Cuniculophobie

Chapitre 1 : Cuniculophobie

Chapitre final

5686 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 14/05/2021 10:07

Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture du forum Fanfictions . fr : « Le coup du lapin » (avril mai 2021). Le titre, "Cuniculophobie", est un mot compliqué pour dire "peur panique des lapins". Les phrases en espagnol qui émaillent le texte sont traduites en note de bas de page. J'ai fait des recherches pour cette fic et j'ai ainsi appris le véritable nom de Q, que j'ai utilisé ici.



Cuniculophobie



Ils se connaissaient depuis plusieurs années déjà. Ils s’étaient tapé sur les nerfs, engueulés, crié dessus, mais aussi épaulés, sortis mutuellement du pétrin des dizaines de fois, dans des circonstances où les solutions conventionnelles n’étaient pas de mise.

Cependant, lorsque Bond reçut le SMS, à sept heures ce matin-là, il crut à une blague.

Urgent. Dois absolument retrouver un lapin. Venez immédiatement.

Q n’était pas du genre à plaisanter. Il pouvait se montrer sarcastique et même disséquer son interlocuteur rien qu’avec des mots, mais un canular ? Non. Même si on était le 1er avril, le message du quartier-maître devait avoir un sens. Bien planqué, peut-être dissimulé sous un code, mais lorsque Q utilisait le mot « urgent », cela signifiait que la situation était vraiment préoccupante.

Ne prévenez personne. Venez seul.

007 leva les yeux au ciel et fit demi-tour. Quelques klaxons se firent entendre, mais il parvint à négocier habilement le virage, mordant quelque peu sur le trottoir certes, mais sans renverser personne.

Dix minutes plus tard, il garait (mal) sa voiture devant l’immeuble où vivait le jeune hacker, tout seul avec ses deux chats. Jamais James n’avait vu chez lui le moindre lapin, ni aucun autre animal d’ailleurs.

A peine avait-il sonné à la porte que Q, plus échevelé que jamais, les lunettes mal posées en équilibre précaire sur son nez, débraillé, chemise sortie du pantalon et mal boutonnée, comme si une tornade avait ravagé l’appartement en faisant au passage tourbillonner son propriétaire, Q, donc, apparaissait dans l’entrebâillement.

– Vous êtes seul ? chuchota-t-il.

Bond se contenta de se décaler légèrement pour permettre à son acolyte de constater que le palier était résolument vide. L’instant d’après, il était brusquement tiré à l’intérieur et la porte se refermait derrière lui.

– Bond, vous devez absolument m’aider. J’ai fait une énorme bourde.

007 jeta un bref coup d’œil à l’intérieur du salon, d’ordinaire impeccablement rangé. Non, une tornade n’aurait pas pu faire davantage de dégâts…

– Vous avez été cambriolé ? demanda-t-il en faisant un pas dans la pièce.

Déjà, son esprit tournait à plein régime. Il imaginait les secrets du MI6 piratés, la demande de rançon qui allait avec, les menaces sur la personne du quartier-maître, le danger qui pesait sur les agents en mission aux quatre coins du monde…

Ses yeux s’arrêtèrent sur le canapé et la couverture blanche qui le recouvrait ordinairement. Et qui n’était plus blanche.

– Vous êtes blessé ?

Cette deuxième question fusa avec la rapidité d’un réflexe. Q, l’air hagard, la bouche entrouverte, secoua la tête.

– Non… Non, pas moi…

Bond fit deux pas dans la pièce, cherchant qui pouvait bien avoir pris les coups à la place du quartier-maître…

… lorsqu’un miaulement assez pitoyable, provenant de derrière le canapé, attira son attention. Les deux chats étaient dans un sale état, surtout le plus maigre des deux.

– Turing et Asimov m’ont défendu, expliqua le jeune homme.

007 ne sourit même pas, comme il le faisait presque à chaque fois en entendant les noms de geek dont Q avait affublé deux pauvres bêtes qui ne lui avaient rien fait.

– Ils vous ont défendu contre quoi, exactement ? demanda-t-il, s’attendant au pire.

