Rédemption

Chapitre 1 : Le prêtre et le cynique

2745 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 4 mois

Slovaquie – Année 1241

 

Il courait. Ses cheveux bruns trempés de sueur lui collaient au visage, glissant devant ses yeux. Les mèches brouillaient sa vision, mais il n'osait pas ralentir. Son souffle était court, sa poitrine en feu, et pourtant, il continuait d’avancer. Ses yeux verts brillaient d’une étrange lueur : celle de la peur, mêlée d’une obstination farouche. Survivre. Toujours.

Ses vêtements, simples mais soignés, étaient maculés de terre et de sang. Le plastron de cuir sur sa poitrine portait des entailles superficielles, souvenirs récents de lames qui avaient failli trouver leur cible. Il ressemblait à un homme du peuple, ou peut-être à un mercenaire en retrait, un de ces anonymes que la guerre engloutit sans cérémonie. Assez ordinaire pour se fondre dans la foule, mais pas assez pour disparaître complètement.

Le monde autour de lui n’était qu’un chaos indistinct : des villages brûlés, des cris lointains, et cette odeur âcre de fumée et de chair. Il fuyait tout cela. Il fuyait les hordes mongoles qui rasaient tout sur leur passage, des ombres brutales venues dévorer l’Europe. Mais ce n’était pas seulement eux.

C’était lui. L’autre immortel.

Un instant, son esprit retourna dans la mêlée. La silhouette massive, un guerrier mongol, l’avait repéré dans le tumulte. L’armure rudimentaire de l’homme, son sabre taché de sang, et cette façon de le fixer. Pas un hasard. Pas une menace indistincte. Ce regard avait traversé les flammes, les corps, et s’était planté en lui. Le message était clair.

Ils avaient croisé le fer brièvement, à l’écart du carnage. Il avait compris, dès la première rencontre des lames, qu’il ne faisait pas le poids. L’homme avait une force brute, une maîtrise glaciale, et lui... il n’était pas un guerrier. Pas comme ça. Mais il était rapide. Suffisamment pour désarçonner. Suffisamment pour fuir.

Et maintenant, il courait.

Le poids des siècles pesait sur ses épaules autant que cette course effrénée. Il ne pouvait pas mourir aujourd’hui.

Au loin, à travers la ligne des arbres, il aperçut enfin ce qu’il cherchait. Un sanctuaire. Une église. Une promesse muette de protection. Les règles invisibles de ce monde étrange dont il faisait partie lui garantiraient la sécurité. Encore fallait-il l’atteindre.

Il ralentit en approchant, ses pas devenant plus prudents, presque mesurés. Le bâtiment, robuste et austère, se dressait comme une sentinelle sur le flanc de la montagne. Des murs en pierre grise, marqués par le temps, portaient des fissures qui semblaient raconter l’histoire de siècles passés. Une croix sommaire surplombait une tour carrée. L’ensemble dégageait une force tranquille, une permanence que même les mongols ou l’autre ne pourraient briser.

Il hésita un instant, regardant autour de lui, écoutant. Le vent dans les arbres. Le craquement d’une branche. Il serra les dents et fit un pas en avant. Puis un autre. Ses mains tremblaient encore en serrant le pommeau de son épée, mais il entra dans la clairière.

Derrière lui, le monde semblait attendre. Il ne savait pas s’il était encore poursuivi, mais le poids de ce regard brûlait toujours quelque part, dans son esprit.

Là-bas, le monastère semblait s’imposer au silence, indifférent au tumulte des hommes. Pourrait-il encore croire à cette paix ?

 

 

Le prêtre achevait sa journée dans un silence presque cérémonieux. Dix ans, déjà, dans ce lieu. Un battement de cœur à l’échelle de sa longue existence, mais assez pour qu’il s’y soit enraciné. Le monastère de Zobor, perché au-dessus de la ville de Nitra, n’avait pas été choisi par hasard.

