Le Kurgan

Chapitre 3 : La Chute des Masques

18260 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a environ 2 mois

Flashback : Hindou-Kouch, il y a trois millénaires

Le jeune obéissant se tenait debout au milieu des tourbillons de neige, tremblant de froid. Autour de lui, des pics glacés en forme de crocs déchiraient le ciel tandis qu’un vent hurlant lacérait l’air. Le Bédouin n’était pas loin. Drapé dans une bure de laine épaisse, il restait parfaitement droit, impassible face au froid mordant.

Jivodan, lui, grelottait dans sa tunique légère. Cela faisait un an qu’il suivait l’enseignement du Bédouin, un Immortel d’origine sumérienne, né à l’époque où Babylone dominait encore le monde. Son Khépesh, à la fois œuvre d’art et arme de mort, dansait entre ses mains comme un prolongement de sa volonté. Il pouvait tuer Jivodan sans le moindre effort. Ce dernier claquait des dents et observa son maître qui tournait autour de lui, ce dernier déclara d’une voix puissante.  

— Ce que tu dois apprendre Kurgan, c’est que tu es maintenant immortel, dit-il assez fort pour se faire entendre par-dessus le vent. Comparé au désert, ces montagnes sont cruelles. Mais j’ai appris à les dompter. Avant mes cent ans, je sortais torse nu dans la pire des tempêtes, habillé plus légèrement que tu ne sois maintenant. Mais je ne t’ai ai pas amené ici pour te raconter mon passé, Kurgan.

Le Bédouin se tut un instant pour observer Jivodan.

— Ton sang est sur le point de geler. Reste ici trop longtemps, et tu mourras. Mais tu renaîtras. Et c’est précisément ce que tu dois comprendre : la mort ne sera jamais un repos. Elle sera une brûlure, une fracture, une vérité dans ta chair. Tu dois l’ancrer au plus profond de tes os. Parce qu’elle reviendra. Encore et encore. Et chaque fois, elle te trouvera seul.

Le Bédouin s’arrêta devant lui, le regard planté dans le sien.

— Tu te souviens de l’arène ? De la faim des chiens ? Ton père t’a jeté là-dedans pour un troupeau de chèvre et deux poneys, il voulait te voir mourir parce qu’il était faible, incapable de survivre. Je t’ai vu combattre… Kurgan… pas comme un homme, pas comme un humain. J’ai vu une bête. Une bête qui refusait de mourir. Qui était morte, et qui est revenue à la vie.

Il s’approcha d’un pas. Sa voix était basse, mais chaque mot était une lame.

— Tu as survécu parce que tu t’es arraché à la peur. Tu as laissé l’horreur te traverser, puis tu as saisi la gorge du plus gros chien. Tu l’as étranglé à mains nues. Tu as trouvé la rage. Mais ce n’est pas assez.

Le vent soufflait, mordant, mais le Bédouin n’en semblait pas affecté.

— Tu es immortel, Kurgan, désormais. Tu apprendras à mourir… et à revenir. Mille fois s’il le faut. Mais retiens ceci : tu restes en vie tant que ta tête est sur tes épaules. Une seule erreur, une seule victoire offerte à ton adversaire… et tu perds tout.

Jivodan déglutit, puis demanda d’une voix hésitante :

— Que se passe-t-il… si quelqu’un me tranche la tête ?

Le Bédouin dégaina son épée comme l’éclair. La lame froide se posa contre le cou de son élève.

— Tu ne meurs pas simplement, dit-il d’une voix grave. Tu es vidé. Ton énergie. Ta mémoire. Ton essence. Tout est aspiré par le vainqueur. Il devient plus fort. Il prend ce que tu es, ce que tu sais, ce que tu as vécu. C’est pour ça qu’ils viendront. Pas pour la gloire. Pas par haine. Mais pour la puissance.

Il rangea lentement son arme, puis ajouta :

— Ta nouvelle arène, Kurgan… c’est le monde entier. Et les autres Immortels ? Ce sont d'autres chiens affamés. Comme ceux de ton enfance. Mais ceux-là parlent. Pensent. Et ils veulent ta tête.

Le regard du jeune Kurgan s’accrocha à la lame froide contre sa gorge. Il ne frissonnait plus du froid, mais d’un feu nouveau qui montait en lui une clarté brutale : ce monde ne pardonnerait jamais la faiblesse.

Le Bédouin rangea son khépesh avec un sifflement sec.

— Tu as survécu aux chiens, Kurgan. Mais ce qui vient… est pire que la morsure. C’est la solitude. L’attente. La chasse éternelle. Tu ne peux faire confiance à personne. Tu ne dois jamais révéler ce que tu es. Et tu ne dois jamais… jamais… fouler une terre sacrée pour y livrer combat. C’est la seule règle que même les monstres respectent.

Il s’éloigna dans le blizzard, silhouette floue dans le voile blanc.

Jivodan resta seul, le vent fouettant son visage. Il ne savait pas encore combien de siècles il allait survivre. Ni combien il en tuerait. Mais il savait une chose :

Il ne courberait jamais l’échine.

Le souvenir s’estompa comme une brume un matin d’hivers, et il pleuvait à San Francisco. L’apparence de sa maison remplaça les montagnes enneigées de l’Hindou-Kouch. Et Victor Kruger fit tourner lentement la boule d’argile entre ses paumes. Ses doigts, larges et fermes, dessinaient la forme d’un vase sur le tour de potier, dans un silence ponctué seulement par le doux ronronnement du moteur.

Dehors, la pluie fine tombait sur le toit de tôle comme une mélodie monotone. Ses pensées flottaient encore quelque part dans les montagnes.

Le Bédouin.

La neige.

La lame contre sa gorge.

 

Trois mille ans plus tard, ce souvenir restait gravé dans sa chair plus sûrement qu’une cicatrice. La voix de son maître, lourde et impitoyable, revenait parfois comme un mantra.

« Tant que tu gardes la tête sur les épaules… »

La phrase tournait dans son esprit comme une lame lente et circulaire. Le murmure du Bédouin résonnait encore, chargé d’un froid plus ancien que la neige de l’Hindou-Kouch. Victor soupira, puis abaissa la vitesse du tour. Le moteur grinça légèrement avant de s’éteindre. Le vase qu’il façonnait était presque terminé — un col fin, un galbe élégant, mais ses mains n’étaient plus stables. Elles vibraient doucement, comme saisies par une tension sous-jacente.

Ce n’était pas la peur.

C’était la mémoire.

Une mémoire trop vaste pour un seul homme. Une mémoire construite à coups d’agonies arrachées, d’identités absorbées, de cris étouffés sous des étoiles étrangères.

Il se leva lentement, s’essuya les mains dans un torchon humide. L’argile laissait une fine poussière grise sur ses paumes, comme si même la terre portait la trace des morts. Il marcha jusqu’à la cuisine et se versa un café dans une grande tasse noire. L’odeur ne lui disait rien. Pas vraiment.

Par la baie vitrée, les collines roulaient sous la pluie, noyées dans un brouillard docile. C’était un de ces jours silencieux, où tout semble en suspens. Gris. Neutre. Presque humain dans sa mélancolie.

Il aimait ça. Ce faux calme.

L’illusion d’une vie simple.

Mais rien en lui n’était simple. Pas depuis longtemps. Peut-être jamais.

Everett Wheeler. Capitaine confédéré. Un soldat usé, droit, honorable, à sa manière. Victor avait vu en lui ce qu’aucun mot n’aurait pu dire. Après chaque combat, l’échange de puissance emportait avec lui des fragments de l’autre — souvenirs, sentiments, douleurs. Il ne les voulait pas, mais ils s’imposaient, comme une greffe indésirable. Parfois, il rêvait d’amis qui n’étaient pas les siens, ou d’une femme qu’il n’avait jamais connue. Il voyait des visages dans la foule.

C’était ça, aussi, être immortel.

Ce n’était pas seulement vivre longtemps. C’était porter l’écho de ceux qu’on avait tués. Et ce soir encore, il entendait les tambours de guerre d’une armée sudiste, le froissement d’un drapeau que Wheeler avait autrefois levé au vent.

Il but une gorgée de café et grimaça.

Amer. Tiède. Trop léger.

Ils appelaient ça du café ici ? Une insulte à la fève elle-même. Il lui faudrait commander des grains du Brésil. Les torréfier lui-même. Rétablir un peu de vérité dans ce monde où tout semblait dilué, affadi, faux. Comme les sourires des politiciens. Comme la paix qu’il prétendait vivre ici.

Il s’adossa au plan de travail et regarda la pluie.

L’énergie de Wheeler, même maintenant, grondait encore en lui comme une marée. Il l’avait absorbée la veille, et le frisson qu’elle avait déclenché le troublait encore. Ce n’était pas la première fois. Ce ne serait pas la dernière. Et à chaque fois, il y avait ce moment… cette seconde suspendue où il se demandait si cette sensation — cette montée de puissance, de conscience, d’extase presque divine — n’était pas en train de le consumer.

Était-il encore lui-même ?

Ou devenait-il juste un récipient ? Un amalgame d’âmes défaites ?

Un bruit.

On sonnait à la porte.

Il releva les yeux. Une silhouette se dessinait derrière le verre dépoli de la porte d’entrée. Large d’épaules. Droit comme une ligne de code militaire. Une silhouette qu’il connaissait trop bien. Une part de lui avait espéré ce genre d’interruption, une autre la redoutait.

Lieutenant Alvarez.

Victor ferma les yeux une seconde. Il savait pourquoi elle venait. Et il savait ce que sa présence allait réveiller. Des choses enfouies, pas toutes agréables.

Il soupira, longuement, puis, sans hâte, alla ouvrir la porte.

Elle était là. Vêtue d’une veste en cuir sombre, cheveux relevés en un chignon de rigueur militaire. Son jean soulignait des jambes puissantes, taillées par l’exercice et l’obstination. Une silhouette forgée pour l’action, tendue comme un arc, mais sans jamais sacrifier sa féminité.

Il la détailla comme on examine une arme familière : chaque courbe, chaque ligne, chaque tension musculaire lui racontait une histoire. Une beauté brute. Authentique. Inaccessible non pas par froideur, mais par choix.

Comment une femme comme elle peut-elle encore être seule ?

La question effleura son esprit — non par désir, mais par curiosité. Il savait que le genre d’homme qu’elle aurait pu avoir… elle les surpassait trop souvent.

Il n’avait pas besoin de mots pour sentir l’agacement léger qu’elle dissimulait mal. Elle n’aimait pas venir ici. Et pourtant elle venait. Toujours. Pour le devoir. Ou pour autre chose qu’elle ne s’avouait pas.

Victor inclina légèrement la tête, un sourire presque imperceptible au coin des lèvres.

— Lieutenant Alvarez… toujours ponctuelle.

— Monsieur Kruger, répondit-elle avec un sourire carnassier.

Il s’écarta de la porte, l’invitant d’un geste.

— Vous voulez du café ?

— Volontiers, dit-elle sans se faire prier.

Pour Rebecca Alvarez, c’était une ouverture inespérée. Il l’invitait à entrer — elle allait enfin pouvoir voir son antre de l’intérieur. Elle passa le seuil comme on franchit une ligne invisible : prudemment, mais avec un certain plaisir.

Ce qu’elle découvrit la surprit. L’intérieur était sobre, élégant, maîtrisé. Tout respirait l’équilibre. Des lignes pures, peu de meubles, mais chacun à sa place, choisi avec soin. Elle nota un petit côté spartiate, oui, mais c’était un choix esthétique, pas une absence de goût.

Il y avait une harmonie dans l’espace. Pas de bibelots. Pas de souvenirs personnels. Juste quelques œuvres, des objets en terre cuite — faits maison, probablement —, et ce silence presque sacré, que seule la pluie dehors osait briser.

Kruger n’était pas un homme comme les autres. Ce qu’elle voyait là, c’était un mental structuré, une vie compartimentée. Aucun signe de chaos. Ni de passé.

Elle le suivit du regard alors qu’il s’affairait à la cafetière. Il faisait tout avec lenteur, avec précision. Comme un homme qui sait qu’il a le temps. Trop de temps.

— Belle maison, lança-t-elle, presque à contretemps, histoire de dire quelque chose.

Il tourna légèrement la tête, sans la regarder.

— Elle me suffit.

Une réponse simple. Mais pas neutre.

Rebecca serra légèrement les lèvres. Il ne parlait jamais pour meubler. Tout chez lui était mesuré. Calculé. C’était à la fois fascinant… et un brin irritant.

— Avec un peu de lait, dit-elle en le fixant.

— Avec un peu de lait, répéta-t-il, en hochant la tête, comme s’il validait un détail de procédure.

Il revint avec un plateau. Deux tasses noires, sobres, posées sur des coupelles assorties. À côté, des sachets de sucre, des capsules de fausse crème, deux cuillères en inox parfaitement alignées. Tout était à sa place. Trop, peut-être.

Rebecca prit la tasse, souffla légèrement, goûta. Elle releva les yeux vers lui avec un sourire en coin.

— Finalement, noir. Sans sucre. J’adore.

Il ne répondit pas, mais inclina la tête très légèrement, comme s’il s’agissait d’une reconnaissance implicite. Il s’assit en face d’elle. Pas trop près.

Le silence s’installa un instant, dense comme un rideau. Il n’était pas malaisant. Juste… lourd de choses qu’aucun des deux ne voulait encore dire.

Rebecca croisa les jambes, posa la tasse, et brisa enfin le calme.

— Je ne suis pas là que pour le café, Victor.

Il la regarda déjà. Ses yeux, calmes. Trop anciens. Trop lucides.

— Je m’en doutais, répondit-il. Ce n’est jamais juste pour le café.

— Les types qui ont foutu le feu à votre petite soirée… ils connaissaient votre agent. Billy Edwards.

