Le Livre des Ombres

Chapitre 9 : Rapport 507

Catégorie: T

Dernière mise à jour 18/12/2009 14:39

" All at once, separate, and simultaneous. For the universe is made of many time streams, many possibilities- all in harmonious synchronicity. "
-Edward Roivas, Eternal Darkness

Et une traduction passable pour les anglophobes :
" Tout cela en même temps, séparé et simultané à la fois. Car l'univers est fait de nombreux flux temporels, de nombreuses possibilités- toutes unies en un harmonieux synchronisme. "

* Bruit de machine à écrire *

Six months ago
Hidden place

Les administrateurs et les invités de marque, ceux-là même qui avaient su saisir l'opportunité d'une alliance avec la Corporation, s'installèrent en silence dans la salle de réunion impeccable. Elle ne faisait pas preuve d'un luxe outrancier, à l'O-3, on évitait autant que faire se pouvait les dépenses superflues. On avait tout misé sur la fin du monde après le déclenchement de la troisième Guerre Mondiale, et bien que le monde ne fut pas totalement fini (ce qui était heureux, en fin de compte), il fallait garder beaucoup de moyens pour participer à sa future reconstruction. Par dépenses, on entendait maintenant celles qui comptaient vraiment- celles en ressources. On gardait au chaud, ou plutôt au frais, les devises du monde entier en attente de jours meilleurs. Peut-être en pure perte, d’ailleurs, il faudrait songer à un nouveau système d’échange.
Pour ceux qui avaient fait alliance avec la Corporation, ils n'étaient déjà pas si mauvais- beaucoup mieux en tout cas que ces millions de pauvres diables qui tentaient de survivre plus ou moins pitoyablement dans des contrées qui se transformaient de plus en plus en déserts arides. Ce phénomène étrange, comme les autres conséquences de l'Infestation, allaient être exposés ici aux yeux de tous les initiés importants.
Après plus de deux années agitées, on pouvait enfin dresser un bilan potable de la situation, qui n'était pas brillante, du moins, pour ceux qui ne faisaient pas partie des privilégiés.
L'ambiance était lourde d'attente. Pendant autant de temps, on avait été obligé de se terre comme des rats sous terre. En même temps, la majorité des nouveaux résidents de l'En-Haut n'étaient pas tout à fait l'archétype de la sociabilité. Ils manquaient singulièrement de conversation, entre le "muaaaaar" grotesque de satisfaction de trouver de la viande fraîche, et le "aaaaaaaaaaaaaaaaaarh' que poussait généralement la victime quand les dents viciées s'enfonçaient dans sa cuisse ou autre partie molle de son corps.
Certains n'avaient pas renoncé à certains plaisirs de la vie, comme un bon cigare cubain (pas de prochaine livraison prévue avant une ou deux décennies), des alcools rares et somptueux. Il était toutefois difficile, même pour les esprits les plus pragmatiques, d'être complètement détendu en pareille situation. Bien qu'on se sentait du côté des gagnants, de ceux-là qui profitaient de tous les événements désastreux pour tous les autres, crises financières, guerres, épidémies et autre joyeusetés, la confiance se faisait prier pour grimper jusqu'au maximum.
L'O-3 Corporation ne respirait pas la chaleur humaine, c'était certain. C'était le genre de partenariat dans lequel on sentait la dague invisible qui n'était pas loin si jamais on ne remplissait pas sa part du contrat. Oh, il n'y avait jamais eu de cas patents, de preuves formelles...
Pas vraiment de témoins non plus, il faut bien le dire. On s'était méfié d'autant plus que la Corporation aimait à rester autonome et ne multipliait pas à outrance les alliances. Jusqu'à présent, tous ceux qui avaient placé leurs jetons sur cette union ne pouvaient que s'en féliciter. Ils étaient protégés des horreurs de la surface, et, si on faisait abstraction du manque de lumière et du confinement, ils vivaient dans une bulle de stase coupée du reste du monde. On leur avait bien dit : il ne fallait pas s'afficher dans les zones sauves. Discrétion était le maître mot.
D'accortes serveuses vinrent, les bras chargés de plats contenant des amuses-geules, mais l'appétit n'était pas au rendez-vous. Pas de rationnement pour eux, au demeurant.

