Le Kurgan

Chapitre 2 : Le Feu dans le Silence

9420 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a 23 jours

Billy Edwards, pour certains — mais dans le milieu, on l’appelait B-Ed —, un Noir de Los Angeles qui avait grandi dans les quartiers de Skid Row, officiellement Central City East. Mais B-Ed était avant tout un agent, un intermédiaire. Et depuis dix ans, il travaillait avec un client pas comme les autres : un type avec le physique d’un déménageur et la taille d’un basketteur, mais avec des mains qui valaient plusieurs millions de dollars.

Le mec faisait de la poterie. Mais pas de la merde, non — de la vraie poterie. Des pots, des jarres, et parfois même des statues. Les galeries s’arrachaient ses œuvres. Treize expositions aux États-Unis, plusieurs en Europe… il n’avait pas fallu longtemps pour faire de Victor une star du milieu.

Mais la seule merde, se disait B-Ed, c’est que Victor préférait rester anonyme. Il opérait sous le nom de Garber Lynch. Un nom accrocheur, ok, selon B-Ed. Mais pourquoi, nom d’une salope aux seins pendus, Victor refusait-il les interviews ? Pourquoi ne se montrait-il jamais en public, même à ses propres expositions ? B-Ed pouvait comprendre que le mec veuille rester discret, mais merde… il pourrait faire un effort, bon Dieu de bon Dieu.

De plus, il habitait une piaule très chic dans un quartier tranquille de San Francisco. Ce n’est pas qu’Ed détestait la ville — pour lui, elles se valaient toutes — mais son client, lui, semblait préférer la discrétion. Anonyme, invisible. Et sa grande maison lui offrait exactement ça.

B-Ed jeta un coup d’œil à sa montre. Onze heures trente. À cette heure-là, il devait être dans son atelier. Il composa le code à l’entrée, la porte s’ouvrit avec un déclic, puis il jeta un regard prudent autour de lui avant de pénétrer dans le domaine de Victor Kruger — plus connu du monde sous le nom de Garber Lynch.

Il traversa le jardin et, comme chaque fois, eut l’impression de changer de dimension. Un autre monde. Le proprio avait la tête bien dans le Zen : chaque plante était taillée au millimètre, les fleurs parfaitement alignées, comme dans une peinture japonaise. B-Ed s’arrêta un instant, pris de court. Ce mec ne rentrait dans aucune case. Un corps de déménageur, un regard de vétéran… mais des mains d’artiste. Le monde tournait vraiment à l’envers.

Et côté déco ? Encore pire. Tout était rangé, propre, en ordre. Clean de chez clean.

Il descendit les quelques marches menant à l’atelier. Il trouva Victor en train d’exécuter des mouvements circulaires, pieds nus sur le plancher. Il portait seulement un kama, torse nu, les cheveux attachés en queue de cheval. Il enchaînait les katas avec une fluidité presque irréelle, comme s’il dansait avec des fantômes.

Victor ne tourna même pas la tête, mais Ed savait qu’il l’avait déjà senti entrer. Le genre de gars qui voit tout sans jamais regarder. Il inspirait profondément, le souffle rythmé, chaque mouvement faisant rouler les muscles de ses bras comme ceux d’un fauve.

— Je me suis toujours demandé pourquoi tu ne faisais pas cascadeur, mon pote, lâcha Ed avec une grimace.

Victor inspira profondément, puis expira dans un souffle lent. Ed reprit aussitôt, avec la même énergie :

— C’est vrai quoi ! Tu pourrais même faire craquer Jennifer Lawrence en personne — et crois-moi, je sais ce que je dis.

Victor ferma un instant les yeux. Quand il les rouvrit, il regarda Ed comme s’il le voyait pour la première fois, puis répondit d’une voix grave, posée :

— J’ai servi de doublure à Tor Johnson dans Plan 9 From Outer Space.

— Quoi ? s’étrangla Ed, pris de court. Tu déconnes, là, hein ?

— Oui, répondit Victor en le dépassant sans un regard. Qu’est-ce que tu fais là ? ajouta-t-il en se servant un verre de vodka.

Ed fit une grimace puis enchaina rapidement.

— Écoute, mec, je sais que le deal au départ, c’était de rester dans l’ombre, discret, artisan fantôme et tout le tralala. Mais là, t’es devenu une méga-vedette. Tout le monde s’arrache tes créations, que ce soit les collectionneurs, les amateurs d’art… même les stars de ciné et les gens du showbiz.

Il sortit un magazine plié en deux, le posa sur la table et le pointa du doigt.

— Tu zieutes ça ? Ils ont foutu une photo de ta jarre en première page, parce qu’ils n’ont aucune putain d’idée de ce à quoi tu ressembles. Et le pire, c’est ce qu’ils écrivent : « Garber Lynch, le potier aussi célèbre qu’invisible. » Regarde, j’ai même souligné cette connerie au stylo pour que tu rates pas ça.

Il se redressa, agacé.

— Et résultat en prime : on me harcèle pour des interviews, et y a même un fouille-merde qui croit que je suis Garber Lynch. Tu te rends compte ? Il m’accuse de gratter ton boulot pour me remplir les poches, tu imagines la connerie ?

— Et donc ? ajoute-t-il, sans lever les yeux.

— Et donc ? s’écria B-Ed en écarquillant les yeux. Je vais te le dire moi la dernière fournée, tu sais le prochain vernissage qui va tenir demain a vingt et une heure, la haute exige que tu viennes en personne présenter tes dernières œuvres, et crois-moi les journaleux et les bloggeurs ne vont pas tarder à te descendre en flèche si tu ne te pointe pas.

Et donc ?! répète B-Ed, au bord de l’implosion. La dernière expo, c’est demain soir à 21h. Et devine quoi ? La haute société veut te voir en chair et en os. Pas une rumeur, pas une ombre. Le vrai gars. Et si tu ne viens pas ? C’est fini. Terminé. Les critiques vont te flinguer dans les blogs d’art contemporain, les stories Insta, TikTok, tout le bazar. Même ta terre glaise aura plus de like !

— D’accord, dit Victor en enfilant un t-shirt blanc.

Silence. B-Ed le regarde. Puis reprend aussitôt, comme s’il n’avait rien entendu :

— Et puis merde, ce n’est pas juste ! T’as droit à ton heure de gloire ! Imagine toutes les nanas qui seront en chaleur en te voyant débarquer avec ta gueule de Viking silencieux, elles vont…

Il s’arrête. Cligne des yeux.

— Attends… répète un peu ce que t’as dit ?

Victor attache ses cheveux en nouvelle queue de cheval, sans se retourner.

— J’ai dit : d’accord.

Un blanc.

— … Putain de merde, souffle B-Ed, bouche bée. Ok. OK ! Je vais appeler tout le monde. On va te préparer une entrée de rock star, mec. Ça va être la fiesta.

Puis il se dirigea vers la sortie. Avant de passer la porte, il se retourna une dernière fois vers Victor, un large sourire au visage.

