Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 37 : Bonnes vacances...

Chapitre final

2942 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 2 mois

37. Bonnes vacances...


Les déguisements de Kelly et Doubledose s'effacèrent. Ils n'échangèrent pas le moindre mot quand elle prit congé, mais elle sentit cependant le regard de Doubledose posé sur elle quand elle franchit le seuil de la porte du bureau. En la refermant, sa main, crispée sur la poignée, trembla légèrement. Il était midi : Kelly rejoignit Naomi et John dans la Cantina Grande pour déjeuner. Quand elle arriva, elle comprit, à en juger par leur expression, qu'ils avaient remarqué qu'elle avait les yeux rougis et gonflés. Néanmoins, ils ne posèrent aucune question.


L'après-midi, John et Naomi avaient leurs trois heures de colle respectives. Kelly, de son côté, retourna dans la salle commune, et s'allongea encore une fois sur son lit. Elle s'y morfondit, repensant à l'enterrement. Elle entendait et voyait vaguement d'autres personnes faire des allers-retours dans le dortoir, mais ne réagissait pas. Tout comme lorsqu'elle avait appris la mort du professeur Dumbledore, le monde autour d'elle avait disparu de son esprit, remplacé par un néant complet. John vint la chercher après sa retenue avec Fistwick, lui proposant de descendre dans le salon y grignoter des sucreries, ce qu'elle accepta sans grand enthousiasme.


Ils s'assirent dans un canapé rongé aux mites, sans dire grand-chose. Kelly ne sentait même pas le goût de sa Suçacide, et pourtant elle adorait ça. Tout à coup, un bruit retentit près d'eux. Des élèves de cinquième année avaient allumé un poste de radio ; la chanson L'amour c'est comme un chien à trois têtes sans pattes de Jean Jolive-Masoupe en sortait. Kelly se contracta. Entendre une chanson parlant d'amour était la dernière chose qu'elle souhaitait. Elle risqua un regard vers John. Il affichait un air de chien battu qui l'agaça. Elle ne céderait pas à sa tentative de susciter sa pitié, si évidente qu'elle en était irritante.


Soudain, Naomi débarqua dans la salle commune d'une démarche lente et éthérée. Kelly et John furent frappés par sa très étrange expression : son regard était absent, presque vitreux ; les traits de son visage étaient détendus au point d'en être flasques, et elle arborait un sourire béat qui lui donnait un air légèrement demeuré que personne n'aurait imaginé de la part de Naomi Jane. Déconcertée, