Mind over matter

Chapitre 1 : Le pouvoir de l'esprit sur le corps

Chapitre final

2019 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 30/11/2020 18:46

Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture du forum Fanfictions . fr : Le jardin maléfique (octobre novembre 2020).


Mind over matter


Calmez-vous, 007 !

Q regarda, à l’écran, Bond qui se contorsionnait dans tous les sens, frappant frénétiquement dans le vide en poussant des hurlements de damné. Il se demanda ce qu’il avait fait pour mériter ça. Et s’il était vraiment capable, lui, récent quartier-maître du MI6, de gérer ce qui semblait bien être une crise de délire paranoïaque de la part d’un des agents les plus incontrôlables de tout le département.

– Bon sang, rien ne vous attaque, cessez vos gesticulations ridicules et reprenez vos esprits !

Le jeune homme avait une très bonne vision panoramique des lieux, grâce à la caméra de surveillance qu’il avait aisément piratée – peut-être trop aisément, il ne s’en avisait que maintenant – et il distinguait sans problème, à la faible lueur de la lampe-torche de l’agent, ballottée dans tous les sens, les arbres qui bruissaient doucement, les longues fleurs aux corolles ouvertes à la nuit, la petite allée de cailloux blancs qui menait à une mare où coassaient quelques grenouilles. Il entendait, derrière les cris inarticulés de Bond, le murmure apaisant de l’eau qui coulait sur les pierres, entre deux berges herbeuses…

… Bref, absolument rien d’inquiétant ne justifiait la danse grotesque à laquelle se livrait, depuis trois minutes et vingt-six secondes, le dénommé James Bond, que Mallory avait collé trois heures auparavant dans les pattes de Q. Une mission de routine, une infiltration sans problème, 007 a l’habitude, vous n’aurez qu’à le guider grâce aux caméras, tout ira bien. Naïvement, Q l’avait cru. Il commençait à peine à comprendre que rien, avec Bond, ne se déroulait jamais selon le plan préétabli.

En l’occurrence, l’agent avait franchi sans difficulté le haut mur derrière lequel se dissimulait la vaste demeure de Salvini, escroc notoire entré par hasard en possession de documents d’une importance capitale qu’il fallait à tout prix récupérer. L’homme était absent ce soir, Q avait neutralisé en deux temps trois mouvements le système de sécurité…

… peut-être un peu trop rapidement, à la réflexion. Un peu trop facilement.

Un hurlement retentit dans son oreillette, le ramenant à l’absurdité de la situation.

– Q, ils vont m’avoir !

– D’accord, d’accord, temporisa le quartier-maître, je vais vous sortir de là. Pour commencer, décrivez-moi ce que vous voyez.

– Comment ça, ce que je vois ? Mais bordel, vous le voyez aussi bien que moi !

Le passage aux insultes de la part d’un agent capable de garder son sang-froid dans toutes les circonstances était mauvais signe, mais le jeune homme refusa de se laisser décourager. Depuis que 007, atteint au cou par une fléchette tirée depuis le mur du jardin, probablement automatiquement, par détection thermique ou infrarouge, depuis donc que 007 avait commencé à se démener dans tous les sens sans raison apparente – très exactement 5 minutes et 37 secondes auparavant –, Q avait tenté l’approche rationnelle, la supplication, la menace, la moquerie, mais il n’avait pas encore essayé l’empathie. En l’occurrence, essayer de comprendre ce qui effrayait autant Bond, se mettre à sa place, pour le calmer et élaborer une stratégie de repli.

– La caméra s’est voilée automatiquement, mentit-il, je ne vois pas ce qui vous arrive. Décrivez-moi précisément la situation. Agent 007, au rapport !

Le ton qu’il avait pris, le plus militaire qu’il eût en réserve, sembla miraculeusement fonctionner. Il existait donc, quelque part, bien enfoui dans les profondeurs du subconscient de James Bond, une partie qui réagissait de manière instinctive lorsqu’on lui aboyait un ordre direct dans une situation de danger potentiel.