Tandis que la salle sourdait encore de vagues échos de conversations à demi voix, un assistant installa le matériel de projection, et le silence commença à s'imposer. Il fut complet lorsque arrivèrent ceux que tout le monde attendaient. Ils étaient trois, toujours dans la même configuration.
A la droite, un mince homme à la barbe argentée qui se servait d'une canne à pommeau en forme de tête d'animal pour se déplacer. Il donnait une impression de fragilité et de compassion, choses, qui, en fait, lui étaient assez étrangères. Mais il est certaines choses qu'il est nécessaire d'afficher pour arriver à ses fins. Si Mario Puzo était encore vivant dans cette réalité, on aurait pu lire des années plus tard une assertion venant du Parrain, et comme quoi il vaut mieux passer pour une andouille pour mieux tromper ses ennemis. Une andouille, ou un être faible...
L'individu à la gauche, vous le connaissez déjà. Si, allons, il ne faut pas aller bien loin au milieux de vos fichiers mnésiques : costume gris, cravate rouge, lunettes noires. Personne ne se rappelait avoir jamais vu ses yeux, les fenêtres de l'âme de tout un chacun, à ce qu'il paraît. Sa voix était presque toujours d'une neutralité qui avait quelque chose d'assez dérangeant. Le dernier Pape en avait fait les frais.
Au centre, dominant ses deux compagnons de sa grande taille, il y avait une sorte de colosse viking qui avait lui, en guise de fétiche distinctif, une chevalière avec un ornement en forme d'œil, assez ésotérique. Des trois, il inspirait le plus de sympathie, possédait une voix chaleureuse et avait un des répertoires de sourire les plus étendus au monde. Ce qui était moins difficile avec la nouvelle donne planétaire.
Le Triumvirat s'installa cérémonieusement. Ce trio ne datait pas d'hier, du moins, si l'on se rapportait seulement aux noms de famille, bien entendu. Une composition ternaire, chargée de symbolisme, utilisés pour l'équilibre et imposer le respect. Nul ne connaissait leur véritable identité en cette assemblée, à part eux-mêmes. Des noms avaient été donnés, car le besoin de l'anonymat ne devait pas pousser jusqu'au ridicule, et parce que l'être humain a une répulsion presque naturelle envers ce qu'il ne peut pas nommer. Aussi, disposaient-ils d'identifiants, presque des noms de scène dans un théâtre de l'horreur. Si on leur avait fait cette allusion, ils se seraient plutôt sentis dans les coulisses, en train de tirer les ficelles.
Silence. Le plus âgé du trio se fit remettre solennellement une tranche de pain tartinée de moutarde par une serveuse, qu'il dégusta sans aucune gêne. On disait qu'il était autrefois le patron d'une chaîne de restaurant, et qu'il avait gardé cette marotte de tester le service en commandant invariablement une tranche de pain moutardée.
L'homme aux lunettes noires buvait une coupe d'hydromel, pendant que le dernier se contentait de regarder tous les autres d'un œil critique. Obéissant à un signal connu de lui seul, il ouvrit les bras comme pour les accueillir tous dans une grande famille et commença son discours, la voix harmonieuse.
" Mes amis et associés de la Corporation, je vous souhaite la bienvenue. Tout d'abord, je voudrais m'excuser pour le traitement que vous avez du subir durant de nombreux mois. J'espère que vous aurez eu le temps de comprendre toute l'importance de ce cloisonnement. Non pas seulement pour sauvegarder une fraction de l'élite face au désastre qui a frappé et continue de frapper notre monde... Et plus encore que pour préparer le renouveau.
Vous avez été tenu au secret tout ce temps durant, et nous avons été avares de révélation. Ne vous méprenez pas : il nous fallait tester votre détermination à faire cause commune avec nous. La Corporation est une organisation saine depuis toujours, et qui ne désire pas, et ne désirera jamais, d'éléments qui ne voudraient que profiter d'elles. Vous savez que certains membres nous ont quitté au fil des mois, car ils ne voyaient en nous qu'un joker, une ultime échappatoire contre l'agent R, la guerre, les violences, l'instabilité. Si vous êtes ici... C'est que vous n'êtes pas dans ce cas-là."
Personne ne contesta cette dernière affirmation. Oui, ils avaient été parfaitement au courant des multiples démissions. Oui, ils étaient assez malins pour se douter que la plupart de ces défections ne s'étaient pas simplement soldées avec une tape amicale dans le dos et un au revoir cordial. Oui, ils n'avaient pas attendu ce moment pour rien.
" Tous, vous avez été choisis pour faire partie du corps supérieur chargé d'assurer l'avenir de l'humanité en une place sans espoirs visibles. Ne vous y trompez pas : il y a de la lumière au bout du tunnel. Une lumière bien plus forte que la plupart aurait pu penser. Mais il est encore trop tôt pour rêver d'une nouvelle genèse, bien que l'occasion soit présente et qu'il faille profiter de ce malheur qui a frappé nos civilisations pour le transformer en une chance de partir sur de nouvelles bases- afin d'éviter qu'un tel désastre se produise de nouveau. Nous ne pouvons pas le permettre.
A l'heure actuelle, nous devons d'abord nous préoccuper de la stabilisation de la situation mondiale. Comme vous le savez tous, les derniers affrontements entre puissances rivales, se sont arrêtés pour essayer de faire front commun face au réel ennemi, d'un genre tout nouveau. Toutefois, ces batailles ont trop longtemps été vides de sens, et les différentes armées se sont rendues compte trop tard de leur erreur.
Votre patience va être récompensée- nous pouvons enfin dresser un bilan approximatif de l'état de la planète et de ses habitants, grâce à la protection de nos moyens. La Corporation se dresse, peu blessée après le cataclysme, rempart face à la ruine et l'horreur, car nous avons été assez prévoyants pour ne pas succomber à la troisième Guerre Mondiale et la mutation généralisée provoquée par l'agent R.
Messieurs et mesdames, votre sagesse et votre lucidité en vous associant à nous n'aura pas été vaine.
Nous allons maintenant procéder à la présentation de la série de documents finale, compilée et vérifiée, classifiée sous le nom de rapport 507. Je vous prierai de focaliser toute votre attention sur ces nouvelles. William, si vous voulez bien commencer..."
Le dénommé William agréa. La pièce fut plongée dans la pénombre, puis le projecteur s'alluma, dispensant la première image sur l'écran blanc installé contre le mur du fond. On y voyait divers graphiques, statistiques, images et toutes ces sortes de choses généralement positivement barbantes; en l'espèce, le sujet était d'une importance vitale.
Le reste de l'assemblée n'avait pas eu droit à la parole, et l'homme à la chevalière ne comptait pas la leur donner de suite. Qu'ils ingèrent toutes ces données, et qu'ils parlent peut-être après... Ce serait l'occasion de faire un peu de tri dans ce marasme. La sélection n'avait pas encore été assez fine, et même en ne dévoilant que le nécessaire et un peu plus, certaines réactions ne tromperaient pas.