Victor arqua un sourcil. Une ombre de surprise.

— B-Ed connaissait ces gars-là ?

— D’après ce qu’on a trouvé, oui. Et ça ne date pas d’hier. Il aurait dealé de la daube à L.A., y’a quelques années.

Un silence. Court, mais dense.

— Je l’ai sorti de la rue, dit Victor, voix basse, ferme. Parce que je savais qu’il pouvait changer.

— Peut-être. Mais vous attirez ce genre de profils, vous avez remarqué ? Des animaux blessés. Des gens cabossés.

— Il n’est pas un animal. Et il n’est pas fini. Si vous lui laissez le temps de…

— Malheureusement, il a disparu.

— Et vous pensez que je sais où il est.

— Votre ami est devenu un suspect, Victor. Vous lui rendrez un grand service en me disant ou il se trouve, croyez-moi c’est dans son intérêt.

— Ce serait adorable, dit-elle, avec un sourire pincé.

Elle se leva.

— Merci du café.

— Je vous en prie.

Victor la raccompagna calmement. Mais à la porte, elle s’arrêta, se tourna à moitié, l'air presque léger.

— Oh… j’allais oublier. On a trouvé un corps dans un parking, hier.

Elle le regarda cette fois, essayant de sonder son âme puis ajouta sur le même ton.

— Décapité.

— Ce genre de chose ne court pas les rues, reprit-elle. Ce qui est étrange, c’est que le type avait une épée. Et qu’il a été tué… avec. Comme si quelqu’un avait retourné l’arme contre lui.

Elle l’observa. Un sourire en coin.

— Vous êtes du genre à savoir vous défendre, non ? Vous m’aviez l’air plutôt à l’aise avec vos braqueurs. Les désarmer… avec votre fameuse persuasion…

Victor pencha légèrement la tête.

— Je ne pourrais jamais persuader un gars de se couper la tête lui-même.

Rebecca hocha la tête.

— Bien entendu. Faites attention à qui vous ouvrez la porte, Victor.

Elle lui adressa un dernier sourire — plus ambigu que jamais — puis tourna les talons et disparut. Victor resta un instant figé dans le silence, les mâchoires serrées, comme si l’air lui semblait soudain plus lourd.

Puis il bougea. Rapidement. Avec cette détermination calme qui le caractérisait. Il rejoignit sa chambre à grandes enjambées, ouvrit l’armoire et enfila un jean sombre, un t-shirt blanc ajusté et une veste en cuir noir qu’il ne prit même pas la peine de fermer. Il chaussa une paire de bottes usées mais solides, s’approcha du miroir, et contempla son reflet avec un bref hochement de tête satisfait.

Ses longs cheveux noirs furent ramenés en arrière et noués en une queue de cheval serrée. Il aimait cette simplicité : chaque geste comptait, chaque détail avait sa fonction.

Il ouvrit ensuite un petit coffret métallique, en sortit un MP-443 Gratch, le vérifia avec méthode — chargeur plein, glissière fluide — puis le glissa dans un holster à la ceinture, par-dessus sa veste.

Enfin, il se pencha vers l’objet le plus important.

Son épée.

Lame antique, élégante et lourde, dont le fil n’avait pas faibli en plusieurs siècles.

Il la souleva avec une aisance presque respectueuse. Elle n’était pas un fardeau. Elle était une extension de lui-même. Cette fois, pas question de sortir sans elle. Le jeu avait recommencé.

Et il comptait bien rester en vie.

Dans le garage, il enfourcha sa Harley Davidson Fat Boy, noire comme la nuit d’avant. Contact. La porte du garage se leva dans un grondement, lent et solennel, telle une herse qui s’ouvre pour laisser passer un chevalier moderne. Victor chaussa ses lunettes noires. Un coup d'accélérateur, et la machine rugit.

Il fila dans les rues détrempées, traversant les rideaux de pluie comme une flèche lancée par un dieu ancien. L’eau martelait son cuir, frappait ses lunettes, mais il ne ralentissait pas. Il connaissait ce tempo. Il l’avait dans le sang depuis des siècles. En lui, la ville s’effaçait, ne restaient que la route et l’instinct.

À Valencia Street, il freina brusquement. Le moteur gronda un instant, puis se tut. Il posa le pied au sol en face du restaurant Le Bougnat. À travers la baie vitrée, des murs rose bonbon tapissés de photographies offraient un contraste presque grotesque avec la tension qui l’habitait : des lacs argentés, des volcans éteints… Comme les souvenirs d’un monde trop doux, trop lent.

Trois jeunes filles installaient les couverts, disposaient des fleurs sur les nappes roses pastel. Derrière le comptoir, un homme l’observait. Grand, sec, les tempes grisonnantes. Un visage taillé à la serpe, des lunettes glissées sur le nez. Il le reconnut immédiatement.

— Gradski… dit-il, d’une voix douce mais chargée de prudence.

Dobroye utro, Pavel, répondit Victor, sombre.

— Il va falloir que tu me donnes l’adresse de ton chirurgien esthétique, lança Pavel en esquissant un sourire. Tu n’as pas changé d’un pouce… Mais bon, chacun ses secrets. Alors, que me vaut l’honneur ? La mère patrie te manque ?

— La mère patrie peut très bien se passer de moi. Et je ne suis pas venu pour reprendre du service.

— Dommage, dit Pavel, plus froid. Grigori Gradski, ancien colonel de l’escouade Volk. Tu as marqué ton passage, mon vieux.

— Je ne suis pas venu ressasser le passé. Tu as des yeux partout, Pavel. Je veux que tu me retrouves quelqu’un.

— Pourquoi le ferais-je ?

— Parce que tu me le dois.

Niet. J’ai payé ma dette. Je ne te dois plus rien, Svirepyy Volk.

— Alors, considère que c’est moi qui t’en devrai une… cette fois, dit Victor, et sa voix claqua comme une lame dégainée.

Un silence. Puis Pavel acquiesça d’un hochement sec.

— Le nom ?

Billy Edwards. Surnom : B-Ed.

— Ton ami est lié à ce braquage qui a failli virer au bain de sang pendant ton vernissage.

— Tu es déjà au courant.

— Peu de choses m’échappent dans cette ville, Gradski.

— On dirait bien…

Pavel fit signe a une des filles, et Victor remarqua qu’elle avait un tatouage de mygale sur la cheville. Encore une que Pavel a ramené de l’Est, quand elle revint elle lui donna une clé usb que ce dernier enserra dans son ordi-portable.

— Ton ami se trouve au quartier de Tenderloin, il se cache dans le huitième, entre O'Farrell Street et Turk Street. Un vieux bâtiment en brique rouge.

Victor hocha la tête, il se leva et fit quelque pas vers la sortie.

— Grigori !

Il s’arrêta mais ne se retourna pas.

— Tu as vraiment trouvé la paix ?

Victor se retourna et vit Pavel attendre sa réponse, comme s’il le suppliait de lui donnait la vérité qu’il cherchait.

— Pas encore, répondit Victor avec gravité. Mais j’y arriverai.

— J’ai fait des choses impardonnables, dit Pavel en poussant un soupire. Je ne pourrais jamais trouver la paix.

— Crois-moi, j’ai fait pire, dit Victor d’une voix calme, mais profonde. Et je continue d’en payer le prix, chaque jour.

Il le fixa un instant, puis tourna les talons. Sa silhouette disparut dans la lumière grise de la rue, laissant derrière lui l’odeur du cuir mouillé, du métal huilé et du passé.

Pavel resta figé quelques secondes, le regard perdu vers la porte. Puis il murmura, presque pour lui-même :

— Et pourtant, tu marches encore debout, mon frère…

Il ferma le couvercle de son ordinateur, but une gorgée de café devenu tiède, et observa une nouvelle fois la jeune fille tatouée qui débarrassait une table. Son regard se perdit dans le vide, hanté de souvenirs trop lourds pour un seul homme.

  

***

 

Il conduit une Harley Davidson Fat Boy ! pensa Rebecca Alvarez en suivant Kruger à distance. Une vraie bête, équipée d’un moteur Milwaukee-Eight de neuvième génération : quatre soupapes par cylindre, huit en tout — d’où le nom. Une machine aussi puissante que raffinée.

Bien malgré elle, Rebecca dut admettre que Victor Kruger venait encore de marquer un point. Grand, baraqué, sexy, riche… et avec du goût en matière de bécanes. Elle avait toujours eu un faible pour les types capables de bichonner leur moto comme on entretient une œuvre d’art.

Sur les hommes, les vrais, Rebecca avait une opinion claire. Forcée par l’expérience. Elle savait les repérer au premier regard, même au milieu d’un troupeau d’imitations plus ou moins convaincantes. Pas besoin de contact physique ; elle trouvait ce genre de test trivial, voire trompeur. Le goût pouvait séduire sur l’instant, mais laissait souvent un arrière-goût amer. Et, parfois, une belle indigestion.

Rebecca avait appris à se fier aux détails. Un vrai mâle, elle le savait, s’intéressait à la peinture — mais uniquement à l’huile. Il collectionnait les illustrations érotiques avec sérieux, pas lubrically. Il savait préparer un bon café. Et souvent, sa seule présence suffisait à réveiller quelque chose.

Elle gara sa voiture deux rues plus loin, coupa le contact et s’enfonça dans son siège, bras croisés sur le volant. Victor venait d’entrer dans Le Bougnat, sans même se retourner. Un resto à l’allure inoffensive : murs rose bonbon, déco vieillotte, nappes pastel… Mais Rebecca connaissait les façades. Et les façades mentent.

Elle sortit son téléphone, fouilla dans une vieille note. Le Bougnat — possible antenne d’un réseau d’exfiltration lié à l’ex-mafia russe. Tenue par un certain Pavel D., nom à rallonge imprononçable, ancien contrebandier d’armes, soupçonné dans la disparition de trois agents. Le lieu avait survécu aux enquêtes et aux descentes. Trop propre pour être net.

Et Kruger allait là ?

Il n’avait rien d’un nostalgique du folklore slave. Et ce Pavel… elle l’avait croisé une fois. Un regard de reptile.

Rebecca fronça les sourcils. La moto. Le style. La force tranquille. Et maintenant, la mafia russe ? Victor Kruger n’était peut-être pas qu’un type au passé trouble. Ou alors… pas un homme du tout.

Une intuition glacée remonta le long de sa colonne vertébrale.

Elle n’aimait pas ces pensées. Mais son instinct — ce sixième sens affûté par des années dans la crasse — lui hurlait une vérité à laquelle elle ne voulait pas encore croire.

Il cachait quelque chose. Quelque chose de vieux. Peut-être même de dangereux. De prédateur. Elle inspira profondément, reprit le contrôle. Elle attendrait. Observerait. Et si Kruger ressortait avec autre chose qu’un bortsch et des souvenirs, elle le suivrait. Jusqu’au bout.

Et il était sorti. Les mains vides, le regard droit, sans même un coup d’œil autour de lui. Il enfourcha sa Harley avec l’aisance d’un cow-boy moderne, enclencha la première et disparut dans la circulation. Rebecca démarra sans bruit, sa Jeep banalisée le suivant à bonne distance.

Classique. Les suspects finissent toujours par se trahir. Soit Kruger savait qui étaient les braqueurs, soit il cherchait à prévenir B-Ed, peut-être même à l’aider à quitter la ville. Dans tous les cas, elle les coffrera tous les deux. Même si l’idée de passer les menottes à Kruger l’attristait un peu.

Mais pas de sentiments ici. Elle était flic. Elle faisait son job.

Les sentiments ! pesta-t-elle à voix haute. À quoi tu joues, ma grande ?

Elle n’avait aucun sentiment pour ce type. Aucun. Même s’il avait une bouche si belle qu’elle donnait envie d’y goûter. Bon, ok… peut-être qu’elle avait un petit faible. Un mini-flash passager. C’est humain. Mais elle n’hésiterait pas à lui tirer dessus s’il résistait à l’arrestation. Pourvu qu’il ne le fasse pas.

De son côté, Victor roula pendant une demi-heure avant de parvenir à O'Farrell Street, au cœur de Tenderloin. Un des quartiers les plus pourris de la ville. Même les rats semblaient hésiter avant d’y poser leurs pattes.

Il gara sa Harley devant un vieux bâtiment en brique rouge, tagué, ruisselant d’humidité, un vestige oublié du siècle dernier. Jetant un regard circulaire, il descendit de sa moto, l’attacha, puis entra d’un pas calme, mais tendu.

Rebecca, elle, coupa le moteur de sa Jeep à un pâté de maisons, descendit avec prudence et vérifia son Sig Sauer P229, un pistolet semi-auto fiable, compact, chambré en 9mm Parabellum. Quinze coups, un tir fluide, peu de recul. Remplaçant depuis peu le Beretta 92 dans plusieurs services fédéraux.

Elle ne le quittait jamais.

Elle vérifia la chambre, engagea silencieusement, puis rangea l’arme dans son holster sous sa veste. Chaque geste était net, précis. Comme toujours.

Le bâtiment devant elle empestait l’urine, le vomi et la misère. Elle s’en approcha, tendue. À peine eut-elle franchi le seuil qu’un concert de bruits l’assaillit : Le cliquetis métallique des seringues qui roulent sous les semelles. Des cris étouffés, un bébé qui pleurait quelque part, au premier. Un homme beuglant des insultes — à sa femme ? À sa télé ? À lui-même ?

Rebecca inspira doucement, dégaina son Sig et monta les escaliers, dos au mur, pieds légers, oreilles à l’affût. Kruger était monté. Et elle allait savoir pourquoi.