Et même s’il s’attendait un peu à la réponse, il ne put s’empêcher de se pincer l’arête du nez en expirant lentement, pour rester calme.

– Contre un lapin.

¡ Lo siento tanto, James !

Bond hocha la tête pour chasser la voix enfantine que faisait toujours résonner dans sa mémoire le mot fatidique. Bien sûr. Un lapin. Quoi de plus normal ?

– Vous avez l’intention de m'expliquer, ou bien vous préférez que j’appelle immédiatement le MI6 pour leur annoncer que leur distingué quartier-maître a sucré son Earl Grey à la cocaïne ce matin ?

Q, visiblement mal à l’aise, tourna la tête vers le mur.

– C’est un lapin… un peu particulier.

Bond jeta de nouveau un coup d’œil aux pauvres chats tremblants, recroquevillés derrière le canapé, et aux profondes entailles sombres qui zébraient leur pelage. Sous les pattes de Turing, une petite flaque de sang s’était formée.

Il ne réfléchit pas et tendit la main avec une rapidité qui le surprit lui-même. L’instant d’après, il avait récupéré l’animal dans ses bras.

– Récupérez Asimov et rejoignez-moi dans la salle de bains. Vous avez intérêt à avoir une explication béton, c’est moi qui vous le dis.

Sans attendre les protestations de Q (Asimov, le rouquin, avait un sale caractère et il n’était pas évident de le choper par la peau du cou comme Bond l’avait aisément fait avec son congénère), l’agent quitta la pièce.

Deux minutes, quelques miaulements furibonds et une tasse cassée plus tard, le jeune homme, bras et mains protégés par des maniques à l'épreuve des griffes, s’agenouillait à côté de 007, qui avait entrepris de nettoyer au mieux les blessures de Turing. Le pauvre chat, tremblant, les yeux mi-clos, s’abandonnait totalement aux gestes que l’agent essayait de rendre les plus doux possibles. Les entailles qui barraient le flanc et les pattes de l’animal étaient profondes et ressemblaient plus à des coups de scalpel qu’à une quelconque agression lapinesque.

Pendant qu’ils se penchaient tous deux sur un Asimov grognant et écumant, l’agent reprit la conversation inachevée :

– Maintenant, vous allez enfin me dire ce qui s'est passé ?

– Eh bien… Disons que quelqu’un m’a proposé de garder son lapin et…

Q s’interrompit, l’air profondément embarrassé. Bond, Turing recroquevillé entre ses jambes en tailleur, appliqua du désinfectant sur la blessure du rouquin, faisant efficacement cesser grondements et autres crachotis menaçants, remplacés par un gémissement pitoyable.

– Ce n’est pas un lapin qui a fait ça, Q.

Il avait essayé de ne pas se montrer trop sec, ni trop cassant… mais il avait totalement échoué. Et il n’en éprouvait pas trop de remords.

Asimov, sentant se relâcher la pression exercée par les deux hommes, se déroba d’une torsion du dos et se faufila avec un miaulement de protestation par la porte de la salle de bains restée entrouverte. Bond le laissa filer et reprit entre ses bras le pauvre chat noir et blanc.

– Alors ?

– Il est arrivé de Baskerville avant-hier.

¡ Ay, qué susto me has dado !

Bond compta lentement jusqu’à cinq, tout en caressant machinalement Turing qui commençait à se détendre. Baskerville. Un nom qu’il se serait bien passé d’entendre dans la bouche du quartier-maître.

– Et je peux savoir pourquoi Baskerville a envoyé un de ses bestiaux au MI6 ? Et, plus important, pourquoi vous avez jugé intelligent de le récupérer chez vous ?

Un marmonnement inintelligible lui répondit.

– Quoi ?

– … Il était mignon.

Mignon ? s’étrangla Bond. Depuis quand une créature venant de Baskerville peut-elle être mignonne ? Vous êtes complètement cinglé, Q ! Vous mériteriez que je vous plante là et que je vous laisse vous débrouiller avec votre lapin psychopathe !