— Tu vas voir, mec, tu vas tout déchirer.

Il secoua la tête, hilare, presque incrédule, puis disparut dans le couloir, toujours en riant, comme s’il venait de gagner au loto. 

Après son départ, Victor poussa un soupir, puis se dirigea vers un coffre d’un pas souple et tranquille. En l’ouvrant, il en sortit une grande épée — son épée. Longue, lourde, au manche orné de deux petites lames rétractables, elle était une extension de lui-même.

Il en possédait trois autres, mais celle-ci restait sa préférée. En l’examinant à la lumière rasante de l’atelier, il remarqua quelques ébréchures sur le tranchant. Il devrait la reforger, un de ces jours. Cette vieille amie avait connu trop de combats pour rester intacte.

Mais devait-il l’emporter avec lui demain ?

Pourquoi, au fond, avait-il accepté de se montrer en plein jour ?

La solitude commençait-elle à le ronger ?

Mais devait-il l’emporter avec lui demain ?

L’idée le fit sourire, à peine. Ce vernissage n’était qu’un caprice mondain, une parenthèse dans l’éternité. Pourtant… il hésitait. Une part de lui ne sortait jamais sans elle. Une vieille habitude ? Un instinct ? Peut-être les deux.

Il referma le coffre sans bruit.

Il ne craignait personne — pas vraiment — mais il connaissait ce monde, ses angles morts, ses souvenirs qui ressurgissent sans prévenir. Le passé ne dormait jamais très longtemps.

Et ces dernières années, quelque chose changeait. Il l’avait senti. Comme une tension dans l’air, comme si d’autres immortels se rapprochaient. Lentement. Silencieusement.

Peut-être que sortir de l’ombre, c’était provoquer ce qu’il avait passé des siècles à éviter.

Ou peut-être qu’il en avait juste assez d’attendre.

Cette nuit-là, un orage grondait au-dessus de San Francisco. Victor monta, pieds nus, les marches menant au toit de sa maison, et sortit sous la pluie. Un éclair zébra le ciel, aussitôt suivi d’un violent coup de tonnerre.

Il pleuvait aussi cette autre nuit, dans les steppes. C’était il y a très longtemps. Ce soir-là, il avait combattu un autre immortel — pas un simple adversaire, mais un ennemi digne, estimé, respecté. Victor l’avait tué, absorbé son essence, son pouvoir… et ses souvenirs.

Ce combat-là avait marqué une rupture. Il avait cessé d’être un conquérant. Depuis, il était devenu un homme qui façonnait la terre pour en tirer de la beauté.

Ces mains, les mêmes qui avaient brandi une grande épée que l’on appelait le Jugement, une arme qui inspirait la peur chez les immortels étaient désormais celles d’un potier. Pour Victor, cette épée n’était qu’un outil de mort. Une lame. Rien de plus.

— Les larmes du paradis… murmura-t-il en observant la pluie couler sur ses bras.

Non, il n’emporterait pas d’arme demain. Il n’en avait pas besoin.

Le grand homme tourna le dos aux furies du ciel et redescendit à l’intérieur de sa maison.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Flashback : 1000 av. J.-C – La tribu des Kurgan – les steppes.

Un jeune homme était assis et attendait patiemment son tour.

L’Arène était longue de dix pas, large de cinq et profonde de la hauteur d’un homme. Des parois pendaient des boucliers sommairement décorés et des étendards en peaux de bêtes, peints aux couleurs de la canneberge, du ciel d’azur et de la terre dénudée. Observant depuis l’enclos, le jeune Jivodan aperçut un cercle de chefs de clan Kurgan, assis sur des bancs rudimentaires, ingurgitant de la bière dans des gobelets en corne.

Lorsqu’ils en avaient assez de tenir leurs gobelets, ils les fichaient simplement dans le sol à leurs pieds. Des torches, fixées dans des supports, encerclaient le haut de l’Arène. La lumière intermittente faisait luire les crinières rousses et les visages rougeauds des hommes et étinceler leurs bracelets et pectoraux d’or et d’argent embellis par des pierres précieuses brutes. La fumée était dense dans l’atmosphère et se mêlait aux relents des peaux mal tannées et des grossiers vêtements de laine, rigides de crasse et de sueur rance. Les chefs riaient, sifflaient, buvaient beaucoup et gueulaient des plaisanteries obscènes. Mais ils observèrent avec attention les combattants avant de faire leurs mises et étalèrent lingots d’or, joyaux et armes magnifiques en garantie de leurs paris. Il y avait une demi-douzaine de jeunes garçons devant le mur opposé de l’Arène, un groupe impressionnant, nus à l’exception de haillons crasseux. Leurs poitrines massives, leurs larges dos et leurs membres musclés étaient enduits de graisse afin d’offrir moins de prise à leurs adversaires. Jivodan ne reconnaissait aucun de ces garçons. C’était son père, un infâme éleveur de chèvre qui l’avait emmené pour lui faire passer l’épreuve des crocs.

Car dans les tribus Kurgan, on ne donnait jamais à manger à une bouche inutile, les chiens mangeaient, et ils étaient plus respectés qu’un mendiant qui passait son temps à réclamer quelque chose pour apaiser sa faim. Jivodan était plus grand que les autres garçons de son âge, et son père ne cessait jamais de le battre, lui faisant porter les malheurs de sa famille sur le dos, la mort de sa mère en couches, la mort de ses troupeaux de chèvres durant un hiver trop rude, mais aussi Jivodan qui mesurait une tête de plus que les autres garçons. Son père décida de lui faire passer l’épreuve de crocs, s’il survivait on donnerait à son père du bétail et peut être même deux poneys, et Jivodan aura le statut de guerrier de la tribu, s’il mourait, on lui donnerait des provisions, et ce n’était pas plus mal.  

Jivodan entendit les grognements, puis un cri strident. Les autres garçons sursautèrent, affolés. Lui, il comprit : l’heure était venue.

Il se leva sans un mot.

Un homme trapu, ivre et puant la bière, entra dans la cellule. Il balaya les corps recroquevillés d’un œil satisfait, puis vit Jivodan debout. Un sourire d’ours fendit son visage barbu.

— Par les dieux ! Celui-là, les chiens vont se régaler !

Il agrippa le jeune homme et le jeta dans l’arène, sous les cris et les rires gras.

Là-haut, les Kurgan hurlaient. Jivodan leva les yeux et aperçut son père. Il parlait avec un autre homme à la barbe fauve marquée de gris. Ils désignaient du doigt les esclaves dans l’arène.

 

Deux gardes descendirent une échelle, firent reculer les autres jeunes, et étalèrent au sol des morceaux de viande crue : gigots, côtes, entrailles.

Un second regard en haut vers les Kurgan assoiffés et hurlants lui révéla son père qui se tenait sur l’un des côtés et parlait avec un camarade dont la barbe couleur fauve était marquée de gris. Jivodan ne put entendre ce qu’ils disaient mais ils gesticulaient et désignaient du doigt la file d’esclaves dans l’Arène. Deux gardes descendirent une échelle, firent reculer les autres jeunes, et étalèrent au sol des morceaux de viande crue : gigots, côtes, entrailles.