Arrivée au deuxième étage, Rebecca jeta un rapide coup d'œil autour d'elle. L’odeur était encore plus forte ici — moisissure, sang séché, sueur. Le genre de mélange que seuls les vieux immeubles pourrissent dans le silence.

Une porte entrouverte attira son attention. Elle s'en approcha à pas feutrés, se colla contre le mur, respiration coupée. Elle leva son Sig, canon en avant, et entra sans bruit.

Un long couloir. Cuisine à droite. Un évier rempli de vaisselle crasseuse, une cafetière cassée, des éclats de verre au sol. Silence.

Personne.

Rebecca avança, attentive au moindre son. Une planche grinça sous son pied mais elle ne ralentit pas. Elle progressa vers la chambre, les sens à vif.

Elle entra dans la pièce et se figea.

Victor Kruger était là, à genoux, penché sur le corps d’une femme afro-américaine. La trentaine. Allongée sur le dos, les yeux mi-clos, qui semblait morte.

Rebecca n’hésita pas une seconde. Elle leva son arme, son regard dur comme la pierre.

Pas un geste, Kruger ! aboya-t-elle, voix tranchante.

Victor regarda par-dessus son épaule, puis revint contempler la femme.

Sans se retourner tout de suite, Victor resta un instant silencieux, puis leva lentement la tête vers elle.

— Elle s’appelait Christie, dit-il d’une voix grave. La petite amie de B-Ed.

Il regarda de nouveau le corps sans vie. Elle a eu une overdose.

— Les mains en évidence ! répéta-elle d’une voix dure.

Victor se releva lentement, et Rebecca recula de deux pas en levant les yeux vers lui. Il était si grand et si large, et si intimidant que son sang bouillait dans ses veines, si jamais il tentait de réduire la distance, soit elle l’abattrait a bout portant, soit il la tuait en lui arrachant son arme.  Mais Kruger leva les mains en l’air, paumes bien visibles, le regard fixé sur elle.

— Je l’ai trouvée comme ça, dit-il. Elle respirait encore quand je suis arrivé. Elle a murmuré “B-Ed”... puis plus rien.

Rebecca resserra sa prise sur le Sig.

— Pratique… T’étais là avant moi, seul avec elle. Et maintenant elle est morte.

— Elle avait décroché depuis deux ans. Elle se battait dur. Tu crois vraiment qu’elle a replongé toute seule, ici ?

Il désigna la pièce du menton.

— Regarde autour de toi. Pas de lutte, pas de sang. Une seringue dans l’évier. C’est pas un meurtre, c’est une mise en scène.

Elle balaya la pièce du regard. Le désordre semblait ancien, témoin d'une misère chronique. Rien ne trahissait une lutte. Et Victor n'avait pas la moindre trace de sang. Mais elle ne baissa pas son arme pour autant.

— Pourquoi tu es là, Kruger ? Pourquoi chercher B-Ed ?

— Parce qu’il est en danger. Il y a quelque chose que tu ne comprends pas encore, Rebecca.

Elle le met en joue, encore plus sur ses gardes :

— Alors fais-moi comprendre. Et vite.

— Je ne sais pas encore, c’est pour le découvrir que je suis là, alors s’il te plait crois moi quand je te dit que je veux aider B-Ed

Elle tiqua. Il venait de l’appeler par son prénom. Et surtout… il parlait comme quelqu’un qui savait. Qui avait vu des choses. Trop de choses.

— On va au poste, dit-elle finalement. Là, tu parleras. Et si tu mens, je le verrai.

— Pas ici, dit Victor. Trop d’oreilles. Et peut-être des yeux.

Rebecca serra les dents. Une part d’elle avait envie de le croire. L’autre voulait l’arrêter. Mais la voix d’un nourrisson qui pleurait au loin la ramena à la réalité.

— On va au poste, Kruger. Et là tu parleras.

Victor baissa doucement les mains.

— Tu n’auras pas ce que tu cherches, là-bas. Mais si tu veux me passer les menottes… je ne résisterai pas.

Rebecca hésita. Ce n’était pas la peur qui la retenait. C’était l’intuition. Quelque chose clochait, et Kruger était peut-être la seule pièce du puzzle encore debout.

Elle souffla du nez.

— Marche devant. Pas de geste brusque.

Victor s’exécuta, Rebecca sur ses talons, l’arme toujours pointée dans son dos.

Et dans un coin de sa tête, une voix lui murmurait que tout venait de basculer.  

Ils sortirent du bâtiment sans un mot. L’air du soir était lourd, poisseux, saturé de gaz d’échappement et d’odeurs de friture. Dans la ruelle, la Harley brillait encore sous les lampadaires faiblards, telle une bête tapie dans l’ombre.

Victor s’arrêta devant elle, posa un instant la main sur le guidon, comme pour s’assurer qu’elle était bien réelle. Puis il se tourna vers Rebecca, prêt à enfourcher sa monture.

— Je te suis, dit-il. Je préfère rouler avec ma moto.

— Non, répliqua-t-elle sèchement. Tu montes avec moi.

Il arqua un sourcil.

— Mauvaise idée. Dans ce quartier, si je laisse la bécane ici plus d’une heure, je la retrouve en pièces détachées à Chinatown.

Rebecca croisa les bras, le regard dur.

— Alors t’auras qu’à t’en racheter une autre. De toute façon, t’es riche.

Un silence. Léger. Mais dense.

Victor la fixa un quart de seconde de trop. Pas une ride sur son visage. Mais ses yeux brillèrent d’un éclat presque amusé.

— Riche, hein ? lâcha-t-il, neutre.

Rebecca se mordit intérieurement.

Merde.

Elle détourna le regard, ouvrit la portière de sa Jeep d’un geste sec.

— Monte.

Victor ne dit rien. Il jeta un regard à sa Harley, soupira, et fit le tour pour s’installer côté passager.

Rebecca referma violemment la portière de son côté et inspira discrètement.

Concentre-toi, ma fille. Pas le moment de te trahir comme une collégienne en chaleur.

Elle démarra sans un mot, les mâchoires serrées.

À côté d’elle, Victor ne disait rien. Mais elle sentait son regard, de temps en temps, effleurer son profil comme une lame qu’on aiguise en silence.

 

*

Parking souterrain, niveau -2.

Un silence étrange y règne, ponctué par le bourdonnement des néons fatigués et l’écho lointain de leurs pas.

Rebecca coupa le moteur. Pas un mot depuis la sortie du bâtiment.

— On va discuter ici, dit-elle en posant son Sig sur ses genoux, sans le pointer. Juste pour qu’il sache.

Victor acquiesça d’un simple hochement de tête, calme, presque résigné.

— Qui était Christie ? demanda-t-elle, la voix basse, mais dure. Et quelle est sa relation avec B-Ed ?

Victor prit une inspiration. Longue. Il regarda droit devant lui, comme s’il revivait quelque chose.

— Christie… c’était sa petite amie. À l’époque où il jouait de la guitare dans les métros, pour quelques pièces.

Elle, elle faisait le trottoir. Les deux survivaient. Mal. Ils s’étaient trouvés là-dedans. Deux gosses cabossés.

Rebecca fronça légèrement les sourcils.

— Et toi, tu es arrivé quand ?

— Quand j’ai croisé B-Ed pour la première fois, il venait de se faire tabasser par deux types qui voulaient lui voler sa guitare. Il saignait, mais il avait refusé de lâcher son instrument. J’ai vu ça. Et j’ai su qu’il avait quelque chose en lui. Une force. Une loyauté rare.

Il se tourna enfin vers elle, son regard sombre et fixe.

— Je l’ai aidé à sortir de la rue. J’ai payé ses cours du soir. Je lui ai donné un boulot d’assistant. Et il s’est révélé. Il organisait mes expos, mes déplacements. Un vrai génie de la logistique.

— Et Christie ?

Victor secoua doucement la tête, l’air fatigué.

— Elle… elle ne s’en est jamais vraiment sortie. Chaque fois qu’on croyait qu’elle tenait le coup, elle replongeait. B-Ed l’a jamais abandonnée. Il la soignait, la reprenait, la logeait, même quand elle faisait des conneries.

Mais ça le tuait à petit feu.

Rebecca sentit un pincement. Elle détourna les yeux un instant.

— Et toi ? Tu l’as aidée, toi aussi ?

— J’ai essayé. Mais elle n’acceptait rien de moi. Je crois qu’elle me détestait un peu. Je représentais tout ce qu’elle n’était pas. Ce qu’elle n’aurait jamais.

Un silence pesant s’installa dans la voiture.

— Tu penses que c’est B-Ed qui l’a tuée ? demanda-t-elle doucement.

Victor eut un sourire triste.

— Non. Il l’aimait trop. Il l’a peut-être mise en danger par amour, mais… jamais il ne lui aurait fait de mal. S’il découvre ce qui lui est arrivé, il ne s’en relèvera pas.

Rebecca acquiesça lentement, sans baisser son arme.

Mais ses doigts s’étaient relâchés un peu.

— Tu crois qu’il va fuir ?

— S’il croit que c’est lui qu’on accuse, oui. Il aura peur. Pas pour lui, mais de foutre en l’air ce que je lui ai offert. Ce qu’il a construit.

Elle hocha lentement la tête.

— Et toi, Victor ? Pourquoi tu t’impliques autant ?

Il la fixa.

— Parce que B-Ed m’a rappelé qui j’étais… avant. Et parce que Christie, même au fond du trou, avait cette lumière dans les yeux quand elle le regardait. Une lumière qu’on ne peut pas trafiquer. On ne laisse pas tomber des gens comme ça.

Rebecca souffla par le nez, en détournant les yeux.

Putain, il sait parler, ce salaud.

Elle reprit contenance, redressa un peu le Sig.

— Tu restes sous surveillance. Jusqu’à ce que j’aie toutes les pièces du puzzle.

— Je suis là. Fais juste vite, lieutenant. Parce qu’on n’est pas les seuls à chercher.

Rebecca le regarda une dernière fois.

Puis elle rangea lentement son arme.

Pour le moment.

L’intérieur du véhicule était silencieux, chargé d’une tension qui flottait entre eux comme un orage sur le point d’éclater. Victor fixait l’immeuble décrépit d’un regard sombre, tandis que Rebecca, au volant, pianotait nerveusement sur son téléphone.

Soudain, un bip sonore retentit. Elle ouvrit le message. Un simple texte. Anonyme.

"B-Ed a quelque chose qui ne lui appartient pas. Les Hounds veulent récupérer leur marchandise. Les Mexicains s’impatientent."

(aucun expéditeur identifiable)

Rebecca fronça les sourcils.

— Tu viens de recevoir quelque chose ? demanda Victor sans tourner la tête.

Elle hésita une seconde, puis soupira.

— Une info sur B-Ed. Et pas une bonne. Il serait mêlé à une cargaison de came. Les Night Hounds sont dessus… et y aurait aussi des Mexicains dans l’histoire.

Victor tourna alors lentement la tête vers elle, la fixant de ses yeux perçants.

— C’est Pavel, dit-il d’une voix calme, presque détachée.

Rebecca haussa les sourcils.

— Quoi ? Comment tu peux en être aussi sûr ?

— La formulation. Les mots. Et le timing. Il savait que j’étais là-bas. Et maintenant, voilà qu’un message tombe pile au moment où tu doutes de moi. Il joue un jeu.

Rebecca détourna le regard, prise entre la surprise… et une gêne qu’elle ne voulait pas avouer. Elle détestait être manipulée, encore plus ne pas avoir vu venir le coup.

— Mais pourquoi t’enverrait-il un message à travers moi ? siffla-t-elle. Pourquoi ne pas te parler directement ?

Victor posa ses mains sur ses genoux, lentement.

— Parce qu’il veut que tu saches. Il veut que tu suives cette piste, mais en pensant que tu l’as trouvée toute seule. Pavel adore contrôler les récits. Et les gens.

Rebecca resta silencieuse, les doigts crispés sur le volant. Elle comprenait maintenant. Et cela l’agaçait autant que ça l’inquiétait.

— Il y a autre chose, dit-elle d’un ton plus bas. Si B-Ed est mêlé à cette histoire… pourquoi t’impliquer, toi ? Pourquoi risquer autant pour lui ?

Victor croisa son regard. Il ne répondit pas tout de suite. Puis :

— Parce que je lui dois ça. Et parce qu’il est la seule personne que j’ai aidée qui n’a jamais essayé de me trahir.

Rebecca sentit une tension dans sa poitrine. Elle détourna les yeux. Ce type la dérangeait. Pas par ce qu’il faisait. Mais par ce qu’il éveillait en elle. Une admiration muette. Et un frisson d’autre chose. Trop dangereux pour être nommé.

Elle ravala sa salive, puis lança le moteur.

— On va tirer ça au clair. Mais je te préviens, Kruger : à la première entourloupe, je te passe les bracelets.

Victor esquissa un sourire discret.

— Je te crois.

Et Rebecca, en le regardant à la dérobée, se maudit intérieurement :

"Concentre-toi, ma fille…"

 

***

 

Le paysage urbain défilait sous les phares, morne et gris. L’heure tardive étouffait la ville sous un voile de fatigue nerveuse. Rebecca conduisait, concentrée sur la route, Victor assis à côté d’elle, le regard perdu dans les reflets des lampadaires sur le pare-brise.

Un long silence s’était installé, presque confortable. Puis, sans prévenir, Victor le brisa :

— T’as toujours voulu être flic ?

Rebecca jeta un bref coup d’œil vers lui.

— Tu veux jouer au psy maintenant ?

— Juste comprendre avec qui je fais équipe.

Elle marqua une pause. Il ne se moquait pas. Il voulait vraiment savoir. C’était rare, ça.

— Mon père était flic, dit-elle finalement. Dix-sept ans dans les stups. Il est mort en service. Moi j’avais quinze ans. On a dit que c’était une overdose d’un dealer paniqué. Mais j’ai jamais cru à cette connerie.