Tout ce qui pouvait faire vaguement avancer la situation était bon à prendre.

– Des lianes m’ont ligoté et m’empêchent de respirer, haleta l’homme de l’autre côté de l’oreillette. Elles ont jailli du sol et m’ont emprisonné.

– Des lianes ? répéta Q, abasourdi.

– Vous êtes sourd en plus d’être aveugle ? Oui, des lianes. Très solides, d’un vert presque noir, agrémentées d’épines qui prennent à malin plaisir à me griffer dès que j’esquisse un mouvement.

– Ah.

Le jeune homme ne voyait pas ce qu’il pouvait répondre de plus intelligent. Mais cela suffit pour que Bond se remettre à délirer, dans un chuchotement quasiment hystérique :

– Ce jardin, c’est l’enfer, Q. L’enfer. Il y a des plantes qui ne devraient pas exister. De larges fleurs rouges parsemées d’yeux qui me regardent et attendent une seconde d’inattention de ma part pour m’envoyer un dard empoisonné. Des buissons parsemés de petites étoiles blanches qui répandent un parfum lourd – je suis certain que c’est un gaz toxique, un neuro-inhibiteur. L’herbe elle-même n’est pas normal, elle est en train de me grignoter les pieds. Je ne vous parle pas des branches d’arbres au-dessus de ma tête qui essayent de m’assommer.

Q, dont la mâchoire s’était décrochée dès la deuxième phrase prononcée par son interlocuteur, se demanda l’espace d’un instant quelle stratégie payerait davantage : tenter par tous les moyens de faire revenir l’agent dans le monde réel, ou bien entrer dans son délire en lui proposant des solutions bidon pour se débarrasser des lianes, herbes, fleurs, buissons, arbres et branches qui n’existaient que dans son imagination ? Il lui semblait que Bond s’était légèrement calmé en décrivant ce qu’il voyait et ressentait…

– Ne paniquez pas, immobilisez-vous et respirez à fond.

007 ralentit ses mouvements, mais n’obéit pas totalement.

– Je ne peux pas, le chêne m’attaque… Aïe !

Le quartier-maître avait fermé les yeux et tenté de se représenter le jardin. Malgré le côté surréaliste de la situation, il parvenait mieux à comprendre l’angoisse de l’agent à présent qu’il se retrouvait lui-même dans le noir. Il voyait presque les dards menaçants des fleurs, façon Jumanji, il entendait le sifflement des branches à ses oreilles, il sentait l’odeur capiteuse, peut-être mortelle, des fleurs blanches…

– Vous vous êtes pris une branche ? s’inquiéta-t-il, presque sincèrement.

– Je l’ai esquivée, c’est bon. Qu’est-ce que vous pouvez faire pour moi ?

– J’ai envoyé une équipe à votre secours, répondit Q (ce qui était vrai) ; ils vous vous libérer dans moins de cinq minutes.

La deuxième partie de la phrase, en revanche, était un mensonge. Les hommes qu’il avait mis sur le coup n’arriveraient pas avant un bon quart d’heure.

Et si jamais…

– Bond, l’équipe est juste derrière le mur. Vous allez être délivré très rapidement.

Q rouvrit les yeux pour découvrir que, de l’autre côté de l’écran, 007 s’était très nettement calmé. Il continuait à se débattre face à d’invisibles adversaires (des plantes munies d’yeux, de crocs et d’autres appendices moyennement amicaux), mais il avait recouvré une certaine maîtrise de soi. Le cœur battait beaucoup moins vite, la respiration était moins saccadée. Le quartier-maître prit une profonde inspiration et referma les paupières.

– Deux hommes viennent de franchir le mur. Vous les voyez ?

– Pas encore.

– L’un d’entre eux vient d’abattre une des fleurs rouges dont vous me parliez, pendant que l’autre s’attaque aux lianes qui vous paralysent. Est-ce que vous vous sentez capable de bouger ?