Une porte en bois s’ouvrit dans un grincement sec. Jivodan se retourna d’instinct. Une douzaine de chiens bondirent dans l’arène, silhouettes efflanquées, couvertes de fourrure noire, les yeux incandescents comme des braises. Ils grognaient, affamés, excités par l’odeur de la chair et les cris alentour. Jivodan ne bougea pas. Il ne recula pas. Il se jeta en avant.

Il attrapa le premier chien à portée, écarta violemment ses mâchoires à mains nues et lui brisa le cou dans un craquement sec. L’animal s’effondra sans un son. Mais déjà un autre sautait sur son dos et enfonçait ses crocs dans son épaule. Un troisième bondit sur sa jambe, plantant ses dents jusqu’à l’os. La douleur le fit hurler. Il pivota, saisit le chien agrippé à son dos et le projeta contre la paroi, puis attrapa celui de sa jambe et le brisa comme une brindille.

Mais il y en avait d’autres. Encore. Toujours plus. Ils tournaient autour de lui, grognaient, se lançaient à l’attaque. Jivodan frappait, étranglait, mordait à son tour. Chaque attaque était une riposte animale, brute, sans finesse. Il ne combattait plus comme un homme, mais comme une bête traquée. Et alors, il comprit. Ce n’était pas un rite de passage. Ce n’était pas une épreuve d’initiation. C’était une mise à mort. Une exécution. Son père l’avait offert en pâture pour quelques bêtes ou un peu de prestige. Et il avait accepté, espérant que son propre fils ne ressorte pas vivant de ce cercle.

Mais Jivodan ne céda pas. Il se débattit, hurlant, saignant, toujours debout. Il refusait de mourir. Il tua encore deux chiens à mains nues. Il mordit l’un d’eux à la gorge, le mit à terre. Il arracha la langue d’un autre entre ses dents. Son corps n’était plus qu’un amas de plaies, de griffures, de morsures, mais il avançait encore, un pas après l’autre, les jambes fléchies, les bras couverts de sang. Les chiens s’accrochaient à lui comme une seconde peau vivante, cherchant à le faire tomber.

Un silence pesant tomba sur l’arène. Les cris et les rires s’étaient tus. Les chefs de clan, les parieurs, les spectateurs enivrés… tous regardaient, figés. Car devant eux se tenait un être qui n’aurait jamais dû se relever. Un jeune homme transformé en démon de fureur. Jivodan était à genoux, le visage en sang, les yeux fous. Il poussa un cri, un rugissement venu du plus profond de ses entrailles. Et c’est alors qu’une dernière trappe s’ouvrit.

Un nouveau chien surgit. Plus grand, plus massif. Son pelage était gris, strié de cicatrices. Il fondit sur Jivodan sans un bruit et referma sa mâchoire sur sa nuque. Un craquement sec retentit dans l’arène. Cette fois, le silence fut total. Jivodan s’effondra dans la boue et le sang. Son corps s’éteignit…

Le père regarda son fils sans ressentir la moindre chose. Une bouche inutile restait inutile. Ce démon avait enfin quitté ce monde. Peut-être que les malheurs s’en iraient avec lui.

 

***

Le froid avait quelque chose d’étrange. Comme une brume épaisse… ou une attente. Puis, peu à peu, une chaleur douce remonta le long de ses membres. On aurait dit un souffle de printemps, timide mais insistant, après un hiver sans fin. Il ne respirait pas d’abord — puis il suffoqua, comme étranglé par une force invisible, avant d’inspirer violemment. Il se leva d’un coup en hurlant, comme si on l’avait arraché aux ténèbres.

Il n’avait plus mal. Et il était... vivant.

Tout lui revenait : le combat, la douleur, l’odeur fétide du chien plaqué contre son visage. Mais un nouveau son vibrait dans son crâne, comme un bourdonnement venu de son cœur et de sa tête à la fois.

Autour de lui, la steppe. Il était allongé sur un lit de camp, rude mais sec. À quelques pas, un homme était assis près d’un feu. Il portait des vêtements étranges, amples, sableux, et Jivodan se rappela les marchands bédouins qui passaient parfois au camp pour vendre des peaux d’animaux inconnus.

L’homme semblait perdu dans la contemplation des flammes, comme s’il n’avait pas remarqué son réveil. Mais Jivodan, lui, avait repéré la viande qui rôtissait lentement. L’odeur le saisit à la gorge.

L’homme leva enfin les yeux. Il souriait, un air tranquille et amusé sur le visage, comme s’il avait entendu ses pensées.

— Bienvenue à toi… Kurgan.

Fin du flashback – Exposition de l’artiste Garber Lynch – San Francisco

— Vous semblez beaucoup apprécier ce steak, Monsieur Lynch.

— Il est exquis, répondit-il Victor en soutenant son regard.

Elle était à son troisième verre de vin, déjà un peu grisée par l’ambiance feutrée et les reflets dorés des lustres suspendus. Elle interpréta le rare sourire de Victor comme une invitation et se tourna davantage vers lui, les épaules légèrement dénudées par une robe d’un vert profond.

— Pas trop faisandé ?

— Une légère note sauvage.

Elle rit doucement, sans cacher son attirance. Ses grands yeux bleus brillaient d’un mélange d’alcool, de désir et d’ambition — un cocktail familier dans ce type de soirée. Elle n'était pas là que pour les œuvres.

Autour d’eux, le musée avait été réaménagé pour l’occasion : des sculptures en céramique émaillée, massives ou délicates, aux formes tantôt brutes, tantôt éthérées, trônaient sur des socles de béton ciré. Des spots orientables découpaient des ombres nettes sur les murs immaculés. Les invités, riches et bien habillés, déambulaient entre les œuvres avec des sourires polis et des regards calculés. Ils tenaient des coupes de champagne comme des accessoires.

Victor, lui, ne bougeait presque pas. Assis à une table isolée dans un coin stratégique, il observait. Il les observait tous. Le bruissement des conversations mondaines, les rires trop aigus, les regards voilés de convoitise ou de jalousie. Tout cela lui paraissait si lointain. Si fragile.

B-Ed, vêtu d’un smoking mal ajusté, virevoltait dans la foule comme un chef d’orchestre exalté. Il distribuait poignées de main, accolades et clins d’œil avec une aisance effervescente. Parfois, il jetait un regard rapide vers Victor pour s'assurer que tout allait bien — et surtout qu’il n’était pas sur le point de tout envoyer valser.

— On m’a dit que vous étiez un esthète. Je pensais que ce serait plus... je ne sais pas, végétarien.

— La beauté ne choisit pas son apparence. Ni sa forme. Ni sa matière. Elle surgit. Brutale, parfois. Comme la faim.

Elle sourit, intriguée. Le ton était posé, mais ses mots avaient un tranchant.

— Vous considérez vraiment vos poteries comme de l’art ? Ou plutôt comme de l’artisanat ?