Sur cette pensée, il reprit la parole sur un ton assez docte.
" Ces graphiques montrent l'évolution de la population mondiale de 1967 à cette année. Nous devrons, comme pour la suite, nous contenter d'approximations, pour des raisons qui vous seront évidentes. Comme vous pouvez le voir, la chute a atteint des proportions dramatiques : nous passons de trois milliards un tiers à moins d'un milliard d'habitants, répartis dans des zones très inégales de la planète. Toutes les zones tropicales, chaudes et arides du globe semblent favoriser la propagation du virus. On peut donc considérer que la plupart des autochtones de ces zones sont désormais des gens infestés par l'agent R.
Au contraire, les régions froides ne sont pas favorables au vecteur d'infection. Le Canada, la Norvège, la Suède, la Finlande et ce qui reste de l'URSS sont parmi les pays à avoir le mieux résisté à l'Infestation. Toutefois, tout indique que ces populations continuent à vivre dans une grande précarité depuis que l'agent R a donné une nouvelle souche qui s'attaque à certaines espèces animales autres que l'être humain. En tout cas, vous aurez deviné que ces pays songent à leur propre sécurité avant de s'occuper d'autres régions du monde en totale perdition, telle la France, l'Afrique toute entière, les Amériques... Crevassées de sites d'explosions nucléaires. Prenez bien note que l'arme atomique se révèle désormais inefficace en dehors du souffle de l'explosion sur les infectés, et engendrerait même de nouvelles mutations dangereuses.
Quant à l'agent R en lui-même, il paraît avoir atteint un métabolisme stable. L'hôte reste en vie biologique consciente plus longtemps, et l'infection peut être plus facilement enrayée. Cependant, passé un certain stade, il n'y a plus aucun recours possible. Malgré nos recherches qui continuent, il faut également annoncer qu'une fois que la réanimation structurelle par l'agent R a été effectuée, aux douze coups de minuit, il n'y aucune possibilité de retour en arrière. Certaines personnes présenteraient une immunité naturelle contre l'agent R, nous sommes actuellement à leur recherche pour tenter de mettre au point un antivirus plus efficace.
Bien. William, diapositive suivante..."
Et cela continua, de diapositive en diapositive, d'annonces froides en annonces froides. Cet homme traitait des morts, des dégâts et des solutions possibles comme s'il commentait diverses recettes de cuisine aboutissant à des résultats différents. Cela en fit froid dans le dos à plus d'un.
On continuait à leur cacher des choses, bien entendu, et le rapport 507 tendait à se montrer aussi synthétique que possible, voire, édulcoré. Ils n'avaient pas le moyen de vérifier par eux-mêmes, cloîtrés qu'ils étaient dans les souterrains de la société. Leur seul horizon était cette prison aux barreaux d’or, loin des monstres.
Le bilan n'était pas charmant. On ne pouvait dénombrer la 'population' totale des zombies, mais elle s'élevait sans nul doute à plusieurs centaines de millions. On se mettait à prier pour que ce soit le cas et que tous ces millions d'autres, et d'autres millions encore, aient pu connaître une mort normale, même si pas forcément paisible.
La Russie et quelque pays satellites s’étaient classée parmi les mieux lotis... Pour un temps. Quoi qu'aient pu dire les dirigeants communistes, elle n'était pas si indépendante que cela, et avait abusé des pays satellites pour s'en servir comme vivier et garde-ressources. Le noyau de l'URSS n'avait eu d'autres choix que de se délester de la majorité de ces précieuses aides soumises au Kremlin, déjà parce que ce dernier avait bien du mal à surnager, et du reste, on préférait fermer les frontières. Bien qu'elles n'aient plus aucun sens politique en soi...
Les derniers corps d'armée militaient bien plus pour leur propre survie dans cet enfer que d'essayer de mettre en place des camps de survivants pour aider les civils, l'exemple de Maverick n'ayant guère été suivi. Il ne restait plus de réel pouvoir organisé possédant quelques atouts en main... Sauf la Corporation ? D'aucun trouvait cela douteux.
Cette dernière ne restait pas sur la touche, c'était certain. De par le monde entier, elle bougeait, révélant à un jour terni toutes les tentacules qu'elle avait mise en place, soigneusement, au cours des décennies. De grands pans du patrimoine mondial furent sauvé, de façon un peu prompte au goût de quelques personnes, parmi les plus intègres du groupe, et qui commençaient à sentir qu'elles n'avaient peut-être pas leur entière place ici.
Sauf qu'il n'y avait pas de places partielles viables ailleurs... Sauf si l'on voulait expérimenter soi-même toute la joie d'incarner un mort-vivant.
Aussi, de grandes zones, contenant soit des matières importantes pour un nouvel essor futur, ou bien des merveilles de paysage, avaient été sécurisées, et leur population, rapatriée dans un lieu secret, certains pensaient qu'il s'agissait de 'Shangrila'. Le processus de désertification déclenché par la fuite d'un des deux spécimens à l'origine de l'apocalypse avait dont été enrayé en partie, il continuait dans de larges environnements, et avait laissé une trace pour longtemps impérissable, transformant de vertes prairies en mers de dunes agitées par un vent laconique.
Et souvent peuplées d'individus tout aussi laconiques, morts, vivants, ou mort-vivants.
Une vraie petite saleté, ce spécimen. Il se basait sur un organisme tout à fait naturel, une toute petite forme de vie, qui possédait néanmoins l'étonnante capacité de former, en s'assemblant en congrégation, une sorte de petite limace, afin de mieux se nourrir. Elle pouvait ensuite se dissoudre en ses multiples fractions, et pourquoi pas adopter une autre forme, végétale celle-là, permettant d'étendre ses individus dans l'air sous l'aspect d'un champignon répandant ses spores. L'organisme modifié était encore plus étonnant et avait su tirer parti de cette adaptabilité pour essaimer tous les continents.
Et il était complètement omnivore, là était bien le problème. Il dévorait toute forme de vie pour l'assimiler à la sienne, ravageant flore et faune pour croître, multiplier et continuer son festin sans fin. Elle utilisait tout aussi bien la pierre, qu'elle excrétait sous forme de grains de silice, s'attaquant également à la manière inerte, la décomposant en fractionnant ses composants.