Le regard que lui adressa le jeune homme ressemblait assez à celui du plus petit de ses chats lorsque ce dernier voulait quelque chose (généralement, que 007 le caresse, le nourrisse, le laisse monter sur ses genoux, bref cesse de faire tout ce qu’il était en train de faire – généralement travailler avec Q à sauver le monde – pour s’occuper de lui). Mais dans un cas aussi problématique que celui-ci, ouvrir de grands yeux innocents et liquides ne suffisait pas.

Premièrement parce qu’il s’agissait de Baskerville. Un nom qu’il ne fallait pas prendre à la légère. Il s’agissait d’un centre militaire où les scientifiques avaient plus ou moins carte blanche pour tester diverses opérations génétiques sur des animaux aussi variés que des varans de Komodo, des hyènes et, apparemment, des lapins.

Deuxièmement, parce qu’il s’agissait justement d’un lapin. N’importe quelle autre bestiole, Bond y serait allé sans se poser de question. Mais un lapin…

¿ Te duele mucho ?

Q le fixait toujours de son regard de myope ingénu. Bond se leva en soupirant, le chat toujours dans les bras.

– Offrez-moi un verre de ce que vous avez de plus fort et racontez-moi.

Et c’est ainsi que, Turing ronronnant sur ses genoux et un verre de whisky à la main, il écouta ce que le quartier-maître avait à dire pour sa défense, c’est-à-dire pas grand-chose. Le lapin était arrivé la veille au MI6, dans une cage. Fermée à clef. Il n’aurait jamais dû atterrir sur le bureau de Q, mais voilà, le hasard s’en était mêlé et c’était ce petit imbécile qui avait réceptionné le colis encombrant. Personne ne savait à qui il était destiné, personne ne voulait s’en occuper. Le jeune homme s’était dit que Bluebell (tel était le nom du lapin, précision qui sembla de peu d’intérêt à son interlocuteur) serait mieux, pour la nuit, chez lui. Avec de la compagnie. Et, de fait, le lapin avait passé une très bonne nuit. Mais au petit matin...

– Il est devenu littéralement enragé, expliqua le quartier-maître. Des griffes lui sont poussées d’un seul coup et il a voulu m’attaquer. Turing et Asimov se sont interposés, ils se sont battus et j’ai fini par réussir à enfermer le lapin dans la cuisine. Seulement…

– Seulement ?

– Seulement, il a fui par le vide-ordure !

Q, en entendant le bruit de la dégringolade, s’était précipité au sous-sol pour récupérer la bestiole, mais cette dernière s’était carapatée et le quartier-maître avait perdu sa trace. C’était à ce moment qu’il avait envoyé un message d’urgence à son habituel coéquipier.

– Donc, résuma ce dernier, il y a un lapin tueur en liberté dans les rues de Londres.

– Et fluorescent.

Il y eut un léger, très léger silence. Fluorescent, d’accord. Cela ne rendait pas la situation plus problématique. Le côté psychopathique de l’animal semblait à 007 légèrement plus gênant que sa couleur inhabituelle.

– Des griffes seulement, ou des dents aussi ? demanda-t-il d’un ton qu’il ne voulait pas trop accusateur.

– Vous voyez le lapin de Sacré Graal ? répondit Q, toujours mal à l’aise.

– Je vois très bien.

Une seule solution avait germé dans l’esprit de Bond : se brancher sur la radio de la police de Londres et guetter les appels liés à une attaque de lapin enragé, puis se rendre sur place le plus vite possible en espérant arriver avant les forces de l’ordre. A la réflexion, il était peu probable que les forces de l’ordre se déplacent pour un lapin. Au troisième ou quatrième appel, peut-être, mais pas avant.

La voix de Q vint interrompre les réflexions de son partenaire.

– Alors, on y va ?

James lui jeta un coup d’œil peu amène, qui se transforma vite en regard incrédule lorsqu’il vit que le jeune homme désignait l’écran de son ordinateur portable, où se déplaçait relativement peu rapidement un petit point rouge.

– Vous voulez dire que, depuis le début, vous savez où se trouve cette bestiole ?

– 007, cette bestiole, comme vous dites, vient de Baskerville, répondit Q, visiblement piqué. Vous imaginiez vraiment qu’elle n’était pas équipée d’un traceur ?