Depuis son arrivée, il avait vu les besoins désespérés de cette région. La misère s’accrochait aux villages comme une seconde peau : famine, maladie, guerres incessantes. Les raids mongols n’étaient que la dernière couche d’un fardeau que ces terres portaient depuis des générations. C’est ici qu’il avait choisi de se poser, non pas pour fuir, mais pour construire quelque chose. Quelque chose de durable.

Ses mains avaient appris à soigner avec douceur. Chaque jour, il veillait sur les réfugiés qui franchissaient les portes du monastère, épuisés, affamés, parfois mutilés. Il écoutait leurs récits entrecoupés de larmes et leur rappelait, d’une voix basse mais ferme, que même dans les ténèbres, il restait une lueur. Il organisait les ressources, partageait le pain, guidait les moines dans leurs tâches. Chaque manuscrit recopié sous sa supervision devenait une déclaration silencieuse : tout n’était pas perdu.

Dans son habit modeste de moine, il passait presque inaperçu parmi les autres. Presque. Mais il y avait cette gravité dans sa présence, un calme magnétique qui attirait les regards sans qu’il ait besoin de prononcer un mot. Ses cheveux châtains, toujours impeccablement coupés, ne faisaient rien pour cacher un visage marqué par une sérénité insondable, teintée de certitudes et d’une profonde bienveillance. Ses yeux, d’un bleu qui semblait presque surnaturel, regardaient au-delà des apparences, comme s’ils percevaient l’âme de ceux qu’il croisait. Une rencontre avec ce regard suffisait souvent pour apaiser une tempête intérieure – ou en raviver une.

Mais il portait un poids que personne ne pouvait voir, pas même ceux qui cherchaient refuge dans ses paroles ou ses gestes. Son passé le suivait comme une ombre. Des vies prises, des batailles livrées, des choix qu’il ne pouvait effacer. Il s’était battu comme un démon, jadis. Aujourd’hui, il vivait pour apaiser ce qu’il avait détruit.

Il croisa son reflet dans une vitre sombre, à peine visible dans l’obscurité. Un homme debout dans un monastère, vêtu simplement, prêchant la paix. Mais derrière ce masque de calme : des siècles d’âmes perdues.

Il tourna la tête, chassant ces pensées, et s’avança vers l’autel. Ses pas étaient lents, précis, presque mécaniques, comme s’il craignait de troubler la quiétude du lieu. Pourtant, dans ce silence, un léger bruit attira son attention.

Un souffle, étouffé. Presque imperceptible. Puis, le léger crissement d’une porte qui pivotait lentement sur ses gonds fatigués.

Il ferma les yeux un instant. Et il sentit cette présence : une vibration subtile mais distincte, quelque chose que seuls ceux comme lui pouvaient reconnaître. Ce n’était pas un pèlerin, ni un moine.

Un autre immortel approchait.

 

 

Le fugitif arriva devant les imposantes portes. Les battants de bois, usés mais solides, portaient les marques du temps, comme tout ici. Il ralentit, le souffle encore court, puis posa une main sur l’une des portes. Le bois rugueux contre sa paume semblait vibrer légèrement, ou peut-être était-ce simplement son imagination. Il repoussa son hésitation et poussa la porte.

Le grincement des gonds déchira la quiétude environnante, un son à la fois discordant et étrangement apaisant, comme si ce bruit faisait partie de la vie de ces lieux depuis toujours. Il entra dans la cour intérieure.

L’espace, fermé par des murs de pierre patinés par le temps, semblait suspendu hors du tumulte du monde. La lumière tamisée du soir naissant filtrait doucement à travers un voile de nuages, enveloppant les lieux d’une clarté diffuse et bienveillante. Pourtant, à peine avait-il franchi le seuil qu’il sentit une vibration familière.

Un immortel.

Son instinct s’éveilla, tendu comme une corde prête à rompre. Ses sens, affinés par des siècles de vigilance, balayaient déjà l’environnement, cherchant un indice, une menace. Mais presque immédiatement, la raison prit le dessus : il était en sécurité ici. Il n’avait rien à craindre, pas dans un lieu saint. Il inspira profondément, apaisant le léger frisson qui avait traversé son échine, et relâcha ses épaules.