Victor hocha lentement la tête.

— Tu t’es jurée de faire mieux. De faire justice.

— Ou de comprendre. Ce qui revient au même, dit-elle en haussant les épaules. Et toi ? Pourquoi t’as quitté l’armée ? T’as l’air du gars qui obéit à personne, mais qui sait exactement comment donner des ordres.

Il eut un léger sourire.

— Parce qu’on m’a appris à obéir à des gens qui n’avaient plus d’âme. Et un jour, j’ai compris que j’étais en train de devenir comme eux.

Un silence. Rebecca sentit un frisson, pas de peur, mais de reconnaissance. Ils n’étaient pas si différents.

— Et maintenant tu joues les redresseurs de torts pour anciens toxicos et losers magnifiques ?

Victor se tourna vers elle.

— B-Ed n’est pas un loser. Il a juste pas eu les bonnes cartes. Et il a jamais triché. T’en connais beaucoup, des types comme ça ?

Rebecca serra les lèvres, touchée malgré elle.

— Pas assez, répondit-elle plus doucement.

Un nouveau silence, plus dense, s’installa. Cette fois, aucun des deux ne le brisa trop vite.

Puis Victor reprit :

— Tu fais toujours ça ? Creuser les gens… comme tu l’as fait pour moi ?

Rebecca sourit sans le regarder.

— Seulement quand je les trouve suspects. Ou intéressants.

Victor la regarda un instant, mais ne dit rien. Il se contenta de répondre par un léger hochement de tête, approbateur.

Elle, de son côté, marmonna presque pour elle-même :

— Merde. Faut vraiment que je me concentre...

Victor, l’ayant entendue, répondit dans un souffle, un coin des lèvres levé :

— Trop tard.

Rebecca jeta un œil rapide à son GPS.

— On approche. C’est le dernier entrepôt avant la baie. D’après Pavel, c’est là que B-Ed aurait été vu, il y a deux nuits.

— Ou c’est là qu’on veut nous faire croire qu’il a été vu, marmonna Victor.

Rebecca arqua un sourcil.

— Tu crois que Pavel nous manipule ?

Victor haussa les épaules.

— Il m’a glissé cette info un peu trop facilement. Et il savait que j’allais t’en parler. C’est soit un avertissement, soit un piège.

— Super, dit Rebecca en coupant les phares. On adore les pièges.

Elle rangea son arme dans son holster et coupa le moteur. Un silence presque surnaturel s’abattit autour d’eux.

— On y va à pied, ajouta-t-elle.

— Laisse-moi passer devant, proposa Victor. Si ça tourne mal, tu pourras dire que c’était pas ton idée.

— Tu rêves. C’est moi la flic ici.

Ils sortirent prudemment du véhicule. L’air sentait l’iode et le métal rouillé. Le port était désert, ou presque. Une lumière faible clignotait au-dessus d’un container éventré.

Soudain, Victor s’arrêta net. Il leva la main.

— Là-haut, souffla-t-il.

Rebecca suivit son regard. Un mouvement, furtif, sur le toit du hangar. Silencieux. Un guetteur.

Elle décrocha son Sig.

— On nous attend.

— J’te l’avais dit, dit Victor calmement.

— Et tu veux toujours passer devant ?

Victor eut un demi-sourire.

— J’aime pas dire “je te l’avais dit”, mais dans ce cas précis… ouais.

Un grésillement retentit dans la poche de Rebecca. Sa radio.

— Lieutenant Alvarez ? Ici le central. On vient d’avoir une info : un appel anonyme. Un certain “Petrov” vous recommande de ne pas “mettre le nez dans les affaires des autres”. Il a même cité votre nom.

Rebecca échangea un regard avec Victor.

— Petrov, murmura-t-elle. C’est qui ce type ?

Victor serra la mâchoire.

— Un des contacts de Pavel. Plus qu’un simple “client régulier”. C’est lui le lien entre la mafia et ce qui est arrivé à Christie.

Rebecca jura à mi-voix, les yeux braqués vers l’ombre du toit.

— Tu sais que si on avance, on va se prendre une balle, hein ?

Victor dégaine à son tour.

— Alors on bouge vite. Et on vise juste.

 

Rebecca hocha la tête. Pour la première fois, ils étaient vraiment partenaires.

— Prêt ?

— Toujours.

Rebecca remarqua l’étui discret sous la veste de Kruger quand il s’extirpa de la voiture. Elle reconnut aussitôt la crosse. Pas un Glock. Pas un SIG. Non… c’était un modèle bien plus rare. Elle s’arrêta une seconde, intriguée.

— Attends... C’est un MP-443 Grach ?

Victor haussa un sourcil, presque amusé.

— Je suis censé être impressionné que tu connaisses ?

— Je suis censée te demander comment t’as fait entrer une arme militaire russe en Californie sans que l’ATF te tombe dessus, répliqua-t-elle sèchement.

— Je connais des gens. Et j’en évite d’autres.

Rebecca hocha lentement la tête, en silence. Ce genre de détail, elle le notait. Elle l’analysait. Et là, elle n’avait plus affaire à un simple “ancien militaire”. Kruger n’était pas juste un type costaud avec une moto. C’était un homme qui, comme elle, vivait armé. Et qui avait l’habitude de rester vivant.

Mais elle se contenta de dire, avec un soupçon d’ironie :

— Rappelle-moi de te désarmer si jamais je te colle au poste.

Victor eut un sourire en coin.

— Tu peux essayer.

Sans un mot de plus, il fit glisser un chargeur supplémentaire dans la poche intérieure de son manteau, vérifia son arme d’un geste sec, précis. Rebecca fronça les sourcils : pas de tremblement, pas d’hésitation. Ce type avait déjà fait ça. Des dizaines de fois.

Ils s’approchèrent silencieusement de l’entrée arrière de l’entrepôt. Victor sortit une fine tige de métal de sa botte — un crochet. En vingt secondes, la serrure céda. Il entra en premier, Rebecca sur ses talons, arme en main.

À l’intérieur, l’odeur de rouille et d’huile usée. Et de sueur. Trois hommes armés, visibles depuis une passerelle. En contrebas, B-Ed, ligoté à une chaise, le visage en sang. Un quatrième homme l’interrogeait avec une lenteur sadique.

— On y va à deux ? souffla Rebecca.

Victor secoua doucement la tête.

— Tu couvres la sortie. Je vais le chercher.

— T’es cinglé, chuchota-t-elle, mais sans le retenir.

Il descendit les escaliers comme une ombre. Deux pas, un arrêt. Trois pas encore. Il était déjà à mi-chemin quand l’un des hommes se retourna.

Trop tard.

Un coup de feu !

Le premier tir claqua. Le garde s’écroula, une balle en pleine gorge. Avant que les autres ne comprennent, Victor avait plongé derrière une caisse, roulant sur le béton, puis surgissant à nouveau comme un prédateur sorti de l’ombre.

Deux coups de feu !

Deux autres tombèrent, l’un dans l’épaule, l’autre en pleine poitrine. La violence était chirurgicale. Le Grach crachait ses balles avec un son plus sourd que les armes américaines — chaque tir était une promesse tenue.

Le quatrième homme tira en direction de Victor, le forçant à se replier. B-Ed hurla :

— VIC, NON ! C’EST PIÉGÉ !

Mais Victor avait déjà contourné le pilier. Il surgit derrière l’homme qui interrogeait B-Ed, l’attrapa par la nuque, et lui brisa le bras dans un craquement sec, le désarmant d’un geste. Un coup de crosse du Grach termina le travail, l’assommant net.

— Toujours aussi dramatique, souffla B-Ed, haletant.

— J’aime les entrées théâtrales, répondit Victor en le détachant.

Rebecca arriva au même moment, son Sig Sauer prêt à tirer.

— Bordel… souffla-t-elle en voyant les trois corps. Tu… t’as pas changé. Pas d’un poil.

— Ils allaient le buter, dit simplement Victor.

Puis, dans un mouvement presque tranquille, il replaça son arme dans son holster. Le Grach n’avait plus qu’une balle.

— T’as vidé ton chargeur, remarqua Rebecca.

— Non, dit-il. Il en reste une. Pour celui qui voudra finir ce qu’ils ont commencé.

Il se tourna vers elle, le regard noir, mais calme.

— On a un problème plus gros. Ils pensaient que B-Ed avait gardé la came pour lui. Mais ça vient de plus haut. Beaucoup plus haut. Je pense que c’est Pavel qui a refilé l’info à ceux-là, pour qu’ils nous testent. Il voulait voir si je me mouillerais.

Rebecca sentit un frisson la parcourir.

— Et maintenant ils savent que tu l’as fait.

— Oui. Et ça change tout.

Elle le regarda un instant en silence, puis baissa doucement son arme.

— Tu me fais flipper, Kruger. Mais tu viens de sauver un mec que tu aurais pu abandonner. Et… j’aime pas l’admettre, mais je respecte ça.

Victor esquissa un sourire.

— C’est le début de quelque chose, lieutenant Alvarez ?

Elle détourna les yeux, un sourire crispé aux lèvres.

— Ferme-la et aide-moi à traîner B-Ed dehors. Et après, tu me racontes tout. Parce que je sens que ton “passé” va me faire perdre le sommeil pendant longtemps.

Dans la Jeep, en fuite.

Le moteur rugit. Rebecca serre le volant, Victor à ses côtés, B-Ed étalé sur la banquette arrière, haletant, les bras meurtris par les liens et le visage marqué de coups.

— Ils vont nous suivre ? demanda-t-elle en jetant un coup d’œil dans le rétro.

— Pas tout de suite, répondit Victor. Ils vont devoir nettoyer leur merde d’abord. Et prévenir Pavel.

— Il est vraiment derrière tout ça ?

Victor hocha lentement la tête.

— Pas directement. Mais c’est lui qui a soufflé à ces types que B-Ed savait où était planquée la came. Il voulait voir qui mordrait à l’hameçon.

— Et toi, tu as mordu, fit Rebecca, presque admirative.

À l’arrière, B-Ed laissa échapper un gémissement. Son souffle était court, rauque.

— Tu peux me dire ce qu’il y avait dans cette foutue came ? souffla Rebecca. Pourquoi t’en es pas débarrassé ?

— Parce que c’est pas juste de la came, dit B-Ed en relevant à peine la tête. C’est une transaction jamais conclue. Les Mexicains avaient filé l’acompte, la marchandise était arrivée, mais le gars qui devait faire la passe est mort dans une descente. J’ai récupéré les sacs, j’ai paniqué… alors je les ai planqués. C’était ça ou crever.

— Et t’as jamais dit à Victor ? demanda-t-elle, jetant un coup d’œil dans le rétro.

— Il m’avait déjà sorti de la merde. Il m’avait trouvé un job. J’avais pas le droit de l’embarquer là-dedans aussi. J’ai voulu régler ça tout seul. Putain de merde !

Victor ne répondit rien. Son regard était fixé droit devant, les mâchoires serrées.

— Prends cette direction, désigna-t-il d’un geste

Rebecca tourna dans une rue étroite, puis encore deux fois. Enfin, elle s’arrêta devant une résidence tranquille, presque bourgeoise, perdue dans un quartier résidentiel discret.

— C’est quoi ici ? demanda Rebecca.

— Une planque, répondit Victor en sortant les clés. J’en ai plusieurs. Une planque n’est sûre qu’une fois.

Elle fronça les sourcils.

— C’est une règle militaire ?

— C’est une règle de survie.

Ils sortirent. Victor aida B-Ed à marcher. À l’intérieur, l’appartement était presque vide, à part l’essentiel : un canapé, une cuisine propre, des stores occultants, et un lit dans une pièce à part.

— T’as décoré avec ton âme ou quoi ? lâcha Rebecca, moqueuse.

— Non. J’ai pas besoin de m’attacher à des murs.

Il posa B-Ed sur le lit, lui tendit un verre d’eau, et alla chercher une trousse de secours. Puis se mit à éponger les blessures de son ami, puis enfila une aiguille et commença à lui coudre l’arcade sourcilière pendant qu’il grimaçait de douleur. Rebecca observait tout, un sourcil haussé.

— T’as combien de planques comme ça ?

— Trois… à cinq, répondit Victor. En ville.

— T’as peur de quoi ? Qu’on t’aime trop ?

Il ne répondit pas. Juste un sourire discret. Une fois terminé B-Ed lui prit le bras.

— Vic je suis vraiment désolé… je voulais pas t’embarquer là-dedans.

— Laisse tomber, répliqua ce dernier sans émotions.

—  Christie va me tuer quand elle saura…

Rebecca détourna les yeux et quitta la pièce. Victor garda le silence un moment, puis se leva et apporta une couverture qu’il étala sur son ami.

 B-Ed dort enfin, son visage apaisé malgré les hématomes. La respiration lente, la couverture remontée sur ses épaules.

Victor referme doucement la porte de la chambre et rejoint Rebecca dans le salon. Elle est debout près de la fenêtre, une bouteille de bière à la main, silhouette tendue dans la lumière crue de la pièce.

— Tu ne lui as rien dit… pour Christie, souffle-t-elle sans se retourner.

Victor reste figé une seconde, puis s’approche lentement.

— Non.

— Pourquoi ?

Il s’appuie contre le mur, bras croisés.

— Parce qu’il l’aimait. Et parce qu’elle ne l’a pas balancé. Même quand ils l’ont forcée. Elle a murmuré son nom… puis elle est partie.

Un silence. Rebecca tourne la tête vers lui, troublée.

— Il a le droit de savoir.

— Il saura. Mais pas ce soir. Ce soir, il a besoin d’espoir, pas d’un tombeau.