– … Vous avez piraté le système informatique de ce qui est probablement un des lieux les plus secrets de toute la Grande-Bretagne ?

Bond ne put se défendre d’une pointe d’admiration. Il savait que le quartier-maître était un hackeur de première, mais il était tout de même impressionné. Sans attendre la réponse, il déposa doucement Turing sur le canapé et se leva à regret.

Il détestait les lapins. Mais il n’avait pas le choix, n’est-ce-pas ? Il avait prêté serment. Juré de défendre les citoyens britanniques contre toutes les intrusions possibles. Cependant, il devait avouer que, même dans ses rêves les plus tordus, il n’aurait jamais imaginé devoir protéger ses compatriotes des griffes acérées d’un lapin génétiquement modifié.

¡Qué susto que te haya mordido !

Un quart d’heure plus tard, la voiture suréquipée de James roulait à deux à l’heure le long de Jeffreys Street. Une vieille dame qui promenait son Yorkshire et deux adolescents adossés à un mur regardèrent avec étonnement les deux messieurs bien habillés qui balayaient du regard les trottoirs, comme si leur vie dépendait de ce qu’ils allaient y trouver.

– Mais ce n’est pas possible ! Il devrait être là ! s’écria Q en se passant la main dans les cheveux pour les discipliner, opération délicate qui se soldait généralement par un échec total.

Bond se tordit le cou pour observer l’ordinateur portable que tenait le jeune homme sur ses genoux. Oui, le lapin était bel et bien dans cette rue. Il trottinait paisiblement, si l’on en croyait le petit point rouge qui se mouvait lentement sur l’écran. Mais il n’apparaissait nulle p…

– Rassurez-moi, Q, cette saloperie ne peut pas se rendre invisible ?

Les yeux du quartier-maître s’agrandirent d’effroi, mais il ne répondit rien. Avec Baskerville, tout était possible.

Ils finirent par garer (toujours mal) la voiture pour tenter d’élucider ce mystère. Q, l’ordinateur dans les mains et l’air aussi peu détendu qu’un agneau devant le couteau du sacrifice ; Bond, prêt à dégainer son revolver et à faire feu sur tout ce qui, visible ou non, essayerait de lui grignoter les mollets.

Cependant, il fallait se rendre à l’évidente : les deux hommes se trouvaient à l’endroit exact où bougeait, sur l’écran, le petit point lumineux représentant le lapin, et non seulement ils ne voyaient rien, mais ils ne sentaient rien. Ce qui ne leur laissait qu’une possibilité…

– Il se balade dans les égouts.

Le point rouge passa sous l’immeuble voisin, prouvant la justesse de l’hypothèse ainsi avancée. A moins que la bestiole ne soit capable de passer à travers les murs, ce qui semblait somme toute peu probable. 007 ressentit un bref moment de vague compassion envers les rats qui évoluaient dans le monde souterrain de Londres et qui s’étaient potentiellement heurtés à Bluebell. Quel nom ridicule, soit dit en passant.

– Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Q d’une voix blanche.

Son coéquipier haussa les épaules. Lui non plus n’avait aucune envie d’une balade dans les égouts. Il avait beau être agent secret, il y avait des choses qu’il n’avait pas envie de faire. Et, d’une manière générale, il n’avait rien envie de faire du tout dans une situation qui impliquait un lapin carnivore et dément. Encore moins dans des tunnels étroits, sans visibilité, et au milieu d’une faune déjà passablement peu amicale.

– Essayons de réfléchir : si vous étiez un lapin, Q, qu’est-ce que vous feriez ? Imaginez qu’on vous ait brutalement arraché à votre cage pour vous confier à un humain inconnu qui vous a stupidement ramené dans un appartement déjà occupé par deux chats. Vous êtes doté de pouvoirs globalement supérieurs aux capacités habituelles des lapins, qu’est-ce que vous faites ? Qu’est-ce que vous cherchez ? Où est-ce que vous allez ?

Le quartier-maître se prêta au jeu.

– J’imagine que je chercherais de la nourriture pour lapin.