Une forme de vie effrayante, et assez pathétique aussi, car elle détruisait tout ce sur quoi elle aurait besoin de se reposer plus tard pour nourrir une population de plus en plus importante. Heureusement, l'O-3 Corporation avait trouvé un poison simple et efficace pour éradiquer cette marée minuscule et envahissante. Mais les moyens étaient tellement limités face à la tache à accomplir que les sales bêtes en question auraient encore le temps de transformer une bonne partie de la planète en désert, suppléant aux retombées atomiques des deux dernières années. Là encore le froid ralentissait la progression du spécimen, sans que cela soit suffisant pour le repousser.
Et chaque jour qui passait, de nouveaux morts arrivaient à la pelle pour gonfler les rangs des sombres cohortes, comme l'indiquaient les statistiques du rapport. Les poches de survivants, innombrables, succombaient les unes après les autres...
Et le rapport ne semblait rien promettre de précis en ce qui concernait une quelconque aide pour ces malheureux. Il y avait eu quelques campagnes de sauvetage, peu nombreuses.
Et puis, tandis que les différents membres du Triumvirat se relayaient pour présenter les différents résultats, on en vint au cœur du problème. La question qui devait faire balancer les cœurs, les faire opiner dans le sens du Programme, convaincre les récalcitrants ou les dissuader de prêter leur aide à ce projet. Beaucoup restèrent incrédules, à l'instar du Pape quelques années plus tôt. Pourtant, on pouvait bien reconnaître une chose parmi d'autres au Triumvirat, il avait autant l'air de plaisanter qu'un inspecteur du fisc venu vous coller un petit redressement fiscal bien sournois.
On ne voulait pas y croire, qu'est-ce que ça venait faire là après ces prévisions, ces exposés d'horreur, ces neutres recommandations pour un monde meilleur- qu'est-ce que ça venait y faire, oui, ce cheveu sur la soupe ?
Parler de religion et de questions métaphysiques après toutes ces choses purement rationnelles...
Ils écoutèrent la fin de l'exposé avec un silence respectueux. On avait appris des choses intéressantes, oui, un peu faible peut-être à se mettre sous la dent après autant de temps passé sous terre. Il restait trop de zones d'ombres, et quelqu'un le fit bien signifier.
" Mais, monsieur Moonlight, excusez-moi de ne pas revenir sur le sujet quelque peu... Ésotérique... Que vous venez d'aborder, simplement, et je pense que mes homologues partagent la même opinion, ce rapport que vous nous faisiez miroiter depuis longtemps comporte bien des lacunes. Particulièrement, sur l'implication de la O-3 Corporation dans la fuite évoquée des spécimens, sa participation à...
- Monsieur Tucker, l'interrompit posément la tête du trio, en lui décernant un sourire modèle brise-glace. Je ne doute pas que vos interrogations soient légitimes. Soyons raisonnables en même temps. Croyez-vous réellement que des personnes saines d'esprit auraient voulu déclencher cette ère de terreur, ces massacres innombrables ? Même un esprit maléfique, qui aurait appuyé sur le bouton de l'apocalypse avec décontraction, aurait fait en sorte de ne pas abîmer le fruit de sa victoire démente. Quel avantage avons-nous réellement dans cette affaire ? Nous possédons une position avantageuse, et pourtant rien n'est joué. Et ce n'est pas avec des dissensions en interne que nous pourrons avancer sereinement. Si vous aviez pris de votre temps libre pour mieux consulter les précédents dossiers à votre disposition, vous auriez vu que les agents biologiques dont sont dérivés l'agent R, ses mutations, et l'organisme désertificateur, nous ont été volés en une véritable curée par les agences secrètes de l'Est et remises entre les mains maladroites des militaires rouges. Quant à nos propres compatriotes, ils se sont emparés du fruit de nos recherches sans vergogne. Ils ont simplement été plus frileux que les communistes qui n'ont pas hésité à tirer les premiers, avec les conséquences que l'on connaît. Maintenant, monsieur Tucker, faut-il chercher à ressasser un passé révolu et s'enliser dans des débats stériles, ou bien se pencher vers le futur, et accepter la réalité telle qu'elle est ? "
Tucker préféra ne rien ajouter. Il avait été maté, et sentait bien que faire preuve d'insistance ne lui vaudrait rien de bon.
" Si vous avez d'autres questions à ce sujet, autant déballer votre cœur maintenant, conseilla l'homme aux lunettes noires. Vous comprendrez facilement que ce n'est pas un sujet sur lequel nous reviendrons. Non ? Aucune question ? C'est parfait. Il est plus que clair que certains d'entre vous émettent des soupçons quant à notre position. Trop bon timing, trop bonne préparation... C'est ce que vous pensez, même alors que nous vous ayons offert la protection de vos biens, de vos familles, de vos empires financiers. Je ne vous en tiens personnellement pas grief. Sachez seulement que la Corporation est plus ancienne que vous pouvez le supposer. Et nous n'avons jamais courbé l'échine devant aucune crise. Révolutions, guerres... Même le crac boursier de 1929 ne nous as pas fait céder. Depuis le début, l'O-3 a toujours ménagé des voies de survie en cas de période difficile. Nous avons toujours été prêt au pire, sans jamais relâcher notre vigilance et notre surveillance dans le monde entier. Cette préparation a été renforcée depuis 1939, et la vision de ce que l'humanité pouvait faire au nom d'un idéal. Toutes ces précautions secrètes se révèlent désormais des plus utiles, n'est-ce pas ? "
Pure rhétorique, seuls des hochements de têtes en partie dissimulés par la pénombre ambiante lui répondirent. Il n'y avait qu'un acquiescement de pure forme pour certains d'entre eux, l'approbation restait loin derrière. La Corporation avait trop de squelettes dans son placard, aimait trop les secrets et les déplacements de pièce pour ne pas avoir quelque chose en tête concernant ce nouveau monde. S'ils voulaient maintenir leur place ô combien plus heureuse que des dizaines de millions d'autres, il leur faudrait adhérer au Programme... Sans connaître ses facettes dissimulées.
Un autre quidam se lança.