Elle l’observe. Et pour la première fois, elle voit autre chose dans ses yeux que la dureté. Un mélange de fatigue, de loyauté… et de tristesse. Ça lui serre la gorge plus qu’elle ne veut l’admettre.

— Tu tiens vraiment à lui, murmure-t-elle.

— On a tous une personne pour qui on fait un détour.

Rebecca hoche lentement la tête, puis lève la bière vers lui.

— Et moi ? Je suis quoi dans l’histoire ? La flic relou qui vous colle au train ? Ou… un vrai coéquipier ?

Il s’approche, doucement. Le regard planté dans le sien.

— Pour l’instant… t’es la seule personne capable de me faire hésiter. Et c’est pas un compliment, Rebecca.

Elle soutient son regard. Longue seconde, magnétique. Quelque chose d’indéfinissable passe entre eux. Elle baisse les yeux.

— Tu sais être charmant quand tu t’appliques.

— C’est rare. Profite.

Un sourire en coin.

Elle détourne le regard vers le frigo.

— Il te reste une autre bière là-dedans ou tu les gardes pour les soirs de guerre ?

Victor ne répond pas. Il ouvre le frigo, en sort une autre bouteille, la lui tend.

Elle trinque légèrement contre la sienne.

— On est dans la merde, hein ?

— Jusqu’au cou.

— Alors on va devoir apprendre à se faire confiance.

Victor hoche la tête, l’air grave. Il lève sa bouteille.

— Deal.

Clac. Le tintement discret du verre dans la nuit. Et dans cette pièce nue, à la lumière d’une ampoule solitaire, deux âmes cabossées venaient de signer un pacte. Pas d’amour. Pas encore. Mais quelque chose de plus rare : une alliance. Solide. Fragile. Inévitable.

 

*

 

 

Quelques heures plus tard,

Le silence est presque total. Seul le ronron lointain de la ville accompagne la nuit.

Rebecca n’a pas bougé. Allongée sur le canapé, elle fixe toujours le plafond, la couverture remontée jusqu’à la poitrine. Elle écoute. Le moindre bruit. Le moindre soupir. Dans la chambre, B-Ed dort toujours, en sécurité. Mais ce n’est pas lui qu’elle surveille.

Une porte grince doucement.

Victor apparaît dans l’embrasure de la cuisine, torse nu, un verre d’eau à la main. Il croise son regard. Elle ne dit rien. Il ne dit rien non plus. Il boit une gorgée, puis s’avance, s’arrête à quelques pas d’elle.

— T’arrives pas à dormir non plus ? souffle-t-elle.

— J’ai pas fermé l’œil depuis trois jours. Mais là… je crois que c’est toi qui m’empêches de sombrer.

Elle esquisse un sourire fatigué.

— C’est ma voix rauque ou ma sale manie de poser des questions ?

— C’est ton calme, dit-il, presque surpris de l’avouer. Malgré tout ça… t’as l’air solide.

Rebecca se redresse, s’assoit, les jambes croisées sous la couverture.

— J’ai appris à faire semblant. Toi, t’as pas besoin. T’es comme un mur.

Victor s’approche et s’assoit en face d’elle, sur la table basse, son regard planté dans le sien.

— Les murs tombent, tu sais.

— Les miens aussi, dit-elle dans un souffle.

Elle baisse les yeux, plus vulnérable qu’elle ne voudrait.

— J’ai pas l’habitude qu’on me regarde comme tu le fais. Comme si j’étais pas qu’un badge ou un flingue. Comme si tu voyais à travers.

Il penche légèrement la tête.

— C’est peut-être parce que je sais ce que ça fait… de plus savoir qui on est quand on retire l’uniforme.

Silence. Il y a quelque chose d’incroyablement doux dans cette tension. Pas de précipitation. Pas de drame. Juste deux personnes… qui baissent leurs armes.

— Viens là, murmure-t-elle.

Victor reste figé une seconde. Puis il obéit. Lentement. Il s’assoit à côté d’elle. Elle se tourne légèrement. Ils se regardent de près. Pas un mot. Le silence est plus parlant que tout.

Puis, elle pose sa tête sur son épaule.

— Juste… reste là un moment. Pas de baiser, pas de jeux. Juste... reste.

Il acquiesce, presque imperceptiblement.

— Je reste.

Et dans cette nuit silencieuse, alors que le monde dehors est en feu, ils trouvent enfin un coin de paix. Une trêve. Un souffle de chaleur entre deux éclats de guerre.

Rebecca s’est assoupie contre l’épaule de Victor. Il n’a pas bougé. Il est resté immobile, le regard perdu dans le vide, comme si chaque minute à la tenir contre lui était une respiration qu’il n’avait pas eue depuis des années.

Et puis... le téléphone vibre.

Sec. Tranchant.

Son vieux modèle soviétique, renforcé, presque militaire. Pas une appli, pas de réseau social. Juste un numéro. Un seul contact.

Victor serre les mâchoires. Il détache lentement son bras de sous la tête de Rebecca sans la réveiller et se lève. Il décroche en silence, l’oreille tendue.

Une voix crépitante, codée, passe dans l’écouteur. Il ne répond pas tout de suite. Puis, enfin, il parle.

— Je t’écoute.

De l’autre côté, la voix grésille, avec un accent slave à peine contenu :

— Tu voulais savoir qui bougeait côté frontière ? C’est fait. Un certain Morales a franchi le Rio deux jours plus tôt avec une escorte. Cartel Jalisco. Officiellement, c’est une visite. Officieusement, ils cherchent leur marchandise… ou quelqu’un à faire payer.

Victor se raidit.

— Ils ont un nom ?

— Deux. B-Ed… et toi.

Un silence.

— Et Pavel ? demande Victor.

— Pavel observe. Il laisse les chiens mordre avant d’entrer dans la mêlée.

Victor raccroche.

Il fixe l’écran noir du téléphone une seconde. Puis il revient dans le salon. Rebecca ouvre les yeux au même moment, l’instinct toujours en éveil.

— Mauvaises nouvelles ? demande-t-elle, encore à moitié endormie.

— Les Mexicains sont à L.A.

Elle se redresse d’un coup, plus alerte.

— Le cartel ?

— Jalisco. Ils savent que la came est ici. Ils veulent récupérer ce qui leur est dû… ou faire un exemple.

— Et B-Ed ?

— Il est en haut de la liste. Juste après moi.

Rebecca se lève, déjà en train de remettre ses bottes.

— Il faut bouger.

Victor l’observe. Une lueur brille dans son regard. Elle n’a pas paniqué. Elle n’a pas douté. Elle agit. Et pour la première fois, il n’est plus seul dans cette guerre.

— T’as un plan ? demande-t-elle.

— J’en ai trois. Mais j’vais t’en dire qu’un seul. Faut qu’on sorte B-Ed de la ville… et trouver ce que Pavel sait qu’on ne sait pas.

Elle hoche la tête.

— Alors on fait équipe ?

Il la fixe, un sourire en coin.

— Depuis qu’t’as bu ma bière.

Elle sourit malgré elle.

— Allez, mur de béton, file-moi ton flingue. Et dis-moi où on commence.

Victor attrape le MP-443 sur la table, lui tend un second chargeur.

— On commence par faire du bruit. Et ensuite… on remonte la chaîne jusqu’à Pavel.

Elle recharge le chargeur, claque la culasse, et le regarde, les yeux brillants.

— J’espère que t’as une autre planque. Parce qu’on va faire exploser celle-là.

Victor sourit.

— J’en ai cinq. Tu préfères la moderne, la planquée… ou celle avec vue ?

Rebecca passe la main dans ses cheveux.

— Celle où on crève pas dans la première heure, ce sera parfait.

Et sans un mot de plus, ils s’équipent. Deux silhouettes dans la nuit, unies par la guerre à venir.

 

*

L’ambiance a changé. Le calme est lourd. Victor termine de préparer un sac discret : vêtements, faux papiers, téléphone jetable. Rebecca, concentrée, vérifie son propre chargeur, jette un regard vers le couloir.

— Il faut le réveiller, murmure-t-elle.

Victor acquiesce, se lève, et entre dans la chambre.

B-Ed dort encore, recroquevillé sous la couverture, les traits tirés, comme un enfant brisé par des années de peur.

Victor pose une main sur son épaule.

— Debout, frère. On bouge.

B-Ed ouvre les yeux lentement, groggy.

— Qu’est-ce qui se passe… ? On est pas en sécurité ici ?

— Non. Et ça ne fait que commencer.

Victor l’aide à s’asseoir pendant que Rebecca entre avec le sac.

— C’est quoi ce barda ? demande B-Ed, encore sonné.

— Ton billet de sortie, répond Victor. Tu vas quitter San Francisco ce soir.

— Où je vais aller ?

Victor s’accroupit face à lui.

— À l’extérieur de Sacramento. Il y a une femme, elle s’appelle Mira. Elle me doit une faveur. Tu te présentes, tu lui donnes ça.

Il lui tend une clé USB cryptée.

— Elle te fera sortir discrètement. Mais faudra tenir ta langue, et surtout… ne pas chercher à revenir. Pas tout de suite.

B-Ed le fixe, déstabilisé.

— Et vous deux ?

Rebecca prend la parole, déterminée.

— On remonte la piste jusqu’à Pavel. Et on arrête cette merde.

B-Ed tourne la tête vers elle, inquiet.

— Vous allez vous faire tuer. Ce type a des connexions jusque dans la mairie, dans les douanes…

— Et probablement au sein de la police aussi, ajoute Victor froidement.

Rebecca le regarde, surprise.

— T’insinues que je peux pas faire confiance à mes propres collègues ?

— J’insinue que si tu passes un appel, y a de bonnes chances que Pavel soit prévenu avant même qu’on ait raccroché.

Un silence.

Rebecca serre les dents, mais acquiesce.

— Alors pas de police, souffle-t-elle. Très bien.

Victor se redresse et tend la main à B-Ed pour l’aider à se lever.

— T’as assez donné. C’est à nous maintenant de te couvrir.

B-Ed attrape sa main… et le retient une seconde. Ses yeux brillent.

— Vic…

Victor le regarde sans un mot.

— Christie… elle aurait pas tenu sans toi. Et moi non plus. Si tu m’avais pas trouvé, si tu m’avais pas tendu la main…

Il s’interrompt. Une larme roule sur sa joue. Il devine. Il sait déjà. Mais Victor l’achève doucement :

— Christie est morte, Ed. Ils l’ont tuée. Parce qu’ils croyaient qu’elle savait où t’étais.

B-Ed s’effondre. Les jambes lâchent. Il tombe à genoux sur le sol, secoué par les sanglots.

Rebecca détourne les yeux, le cœur serré. Elle ne s’attendait pas à ça. Pas à cette douleur brute.

Victor reste debout, impassible en apparence, mais sa voix est plus grave, plus rauque.

— Tu ne peux plus rien pour elle, Ed. Mais t’as encore une vie à sauver : la tienne.

— J’veux pas vous perdre, gémit B-Ed. J’veux pas perdre un ami comme j’ai perdu Christie.

Victor pose une main ferme sur son épaule.

— T’inquiète pas pour nous. J’ai affronté pire. Je suis encore là. Et cette fois, j’ai pas l’intention de tomber.

Un dernier regard entre les deux hommes. Une promesse muette.

 

*

La Jeep de Rebecca est prête. Un autre véhicule, un vieux SUV noir, attend sans phares plus loin.

Victor serre les sangles du sac de B-Ed et lui donne une tape dans le dos.

— Va chez Mira. Utilise le nom de Kovalenko. Elle comprendra.

B-Ed s’apprête à monter. Il se retourne une dernière fois.

— Reviens vivant, Vic.

Victor ne répond pas. Juste un hochement de tête. Rebecca observe toute la scène, en retrait.

Quand la voiture démarre, elle s’approche lentement de Victor.

— Tu dis que t’as affronté pire.

Il la regarde.

— Ouais. J’ai survécu à la guerre. À la prison. À moi-même. Mais ce qui arrive… c’est autre chose.

Elle ne répond pas. Juste ce regard. Ce respect nouveau, presque tendre.

— Et maintenant ? demande-t-elle.

— Maintenant, dit-il en remontant dans la Jeep, on va chercher ce que Pavel essaye de cacher.

Rebecca le suit, monte côté conducteur.

— Alors boucle ta ceinture, soldat.

Victor sourit.

— Oui, lieutenant.

Et dans la nuit, la Jeep démarre. Direction l’inconnu.

 

***

INT. JEEP – ROUTE PÉRIPHÉRIQUE DE SAN FRANCISCO – NUIT

La route défile dans le faisceau des phares. Le moteur gronde doucement. À l’intérieur, le silence s’est installé, tendu mais complice. Rebecca tient le volant, concentrée. Victor, à ses côtés, consulte son téléphone sécurisé.

— T’as une idée d’où on va ? demande-t-elle sans détourner les yeux de la route.

— J’ai deux pistes, répond Victor. Une planque utilisée par les types de Pavel, dans le quartier de Dogpatch. Et un entrepôt désaffecté au sud de la baie. Là où il faisait ses échanges, avant.

— L’endroit où B-Ed a été retrouvé ?

Victor hoche lentement la tête.

— Probablement. Ou juste à côté. Pavel ne laisse jamais rien au hasard. Mais il laisse parfois des ombres.

Rebecca jette un regard en coin.

— T’es toujours aussi poétique quand tu parles de criminels, ou c’est juste pour m’impressionner ?

Un demi-sourire passe sur les lèvres de Victor. Il range son téléphone.

— J’ai appris que l’humour aide à survivre. Même si c’est noir.

Un moment de silence. Puis Rebecca, d’un ton plus doux :

— T’étais vraiment soldat ?

— Spetsnaz. Forces spéciales russes. Jusqu’à ce que je comprenne que je n’étais qu’un outil.