Bond hocha la tête et ne put retenir une remarque sarcastique bien méritée.

– D’accord. Parce que le stupide humain qui vous a ramené chez lui ne vous a absolument rien donné à manger… ?

Q parut mal à l’aise, puis ses traits s’illuminèrent et il pianota (assez habilement, dut reconnaître l’agent) d’une main sur son portable.

– … Il y a une animalerie trois rues plus loin.

007 ferma les yeux un instant. Son imagination lui représentait déjà le monstre lâché au milieu d’une foule de Londoniens en train de contempler amoureusement des chatons et des perroquets. Des hommes, des femmes, des enfants…

¿ Dios mío, y si el conejo tuviera la rabia ?

Ce n’est pas un travail pour vous, Q, déclara-t-il. Vous n’êtes pas ce qu’on peut appeler un homme de terrain…

– Non, mais c’est moi qui ai merdé sur ce coup-là. Vous rêvez si vous pensez que je vais vous laisser y aller seul.

Surpris (notamment par l’emploi d’un mot que l’on pourrait qualifier de « grossier », bien rare chez Q), James regarda attentivement son habituel coéquipier. Il ne semblait pas spécialement rassuré, mais la détermination brûlait dans son regard. L’agent décida de laisser le sarcasme pour le moment.

– Vous savez que pour un agent entraîné, ce n’est pas exactement ce qu’on peut appeler une mission dangereuse ? Je me suis retrouvé dans des situations bien plus problématiques et potentiellement mortelles.

Le jeune homme hocha la tête. Bien sûr, il le savait : il s’était trouvé de l’autre côté de l’oreillette, impuissant, presque à chaque fois.

Et puis, après tout, se raisonna Bond, ce n’était qu’un lapin.

Un lapin potentiellement anthropophage, mais juste un lapin.

Fort heureusement, tout était parfaitement calme dans l’animalerie à l’angle de Camden et Rochester Road. Quelques clients, quelques enfants, trois vendeurs en tablier vert, et tout un tas de bestioles. En cage. Rien à signaler, pas de lapin tueur en vue.

– Q, vous avez son signal ?

Le quartier-maître jeta un coup d’œil à son portable.

– Il devrait être là. S’il est passé par les égouts, il doit être au sous-sol.

Les deux hommes hésitèrent : ils se voyaient difficilement évacuer la boutique et réclamer une perquisition pour un lapin. Dire la vérité était bien évidemment hors de question. Provoquer une panique ne servirait à rien et attirerait inutilement l’attention sur eux. James soupira.

– Venez, on va passer par-derrière.

Si le quartier-maître avait une quelconque intention de protester, il la ravala bien vite et suivit l’agent jusqu’à une petite ruelle située derrière le magasin. Trois voitures, une poubelle, un mur de brique, des fenêtres à deux mètres de hauteur, personne et pas de vis-à-vis gênant. Une porte blanche, discrète. Serrure un peu complexe, mais rien de bien méchant. Bond fit jouer la poignée, s’agenouilla, tira de sa poche intérieure un petit crochet et commença à jouer avec les goupilles.

– Le lapin est toujours là ?

– Sous l’animalerie, confirma Q. Il ne bouge pratiquement pas. Il a dû trouver les stocks de croquettes ou… ou d’autres choses que mangent les lapins.

Ou une femelle, ajouta mentalement son coéquipier. Il ignorait si l’on stockait des lapins ou autres bestioles au sous-sol des animaleries. Il ne s’était, pour ainsi dire, jamais posé la moindre question sur le stock des animaleries. Pour être tout à fait honnête, il se foutait complètement de tout ce qui, de près ou de loin, concernait les animaleries.

La porte s’ouvrit dans un petit cliquetis joyeux. Ou ironique.

Un escalier de fer. Un couloir étroit et obscur. Au fond de ce couloir, une porte entrouverte…

La routine, quoi. (A l’exception de tout le côté « animalerie », bien sûr, dont Bond n’était toujours pas certain de savoir quoi faire).