Victor tourna lentement la tête vers elle, son regard aussi calme qu’un ciel d’orage.

— Les Grecs anciens n’avaient qu’un seul mot pour les deux : technè. Ce n’est que récemment qu’on a voulu séparer la main de l’esprit.

Elle haussa un sourcil.

— Vous avez lu Platon ?

— Trop souvent pour mon propre bien. Il méprisait les poètes. Et pourtant, tout ce qu’il a écrit est poésie.

— Et vous, vous êtes quoi ? Un poète ? Un artisan ? Un philosophe ?

Il prit une gorgée de vin, observa la couleur comme s’il regardait du sang couler le long du verre.

— J’ai été beaucoup de choses. Aujourd’hui, je suis un homme qui pétrit la terre pour y faire sortir des silences.

Elle pencha la tête, troublée.

— Vous parlez de vos œuvres comme de quelque chose de vivant.

— Elles le sont. Chaque fissure raconte une tension. Chaque courbe est une hésitation domptée. Le feu... le feu décide toujours de la fin.

— C’est vous qui avez fait cette pièce-là ? demanda-t-elle en désignant une jarre sombre, nervurée, d’où semblait suinter une chaleur ancienne.

— Celle-là, oui. Elle s’appelle Nemesis.

— Pourquoi ce nom ?

Victor marqua une pause. Le feuillage des souvenirs passa brièvement dans son regard.

— Parce qu’elle ne pardonne rien. Comme la déesse. Comme certaines vérités qu’on enterre sous la glaise et qui remontent toujours à la surface.

Elle le regardait intensément maintenant, oubliant même son verre.

— Vous êtes très... singulier.

— Les immortels le sont tous, répondit-il avec un léger sourire qui ne toucha pas ses yeux.

Elle fronça les sourcils, confuse. Était-ce une blague ? Ou une vérité masquée ?

Il poursuivit, comme s’il n’avait rien dit d’étrange.

— Les vrais artistes ne créent pas. Ils déterrent. Ils arrachent du sol ce que d’autres préfèrent ignorer. Rilke disait : « L’art est l’effort de l’homme pour créer à côté du monde un monde plus humain. » Mais je pense que le véritable art ne cherche pas à consoler. Il montre ce qu’on a fui trop longtemps.

— Et vous, que fuyez-vous ?

Victor soutint son regard. Longtemps. Puis répondit, presque dans un murmure :

— Moi-même. Mais je me retrouve à chaque cuisson.

Le murmure du vin, le cliquetis discret des couverts, quelques rires étouffés.

Tout baignait dans cette atmosphère feutrée où l’art se dégustait autant que le cabernet.

Victor laissait son regard glisser sur les toiles accrochées autour de lui, puis revint à la brune, encore captivée.

— Vous êtes difficile à lire, murmura-t-elle.

— C’est peut-être parce que vous lisez trop vite.

Elle esquissa un sourire intrigué.

— Vous êtes un paradoxe…

— Les plus vieilles vérités sont souvent déguisées en énigmes.

Elle allait répliquer lorsqu’un bruit sec, métallique, éclata dans la pièce. Puis un autre.

Le claquement d’une arme percutant le sol marbré. Un cri. Un verre éclaté.

Trois hommes masqués, armés jusqu’aux dents, venaient d’entrer. Un quatrième ferma la grande porte du hall derrière eux. L’un des invités voulut s’interposer, il s’effondra après un coup de crosse au visage.

— Tout le monde par terre ! hurla l’un des hommes en agitant son pistolet. Personne ne bouge ou on fume tout le monde !

Le silence tomba, dense, acide. Les artistes, critiques, curieux et bourgeois se jetaient au sol, certains poussant des cris étouffés.

La brune trembla, crispée contre Victor, mais quand elle leva les yeux vers lui, elle se figea.

Il ne bougeait pas.

Il ne tremblait pas.

Il observait les assaillants comme un homme contemple une peinture mal restaurée. Sans peur. Sans surprise. Juste… une froide lucidité.

L’un des braqueurs pointa son arme vers eux.

— Toi là, le grand connard : allonges-toi, maintenant !

Victor le fixa, sans un mot.

— Tu veux que j’te redemande gentiment ou qu’on commence par toi ?

Un long silence.

Victor murmura.

— Ne gâche pas ce moment.

Le braqueur hésita. Puis, dans un éclat de rage, il s’approcha. Mauvaise idée.

D’un seul mouvement, Victor se leva. Silencieux comme un souffle. Rapide comme une promesse tenue. La crosse du fusil n’eut même pas le temps de se lever. Un geste. Un craquement d’os. Un cri étranglé.

Le premier homme s’écroula.

Les trois autres braqueurs se figèrent.

Victor posa lentement le corps inconscient sur le sol, comme on dépose un objet fragile.

Puis il releva les yeux.

Et l’air changea.

Le deuxième braqueur leva son arme, prêt à faire feu. Victor saisit un vase sur une table proche et le lança d’un geste sec. L’objet percuta le visage de l’homme avec un bruit sourd.

Avant même qu’il ne touche le sol, Victor était déjà sur lui. Une enjambée. Un coup sec dans la nuque. L’homme s’effondra.

Il n’en restait qu’un.

Un adolescent. Le plus jeune. Il agrippa une fille paniquée, la prenant en otage, le canon de son pistolet collé contre sa tempe. Ses mains tremblaient.

— Je vais la tuer ! hurla-t-il, la panique dans la voix, dans les yeux, dans chaque nerf de son corps.

Victor le fixa. C’était un enfant. Un gamin jeté trop tôt dans la gueule du loup. Pas encore brisé. Pas encore perdu. Juste... effrayé. Il fit un pas.

Le garçon recula, serrant son otage plus fort. Mais Victor ne s’arrêta pas. Son regard restait ancré dans le sien, calme, inébranlable.

— Quel est ton nom, mon garçon ? demanda-t-il, d’une voix douce comme une couverture chaude sur une nuit froide.

— Je... je... bredouilla-t-il.

— Regarde-moi, reprit Victor, plus grave cette fois. Et dis-moi ton nom.

— Je m'appelle... Juan, finit-il par lâcher, le souffle court.

— Ravi de te connaître, Juan, dit Victor avec un léger hochement de tête.

Il fit encore un pas. Il était désormais à portée. Lentement, il tendit la main vers la jeune fille.

Et Juan, comme s’il se réveillait d’un cauchemar, laissa faire. Ses bras tombèrent. Les larmes, enfin, coulèrent.

Victor saisit doucement la fille et la ramena vers lui. Puis, sans le quitter des yeux, il prit l’arme des mains du garçon, vida le chargeur, et la jeta au loin.

— Tu t’en sors bien, murmura-t-il, posant une main ferme mais rassurante sur son épaule.

— Je... je suis pas un... je suis pas un tueur, balbutia Juan.

— Je sais, Juan. Je sais...

Une sirène s’approchait. Lointaine au début, puis de plus en plus forte.