" Sans vouloir paraître désobligeant, certains points en-dehors de ce domaine sont des plus obscurs. Que signifiez-vous par ces expérimentations sur les enfants ? Quel lien a cela-t-il avec vos autres expériences qui ressemblent bien trop à du paranormal ?"
Cette fois-ci, ce fut le noble vieillard qui prit la parole, caressant nonchalamment le pommeau de sa canne finement ouvragée.
" Monsieur Fenwick... Votre incrédulité, qui doit être partagée par d'autres personnes ici présentes, est tellement prévisible ! Toute science nouvelle, toute découverte majeure engendre de pareilles réactions. Cela vient bouleverser votre vision du monde, heurter vos standards, ne colle pas à vos concepts. Une légère étroitesse d'esprit, n'est-ce pas ? Rien que de très banal. Imaginez-vous donc que nous nous fourvoyons en vous dévoilant une partie de nos résultats ? Il n'y a pas le temps pour le martyr d'un Copernic, pour les résistances opposées à un Freud. Nous avons besoin de votre concours et de votre aval immédiatement. Nous devons rassembler le plus de forces possibles.
Messieurs, mesdames, ne voyez-vous pas au-delà du voile ? Oubliez la dimension mystique si elle vous gêne tant que ça. Oui, faites cet effort d'abstraction mentale. Alors, vous percevrez la véritable nature du Programme. Il aurait changé la face du monde si ce dernier n'avait pas déjà été modifié si dramatiquement, il servira maintenant à le reconstruire, en plus résistant, en meilleur.
Nous allons atteindre une nouvelle étape de l'évolution de l'humanité, aussi feriez-vous bien de quitter vos œillères."
Vagues de murmures qui rebondissent dans l'air lourd de sous-entendus, susurrements approbateurs, chuchotis inquiets, excités. Oui, ça fait toujours bien d'annoncer quelque chose dans ce goût-là, immédiatement, vous vous sentez pris d'une certaine importance à être acteur d'un nouveau départ pour l'humanité. Dans cette réalité et dans d'autres, ce n'était ni la première ni la dernière fois qu'on y songerait. Là, cela semblait tout à fait à portée de main... Si ces folles possibilités s'avéraient exactes.
" Suffit ! gronda Laurance Spelman Rockefeller. Lorsque je me suis engagé avec votre Corporation après le début de la dernière guerre mondiale, notre accord ne portait pas sur de telles bases et sur de telles conjectures. Ce que vous proposez est purement inacceptable. Sous couvert de vouloir aider ce qui reste de la Terre, vous pillez, vous profitez de la situation pour mener des expériences étranges, maintenant que nul n'est là pour s'opposer à vous, et que l'armée peine à établir sa propre survie. Vous vous comportez en rois misérables des ruines du monde. Maintenant, vous nous donnez comme os à ronger après nous avoir maintenu au silence si longtemps, une théorie insensée qui touche à la religion et à la parapsychologie. Votre prétendue générosité, je la rejette. Vous êtes des spectres qui se servent des autres comme des pièces d'échiquier. Votre fin, je ne la connais pas, mais elle ne sera pas bonne pour personne d'autre que vous. Vous ne vous vous souciez que de vos propres intérêts, et nous ne sommes pour vous que des pions pour mieux arriver au terme de votre Programme.
- Que voilà une bien véhémente diatribe, dit calmement le vieillard, la voix suave, les mains se frottant. Vous êtes bien sûr tout à fait libre de quitter le navire, alors même que nous en sommes arrivés à un point critique de notre avancée. Vous comprenez, j'en suis certain, que si vous ne désirez pas soutenir le Programme, que vous n'aurez plus accès à aucune information.
- Cela me permettra peut-être d'avoir le cerveau moins embrumé d'inepties, répliqua le financier en faisant signe à son épouse de se lever. Je ne cautionnerai pas une telle entreprise. Il existe forcément des moyens autres de venir en aide à ces pauvres gens qui essayent de survivre dans les déserts. Si vous avez la bonté de me laisser les biens et les employés que vous avez si bonnement sauvegardés, j'irai ma propre voie plutôt que de rester dans cette atmosphère de conspirateurs.
- Si tel est votre choix, nous ne vous forcerons pas la main, fit l'homme aux lunettes noires. J'ai appris qu'il était pénible de trop vouloir éclairer à la lumière de la raison ceux qui ne savent pas saisir leur chance. Partez donc, sans cérémonie d'adieu. William, auriez-vous l'obligeance de reconduire monsieur Rockefeller à ses appartements ? Contactez ensuite Hanson, pour toutes les formalités, et mettre en œuvre le départ de notre regretté membre. C’est le point de non-retour, Monsieur  Spelman. "
Celui qui avait osé faire preuve de courage en clamant sa défection ne se retourna pas un instant et partit, digne, bien que toute la dignité de la chose ne puisse vraiment être appréciée avec le manque de lumière.
Quel idiot...
Voilà ce que pensait Richard Gordon au moment où la porte se refermait avec un claquement discret et définitif.
Les plus grands perdants étaient définitivement ceux qui s'accrochaient à des valeurs quelle que soit la situation, quand bien même ces valeurs crampons n'étaient plus que des coquilles périmées. Des cadres invisibles qui orientaient vos actes à tel point que vous n'aviez plus réellement de libre-arbitre... Totalement libre.
Dur d'y échapper s'il avait été socialisé ainsi, remarquez. L'incapacité à changer restait la marque de fabrique de ceux qui allaient se flanquer par terre un bon coup. A quoi bon penser morale, éthique, après ce que l'on venait de vivre ? Et que l'on était bien content d'être à la bonne place pour vivre. Dans le camp des gagnants. Sans porter toute sa foi en l'O-3 Corporation, il s'inclinait devant leur capacité à la survivance et les rejoignait en ce point.
Quelle erreur de les critiquer alors qu'ils n'avaient fait que jouer le jeu d'habile manière.
Enfin... Il en fallait toujours du genre de ce type. Lui, Richard Gordon, ne lâcherait rien qui pourrait optimiser ses chances d'acquérir de la puissance dans un monde à remodeler. Quoi, fallait-il qu'ils s'asseyent en rond en chantant kumbaya, puis s'apitoyer sur le monde en tentant de le rafistoler avec de la bonne volonté et le cœur sur la main ?
Pfft. Looser.