— Et tu t’es reconverti en… quoi ? Fantôme ?

— Quelqu’un qu’on appelle quand les choses tournent mal.

Rebecca l’observe brièvement, un mélange de curiosité et de prudence dans le regard.

— Tu sais, pour un mec qui déteste les attachements, t’as quand même mis ta vie en jeu pour ton ami.

Victor tourne la tête vers la fenêtre.

— B-Ed, il m’a pas jugé, pas une seule fois. Il m’a regardé comme un homme. Pas comme une arme. Et ça, c’est rare.

Un silence. Rebecca soupire.

— On est que deux maintenant. Contre un cartel, une police infiltrée, et un type qui nous précède toujours d’un coup d’avance. Tu comptes faire quoi ?

Victor la fixe, calme.

— On leur fait croire qu’on est désorganisés. Puis on remonte la chaîne. Et on coupe la tête.

Elle éclate d’un rire bref.

— Tu sais que t’es flippant parfois ?

— Je sais.

Elle le regarde à nouveau, cette fois plus longtemps. Puis détourne les yeux, fixant la route.

— T’as pas répondu à ma question, murmure-t-elle.

— Quelle question ?

— Celle que t’as esquivée tout à l’heure. Ce que je suis, pour toi, dans cette histoire.

Victor prend une grande inspiration. Il sort un chargeur plein de sa poche, l’insère calmement dans son MP-443 Gratch.

— T’es l’imprévu.

— L’imprévu ?

— L’imprévu, c’est ce qui fait sauter les plans les mieux huilés. Ça oblige à s’adapter. À voir autrement.

Elle ne sait pas si elle doit le prendre comme un compliment ou une menace.

— Et toi, tu t’adaptes ?

Victor la regarde intensément. Une tension silencieuse s’installe de nouveau. Cette fois, moins électrique, plus... intime.

— Depuis que je t’ai rencontrée, je fais que ça.

La Jeep tourne. La ville est loin derrière maintenant. Les lumières s’amenuisent. Devant eux, l’obscurité, un quai abandonné.

Victor sort un téléphone crypté, compose un numéro.

— Mira. C’est moi. Prépare un contact à la frontière. Et trouve-moi un canal sécurisé. Je vais avoir besoin d’infos sur un certain acheteur mexicain… et sur un agent qui travaille pour Pavel.

Pause. Il écoute.

— Oui. Lui. Je savais qu’il reviendrait dans la danse.

Il raccroche. Rebecca attend.

— Qui ça ?

— Un certain Delgado. Ex-police. Reconverti en logisticien pour Pavel. Si on le trouve, on trouve le cœur du trafic.

Rebecca incline légèrement la tête, intriguée.

— Et si c’est un piège ?

— Alors j’espère que tu sais bien viser.

Elle sourit, lève un sourcil.

— Je tire mieux que je parle.

Victor acquiesce.

— Je sais. C’est pour ça que tu me plais.

Rebecca reste figée un instant. Surprise. Puis elle souffle un rire, secoue la tête.

— T’as vraiment pas de timing.

Victor charge son arme. Froid. Méthodique. Mais un éclat différent passe dans son regard. Moins distant. Moins blindé.

— Non. Mais j’ai l’instinct.

Et alors que la Jeep ralentit devant le quai désert, le vent qui se lève fait voler quelques feuilles mortes. Le calme avant la tempête. Ils sortent du véhicule, armes à portée, regards en alerte.

La guerre peut commencer.

La Jeep s’arrête à distance. Le lieu est plongé dans une obscurité presque totale, seulement éclairé par les néons tremblotants d’un lampadaire au loin. Le vent fait bruisser les tôles ondulées.

Victor coupe le moteur.

Silence.

Rebecca regarde l’entrepôt, puis Victor.

— On fait quoi ? On fonce ?

Victor ouvre la boîte à gants. Il en sort une petite lunette thermique, la tend à Rebecca.

— Regarde d’abord.

Elle la porte à ses yeux. Après quelques secondes :

— Trois hommes à l’intérieur. Un quatrième sur le toit. Et une voiture… blindée.

Victor acquiesce. Il sort calmement son MP-443, vérifie la glissière, insère un chargeur.

Rebecca le regarde faire. Il est d’un calme presque surnaturel.

— T’as toujours été comme ça avant une mission ?

Victor hausse une épaule.

— Avant, je pensais pas. Maintenant, je pense… à ceux qui comptent.

Rebecca fronce légèrement les sourcils.

— Et j’en fais partie ?

Victor la fixe un instant. Puis s’approche. Il s’arrête juste devant elle. Trop près. Ses yeux plongent dans les siens.

— T’es comme une faille dans ma cuirasse. Et je sais pas encore si je dois la colmater… ou m’y abandonner.

Rebecca sent son cœur rater un battement. Elle retient un sourire nerveux.

— C’est ta manière à toi de dire que tu me fais confiance ?

— Non. C’est ma manière de dire que je suis foutu si tu tombes.

Un silence dense, lourd, presque trop intime pour l’instant. Rebecca détourne le regard, brise la tension.

— Alors évitons de tomber. Tous les deux.

Elle charge son Glock, glisse une lame dans sa botte, et ajuste sa veste.

Victor sourit à peine. Il ouvre la portière.

— Rappelle-toi : si ça tourne mal, tu tires en premier. Et tu poses les questions aux survivants.

Rebecca hoche la tête. Elle descend elle aussi. Les deux silhouettes se fondent dans la nuit, se glissant vers les ombres de l’entrepôt.

La chasse commence.

L’entrepôt semblait abandonné, perdu dans une zone industrielle rongée par le temps et les pluies acides de San Francisco. Un de ces lieux oubliés de tous, sauf des criminels. Le genre de bâtisse qui puait les mauvaises décisions et les secrets enterrés.

Rebecca attendait derrière un conteneur éventré, son Glock en main, le souffle maîtrisé, les sens en alerte. À ses côtés, Victor avait disparu, glissé dans l’ombre avec une aisance qui la laissait toujours perplexe. Elle savait qu’il était là, quelque part, mais impossible de le voir. Il s’était fondu dans l’obscurité comme une rumeur qu’on n’attrape jamais.

L’opération avait commencé.

Victor avançait, précis et silencieux. Ses gestes étaient lents, calculés. Une ombre parmi les ombres. Son couteau glissé sous la manche vibrait doucement contre sa peau, comme s’il respirait avec lui. Il gravit une passerelle métallique sans un bruit, le pas feutré sur la tôle. En contrebas, un garde descendait, mâchant bruyamment un chewing-gum, inconscient du prédateur derrière lui.

Victor le plaqua contre la rambarde, un bras autour du cou, la lame s’enfonçant d’un seul coup sec à la base du crâne. Le corps se relâcha sans un son. Il le tira à l’abri, et déjà il reprenait sa course, comme une marée noire.

Un peu plus loin, un autre garde gardait une pile de palettes, casque audio vissé sur les oreilles. Une clef à molette tomba non loin, clin d’œil discret jeté par Victor. Le type se tourna, intrigué, avança, puis s’arrêta — trop tard. Deux coups de poing, un dans la gorge, l’autre au plexus. Le souffle coupé, il s’effondra, la nuque brisée net dans un bruit sec. Victor l’allongea délicatement, comme s’il bordait un enfant.

— Tu les fais disparaître, souffla Rebecca dans son oreillette, abasourdie.

— Ce n’est pas un combat. C’est un nettoyage, répondit-il, sa voix calme, presque lasse.

Un étage plus haut, un troisième homme se rinçait les yeux devant une vidéo sur son téléphone. L’écran s’éteignit d’un coup. Coupure de courant. L’obscurité avala le bureau dans un silence absolu.

— Merde…? murmura-t-il.

Mais il n’eut pas le temps de s’alarmer. Victor, déjà dans son dos, pressa la détente. Une balle dans le cœur, propre et nette. L’homme s’écroula, son corps absorbé par l’obscurité.

Sur le toit, le dernier guetteur s’ennuyait. Il jetait de brefs coups d’œil sur les rues en contrebas, sans savoir qu’il était observé. Un bruit, une vibration, un détail subtil fit tourner sa tête… trop tard. Victor le surprit, le coucha au sol avec une lame silencieuse enfoncée entre les côtes. Encore un fantôme de moins dans cet antre de béton.

Rebecca ne le vit pas revenir. Il surgit dans son dos, comme tombé du ciel. Elle sursauta à peine.

— Tous neutralisés ? demanda-t-elle à voix basse.

— Proprement. Sans alerte.

Elle hocha la tête, impressionnée malgré elle. Pas seulement par l’efficacité. Par la froideur. Par ce calme surnaturel. Victor ne tuait pas pour tuer. Il effaçait. Il rayait des noms. Il exécutait.

— T’as toujours été comme ça ? hasarda-t-elle.

Il la regarda, un voile dans le regard.

— Non. Avant, je laissais des témoins.

Elle frissonna. Il passa devant elle, et elle le suivit, comme happée.

Au fond de l’entrepôt, dissimulée derrière des caisses et des bâches poussiéreuses, une porte blindée les attendait. Incongrue. Lourde. Trop visible pour être honnête.

Victor s’arrêta. Rebecca sentit son instinct hurler. C’était trop propre. Trop vide. Trop simple.

— Tu sens ça ? dit-elle.

Il hocha lentement la tête.

— Ouais. Une mise en scène.

Il approcha quand même. Lentement. Chaque pas mesuré. Son arme levée, tendue devant lui. Il posa la main sur la poignée… et l’ouvrit d’un coup sec.

Un cliquetis métallique, bref… puis le bip aigu d’un détonateur.

Victor eut à peine le temps de hurler.

— À terre !

Rebecca se jeta au sol. Une onde de choc les frappa. Pas une explosion — pas encore. Une charge paralysante. Un piège.

Dans la pénombre de la salle, une lumière s’alluma lentement. Un projecteur unique. Et sous ce faisceau pâle…

Un message. Projeté sur le mur.

"Vous avez voulu la vérité. Elle vous attend à Mexico."

Victor se redressa, la mâchoire crispée. Rebecca, encore sonnée, murmura :

— C’était un avertissement…

— Non. C’était une invitation.

Il la regarda, le regard noir, glacé comme la nuit.

Et quelque chose en lui venait de se réveiller. Quelque chose d’ancien. De dangereux.

Le moteur de la Jeep ronronnait doucement dans la nuit. San Francisco était loin derrière eux à présent, effacée comme un mauvais rêve. Dans le rétro, plus aucun signe de B-Ed. Le van avait disparu avec lui, emportant sa douleur, sa culpabilité, et ce qu’il restait de son passé.

Victor conduisait sans dire un mot, le regard droit, les mâchoires serrées. Rebecca l’observait à la dérobée, les bras croisés sur la poitrine, crispée contre la portière.

— Tu lui as rien dit pour Christie jusqu’au dernier moment, murmura-t-elle.

— Il fallait qu’il parte, répondit Victor. S’il avait su avant, il serait resté. Et il se serait fait descendre. Ou pire.

— Et maintenant, c’est toi qui portes ça à sa place.

Il haussa à peine les épaules.

— J’ai l’habitude.

Un silence s’étira entre eux, pesant. La route était vide, éclairée par les seuls faisceaux des phares. Rebecca soupira, baissa légèrement la vitre, sentit le vent nocturne balayer ses cheveux.

— Alors, c’est quoi le plan maintenant ? On roule vers quoi ? Un carnage ? Un suicide glorieux ?

Victor eut un sourire sans joie.

— Une mise au point. Ce cartel a fait une erreur. Ils croient que la peur donne du pouvoir. Mais ce qu’ils ont réveillé, c’est pas un pion. C’est un mec qui n’a plus rien à perdre.

Elle le regarda en coin, un peu inquiète, un peu fascinée.

— Tu parles comme un type prêt à crever.

— Je suis prêt à finir ce que j’ai commencé.

Elle secoua la tête.

— Et tu comptes vraiment faire ça sans prévenir personne ? Pas un appel, pas un flic, pas même une sale taupe de la DEA ?

Victor la fixa un instant.

— Rebecca… tu sais ce que j’ai appris, moi, dans les guerres ? Les balles ne tuent pas les soldats. Ce qui les tue, c’est la confiance mal placée. Ce cartel a des yeux partout. Si tu veux sauver ta peau, tu m’arrêtes ici.

Elle répondit par un sourire ironique.

— T’es chiant à mourir. Tu pourrais au moins me laisser faire le discours dramatique.

Victor lâcha un petit rire, rare et bref. Un fragment d’humanité dans le roc qu’il était.

— T’auras ton moment.

Elle le fixa encore un instant.

— Dis-moi juste une chose… Pourquoi tu fais tout ça ? C’est pas que pour B-Ed. C’est pas que pour la came. Y’a autre chose. Quelque chose que t’as jamais réglé.

Un long silence. Puis Victor répondit, sans quitter la route des yeux.

— Parce que cette fois, j’ai le choix de protéger quelque chose. Quelqu’un. Et ça… ça n’arrive pas souvent.

Rebecca sentit sa gorge se serrer. Elle aurait voulu répondre quelque chose, mais rien ne sortit.

La Jeep poursuivit sa route vers le sud, dévorant l’asphalte.

Et dans cette nuit sans retour, ils roulaient à deux — un soldat hanté et une flic perdue — vers un combat qu’aucun d’eux ne voulait vraiment fuir.

EXT. QUARTIER INDUSTRIEL – 3H48

La nuit engloutissait les entrepôts du port comme un linceul. Les containers s’empilaient en labyrinthes métalliques, silhouettes de géants rouillés sous la lumière blafarde des projecteurs. Au loin, le cri d’une mouette. Des pas. Une clope jetée. Des ombres qui patrouillent. Ils étaient là.