La foule retenait son souffle. On entendait à peine les pleurs discrets de l’otage secourue, blottie contre une dame en robe de soie. Un serveur tremblait encore, le plateau toujours à la main.

La porte d’entrée vola presque en éclats.

— Police de San Francisco ! Personne ne bouge !

Des agents armés, casqués, déboulèrent dans la salle d’exposition. Ils s’attendaient à une scène de chaos, des blessés, peut-être des morts.

Mais à la place...

Ils découvrirent un homme assommé, un autre gémissant à terre, un adolescent à genoux sans arme, dans les bras d’un homme imposant, impeccablement vêtu. Un agent de police, un vétéran au regard aiguisé, s’approcha prudemment. Il regarda autour de lui.

— Mais bon sang qu’est ce qui se passe ici ? demanda-t-il, presque méfiant.

 

***

 

L’inspectrice Rebecca Alvarez fonçait à toute allure à travers San Francisco, au guidon de sa Ninja rugissante. Elle aurait préféré sa Ducati pour le confort, ou sa Jeep pour la stabilité. Mais ce soir, aucune alternative : la moto était la seule chance d’arriver à temps. Et Rebecca détestait arriver en retard, surtout quand les sirènes hantaient déjà la ville.

Vingt-neuf ans, pas une ride de patience. Les gars du commissariat disaient qu’elle était "dure à cuire". En vérité, ce n’était pas assez fort : elle était brutale, tranchante, et sans excuse. Beaucoup la prenaient pour une lesbienne, surtout parce qu’ils n’avaient pas le courage de l’approcher. Pourtant, elle aimait les hommes — enfin, ceux qui savaient l’encaisser. Elle aimait aussi les nuits sans lendemain, les mots simples, et les regards francs.

Athlétique, presque trop à son goût. Ses fesses moulées dans ses jeans lui avaient valu plus de commentaires qu’elle ne voulait s’en souvenir. Une crinière noire tirée en chignon, des yeux bleu glacier hérités de sa mère du Colorado, et une attitude qui faisait peur aux lâches et fascinait les braves.

Quand l’appel tomba, un peu avant une heure du matin, elle n’hésita pas une seconde. Un braquage dans une galerie d’art. Un nom inconnu sur les ondes : Victor Lynch. Et d’après le rapport de terrain, une situation... atypique.

Elle poussa la poignée des gaz, les pneus mordirent l’asphalte, et San Francisco se plia à sa vitesse.

Les gyrophares jetaient des éclairs bleus sur les façades en briques sombres de Jackson Street. Une ruelle étroite, pavée, comme sortie d’un autre siècle. La Ninja freina brusquement dans un crissement contrôlé. Le moteur s’éteignit. Le silence, lui, ne revint pas.

Rebecca Alvarez descendit de sa moto comme on sort d’un ring : tendue, en alerte, les mâchoires serrées. Son blouson de cuir claqua au vent du port. Elle remonta la visière de son casque d’un geste sec, révélant des yeux d’un bleu franc, aussi tranchants qu’un rasoir.

La façade de la Galerie Vanta se dressait devant elle : sobre, élégante, presque menaçante. Des lampes de sécurité jetaient des halos laiteux sur le trottoir, où des invités encore sous le choc murmuraient en grappes silencieuses, champagne à la main, talons hauts sur pavés glissants.

Elle n’avait pas besoin de badge. Sa démarche disait tout. Une policière. Une emmerdeuse. Une femme qu’on ne repousse pas.

Un jeune agent tenta pourtant :

— Lieutenant Alvarez ? Les unités sont déjà sur place, mais… euh, c’est bizarre là-dedans. Très calme.

Elle le foudroya du regard.

— Laisse-moi juger du bizarre.

Elle passa le cordon, franchit les grandes portes de verre, et entra dans la galerie comme un courant d’air glacé. À l’intérieur, les œuvres de Lynch semblaient l’observer. Et au centre de la pièce, trois suspects déjà menottés, quelques agents prenaient les dépositions des témoins, et c’est là que son équipier Miles O’keeffe lui fit signe. Le seul mec assez courageux pour la supporter mais pas assez brave pour lui dire de la fermer.

— C’est quoi cette merde ? demanda-t-elle en arrivant à sa hauteur.

— Un braquage, quelques dégâts matériels mais pas de morts.

— Sans blague, on est devenus aussi efficaces que cela ?

— Non les trois que tu vois ici furent neutralisés en un rien de temps.

— C’est qui le gars qui a fait cela ? demande-t-elle soupçonneuse.

O’keeffe désigna un homme immense, impeccablement vêtu, assis dans un coin qui observait le vide paisiblement. Rebecca l’observa comme si elle évaluait son prix au kilo.

— Victor Kruger, plus connu sous le nom d’artiste Garber Lynch, expliqua Miles. Cette soirée était sensée le présenter au grand jour, et ben le gars doit surement regretter son anonymat maintenant.

— Je vais lui causer, répliqua-t-elle sans le quitter des yeux.

Elle alla vers lui, tandit que les autres agents de polices continuaient a prendre les dépositions des témoins.

— Victor Kruger ?

— Oui ?

Kruger s’était levé et Rebecca dut lever les yeux pour le regarder.

— Je suis le lieutenant Rebecca Alvarez, vous connaissiez vos agresseurs ?

— Non ! répondit-t-il d’une voix paisible.

Les antennes d’un policier expérimenté sont conçues pour capter dans chaque cas la fréquence du malaise, de la peur. Chez son interlocuteur, qu’elle observait attentivement, Alvarez ne perçut qu’un calme absolu.

— Vous êtes sûr ?

— Oui lieutenant, je ne connais pas ces types.

Une fluidité dans la voix très savoureuse. Même si elle repéra une légère trace d’accent étranger, ce type n’était pas américain.

Rebecca ne cligna pas des yeux. Elle était comme ces chasseuses qui, au fond de la jungle, savent déjà que la proie est peut-être celle qui les observe.

— Et comment expliquez-vous que vous les ayez mis tous hors d’état de nuire à vous seul ? Vous êtes quoi ? Ancien militaire ? Forces spéciales peut-être ?

Victor pencha légèrement la tête, comme s’il goûtait la question avec lenteur.

— J’ai eu une jeunesse... turbulente. L’instinct, lieutenant, est un excellent professeur quand l’école ne vous ouvre pas ses portes.

Elle croisa les bras. Pas dupe.

— Et cet instinct vous dit quoi, maintenant ?

Il sourit. Un sourire à la fois poli et insondable.

— Qu’il ne faut jamais confondre le chaos avec l’improvisation. L’un est un accident. L’autre... une méthode.

Elle plissa les yeux.

— Vous jouez souvent au héros silencieux, monsieur Kruger ?

Il haussa les épaules, comme s’il s’excusait presque d’exister.

— Ce soir, j’étais juste au bon endroit. Ou au mauvais, selon l’interprétation.

Rebecca le détailla encore. Il n’y avait rien dans son regard qui trahissait la moindre peur, ni colère, ni fierté. Juste une sorte de neutralité calme, presque... clinique.