" Pas hasard, y aurait-il d'autres personnes qui souhaiteraient se désolidariser du groupe ? demanda Moonlight à la cantonade. Ne soyez pas timide. Nous désirons plus que tout former un groupe soudé. Si vous n'êtes pas convaincus par le Programme, si vous pensez sérieusement pouvoir faire ou proposer quelque chose de mieux que notre plan de restructuration de la planète, exprimez-vous maintenant... Ou taisez-vous à jamais."
Il n'en fut pas un qui ne releva point l'allusion au mariage, lancée avec une pointe sardonique. On imaginait que Rockefeller serait condamné à ce même silence, par une forme ou une autre de contrainte. Des regards cherchèrent à en croiser d'autre entre les ombres, on consultait silencieusement son voisin. Y avait-il seulement une alternative raisonnable ?
Non.
Il y eut encore quelques petites questions, orientées par des rails invisibles vers des sujets prédéfinis, dont le venin possible avait été épuré. Des congratulations, après tout, ces gens semblaient savoir parfaitement ce qu'ils faisaient, même si cela paraissait plutôt excentrique au premier abord. On leur distribua quelques promesses clairsemées, pour qu'ils profitent bientôt de preuves concrètes de ce qui était avancé. Encore de la patience, toujours de la patience.
Bientôt, après ces courtes heures de monologues entrecroisées et de quelques semblant de discussion, la réunion prit fin. La lumière inonda de nouveau la salle, William raccompagnant les heureux partenaires de la Corporation jusqu'à leur petit morceau de paradis souterrains, bercés de rêves pour l'avenir, d’espoirs, et d'illusions de puissance.
Seul le Triumvirat resta dans la salle de dimensions moyennes et décorée avec sobriété. Ils avaient composé du mieux qu'ils pouvaient pour rendre assez anodin ce rapport tout en le gonflant d'une importance qui devait le sublimer. Il n'était pas aussi anodin que cela, en réalité, sans que ceux autre qu'eux qui venaient d'en prendre connaissance puissent juger sa portée à sa juste valeur. Et cela n'avait rien à voir avec les passages coupés ou modifiés.
Trois têtes pour diriger un empire de l'ombre... Non, plus précisément, clair-obscur. N'être qu'en pleine lumière ou rester complètement tapi dans les ténèbres n'apportait rien de bon, toujours, il fallait composer entre les extrêmes. C'était le crédo de leurs pères fondateurs, et restait maintenant le même mantra. Le passé, le présent, le futur. La neutralité, la destruction, la création. La vie, la mort, la morte-vie...
Oui, le chiffre possédait une sorte d'aura mystérieuse. Il convenait parfaitement pour eux. Il était à la base du symbole de la Corporation, trois anneaux, deux couleurs et leur synthèse. O-3.
Omniscience, omnipotence, omniprésence. Et ils allaient bientôt arriver à un stade où ils n'auraient jamais été aussi proches de ces prétentions vaniteuses. Ils seraient les sauveurs de l'humanité, qu'elle le veuille ou non. Elle ne pouvait plus compter que sur la Corporation pour son futur.
" Avons-nous réellement besoin de toutes ces hyènes plus préoccupées par leur survie immédiate et le profit qu'elles pourront en retirer ? grommela le vieil homme. De mon temps…
- Je te vois bien amer, fit Moonlight en détendant ses doigts. Tu les mets tous dans le même sac un peu trop rapidement. Et tu sais très bien que nous avons besoin d'eux pour la suite du Programme. Et tu dis toujours ‘de mon temps’ quand quelque chose ne te plaît pas, quel que soit le sujet, comme si tu avais vécu depuis des siècles.
- Ce sont des alliés transitoires, renchérit l'homme aux lunettes noires. Nous éliminerons ceux qui ne conviendront pas aux critères du nouveau monde. Il serait dommage de gâcher prématurément un si fort potentiel génétique et intellectuel.
- Je veux bien encourir une damnation pire que ce qui sévit en haut si la moitié de ces pendards méritent notre clémence, continua de bougonner l'homme à la canne en frétillant. Il n'y a pas si souvent une corrélation entre hommes de pouvoir et homme de talent. Ils se soumettent maintenant car ils ne voient pas d'autre lumière à l'horizon que la nôtre. Ce ne sont pas des visionnaires.
- On ne peut pas tellement leur en vouloir, intervint gaiement Moonlight. C'est dans la nature humaine d'aimer rester attachée au passé, et de ne pas apprendre de ses erreurs. Même d'une si monumentale, qui a causé la mort de tellement de personnes. Enfin, la mort... A tout malheur il y a quelque chose de bon, n'est-ce pas, Preacher ?
- Certainement, répondit l'interpellé sans afficher la moindre émotion approbative. Nous ne pouvons pas nous permettre d'abuser de cette bonté trop longtemps. Ils vont finir par s'impatienter réellement et causer des retards au Programme, car ils ne pourront pas en comprendre toutes les implications. Nous devons absolument accélérer la partie en cours de notre projet. Et je crois avoir trouvé l'élément qu'il nous faut pour cela."
Son attaché-case, fidèle comme un chien de garde rectangulaire, s'ouvrit à la main inquisitrice venue le dépouiller d'un mince dossier. Moonlight se saisit de l'ensemble avec la joie d'un enfant à qui l'on offre son cadeau d'anniversaire en avance.
" Mon ami, vous savez tout comme moi que je ne suis pas un expert en ce qui concerne l'identification d'une personne à partir de quelques lignes. Il a un profil intéressant, sans ce que cela me mette la puce à l'oreille... L'avez-vous testé avec votre talent spécial ?