Victor se glissa entre deux containers, silencieux comme un souffle. Rebecca, juste derrière lui, vérifia sa propre arme. Ses gestes étaient nets. Énergiques. Elle s’était préparée. Il l’avait vue trembler, quelques heures plus tôt. Plus maintenant.

— Trois hommes sur la passerelle, murmura-t-elle. Une caméra thermique fixée au deuxième étage. Tu prends haut, je prends bas ?

— Non. Je vais monter seul. Trop d’angles morts. Toi, tu restes là. Garde la ligne claire.

— Et si ça dérape ?

Victor tourna la tête. Dans ses yeux, une intensité presque inhumaine.

— Si ça dérape… tu tires pour tuer.

Rebecca hocha, mais intérieurement, un frisson lui rongea l’échine.

INT. ENTREPÔT 12 – TOITURE

Victor escalada l’échafaudage rouillé comme un chat dans la nuit. Chaque pas, chaque geste semblait millimétré. Son MP-443 Gratch chargé et silencieux dans la main droite, un couteau militaire dans l’autre. Spetsnaz jusqu’à l’os.

Il se coula sur la verrière fendue du toit, puis s’immobilisa, regardant en contrebas. Deux hommes discutaient près d’un sac de sport éventré. Le reste — sans doute de la came. Un troisième, plus massif, marchait en rond, l’arme en bandoulière. Une radio grésillait.

Victor prit une inspiration. Se laissa glisser. Chut.

Élimination 1. Le couteau, droit dans la carotide, une main sur la bouche. Le corps s’affaissa, sans un bruit.

Élimination 2. Un tir étouffé. La tête bascule, le corps s’effondre entre deux caisses.

Élimination 3. L’ultime garde pivote, comprend trop tard. Victor jaillit dans son dos, l’étrangle en silence, son visage figé, impassible.

Une lumière s’allume dans une pièce annexe. Victor fonce, traverse un couloir, saisit un extincteur, fracasse la caméra de surveillance, entre dans le bureau.

Rien. Juste un écran d’ordinateur. Des plans. Des visages. Des noms. Dont celui de Rebecca.

Un grésillement à l’oreille.

— Victor, murmura Rebecca dans l’oreillette. Deux voitures viennent d’arriver. Des renforts.

Il s’empare d’une clé USB dans un tiroir, glisse deux chargeurs dans sa poche.

— On a ce qu’il nous faut. Retraite.

EXT. ENTREPÔT 12 – SECONDE VAGUE

Ils refluèrent à travers les containers, l’un couvrant l’autre. Rebecca ouvrait la voie. Victor nettoyait l’arrière. Une silhouette surgit devant elle — une rafale. Elle tire. Deux balles dans le torse. L’homme s’écroule.

— Je t’avais dit : tu tires pour tuer, gronda Victor sans s’arrêter.

Ils atteignent la Jeep dans un crissement. Victor arrache la portière, Rebecca bondit au volant.

— On dégage, maintenant !

Les pneus crissent. Derrière eux, des cris. Une alarme. Un projecteur les éclaire brièvement — puis le noir.

INT. JEEP – FUITE

Ils roulent, vite, très vite. Dans la main de Victor, la clé USB.

— C’est quoi ? demande-t-elle en reprenant son souffle.

— C’est la prochaine étape, dit-il. Des preuves. Des noms. Le réseau. Et ton supérieur est dessus.

Elle tourna la tête, choquée.

— Quoi ? Tu veux dire que… ?

Victor acquiesça lentement. Le silence se fit. Rebecca comprit que la nuit ne faisait que commencer.

Et que leur duo… devenait une guerre.

 

INT. NOUVELLE PLANQUE DE VICTOR – QUARTIER MISSION, SAN FRANCISCO – 5H26

L’appartement sentait le bois sec et le métal froid. Un loft planqué au-dessus d’un garage abandonné, loin des regards. Victor s’agenouilla devant un vieux PC blindé d’un pare-feu maison. Il inséra la clé USB. Rebecca, debout derrière lui, ne disait rien. L’écran grésilla, puis chargea un répertoire chiffré.

— C’est pas une clé banale, dit-elle en fronçant les sourcils.

— Non. C’est du lourd. Crypté AES-256, en plus d’un chiffrement maison que je reconnais. Celui d’un ancien du GRU.

Il pianota. Quelques lignes de code plus tard, le dossier se déverrouilla.

Dossier : “RECOUVREMENT / OPÉRATION SIERRA”

Ils s’échangèrent un regard.

Sous-dossiers :

  • Nomades
  • Pavel
  • Livraisons non reçues
  • Contacts internes
  • Fichiers B-Ed

Victor ouvrit le dernier. Des photos de surveillance. B-Ed parlant avec Christie. Des enregistrements. Des plans dessinés à la main montrant des lieux de cache. Une voix dans un extrait audio, celle de Christie.

« Je l’ai supplié de brûler ces sacs. Il m’a dit : "C’est plus qu’une dette. C’est une bombe." »

Rebecca pâlit. Elle lut en silence les noms listés sous Contacts internes.

— Bordel… C’est pas vrai, souffla-t-elle. Mon capitaine… Et Gomez ? Il est du bureau des stups !

Victor hocha lentement la tête.

— Le cartel n’a pas infiltré la police. Il l’a achetée. Ou forcée.

Il passa au dossier Pavel. À l’intérieur, des relevés bancaires codés, tous renvoyant à une société-écran basée à Panama. Et plus intéressant encore : une vidéo.

Vidéo : un homme (Pavel) parle avec un inconnu dans un entrepôt.

« On balance le nom de B-Ed, on laisse croire qu’il a les sacs. Les hyènes mordront. Ce que je veux, c’est voir si Victor saute dans le feu pour le sauver. »

Rebecca retint son souffle.

— Il a utilisé B-Ed… pour t’atteindre, toi.

Victor ne dit rien. Il fixait l’écran comme une lame prête à mordre.

— Mais pourquoi ? demanda-t-elle, incrédule. Pavel était ton contact à l’Est… non ?

Victor se leva lentement.

— C’était un ami. Ou je l’ai cru. Jusqu’à ce qu’il monte sa propre faction. À la chute des réseaux, il a racheté des dettes, des hommes, des secrets. Il s’est fait roi dans l’ombre. Et il veut m’effacer. Parce que je suis… le seul qui sait d’où il vient. Et ce qu’il a fait.

Rebecca croisa les bras, tentant de digérer l’ampleur de ce qu’ils avaient découvert.

— Et cette came, c’est quoi alors ? Une monnaie d’échange ?

— Un test. Une bombe sociale. Le cartel voulait la récupérer pour asseoir sa légitimité auprès des Mexicains. Mais elle contenait aussi un agent de coupe très rare… probablement un précurseur chimique expérimental. Si elle circulait, ça signait le chaos.

Il cliqua sur un fichier nommé "Phoenix_Retex.pdf". Un rapport d’interception. Dessus, un nom : “Projet Phoenix”. En-tête du Département de la Défense.

Rebecca se tourna lentement vers lui.

— C’est pas une simple histoire de came… C’est un putain de programme militaire recyclé.

Victor acquiesça. Il murmura :

— Ils ont voulu mon silence. Mais maintenant qu’on a ça… ils vont tout faire pour nous faire disparaître.

Un long silence s’installa. Puis Victor transféra tous les fichiers sur un disque dur sécurisé, retira la clé, et formatta la machine à distance.

— On bouge. Ce lieu est compromis dès qu’ils réaliseront ce qu’on a pris.

Rebecca le suivit sans discuter, mais juste avant de franchir la porte, elle le retint par le bras.

— On va où ?

— Vers la seule personne qui peut valider ces données. Et si elle est encore en vie… on aura une chance de faire tomber tout ce réseau.

— Qui ?

Victor hésita, puis répondit :

— Mon ancien instructeur. Colonel Kurov.

— Volkov ? C’est un nom de roman, ça.

— Non. C’est un survivant. Et le seul homme que Pavel craigne encore.

XT. CABANE PERDUE – FORÊT DE MUIR WOODS – 6H48

La route avait été longue, silencieuse. Brumeuse. Rebecca avait tenté deux fois de poser des questions. Victor n’avait rien dit. Juste conduit. Les pins immobiles semblaient retenir leur souffle quand la Jeep se gara enfin devant une cabane en bois noircie par les années, cachée sous les feuillages.

Victor coupa le moteur.

— Reste derrière moi. Il tire d’abord, il parle après.

— Charmant, ton ami.

Ils approchèrent. Un loquet grinça. Pas de sonnette. Juste une vieille caméra thermique accrochée à une poutre. Rebecca sentit son cœur battre plus fort. Elle n’avait jamais vu Victor aussi… prudent. Ou tendu.

Puis la porte s’ouvrit, lentement.

Un homme massif, vieux, sec comme une lame. Œil droit abîmé, cicatrice à la mâchoire. Il portait une chemise militaire repassée, une montre russe soviétique encore en état.

Ses yeux s’arrêtèrent sur Victor.

Un sourire mince fendit ses traits.

Grigori Gradski. Voilà un nom qu’on n’entend plus que dans les rapports classifiés.

Rebecca cligna des yeux. Victor ne broncha pas.

— Bonsoir, Colonel.

— Tu sais que tu m’apportes des emmerdes chaque fois que tu réapparais ?

Victor haussa les épaules.

— Alors considère ça comme une tradition.

Le vieil homme recula. Leur fit signe d’entrer. L’intérieur était spartiate, presque monacal : un bureau encombré de radios désossées, de cartes topographiques, d’armes anciennes. Au fond, un vieux samovar sifflait doucement.

— C’est elle, la flic ? demanda Volkov en fixant Rebecca.

Victor hocha la tête, sans détourner les yeux du vieil homme.

— Rebecca Alvarez. San Francisco P.D.

— Vous avez mauvais goût, Grigori.

— C’est temporaire, lança Victor sans sourire.

Rebecca ignora la pique. Elle posa le disque dur sur la table.

— Vous pouvez l’ouvrir ?

Volkov l’observa un long moment, puis attrapa le disque, le connecta à une machine cryptée sans connexion. Les lignes de code défilèrent. Ses sourcils se froncèrent.

— “Phoenix”. Merde. Ils ont osé déterrer ça ?

— Pavel, confirma Victor. Il a remonté des morceaux du vieux programme via les cartels.

Volkov resta figé. Puis il se frotta le visage d’une main fatiguée.

— C’est pas juste une affaire de came, mademoiselle. Ce que vous avez là… c’est un pan entier de l’ombre qu’on a tenté d’enterrer à la fin de la guerre froide. Agents dormants, protocoles d’effondrement, substances pour manipuler les foules… On avait juré que ça ne sortirait jamais.

— Mais ça a fui, dit Victor.

Kurov tourna lentement la tête vers lui.

— Et toi, tu reviens du froid pour quoi, Gradski ? La rédemption ? Ou la vengeance ?

Victor ne répondit pas. Il resta debout, figé. Rebecca l’observait. Ce nom, Grigori, lui collait à la peau comme une autre vie. Un autre homme.

— Tu savais qu’ils te cherchaient depuis Moscou jusqu’à Berlin ? lança Kurov. Même les vieux pensent que t’es mort.

— Mais toi, colonel ? répliqua Victor, glacé. Comment t’as fait pour passer à l’Ouest ?

— Ça fait partie de l’histoire que je vais te raconter.

— Alors vas-y. Parle.

Kurov poussa un long soupir, puis désigna un fauteuil d’un geste lent.

— Vous feriez mieux de vous asseoir. C’est pas une anecdote de comptoir.

La nuit s’était apaisée. Les nuages balayés par les vents laissaient passer une lune pâle, suspendue au-dessus des montagnes. Les deux hommes de Volk étaient restés assis, muets. Rebecca, elle, n’avait pas bougé. Dos au mur, elle gardait les yeux ouverts, méfiante.

— Tu te souviens, à Berlin, ce café près du musée, après la fusillade ?

— Bien sûr, répondit Victor. Audinov a failli nous avoir, ce jour-là.

— Mais c’est toi qui l’as eu, ce traître.

— Je l’ai pas seulement tué. Je l’ai effacé. Alors, ce café ?

— Je t’avais dit que je partirais en Asie. Singapour, Hong Kong... peut-être même les Seychelles. La Lituanie n’a jamais été ma terre. Pas une seule fois. Après la chute de l’URSS, tout ce que je possédais est parti en fumée. Par nos propres hommes. Aucune réparation, juste des discours, des mensonges...

Il marqua une pause.

— C’est pour ça que j’ai rejoint l’Ouest. Le seul moyen de récupérer ce que j’avais perdu, c’était à travers une victoire américaine.

— Je me souviens. Mais quel rapport avec Phoenix ?

— J’y viens. Je suis allé aux États-Unis. En retrait, provisoirement hors-jeu. J’avais du temps. Il me fallait évaluer les options. J’étais en cavale, mais pas à sec. Et cet après-midi-là à Berlin, pendant que tu nettoyais la planque, je suis retourné à la boutique de Karl-Heinzstraße. Je connaissais la combinaison du coffre. Il était bien garni. De quoi disparaître... temporairement.

Kurov esquissa un sourire triste.

— Je me suis planqué à l’autre bout du monde. Hors de portée de Moscou. Mais les fonds s’épuisent. Et dans le monde civilisé, mes compétences ne valaient plus rien. Pas pour vivre confortablement l’automne de ma vie.

Rebecca le fixait, dure.

— Alors tu t’es recyclé dans le crime.

— Je n’ai pas été l’un des serpents de Volk pour rien, madame la flic. J’ai appris à m’adapter. Et puis, après tout... on m’avait menti, trahi, utilisé. Pourquoi pas moi ? Des gens sans nom ont tenté de me tuer des dizaines de fois. Je pouvais rendre la pareille.