— Vous n’avez même pas une égratignure, nota-t-elle.

— Les chiens enragés mordent ceux qui courent. Pas ceux qui regardent dans les yeux.

— Vous êtes philosophe, maintenant ?

— Je peins. Et parfois, je vis. Les deux exigent un certain sens du tragique, vous ne trouvez pas ?

Rebecca sentit qu’il la jaugeait aussi. Elle détestait ce genre de duel verbal. Et en même temps, elle adorait ça. Elle nota tout de même qu’il gardait une main dans sa poche. Nonchalant ? Peut-être. Prêt à tout ? Probable.

Elle pointa du doigt un tableau un peu en retrait, où une silhouette noire semblait observer un champ de ruines.

— C’est de vous ?

— Oui. Je l’ai nommé Celui qui attend. Vous seriez surprise de ce qu’on apprend, simplement en restant immobile.

Elle ne répondit rien. Mais son regard disait je ne te lâcherai pas. Et le sien répondait je n’en doute pas, mais tu ne trouveras pas ce que tu cherches.

Un silence. Difficile à trancher. Comme une corde tendue entre deux toits.

Puis Alvarez sortit son carnet.

— Très bien, monsieur Kruger. Je vais devoir vous garder quelques minutes pour un complément de déposition.

— Bien sûr. Je suis à votre disposition, lieutenant.

Et ce fut dit sans ironie. Juste un ton égal, posé. Dérangeant dans sa sérénité.

Rebecca le guida vers une pièce isolée. À peine la porte refermée, elle savait : ce n’était pas qu’un peintre. Ce type était autre chose. Quelque chose de plus ancien. De plus profond. Et peut-être, de beaucoup plus dangereux.

Elle s’était installée face à lui, son carnet posé mais fermé. Ce n’était pas une déposition, pas vraiment. C’était une lecture. Et elle le lisait, ligne après ligne.

— Vous m’avez dit que vous avez parlé au garçon. Celui qui tenait l’otage.

Victor hocha simplement la tête. Il semblait presque ennuyé qu’on l’interroge à nouveau.

— Je lui ai demandé son nom. Il me l’a donné. Ensuite, il a lâché l’arme.

Sa voix était toujours aussi calme. Sans emphase.

— Vous saviez qu’il ne tirerait pas ?

— Je savais qu’il hésitait encore à devenir un meurtrier. C’est parfois suffisant.

Rebecca le fixa. Le ton, l’élocution… ça sonnait européen. Pas juste dans l’accent. Dans la façon de penser, de parler. Une étrangeté polie.

— Vous avez grandi en Russie, n’est-ce pas ?

Il leva lentement les yeux vers elle. Pas surpris. Mais attentif.

— Oui, lieutenant. Très perspicace.

— Fils d’immigrés ?

— En quelque sorte, oui.

— Vos parents sont encore en vie ?

Il laissa passer un silence. Pas long. Juste assez pour peser ses mots.

— Ma mère est morte en me mettant au monde. Mon père... disons qu’il ne croyait pas à la tendresse.

— Il vous battait ?

— Tous les soirs. Jusqu’à ce que j’arrête d’avoir peur. Ensuite, c’était pire.

Rebecca hocha doucement la tête. Pas de pitié dans ses yeux. Juste une compréhension brutale, celle des gens qui ont déjà entendu des choses pires.

— Et ce soir, face à ce gamin armé, vous n’avez pas eu peur de mourir ?

— La peur n’aide pas à penser. Et ce garçon... c’était juste un animal blessé. Un peu comme moi, autrefois. J’ai reconnu ce regard. Alors je l’ai traité comme j’aurais voulu qu’on me traite.

Elle le regarda encore, longuement. Il n’y avait aucune vantardise dans sa voix. Pas de fierté, pas de pose. Juste un fait énoncé, comme un ancien poème qu’on récite sans y croire.

— Vous êtes dangereux, Victor Kruger, dit-elle enfin.

Un sourire fugitif passa sur ses lèvres.

— Seulement pour ceux qui me forcent à l’être.

Rebecca resta un instant silencieuse, le fixant comme si elle cherchait une faille dans une sculpture. Mais il n’y avait rien. Pas d’ego, pas de posture. Juste une sorte de calme ancien, presque religieux.

— Et vous, lieutenant… demanda Victor soudainement, sa voix toujours posée, mais teintée d’un intérêt réel. Vous ne portez pas votre arme comme les autres.

Elle cligna des yeux, surprise. Il venait de retourner le miroir.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Elle est légèrement plus basse, attachée plus près du bassin. Ça veut dire que vous tirez vite. Très vite. Et que vous n’aimez pas rater.

Un silence. Puis elle se redressa à peine, le regard plus dur.

— Je tire seulement quand c’est nécessaire.

— Moi aussi.

Leur échange ne ressemblait plus à un interrogatoire. Plutôt à une danse d’observation. Une première passe entre deux fauves.

Un agent s’approcha, hésitant, coupant leur tension.

— Lieutenant Alvarez, les journalistes commencent à arriver. Et le capitaine veut un point presse.

Elle se leva, ne quittant pas Victor des yeux. Il se leva aussi. Lentement. Imposant. Impeccable.

— Je vais devoir vous demander de nous accompagner au poste, monsieur Kruger, dit-elle.

— Je suis toujours à disposition… pour ceux qui savent poser les bonnes questions.

Elle sourit sans douceur.

— Faites attention à ne pas vous croire au-dessus des lois.

— Je suis très en dessous, lieutenant. Je m’y faufile.

Et sur ces mots, elle tourna les talons. Mais en s’éloignant, elle ne put s’empêcher de jeter un dernier coup d’œil par-dessus son épaule.

Victor la regardait encore.

Et il souriait.

 

***

 

 

 

 

Commissariat central de San Francisco – 02h47 du matin.

L’interrogatoire avait lieu dans une petite pièce sans âme : murs gris, néons blafards, et une caméra qui clignotait dans un coin comme une mouche agaçante. Victor Kruger était assis, les mains croisées, toujours impeccablement calme. Il n’avait pas demandé d’avocat. Pas eu besoin de café non plus. Il attendait.

La porte s’ouvrit. Rebecca Alvarez entra.

Elle posa un dossier sur la table, s’assit sans un mot, l’observa quelques secondes. Lui, ne bougea pas. Pas même un clignement d’œil.

— Vous avez un don certain pour la mise en scène, lança-t-elle enfin.

Victor esquissa un sourire.

— Je préfère la composition. La mise en scène, c’est trop bavard.

Un silence flotta. Rebecca nota chaque mot, chaque inflexion. Cet homme jouait aux échecs avec des phrases.

— Très bien, monsieur Kruger. Reprenons depuis le début. Vous dites avoir désarmé deux individus, convaincu le troisième de relâcher l’otage, le tout… sans arme, sans violence excessive ?

— J’ai dit que j’avais agi avec ce que j’avais. La peur est une arme. Le calme en est une autre.