Q, de son côté, n’en menait pas large : ni l’escalier, ni le couloir, ni la porte ne lui étaient habituels, à lui qui demeurait toujours de l’autre côté de l’oreillette. L’agent secret le sentait à la respiration forte de son acolyte, à la façon dont il rasait le mur ou crispait les doigts sur son ordinateur portable et à la sueur qui mouillait ses tempes et aplatissait pour une fois ses boucles indomptables.

Sans un mot, James, revolver à la main, tira légèrement sur la porte. Un néon clignotait, éclairant par intermittence la pièce visiblement destinée à entreposer le stock de produits non périssables. Pas d’animaux, donc, mais des caisses de jouets pour chiens et de litière pour chat, des paniers, des cages, des aquariums, et, bien évidemment, de la nourriture.

Dont un sachet renversé et éventré.

Et, penché avec délectation sur les granulés répandus à terre, Bluebell.

Bluebell était un lapin de taille moyenne, qui émettait lorsque le néon s’éteignait une lueur verte peu naturelle au milieu de laquelle luisaient deux yeux rouge sang. Les dents qui mâchaient avec un enthousiasme évident ne ressemblaient pas à des incisives de lapin, mais aux crocs aiguisés d’un loup. Quant à ses griffes, elles demeuraient invisibles pour l’instant.

Tout au plaisir de son déjeuner, l’animal n’avait pas encore repéré les deux intrus. Bond avança à petits pas prudents, Q sur les talons. Bluebell redressa soudainement la tête. Son petit nez rond se plissa avec inquiétude tandis que ses babines se retroussaient avec un grondement pas du tout… lapinesque. Le halo fluorescent qui l’entourait gagna en intensité.

A partir de cet instant, tout se déroula en un éclair : dans un mouvement instinctif, 007 leva la main qui tenait le revolver....

Le lapin fut plus rapide.

Il bondit littéralement dans les airs et planta ses crocs dans les doigts de l’agent secret tandis que la balle allait se loger, inutile, dans une des caisses empilées sur les étagères.

La situation était à la fois grotesque et très angoissante. Grotesque car James Bond ne s’était jamais retrouvé plaqué au sol par un lapin assoiffé de sang. Angoissante parce que cela lui arrivait précisément maintenant, et qu’il avait déjà, avant cet épisode qui serait peut-être le dernier de sa vie, une peur panique et irraisonnée des lapins. Il poussa un juron, essaya de décrocher la bête en furie de sa main, sans succès. La tête lui tournait un peu. Est-ce que les laboratoires secrets de Baskerville avaient créé un lapin fluo, carnivore, paranoïaque, enragé ET venimeux ?

¿ Y si murieras ?

– Q ? tenta faiblement Bond.

Seul lui répondit le bruit caractéristique d’une porte qui se referme. Donc, son plus proche coéquipier s’était sauvé en l’abandonnant derrière lui comme une vulgaire chaussette sale. Dans le brouillard qui commençait à envahir son esprit, il saisit au vol une pensée cohérente : bien fait. N’avait-il pas lui-même semé sa route de cadavres de civils et d’agents qu’il aurait peut-être pu sauver s’il n’avait pas placé au-dessus d’eux la raison d’Etat et le service du MI6 ? Le quartier-maître sauvait sa peau, et il avait bien raison.

– Regarde par ici !

James, tenté à l’idée d’abandonner sa carotide au monstre qui, après avoir lâché sa main droite, semblait particulièrement motivé pour lui sauter à la gorge, et qu’il ne retenait plus qu’à grand-peine, sursauta en entendant la voix de Q, quelque part sur sa gauche. Il tourna faiblement la tête. Bluebell, en alerte, cessa de lui labourer la poitrine de ses griffes acérées pour prendre la mesure de la menace… et resta pétrifié.

Le jeune homme ne s’était éclipsé que pour revenir, tenant entre ses mains un autre lapin à l’air placide. Presque mignon. Un petit lapin tout blanc, avec le bout du nez tout rose, et qui ne semblait pas particulièrement effrayé à la vue de son congénère mutant.

– Allez, Bluebell, viens par là !