- Je l'ai observé depuis les quelques années qu'il travaille pour nous, à des tâches subalternes. Quelqu'un de loyal à la Corporation, absorbé par son travail. L'un de ceux qui fait le plus preuve d'ouverture d'esprit. Il est actuellement dans l'équipe remaniée par un des militaires qui a piraté un des centres du Programme. Il nous envoie régulièrement des informations intéressantes. Mais je crois que vous comprendrez mieux si je vous présente sa photo..."
Intrigué, Moonlight prit entre deux doigts la mince pellicule de papier glacé, et rit franchement en distinguant les traits. Puis, avec une lenteur calculé, il se pourlécha, les lèvres.
" Vous cachiez depuis longtemps cette petite surprise dans votre besace, hmm ? Oh, je comprends que même vous ayez pu vous fendre d'une mine d'étonnement à travers votre habituelle face de marbre. Je me demandais presque quand vous allier enfin daigner m’en toucher un mot.
- En dépit de tous nos efforts d'investigation, nous n'avons pas pu percé ce mystère.
- Et vous trouvez le moment approprié, après avoir désabusé nos invités, pour une autre série de révélations, n'est-ce pas ?
- Il y a certaines zones d'ombre concernant votre accession à la tête du Triumvirat... minauda le vieillard en rajustant son monocle. Oh, bien sûr, nous ne mettons pas en doute vos capacités à diriger la machine. Nous avons fait preuve de tolérance en espérant que vous nous livriez vous-même votre petit secret. Nous sommes certains du fait qu'il n'est pas votre frère jumeau, imbriqué dans quelque intrigue rocambolesque. Or ça, pourrez-vous nous expliquer comment il se fait qu'une personne vous ressemblant en tous points et dont l'un des parents porte le même nom de famille que votre dynastie puisse simplement... Exister ?
- Ah, j'y suis. Cela fait un peu trop de coïncidences pour vous deux ? Et vous avez patienté si longtemps en pensant recevoir des réponses claires ? Malheureusement, je n'ai rien à dire de plus à ce sujet, à part que c'est un formidable imbroglio. Mon nom de famille n'est pas unique. La possibilité qu'une personne étant mon sosie et le portant est infinitésimale, mais pas à exclure. Qu'attendiez-vous donc de moi comme explication grandiose et fracassante ? "
Les deux autres se coulèrent un regard insatisfait. Qui d'autre que lui pourrait avoir les clés ? Il y avait baleine sous caillou à cet endroit, sans aucun doute. Ce nouveau rejeton de la famille à laquelle s'était centrée la fondation de la Corporation avait des apparences irréprochables et œuvrait bel et bien pour leur intérêt commun, comme il en avait toujours été. Pourtant, quelque chose... Clochait. Au-delà de cette coïncidence faramineuse.
Moonlight se leva en embarquant le dossier et la photo sous le bras, indifférent à ce qui pouvait se tramer dans les profondeurs de leurs circonvolutions.
" Le conseil que nous avons donné aux autres vaut éminemment pour nous même. Restons solidaires, ainsi que nos familles l'ont toujours été. J'avoue que je trouve étonnant que vous gardiez cette question un peu hors de propos pour la servir maintenant. D'autres questions plus importantes nous occupe, à commencer par cet homme que vous venez d'évoquer. S'il peut être l'élément qui nous manque, il n'y a pas à hésiter. Il faut agir dans les plus brefs délais tandis que nous progressons dans le décryptage de nos nouvelles connaissances. "
Sans attendre leur éventuelle réponse, il sortit de la salle de projection sans affectation. La fin du monde était un business de tous les instants, une occupation très chronophage.
Preacher, ou tel était son pseudonyme, se leva quelques instants plus tard en prenant sa précieuse mallette, accompagné de l'aîné. Il n'avait jamais trop compris comment, mais il fallait toujours que le représentant de cette famille-là soit plus vieux que les autres, en affectant avec une régularité déconcertante un aspect vieux jeu. Heureusement, son esprit ne s'accordait pas à son âge en tous points et il n'était pas conservateur pour deux sous.
Ensemble, ils quittèrent à leur tour la salle anonyme.
" Tout de même... Il faudra continuer à le surveiller, lâcha le vieil homme lorsqu'ils eurent commencé leur chemin de retour en direction de leurs quartiers privés.
- Il sera difficile de ne pas éveiller son attention, se contenta de noter Preacher. Il semble posséder un sixième sens qui n'a rien à avoir avec les pouvoirs que nous sommes en train d'acquérir, et qui modifieront à terme le statut même d'humain.
- Cela ne le rend que plus dangereux. Je n'ai jamais été agacé autant de toute ma vie, c'est comme avoir un mot sur la langue, en mille fois pire. Il en sait plus qu'il ne veut bien le dire. Et il continuer à passer sous silence trop de choses. Ce n'est pas un génial inventeur... Et je ne peux pas m'empêcher certains soirs de me demander l'origine de ces éléments de technologie supérieure.
- Nous ne pouvons faire mieux que de rester sur nos gardes. Nonobstant tous ces points obscurs, la Corporation a fait un véritable bond en avant grâce à lui. Le Programme n'existerait peut-être pas sans cela.
- Nous lui ferons de plates excuses en lui démontrant notre gratitude si tout se passe comme prévu, égrena l'ancien. Dans le cas contraire..."