— Vous avez déjà fait ça avant ?

— Vous parlez de sauver des vies ?

— Je parle de désarmer des criminels armés.

— Peut-être. Ou peut-être que je suis juste… très persuasif.

— Trois hommes neutralisés. Un adolescent désarmé. Aucun tir, aucun mort. Et vous, au centre de tout ça, sans la moindre égratignure. Vous appelez ça être persuasif ?

— Disons… une persuasion mineure. Silence, tension, dissonance. Puis résolution.

— Vous avez fait l’armée ?

— J’ai fait l’école de la vie. Très rigoureuse. Peu d'élèves diplômés.

Rebecca s’adossa. Son regard se fit plus incisif.

—  J’ai fait une petite recherche, dit-elle en faisant glisser une feuille sur la table. Le nom “Garber Lynch” n’existait nulle part avant six ans. Rien. Nada. Et Victor Kruger est mort en Russie, il y a plus de dix ans, dans un incendie à Volgograd.

Victor se contenta de sourire.

— Ce serait dommage de gâcher un bon mythe avec des vérifications administratives.

Rebecca croisa les bras.

— Et je suis censée vous croire ?

— Non. Vous êtes censée réfléchir.

Il se leva lentement. Elle ne bougea pas.

— Puis-je partir, lieutenant ?

Elle le fixa encore un instant. Puis se leva aussi.

— Je vais faire comme si c’était un simple témoignage, Kruger. Mais si vous êtes ce que je crois… alors vous êtes un sacré foutu problème.

Il inclina la tête, une ombre d’arrogance dans son sourire.

— Ou une solution qu’on ne comprend pas encore.

— Vous êtes libre, monsieur Kruger. Pour l’instant.

— Je note le « pour l’instant ». C’est encourageant.

— Mais écoutez-moi bien, Kruger, ou quel que soit votre vrai nom. Je vais creuser. Et si je trouve quelque chose… quelque chose que je n’aime pas… Je viendrai vous chercher moi-même. Même si vous êtes dans un trou en enfer.

— Alors je tâcherai de laisser la lumière allumée.

Victor Kruger sort dans la nuit froide, la veste impeccablement boutonnée, son pas tranquille comme s’il venait de dîner au Ritz. Le néon bleu de la police éclaire brièvement ses traits, rendant son visage encore plus difficile à lire. À la porte, il s’arrête un instant, inspire l’air nocturne et disparaît dans un taxi sans un regard en arrière.

 

Intérieur – Bureau de l’inspectrice Alvarez

Rebecca fixe la vitre, bras croisés, une tasse de café refroidi à la main. Miles entre sans frapper, un donut à moitié entamé.

— T’as vraiment laissé ce type partir ? Sérieusement ?

— Il n’a rien fait d’illégal.

— Trois types au tapis, une prise d’otage gérée comme une négociation d’élite, et il sort du poste comme s’il venait signer des autographes.

— J’ai vérifié. Aucun antécédent, pas même une amende. Le nom “Victor Kruger” est un fantôme administratif.

— Un mec comme lui, tu sens qu’il a traversé des trucs que même les rapports secrets de la CIA n’oseraient pas taper.

— Je sais. C’est ça qui m’inquiète.

Rebecca repose sa tasse.

— Il est dangereux, Miles.

— Tu crois qu’il ment ?

— Je crois qu’il choisit chaque mot comme un chirurgien manie un scalpel. C’est pas un menteur… c’est un stratège.

— Tu penses qu’il est quoi ? Ex-FSB ? Mercenaire ?

— Je pencherais pour ex-Spetsnaz, dit-elle, le regard fixé dans le vide. J’ai vu la vidéo de surveillance, Miles. Ce type a mis trois gars armés au sol en 12 secondes 14. À mains nues. Pas une goutte de sang de trop.

Miles fronça les sourcils.

— Tu délires ou… ?

— J’ai été dans la Delta Force, Miles, dit-elle en se tournant vers lui, le ton bas, presque rauque. Deux déploiements en Irak, Je sais ce que c’est, neutraliser un mec avec une arme. Lui, il est au-dessus. Il a été assez rapide pour réduire la distance…

Puis elle claqua des doigts.

— … Et les mettre hors d’état de nuire, ce n’est pas un rigolo. Si on l’avait croisé dans une ruelle, c’est nous qu’on aurait ramassés.   

Elle retourna à la vitre, pensive.

— Mais là, il joue un autre jeu.

— Et toi, t’es dans la partie ?

— Je sais pas encore. Mais je sens que si je baisse les yeux une seule seconde… je perds.

Miles haussa les épaules, sortit un dossier froissé de sa sacoche.

— Ou alors c’est juste un ex-mafieux ruskof planqué en costard-cravate.

Rebecca se retourna, le regard méfiant.

— Qu’est-ce que t’as encore fait, Miles ?

— Une petite enquête parallèle, dit-il avec un sourire de gosse pris en faute.

— Les moyens de cette “enquête”, ils peuvent te coûter ta plaque ?

— Seulement si tu me balances. Tu veux savoir ou tu veux faire un rapport à l’IGPN ?

Elle soupira.

— Ok, accouche !

— Avant San Francisco, il vivait à Beverly Hills, 258 Grove Street. Demeure de 400 m², deux piscines, un court de tennis, un sauna, un observatoire. Valeur estimée : six millions et demi. Et c’est qu’un début. Le gars a des biens partout : New York, Miami, Zurich, Tokyo… En actions et titres, on parle de centaines de millions. Mais aucune trace de famille. Aucun héritage. Rien.

 

Rebecca fronça les sourcils.

— Être riche, c’est pas un crime.

— Non. Mais être riche comme ça sans origine traçable, c’est pas naturel.

Un silence tendu. Rebecca s’assit lentement.

— Tu penses que c’est un ancien mafieux planqué ?

— C’est plausible.

Elle secoua la tête.

— Non, Miles. J’ai interrogé des mafieux. On sent leur peur, leur besoin de contrôle. Lui… il n’a rien à prouver. Il est... autre chose. Mais je sais pas encore quoi.

Miles la fixa.

— Ou peut-être qu’il t’intrigue un peu trop.

Rebecca esquissa un sourire sans joie.

— Tu sais comment on appelle ce genre d’homme, chez moi ?

— Vas-y.

— Un problème en costume.

Elle éclata de rire, secoua la tête, mais son regard revint aussitôt se perdre derrière la vitre. Bien sûr qu’il l’intriguait. À vrai dire, elle avait pris un certain plaisir à ce petit jeu du chat et de la souris. Et elle devait l’admettre : ce type avait quelque chose d’hypnotique. Une présence… presque irréelle.

Mais pas question de lâcher l’affaire. Quel que soit le masque qu’il porte, elle irait jusqu’au bout. Elle découvrirait qui est vraiment Victor Kruger. Même s’il fallait en crever.

 

***

 

Victor aimait marcher la nuit. Dans l’obscurité, il se fondait dans le décor, une silhouette de passage, oubliée aussitôt entre deux lampadaires.