L’interpellé poussa un petit couinement excité et pédala de nouveau de toute la force de ses petites pattes sur la chemise maculée de sang de sa victime. Changement notable cependant, et bienvenu : il avait rentré ses griffes. (N’était-ce pas une aptitude propre aux félins ? Combien d’espèces différentes avaient-elles été utilisées pour créer cette… chose ?) Bond refusa cependant de le laisser aller. Il ne voulait sacrifier ni son loyal partenaire qui ne l’avait finalement pas abandonné, ni le petit lapin si mignon qu’il tenait dans les mains comme une offrande à quelque dieu sanguinaire.

Un léger coup d’incisives, comme un avertissement amical. Bluebell le regardait d’un œil suppliant, comme l’eût fait n’importe quel lapin normal.

– Merde, 007, lâchez-le ! Qu’est-ce qui vous prend ? Vous tenez tant que ça à lui faire un câlin ? Ne jouez pas les héros !

James obéit machinalement. Lorsque le quartier-maître prenait ce ton de l’autre côté de l’oreillette, il valait mieux obéir, même quand on ne savait pas pourquoi. Q avait calculé pour vous toutes les possibilités, et celle qu’il vous proposait était sinon la meilleure, du moins celle qui vous offrait le plus de chances de survie. La petite forme verte lui glissa entre les doigts et détala à toute vitesse vers sa nouvelle proie. L’agent secret ferma les yeux pour ne pas voir le pauvre petit lapin blanc se faire dévorer…

– J’appelle une ambulance ?

Bond secoua négativement la tête. Il avait juste besoin de quelques secondes pour calmer les battements de son cœur. La réalité lui martelait le crâne : il avait tenu entre ses mains un lapin anthropophage. Un lapin anthropophage lui avait déchiqueté la main à coups de dents et la poitrine à coups de griffes.

¿ James, y si murieras ?

C’était dans ce genre de situation qu’il bénissait son entraînement. Quatre respirations plus tard, il avait recouvré son emprise sur lui-même. La situation était sous contrôle. Il risqua un coup d’œil vers Bluebell, s’attendant à un carnage…

… mais non. Il ne put s’empêcher d’adresser à son coéquipier une grimace d’approbation.

– Vous êtes décidément plein de surprises. J’ignorais que distinguer un lapin mâle d’une femelle faisait partie de vos compétences.

Saisissant la main que lui tendait le quartier-maître, il s’assit, puis se mit prudemment en position debout.

– Je ne suis pas sûr que les laisser faire des tas de petits lapereaux mutants soit une très bonne idée, dit-il à mi-voix.

Q acquiesça, mais ne bougea pas. Il ne regardait même pas Bluebell, redevenu, par une sorte de miracle de la nature, un lapin tout à fait ordinaire, uniquement obnubilé par la nécessité de se reproduire. Non, Q fixait un point, quelque part sur leur gauche.

– Je crois qu’on a un problème.

Bond s’arracha à la contemplation du spectacle pornographique animalier qu’il avait sous les yeux et tourna la tête vers l’endroit que lui désignait le jeune homme. Sur le seuil de la porte menant à la boutique était apparu un homme, qui tenait à bout de bras une petite cage peinte en blanc.

– Messieurs, salua poliment le nouveau venu en leur adressant un sourire crispé.

Mycroft Holmes n’était pas, en soi, un homme effrayant. Ses vêtements un peu désuets, l’immense parapluie dont il ne se séparait jamais et sa silhouette rigide n’inspiraient pas particulièrement le respect. Il suffisait pourtant qu’il ouvre la bouche pour que tout le monde l’écoute et s’inquiète vaguement du sens et de la portée de ses paroles.

– Auriez-vous l’amabilité de m’expliquer lequel d’entre vous a réussi le tour de force de pirater mon propre code d’accès au système ultra-secret du laboratoire de Baskerville ?

James resta impassible, mais le visage de Q était un livre ouvert : on aurait dit un élève de 6ème pris en flagrant délit de triche au beau milieu d’un contrôle.

– Mes compliments, Monsieur Boothroyd, le félicita l’aîné des Holmes avec un petit signe de la tête.

