. Puis, avec une lenteur calculée, il leva sa main griffue, cette même main pâle aux veines sombres qui brillait comme un marbre malade sous les reflets du foyer.

Un geste. Simple. Et tout changea.

Le feu dans l'âtre bondit violemment, projetant des ombres qui dansèrent sur les murs de la salle. Le fauteuil de Beurk pivota légèrement, et il se leva.

Les épaules d'abord, larges, noueuses, puis son buste, revêtu d'un manteau d'ombre. Son visage n'était qu'à demi visible : la lueur des flammes léchait la moitié gauche, révélant une peau grêlée, striée de cicatrices anciennes. Son œil orange comme de la flamme, fixait Riu avec un éclat suffocant. L'autre moitié de son visage demeurait voilée dans l'obscurité mouvante, presque comme si la nuit elle-même refusait de le dévoiler.

« Tu parles bien, Riu. »

« Trop bien pour un raton de couloir qui s'imagine roi parce qu'il fait danser deux Sentinelles naïves au bout d'un fil. »

Sa voix, froide comme une lame mouillée, claqua dans l'espace vide.

« Tu crois manipuler ? Tu crois construire ? »

Il s'avança lentement, chaque pas résonnant comme un coup de glas sur le sol de pierre. Gyorg recula instinctivement de deux pas, tandis que Viak baissait la tête, bras croisés, figé dans le silence.

« Tu n'es pas un bâtisseur. Tu es un rejeton arrogant, nourri à l'écho de ton propre rire. »

« Et si je ne t'ordonnais rien... tu continuerais à t'agiter dans la fange, persuadé que le monde attend ton règne. »

Riu déglutit lentement, l'arrogance voilée par une brume plus dense. Il ne répondit pas.

Beurk s'arrêta à quelques pas de lui.

« Écoute bien. »

« Une Krashmale est en liberté. Incontrôlée, indépendante. »

« Elle n'est pas seule. Elle traîne avec son cousin... Jean Brouille, ce pitoyable empoté. »

Il inspira profondément, les flammes projetant une lumière rouge sur ses traits à moitié calcinés par l'ombre.

« Cette fille... a su échapper à mes envoyés. Elle agit vite. Tactique. Elle enveloppe ses cibles dans des filets faits d'étranges fibres — certaines disent qu'elle tisse des illusions plus qu'elle ne ligote. »

« Je veux que tu la retrouves. »

Il leva la main, pas pour menacer cette fois, mais pour désigner le devoir.

« Tu ne la détruiras pas. Tu la recrutes. Elle pourrait devenir précieuse pour ce que je bâtis. »

Riu releva légèrement le menton, plissant les yeux.

« Et si elle refuse ? »

« Tu la convaincras. Ou tu trouveras un moyen. Ce n'est pas une bête sauvage. Elle pense. Et elle doute. Sers-toi de ça. »

Un silence pesant suivit. Puis Beurk ajouta, d'une voix plus grave :

« Tu n'es pas seul. Si tu faiblis... les Gardiens du Mal t'observera. »



Riu, lui, serra les poings. Un frisson glacé courut dans son dos.

« Très bien... Père. » dit-il d'un ton bas, mais ferme.

« Je retrouverai cette Krashmale. En votre nom, père. »

Beurk ne répondit pas tout de suite. Il se rassit lentement dans son immense fauteuil d'ombre, son regard toujours ancré dans celui de son fils.

« Ne me déçois pas encore. Je n'offre pas deux chances. »

Riu tourna les talons, suivi de Gyorg qui peinait à cacher sa nervosité. Leurs pas s'éloignèrent lentement dans l'écho glacial du couloir.

Lorsque les portes se refermèrent derrière eux, seul le crépitement du feu subsistait.

Viak s'avança d'un pas.