La rencontre avec Rebecca Alvarez l’avait secoué. Elle n’était pas seulement perspicace, elle avait cette manière de regarder les gens… comme si elle disséquait les âmes à travers les silences. Il avait aimé sa façon de poser les questions, sans jamais trop en dire. Et surtout, il n’avait pas oublié son regard quand elle avait deviné son origine.

Elle l’avait vu. Vraiment vu.

Il aurait dû partir. Il le savait.

C’était la règle : ne jamais s’attacher, ne jamais rester.

Mais il y avait quelque chose chez elle. Un mélange de force, de lucidité, et de fêlure. Un écho trop familier.

Alors non. Pas cette fois.

Il poussa un soupir. Il aimait cette ville, ses ruelles à angles morts, l’odeur salée de la baie. Il aimait son atelier, le silence du four, la lenteur de la terre. Et, contre toute raison, il avait envie de voir où cette partie allait le mener.

Il tourna au coin d’une rue, les mains dans les poches, le regard perdu dans la brume.

S’il devait rester, il lui faudrait être prudent. Très prudent.

Parce que Rebecca Alvarez n’était pas une adversaire ordinaire.

Et peut-être, sans qu’il l’admette encore… il n’avait pas envie qu’elle reste seulement une adversaire.

Victor s’arrêta.

Le brouillard avait épaissi d’un coup. Le vent marin, d’habitude si vif, s’était tu. Et ce silence-là, Victor le connaissait. C’était le genre de silence qu’on ne trouvait qu’avant une tempête. Ou une lame.

Il leva légèrement la tête, ferma les yeux.

Quelque chose. Non… quelqu’un.

Un frisson imperceptible remonta le long de sa nuque. Une présence. Une vibration dans l’air, plus vieille que le béton, plus lourde que la nuit.

Un immortel.

Il rouvrit les yeux.

Il n’était pas armé.

Son épée était restée dans le double fond d’un coffre, dans l’atelier. Loin. Trop loin.

Mais il ne pressa pas le pas. Il continua à marcher, calme, comme si de rien n’était, puis bifurqua vers un parking désert. Grand, silencieux, à peine éclairé. Des voitures çà et là, couvertes de poussière. Le genre d’endroit où le monde retient son souffle.

Il s’arrêta au centre. Le silence était pesant, presque solennel.

Puis il le vit.

À quelques mètres, debout entre deux ombres. Manteau noir. Taille moyenne. Blond. Une barbe taillée sur un visage dont les traits étaient trop harmonieux pour être honnêtes. Le genre de beauté qui cache souvent des choses moches.

L’homme s’avança lentement. Puis, sans hâte, il dégaina.

Un sabre de cavalerie britannique, lame ancienne mais parfaitement entretenue. Il le fit tournoyer dans sa main gauche avec la précision d’un maître d’armes.

 

Victor ne bougea pas. Il le fixa avec cette sérénité si particulière, celle de ceux qui ont vu la mort trop souvent pour s’en effrayer encore.

— Une belle soirée, n’est-ce pas ? lança l’inconnu, souriant comme s’il entamait une conversation de salon.

— En effet, répondit Victor, placide.

— Je me présente : Everett Wheeler. Pour vous servir.

— Enchanté, monsieur Wheeler.

— Une rencontre inattendue, n’est-ce pas ?

— Vous êtes du genre à respecter les règles ?

— Absolument. Vous connaissez le jeu. Inutile de vous faire un dessin.

— Je n’ai jamais considéré ça comme un jeu.

— Dommage, dit Wheeler, toujours souriant, en jouant avec sa lame.

Victor ferma les yeux. Il sentit le froid l’envahir. Le masque du potier tombait. Victor Kruger s’effaçait. Ne restait que le guerrier. Celui qu’il avait longtemps tenu à distance.

Mais il était temps de le laisser reprendre les rênes.

Le contrôle.

Un mot simple. Une exigence colossale.

Wheeler s’élança. Le sabre fusa vers le cou de Victor.

Mais Victor ouvrit les yeux à la dernière seconde, esquiva, tourna sur lui-même et attrapa le poignet de son adversaire avec une précision chirurgicale. Un mouvement de Ninjutsu ancien. Le sabre tomba.

Victor l’attrapa avant qu’il ne touche le sol.

La lame pointa la gorge de Wheeler, qui, haletant, le fixait, stupéfait.

— Putain de merde… Mais t’es qui, toi ?

— Un homme qui ne joue pas.

La lame s’abattit. La tête roula au sol.

Un de moins.

Mais ce n’était que le début. D’autres viendraient. D’autres qui, comme lui, étaient liés non par le sang, mais par quelque chose de plus ancien. Plus puissant.

La lumière du garage vacilla.

Puis la noirceur.

Un frisson. Et la décharge.

Une force ancienne jaillit du corps sans tête de Wheeler, traversant l’espace jusqu’à Victor. Éclairs d’énergie bleue, crépitante, vivante. Elle pénétra son corps avec la violence d’un orage. Douleur. Extase.

Son cri résonna dans tout le parking.

La lumière explosa autour de lui. Les voitures vibrèrent, les vitres explosèrent en éclats scintillants. Les moteurs s’allumèrent, les alarmes hurlèrent. Le métal se tordait, le plastique fondait.

Chaos.

Victor hurla à nouveau, traversé par une puissance trop grande. L’énergie le brûlait de l’intérieur, mais il ne la rejetait pas. Il la maîtrisait.

Autour de lui, les voitures commencèrent à recevoir le trop-plein d'énergie qui le traversait. Elle se propageait le long des seuils et des pare-chocs des véhicules métalliques.

Les enjoliveurs se fendirent, les portières s'ouvrirent brusquement, le caoutchouc fondit sous la chaleur qui déformait l'acier.

Les moteurs s'allumèrent, les uns après les autres, et phares, radios, essuie-glaces, chauffages, vitres électriques, tout prit vie, l'énergie externe pénétrant dans leurs circuits, les surchargeant et les faisant exploser. Le bruit était assourdissant : les pare-brises se mirent à voler en éclats, emplissant l'air de cristaux brillants qui s'abattaient comme de la grêle sur toute la scène. Plus de deux cents voitures autour du corps tremblant de Kruger claquaient, clignotaient, cliquetaient, rugissaient. C'était le chaos. Un carter d'huile se fendit et se fendit près de l'endroit où il se tenait, l'huile giclant sur le sol du garage. Un éclat de verre d'un phare frappa son visage, comme une balle, pour s'enfoncer dans le mur derrière lui. Kruger hurla, se demandant combien de temps il pourrait encore tenir. Un pneu explosa dans la voiture devant lui.

Finalement, le calme revint. La lumière s’éteignit.

Il haletait. Le parking n’était plus qu’un champ de ruines.

Sans perdre une seconde de plus, Victor se mit à courir. Il traversa le garage à grandes enjambées, contourna les carcasses fumantes, tourna à gauche et disparut dans la nuit.

 


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