— Bienvenue.

La voix, douce et posée, le tira de ses pensées. Sur sa droite, un homme apparut. Grand, vêtu d’une robe simple de moine, il avançait d’un pas mesuré, les mains ouvertes, sans aucune trace d’hostilité.

— Je suis Darius, ajouta-t-il en tendant la main avec un sourire courtois.

Le nouveau venu hésita, un battement à peine perceptible. Le nom sembla flotter un moment dans l’air. Une fraction de seconde, son esprit vacilla, cherchant un lien, mais il masqua soigneusement toute expression. Ses yeux, fatigués mais aiguisés, glissèrent sur Darius, non pas à la recherche d’une menace, mais comme pour évaluer une énigme.

Après un instant, il tendit la main, serrant celle du prêtre.

— Laszlo, répondit-il simplement.

Darius, lui, observait ce nouvel arrivant avec une curiosité discrète. Il inclina légèrement la tête, comme pour saluer cette retenue qu’il percevait. Ce n’était pas une méfiance ouverte, mais plutôt une prudence instinctive, celle des immortels habitués à cacher leur véritable nature.

— Tu sembles avoir voyagé longtemps, reprit Darius en relâchant doucement sa main. Entre, tu trouveras ici de quoi te reposer.

Il hocha la tête sans un mot et suivit le prêtre à l’intérieur, passant sous l’arcade qui menait au cloître. Les murs semblaient resserrer le silence autour d’eux, un silence ponctué seulement par leurs pas sur le sol de pierre.

À mesure qu’ils progressaient, il sentit une part de lui se détendre, presque malgré lui. Ce lieu imposait une sorte de paix, comme une force invisible qui effaçait lentement les tensions. Pourtant, une petite réserve demeurait, comme un éclat discret au fond de son esprit. Il n’était pas en alerte, simplement vigilant. Un réflexe ancien, qu’il ne pourrait jamais totalement désapprendre.

Mais même ici, sous l’apparence de "Laszlo", il savait qu’il ne pourrait fuir son passé. Son véritable nom, Methos, pesait lourd dans l’histoire des immortels — un nom qu’il gardait précieusement dissimulé, tout comme ses secrets.

 

 

Darius l’installa dans une petite salle éclairée par la lumière vacillante de quelques torches. Une longue table en bois brut occupait le centre de la pièce, flanquée de chaises simples. Quelques instants plus tard, il revint, portant un bol de soupe fumante et un morceau de pain encore tiède qu’il déposa devant son invité.

— Ce n’est pas grand-chose, dit-il calmement en croisant ses bras. Mais cela devrait suffire à te réchauffer.

Methos, assis, ne se précipita pas sur la nourriture. Il fit glisser ses doigts le long du bois de la table, observant le bol avec un détachement apparent. Finalement, il le saisit et huma brièvement l’arôme simple mais réconfortant de la soupe avant de prendre une première cuillerée, lente et mesurée.

— C’est presque ironique, lança-t-il d’un ton faussement léger, brisant le silence. Tu offres à manger à un immortel. Ce n’est pas comme si nous pouvions réellement mourir de faim.

Darius, adossé à un mur proche, le regarda avec une sérénité inchangée, un léger sourire jouant sur ses lèvres.

— Peut-être pas, répondit-il d’un ton posé. Mais offrir de la nourriture, ce n’est pas juste nourrir un corps. C’est un acte qui apaise, qui crée un lien, qui honore la vie, même la nôtre.

Methos esquissa un sourire en coin, un brin moqueur. Pourtant, une étincelle de réflexion traversa son regard.

— Une soupe contre l’effondrement du monde ? Tu es vraiment plus idéaliste que moi, Darius.

Le prêtre, imperturbable, haussa légèrement les épaules.