« Vous croyez qu'il réussira ? »

Beurk, les yeux mi-clos, répondit d'un murmure rocailleux :

« Il n'a pas le choix. »


Le silence régnait dans la salle d'audience, seulement troublé par les crépitements irréguliers du foyer. Beurk, toujours assis dans son large fauteuil d'obsidienne, fixait les flammes comme s'il lisait un avenir incertain dans leur danse chaotique.

Viak, à quelques pas de là, restait figé, le dos droit, les bras croisés sous les plis sombres de son manteau. Il allait se retourner pour s'éclipser, quand la voix de Beurk fendit l'air, lente et pesante :

« Ton acolyte... »

Viak s'arrêta net. Il ne tourna pas la tête. Pas tout de suite.

« Celui que tu nommes Jean-François. »

« Il est actuellement prisonnier dans l'un de nos vaisseaux furtifs, n'est-ce pas ? »

« Oui. Depuis très très longtemps. » répondit Viak d'une voix grave, mesurée.

Beurk claqua lentement ses griffes contre l'accoudoir de pierre, un bruit sec qui résonna comme un avertissement.

« Pourquoi diable a-t-il cru bon d'agir ainsi ? Attaquer les Bordelau sans directive. Sans préparation. Pire encore... sans discrétion. »

Le Krashmal Suprême se leva lentement, et même l'ombre recula devant lui. Une partie de son visage, mi-humain, mi-écorché, émergea à la lumière des flammes. Sa mâchoire trembla légèrement sous l'effet de la rage contenue.

« Ce n'était pas dans nos plans immédiats. »

« Il a peut-être compromis quelque chose de plus... profond. »

Viak tourna enfin les yeux vers lui, abaissant sa capuche.

« Jean-François croyait servir votre cause, Seigneur Beurk. Il prétend avoir reconnu quelque chose chez les Bordelau. Une anomalie. Une lumière, disait-il. Mais il n'a rien su prouver. Rien. »

Beurk serra les dents, les veines sur son cou pulsant sous sa peau blafarde.

« La lumière. Ce mot revient trop souvent. »

Il fit un pas lent, son ombre englobant presque celle de Viak.

« Et pourquoi eux ? Les Bordelau. Pourquoi ce nom revient-il toujours ? Ce sont des enfants ! »

« Et leur père... un misérable homme de rien. Tout juste bon à ramasser les miettes d'un autre âge. »

Viak fronça les sourcils. Ses lèvres esquissèrent un rictus presque désolé.

« Peut-être. Et pourtant... quelque chose persiste. Une sensation étrange. Comme une présence derrière eux. »

Un court silence. Puis Viak leva les yeux, son masque à la main.

« Il y a un nom qui me revient souvent. Comme une morsure dans mes pensées. »

Beurk tourna lentement la tête, ses yeux brillaient d'un éclat curieux.

« Lequel ? »

« Trois lettres. STR. »

Le Krashmal Suprême resta un moment figé, comme si ce nom invisible dansait au bord de sa mémoire.

« STR... »

« Cela ne me dit rien. Mais si cela résonne... il faut creuser. »

Il s'approcha de Viak, une main griffue posée sur l'épaule de son serviteur.

« Tu vas remonter la piste. Discrètement cette fois. Interroge Jean-François, fouille dans ses souvenirs, torture le s'il le faut. Et enquête sur ce nom. STR. Ce pourrait être une abréviation. Un code. Un titre. »

Viak inclina légèrement la tête.

« Et s'il s'agit de quelque chose que nous n'aurions pas dû oublier...? »

« Alors il faudra se rappeler, Viak. Et vite. »

Beurk relâcha son emprise, son regard redevenant froid, métallique.

« Maintenant pars. Et veille à ce que cette erreur ne se reproduise pas. »

Viak referma son manteau, masqua à nouveau son visage, puis tourna les talons, ses pas résonnant faiblement sur le marbre noir de la salle.

Derrière lui, Beurk, seul à nouveau, contempla le foyer.

Le feu, qui semblait auparavant vivant, s'était affaibli.

« STR... » murmura-t-il, comme si ces lettres contenaient une prophétie oubliée.













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