Il ne termina pas sa phrase : il n'y en avait aucun besoin. Pendant que l'écho de leurs pas se dissipait le long du couloir, Richard Gordon sortit de l'ombre d'un pilier. Il avait faussé compagnie au trop guindé William, et avait collé irrévérencieusement son oreille contre le chambranle, saisissant des bribes de leur courte conversation. Il avait choisi de rester un peu dans le coin, histoire de...
Et il n'était pas déçu. Avec un peu d'audace, s'il arrivait à glaner d'autres informations, il arriverait à tirer son épingle du jeu. Ce serait beaucoup plus amusant que de se contenter de danser mollement au bout des ficelles de ces messieurs fantasques.
Il avait sa propre idée sur son futur...


Conclusions partielles du rapport 507 (confidentielles)

1.) Grâce à cette nouvelle technologie fascinante développée par notre section spéciale, sous la direction expresse du Triarque Moonlight, "l'informatique", nous avons pu mener des calculs de façon plus rapide et précise. Nos prévisions concernant la population mondiale, dans les douze prochains mois, est une baisse à 12% +/- 3% de sa valeur en 1965. Le nombre de créatures génétiquement modifiées, dénommées communément sous le nom de Hordes ou zombies, reste impossible à quantifier, ainsi que son évolution dans le proche avenir.

2.) L'organisme responsable de la désertification des sols et de la dégradation des villes, des aménagements humains en général, arrête sa progression lentement. Certaines des colonies, en atteignant une masse critique, adoptent des comportements erratiques et se détruisent d'elles-mêmes en luttes intestines. De larges épandages de poison permettront de limiter les dégâts. Les repérages par avions espions permettent d'estimer à 70%, en fin de terme, la proportion des zones touchées transformées en désert ou landes proches de l’état désertique, pour les décennies à venir. Il ne serait pas raisonnable de songer à une réhabilitation avant au moins un demi-siècle.

3.) Les réserves de nourriture et d'eau, compte tenu des terrains encore exploitables, convergent vers un point d'harmonie avec la population survivante. Toutefois, la majeure partie de la population mondiale survivante restée à la surface se trouve dans les déserts nouvellement crées, conjointement par l'organisme O et les retombées atomiques. Les créatures dénommées zombies affectent une préférence pour ce nouvel environnement désertique. On aura remarqué qu'entre le spécimen un et deux existe une sorte de paix biologique. L'un dévore tout sauf les humains, l'autre se réserve cette source de nourriture. Les deux nouvelles espèces seraient condamnées, ainsi, à une fin certaine. Elle est prévue pour l'une. Les individus dont le génome a été recomposé par l'agent R, d'après des études récentes transmises par nos centres opérationnels en surface, peuvent survivre indéfiniment sans aucune nourriture, ce point devant être exploré à fond.

4.) Des colonies de survivants commencent à se former dans les déserts, en se servant des débris laissés dans le sable par l'organisme O. Pour le moment, aucun ordre n'a été donné pour secourir ces colonies. Les sujets continuent de faire la cible d'un choix rigoureux avant d'être admis dans les cités souterraines. Ces dernières doivent toujours être développées, sans cesse, pour former le renouveau de l’humanité.

5.) Le dernier rapatriement des ressources conjointes de la Corporation et des associés rend le Programme tout à fait autonome. Le projet Shangrila maintient sa progression de façon régulière. Le convoiement de ressources depuis les zones récemment sécurisées en surface est pleinement opérationnel. La base d'une nouvelle société pourra être formée depuis les profondeurs. A priori, aucune aide ne sera accordée au Canada, à la Russie et autres nations survivantes de l'Infestation. Elles ne doivent pas connaître l'existence du Programme afin de ne pas entraver son déroulement. Elles seront éventuellement intégrées une fois que le point Apocalypse sera atteint.

6.) Concernant le point Apocalypse : les recherches récentes viennent de mettre au jour plusieurs profils compatibles pour celui qui devra éveiller le Dormeur. Les expériences d'injection d'Essence se poursuivent. Cependant, aucun sujet n'a survécu jusqu'à présent à une tentative d'injection. Les extractions atteignent un taux de succès proche de l'optimal. Les corps résultant du processus sont ensuite réutilisés. Nous ne pouvons tolérer aucun gâchis de ressources, peu importe leur origine.

7.) Les dernières expériences sont formelles : Dieu est mort, ou parti. Il faudra canaliser prochainement la croyance des fidèles vers un autre point, à l'heure actuelle, elle est gaspillée, évanouie. Nous ne pouvons pas ignorer le danger de formation d'une nouvelle entité à partir des restes résiduels de la foi. Aussi devrons nous certainement prendre les devants et proposer une nouvelle icône. En ce qui concerne le Diable, nous ne pouvons encore rien affirmer de certain. Il serait toutefois un peu naïf d'associer la venue des zombies avec le Prince des Menteurs. Cette apparition d'une nouvelle espèce, étonnante, est une création purement humaine et une déviation du sérum développé originellement par la Corporation. Néanmoins, pour renforcer la nouvelle croyance à venir, il ne sera peut-être pas inutile de schématiser le Diable sous une nouvelle représentation du Mal sous toutes ses formes, et donc, les zombies.

8.) De nouveaux résultats fascinants en rapport avec l'Essence sont en cours de développement. Cette nouvelle matière apporte chaque jour de nouvelles perspectives, dépassant même le cadre initial du Programme. L'être humain va bientôt atteindre un nouveau stade de son évolution. Il est à prévoir en marge de cette prévision que ce nouveau stade ne sera pas accessible à tout le monde.


9.) L'O-3 Corporation représente la meilleure perspective d'avenir pour une humanité en péril. Il conviendra de recruter le plus de personnes compétentes en son sein, et de promouvoir tout moyen afin que le Programme puisse se réaliser sans encombres. Toutes les autres puissances survivantes ont été fragmentées par l'Infestation et l'utilisation abusive de bombes atomiques et autre balistique à fort potentiel destructeur. La Corporation mènera une nouvelle humanité vers un futur dégagé des aberrations qui ont conduit à la situation actuelle.

Comme cela était écrit depuis des siècles.

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