— Je vois surtout un tas de merde, grogna Rebecca.

— Alors vous écoutez mal.

Victor, calme :

— Continue.

— Ce qui m’a frappé, c’est ça : quoi qu’il te soit arrivé à Berlin, que tu survives ou non, Grigori Gradski était mort. Définitivement. Et Moscou ne le dirait jamais. Tu allais disparaître. Pas de récupération possible. Rayé.

— Je connais, souffla Victor. "Au-delà de toute récupération."

— Exact. Le commando qu’ils avaient formé s’était affranchi. Coupé les fils. Il fallait tout effacer. Rien ne devait rester. Les stratèges se replient dans l’ombre quand leurs plans explosent.

Un silence tomba. Seul le samovar sifflait encore.

Rebecca, les yeux fixés sur Victor. Ou plutôt… Grigori Gradski.

Elle murmura :

— Gradski… c’était toi.

Victor ne broncha pas.

— Ce n’est plus moi.

— Tu étais un agent clandestin. Pas juste un mercenaire ou un ex-flic paumé. Un vrai fantôme.

— J’ai fait ce qu’on m’a demandé. Ce qu’on m’a appris.

Rebecca recula d’un pas. Comme si chaque mot reculait le monde.

— Tu n’étais pas un héros, Grigori. Tu étais une arme.

— Il l’est toujours, intervint Kurov, avec un rictus. Le problème, c’est que ceux qui forgent les armes finissent toujours par s’y blesser.

Il se leva, prit sa tasse avec lenteur.

— Vous savez ce qui fait une légende efficace, Rebecca ? Ce n’est pas la vérité. C’est l’ambiguïté. On fabrique un homme qui survit à Berlin, disparaît à Sarajevo, réapparaît à Bogotá. On chuchote son nom dans les couloirs de la peur. Et pendant ce temps... je signe les contrats.

— Tu vendais la légende de Gradski, souffla-t-elle. Aux cartels ?

— Pas aux cartels. Aux réseaux. Ceux qui ne signent jamais, mais qui paient en pétrole, en uranium, en influence. Gradski était mon masque. L’introuvable. L’indomptable. Le mythe utile.

Victor serra les poings.

— Et Pavel ?

Kurov soupira.

— Trop ambitieux. Il voulait sa part. Il a compris que Phoenix n’était pas mort. Que ce vieux programme pouvait devenir un empire. Il a tenté de me doubler. De me liquider comme un pion devenu gênant.

Il regarda Victor dans les yeux.

— Mais j’ai toujours eu une sortie. Et cette sortie, c’était toi.

Rebecca pivota.

— Attends… il savait que tu reviendrais ?

— Non, dit Victor. Il a parié. Et il m’a menti.

— Pas tout à fait, corrigea Kurov. Je t’ai lancé une corde. Libre à toi de t’y pendre… ou de remonter.

Il se rassit, plus sombre encore.

— Phoenix n’était pas seulement une arme chimique. C’était un système. Une architecture complète de manipulation : drogues, déclencheurs neurologiques, suggestion profonde… des unités dormantes.

Rebecca, le souffle court :

— Tu veux dire… des gens programmés ?

— Plus que ça. Des foules. Une ville entière, si tu doses bien : musique, stimuli visuels, substances. Tu ne contrôles pas les gens. Tu changes leur seuil d’obéissance.

Un silence.

Rebecca s’approcha.

— Et Pavel veut l’activer ?

— Il l’a déjà enclenché. C’est pour ça qu’il te traque, Grigori. Tu es un des derniers à connaître l’origine du projet. Et tu sais où il est né.

Victor, tendu :

— Non…

Kurov acquiesça.

— Le bunker de Kansk. Là où tout a commencé. Le noyau. Le code source. Le vrai Phoenix.

Rebecca posa une main sur la table.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

Victor releva les yeux. Lents. Inflexibles.

— On l’arrête.

Kurov hocha lentement la tête.

— Alors tu ferais bien de redevenir Gradski. Parce que Pavel, lui, n’a jamais cessé de croire à la guerre.

Rebecca resta figée. Son regard passait de Kurov à Victor, comme si elle cherchait encore une faille, une échappatoire logique. Mais tout collait. Tout avait un sens désormais. Un sens dégueulasse.

— Alors c’est ça, dit-elle d’une voix sourde. Toute cette histoire. Cette cavale. Cette chasse… ce n’était pas pour empêcher une guerre. C’était juste pour décider qui tiendrait la laisse.

— Je vais en finir, déclara Victor d’une voix terrible. Mais à ma manière.

Kurov le regarda un moment puis comprit ce qu’il allait faire.

— Tu vas lui parler, n’est-ce pas ?

Rebecca le regardait comme s’il venait de trahir le monde entier.

— Tu ne vas quand même pas le laisser s’en tirer, ce monstre ! Il a tué, manipulé, détruit des vies entières ! Et toi, tu veux juste… discuter ?

Victor resta impassible. Son regard était comme un lac noir, sans vent, mais profond et insondable.

— Tuer Pavel ne changera rien, Rebecca. Ça ferait taire une voix, pas le système. Et surtout… ça ferait de moi ce qu’il croit que je suis encore.

Elle serra les mâchoires, les poings crispés. Mais elle comprit. Il n’avait pas renoncé à la lutte. Il avait simplement changé d’arme.

Victor s’assit lentement devant un ancien terminal. Le lieu était reculé, oublié, un ancien relais d’écoute soviétique dissimulé dans la forêt. Il tapa une suite de codes, réactiva des circuits muets depuis des années. Une LED verte s’alluma. La ligne était cryptée. Le canal s’ouvrit.

Un souffle, puis une voix métallique, déformée :

— Gradski. Je savais que tu finirais par m’appeler.

— Je voulais te laisser une chance de faire le bon choix, répondit Victor. On a assez de sang sur les mains, tous les deux. Je préfère épargner le tien.

— Tu crois vraiment que tes petits mots vont m’effrayer ? ricana Pavel. T’es qu’un fantôme fatigué, Grigori. T’as oublié ce qu’on t’a appris.

— Non, Pavel. J’ai compris ce qu’on m’avait fait croire.

Victor glissa une disquette dans le lecteur. Une ligne de code surgit sur l’écran, clignotante, comme un vieux démon réveillé.

— Tu reconnais ça ? C’est Phoenix. Pas ta version corrompue. L’originale. Le noyau. Kansk.

Le silence fut plus éloquent que la surprise. La respiration de Pavel se fit plus lente, plus attentive.

— Tu bluffes.

— Regarde l’en-tête. #ARCHIVE_PHX-KSK_00A_3b. Tu vois ton nom dans la liste des auteurs ? Tu n’étais pas un stratège, Pavel. Tu n’étais qu’un cobaye. Phoenix t’a façonné, comme les autres. Et maintenant tu crois pouvoir le contrôler ?

— Je suis le seul à savoir l’utiliser !

— Et moi, je suis le seul à pouvoir l’éteindre. Ou pire… le révéler.

Victor pressa une touche. Une autre fenêtre apparut, avec l’indication :

"DATA READY – DESTINATAIRES : 47 AGENCES INTERNATIONALES"

— Dans quarante-huit heures, je balance tout. Dossiers, structures, noms.

Tu peux encore couper les ponts, désactiver tes relais, effacer les traces. Ou tu peux t’entêter… et devenir un fantôme poursuivi par ceux que tu croyais payer.

Un silence. Un silence lourd, tranchant.

— Qu’est-ce que tu veux, Gradski ? murmura Pavel. La paix ? La rédemption ?

— Je veux que tu comprennes, dit Victor d’une voix glaciale. On ne gagne pas en semant la peur. On gagne quand l’autre croit qu’il est déjà mort.

La ligne se coupa. Sans violence. Sans cri. Juste un souffle électronique qui s’éteint dans l’écho d’un monde en ruine.

Rebecca, restée derrière lui tout ce temps, s’approcha lentement.

— Tu penses qu’il va abandonner ?

— Non. Mais il sait maintenant qu’il n’est plus intouchable.

Elle le fixa longuement.

— Tu viens de faire tomber un empire avec une vieille disquette. C’est ça, ton nouveau genre de guerre ?

Victor esquissa un sourire sans joie.

— Non. C’est le seul genre qu’il me reste.

***

 

Quelque part en Biélorussie, un avion privé s’envolait dans la nuit, avalé par les nuages bas et le vent glacé des Carpates. À son bord, Pavel restait assis, raide, les traits tirés, une valise verrouillée à ses pieds, ses pensées en flammes. Il savait qu’il avait perdu. Pas totalement, pas irrémédiablement… mais assez pour que le sol se dérobe. Victor avait frappé à l’âme. Pas à la tête, pas au cœur. À l’âme.

Dès le lendemain, Gomez, le flic des stups, était interpellé par un groupe de l’unité interne du FBI. Un dossier anonyme — complet, clair, brutal — avait atterri dans leurs bureaux avec les signatures croisées d’agents dormants. Le capitaine, complice, n’eut même pas le temps de faire disparaître son téléphone. Ils tombèrent ensemble. Le ménage avait commencé.



Dans la maison de la montagne, le calme semblait irréel. L’aube pointait à peine, tremblante sur les crêtes. Kurov observait l’horizon, une cigarette dans la bouche. Il ne portait plus son manteau de colonel, ni même son costume de faux homme d’affaires. Juste un pull gris et le visage nu.

— C’est fini pour moi, murmura-t-il. Je redeviens poussière. C’est comme ça que les vieux soldats s’en vont. Pas avec un cri… avec un soupir.

Victor acquiesça.

— Et toi ? Où tu vas ?

Kurov jeta sa cigarette, l’écrasa du talon.

— J’ai toujours rêvé de voir l’île de Pâques. Peut-être que c’est le moment.

Il leur tendit la main. Victor la serra. Rebecca aussi, après une brève hésitation.

— Merci, murmura-t-elle.

Kurov haussa les épaules.

— Ne me remerciez pas. Je n’ai jamais fait ça pour vous.

Il sourit, et pour la première fois, ce sourire semblait sincère. Puis ajouta d’une voix étonnamment douce :

— Prenez soin de lui. Même les fantômes ont besoin de quelqu’un pour se souvenir qu’ils ont été vivants.

Il partit sans un mot de plus.



Le silence s’installa. Et dans ce silence, Rebecca sentit l’air changer. Victor n’était plus le même. Il s’était refermé. Non pas violemment, mais doucement, définitivement.

— Tu n’as rien à dire ? demanda-t-elle, incertaine.

Il la fixa longuement, comme s’il cherchait ses mots dans des souvenirs trop anciens.

— Tu m’as jugé, Rebecca.

— J’ai eu peur. J’ai vu ce que tu étais…

— Non, tu as vu ce qu’on a fait de moi. Et tu m’as regardé comme tous les autres. Comme un monstre qu’on tolère le temps qu’il soit utile.

Elle recula d’un pas, touchée au cœur.

— Ce n’est pas vrai…

— Si. C’est exactement ça. Et tu sais quoi ? Je m’en fous. Parce qu’à la fin, ce n’est pas toi qui porteras mes souvenirs. C’est moi. Je les emporterai, seul.

Elle voulut s’excuser, mais les mots ne vinrent pas. Elle voulait tendre la main, mais quelque chose l’en empêchait. Peut-être sa propre honte.

Victor s’éloigna, lentement. Il sortit sur le balcon. Le vent soufflait sur les pins, comme un murmure de l’Est, lointain et glacé. Il s’appuya sur la rambarde, le regard perdu au loin.

Il pensait à toutes ces années. À toutes ces vies croisées, détruites ou oubliées. Il pensait à ce qu’il avait été, à ce qu’on avait sculpté en lui. Un agent, un outil, un spectre. Il pensait à la colère, à l’honneur, à la fatigue. Et pour la première fois… il pensa à la tendresse. Celle qu’il n’avait jamais réclamée. Celle qu’on ne lui avait jamais offerte.

Rebecca s’approcha, hésitante. Elle s’arrêta à ses côtés.

— Grigori… c’est ton vrai nom ? demanda-t-elle doucement.

Il tourna la tête vers elle, sans sourire.

— Non. Mon nom, c’est Victor. Ça l’a toujours été. Grigori est mort à Berlin. Si tant est qu’il ait jamais existé.

Elle hocha lentement la tête. Puis demanda, presque malgré elle :

— Tu crois qu’on peut encore aimer, après… tout ça ?

Il réfléchit. Longuement.

— Je pense qu’on peut toujours vouloir. Mais je ne sais plus si je suis capable. Peut-être que l’amour, c’est pour ceux qui croient avoir le temps.

— Et toi ?

— Je n’ai jamais eu le luxe de croire.

Il rentra dans la maison. Elle resta seule sur le balcon, les yeux brillants, perdus dans la brume. Elle ne savait plus si elle était en colère contre lui, contre elle-même ou contre ce monde qui broyait les âmes avant même qu’elles n’aient eu le temps de s’aimer.

Rebecca comprit alors. Elle avait jugé trop vite. Trop fort. Elle l’avait vu comme un outil, un survivant, mais pas comme un homme. Elle avait oublié qu’on ne devient pas une arme sans avoir été brisé avant.

Elle s’assit là, sans bouger, jusqu’à ce que le soleil perce l’horizon.

Et dans ce moment suspendu, elle sut qu’elle avait encore une chance. Peut-être pas de le sauver. Mais au moins de ne plus le laisser partir sans lui dire… qu’elle était désolée.

Mais en arrivant dans la maison, elle ne trouva personne. Il avait disparu.

— Non Victor, dit-elle les larmes aux yeux, je refuse de te laisser partir maintenant que je t’ai trouvé… tu me pardonneras, car je sais que tu… tu as encore l’espoir… de vivre.

 


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