— Le monde vacille, oui. Mais chaque petit geste peut ralentir sa chute, ne serait-ce que pour un instant.

Methos, tout en déchirant un morceau de pain, observait son hôte avec l’intensité de celui qui analyse plutôt qu’il ne participe. Après un moment de silence, il posa une question, presque innocemment, mais avec une pointe de curiosité.

— Darius... le chef de guerre qui a embrassé la foi ?

Le prêtre laissa échapper un léger rire, un souffle teinté d’amertume.

— J’ai été cela, oui.

— Et qu’est-ce qui t’a poussé à renoncer ? demanda Methos, la curiosité perçant à travers son ton détaché.

Darius fixa le vide un instant avant de répondre, sa voix plus grave.

— Ce n’est pas comment j’en suis arrivé là qui compte, mais ce que je suis aujourd’hui.

Methos haussa un sourcil, l’air sceptique.

— Tu crois vraiment ? Moi, je pense que le chemin importe autant que la destination.

Darius eut un sourire énigmatique et, après un instant de réflexion, prit place face à Methos, croisant ses mains sur la table.

— Très bien. Si tu veux connaître mon chemin, je vais te le raconter.

Il marqua une pause, comme pour remonter le fil de souvenirs qu’il aurait préféré laisser enfouis.

— C’était il y a 800 ans, aux portes de Paris. À cette époque, j’étais consumé par une ambition dévorante. Je voulais prendre la ville et en faire le joyau d’un empire immortel, à la tête d’une armée invincible. Rien ne semblait pouvoir m’arrêter. Jusqu’à ce qu’un immortel se dresse sur ma route, un homme du nom d’Emrys.

Sa voix se fit plus lente, presque hantée.

— Nous nous sommes battus. C’était un combat féroce, acharné. Et j’ai pris sa tête. Mais le quickening que j’ai reçu de lui n’était pas comme les autres. C’était… différent. Emrys avait mis toute sa volonté dans ce dernier souffle d’énergie. Une volonté de paix, d’amour. Ce qu’il m’a transmis m’a frappé plus violemment que son épée ne l’aurait jamais fait.

Methos écoutait en silence, ses traits adoucis par une lueur de fascination.

— Tu veux dire que ce n’est pas ta foi, mais celle d’Emrys, qui a planté cette graine dans ton esprit ?

Darius détourna légèrement le regard, un instant d’hésitation traversant ses traits habituellement sereins. Il prit un moment avant de répondre.

— Peut-être. Peut-être qu’il a planté une graine. Mais ce qui importe, ce n’est pas d’où elle vient. Ce qui compte, c’est ce qu’elle est devenue.

Methos appuya son menton sur sa main, ses yeux verts scrutant Darius avec intensité.

— Alors, où est la frontière ? Où s’arrête Darius, et où commence Emrys ?

Le prêtre resta silencieux un long moment, le regard perdu dans un passé qu’il semblait toujours tenter de comprendre.

— Je ne sais pas, Laszlo, finit-il par dire, sa voix presque imperceptible. Mais peut-être que cela n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est ce que je fais maintenant. Je ne peux pas changer le passé, mais je peux réparer ce que j’ai brisé.

Pour une fois, Methos n’avait pas de réplique. Le sarcasme qui l’accompagnait d’ordinaire s’était tu, remplacé par une réflexion silencieuse. Peut-être voyait-il dans Darius un reflet de ses propres doutes, une ombre qu’il n’osait pas encore affronter.

Darius se leva doucement, comme pour s'extraire de ses propres pensées, un bref soupir trahissant le trouble que les paroles de Methos avaient éveillé en lui.

— Il se fait tard. Tu peux rester ici aussi longtemps que tu en auras besoin. Une chambre t’attend dans le monastère.

Le vieil immortel acquiesça d’un léger signe de tête et suivit son hôte à travers les couloirs silencieux. Tandis qu’il avançait, ses pensées le rattrapaient. Les mots de Darius résonnaient en lui comme une énigme qu’il n’était pas encore prêt à résoudre.

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