L’agent secret ne put s’empêcher de tressaillir à l’idée que l’identité de Q était connue de quelqu’un d’autre que le quartier-maître en personne. Lui-même, en bon agent secret, ignorait le nom de son plus proche coéquipier et ne l’avait jamais interrogé sur son prénom. Il était en lui-même convaincu que le jeune homme s’appelait Quentin. Ce qui, à bien y réfléchir, était un peu stupide.

– Pensiez-vous vraiment, Monsieur Bond, que je puisse être aussi mal renseigné que vous ?

L’interpellé haussa un sourcil mais ne commit pas l’erreur de répondre. Mycroft Holmes, visiblement satisfait de ce silence, fit un pas en avant et tendit au quartier-maître la cage qu’il avait apportée avec lui.

– Le docteur Stapleton, du laboratoire de Baskerville, tient beaucoup à ce lapin. J’ignore la chaîne des événements qui vous a conduits à le poursuivre jusqu’ici, mais je serai ravi d’en discuter avec vous lors de notre retour au MI6.

Notre retour ? répéta Bond tandis que Q déposait la cage au sol, à côté de Bluebell.

– Pour rien au monde je ne manquerais une histoire aussi palpitante que celle du fameux agent 007 contre le lapin de l’enfer. Je sais à quel point vous… appréciez ces charmantes petites créatures, Monsieur Bond.

Le sourire crispé s’accentua. Q, qui n’avait eu qu’à pousser légèrement les deux lapins pour qu’ils s’engouffrent dans la cage sans même interrompre leur activité frénétique, tourna la tête vers son partenaire, visiblement perplexe. Bond parvint à conserver un visage impassible. Salaud de Holmes ! Non seulement il connaissait l’identité du quartier-maître, mais il avait également eu connaissance du fichier le concernant. Et retenu l’information embarrassante que James avait crue enterrée avec l’ancienne M.

Il n’est pas courant, pour un agent secret, de ne jamais avoir su dépasser une phobie des lapins profondément enracinée depuis l’enfance. Quarante ans après, il éprouvait encore une irrésistible rancœur envers les parents d’Anita qui l’avaient invité en Espagne pour les vacances d’été, et envers l'enfant qui avait ouvert la cage. Bien sûr, rien n’avait été leur faute, ni la présence du lapin dans l’appartement, ni le fait qu’il ait mordu le petit James jusqu’au sang, ni le fait que la bestiole ait été véritablement enragée. Il entendait encore la voix d'Anita, entrecoupée de sanglots, tandis qu’il s’efforçait, du haut de ses sept ans, de rester stoïque…

¡ Lo siento tanto, James ! ¡ Ay, qué susto me has dado ! ¿ Te duele mucho ? ¡Qué susto que te haya mordido !... ¿ Dios mío, y si el conejo tuviera la rabia ? ¿ Y si murieras ? ¿ James, y si murieras ?

Mais il n’était pas mort. La rage ne se transmet pas du lapin à l’homme. Il en avait été quitte pour une bonne frayeur, une nuit à l’hôpital de Cadix, et une rancœur inextricablement mêlée de panique envers la gente lapinesque dans son ensemble.

Q, fort heureusement, ne posa aucune question. Ils travaillaient ensemble depuis trop longtemps, ils se faisaient trop confiance. Tous les deux, ils s’étaient tapé sur les nerfs, engueulés, crié dessus, mais aussi épaulés, sortis mutuellement du pétrin des dizaines de fois, dans des circonstances où les solutions conventionnelles n’étaient pas de mise. Or, ce qu'ils venaient de faire n'avait rien de conventionnel.

Dans sa cage, à côté de la petite lapine blanche miraculeusement récupérée par Q, Bluebell, épuisé par les événements de la matinée, s’endormit du sommeil du juste.



Phrases en espagnol (j’ai peur de m’être embrouillée dans la concordance des temps : ça fait tellement longtemps que je n’ai pas pratiqué…) : « Je suis tellement désolée, James ! Quelle peur tu m’as faite ! Est-ce que tu as mal ? Quelle peur j’ai eue quand il t’a mordu !... Mon Dieu, et si le lapin était enragé ? Et si tu mourais ? James, et si tu mourais ? »

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