Une réponse hésitante :

– J’ai l’impression que mes pieds ne sont plus cloués au sol.

– C’est parce que nos agents sont en train de neutraliser les végétaux qui vous ont assailli. Allez-y, bougez, débarrassez-vous de la liane et courez vers le mur. Nos hommes couvrent vos arrières !

Bond arracha avec peine son pied droit du sol, le secoua comme pour se débarrasser de liens encombrants et parvint à faire un pas. Il répéta l’opération avec le pied gauche, puis, titubant, marcha vers le mur comme un zombie.

Derrière lui, le vent soufflait doucement dans les branches du grand chêne, au-dessus des cotonéasters inoffensifs et des quelques jonquilles qui avaient poussé au pied du mur et que l’agent avait écrasées en le franchissant.

Mission accomplie, songea Q en reposant l’oreillette sur la table avec un soupir.

.

Il ne fut pas étonné, douze heures plus tard, de recevoir la visite d’un certain James Bond. Ou plutôt, il n’aurait pas été étonné si l’homme n’avait pas eu le culot de se pointer chez lui.

Il va sans dire que Q le reçut sur le pas de la porte. Inutile que 007 se rende compte du degré de geekitude de son quartier-maître, ou demande le nom qu’il avait donné à ses chats. (Le fait qu’il les ait appelés Turing et Asimov ne faisait que confirmer le point précédent.)

– C’est à quel sujet ? demanda le jeune homme sur un ton qu’il espérait désinvolte.

En face de lui, l’agent plissa les paupières.

– Q, comment m’avez-vous sorti de ce jardin ?

L’interpellé haussa les épaules.

– Grâce à la plus puissantes des armes.

Un silence incrédule lui répondit. Q soupira.

– L’imagination, clarifia-t-il. Vous étiez persuadé de vous trouver au milieu d’un lieu maléfique, infernal, à cause de la substance hallucinogène qui vous avait été injectée. Il m’a suffi de… disons de rentrer dans votre délire pour vous en sortir.

De nouveau, le silence. Plus ou moins admiratif, cette fois.

– Q, vous êtes vraiment tordu.

– Je prends ça pour un compliment.

Bond hocha la tête avec un sourire en coin. Le quartier-maître sentit qu’il n’allait pas apprécier ce qui allait suivre.

– Vous pouvez. J’ai demandé à ce que ce soit toujours vous de l’autre côté de l’oreillette lorsque je serai en mission. Je pars lundi prochain pour Tokyo. Je suis venu vous apporter le dossier.

Joignant le geste à la parole, l’agent s’empara de la main de Q et y déposa une clef USB.

– Amusez-vous bien, ajouta-t-il dans un demi-tour nonchalant. Il n’y en a que pour cinq petites heures de lecture.

Q n’était pas surpris outre mesure. C’était bien dans le genre de Bond : enrober dans une demi-flatterie un boulot pénible pour lequel il n’était pas qualifié.

– Vous êtes plus que qualifié, affirma 007 en s’éloignant vers l’escalier.

– Qu’est-il arrivé à « la jeunesse n’est en rien gage d’innovation » ?

– Je ne vous connaissais pas à l’époque. Vous m’avez convaincu.

– De quoi ? s’écria Q, tripotant nerveusement la clef USB qui allait probablement lui bousiller son week-end.

– Du fait que vous pouvez effectivement être tout aussi efficace, devant un écran, en pyjama et en carburant à l’Earl Grey, que moi sur le terrain. Surtout lorsqu’il s’agit de neutraliser des plantes maléfiques qui n’existent que dans ma tête. Quelle est l’expression, déjà ? « Le pouvoir de l’esprit sur le corps » ?

Le jeune homme soupira. Il savait qu’accepter était une mauvaise idée. On l’avait maintes fois prévenu, averti, mis en garde contre James Bond. Et pourtant, son esprit s’envolait déjà vers la mission dont il venait de lui parler. Et pourtant, il se sentait impatient de se mettre au travail.

Heureux, presque, d’avoir été choisi.

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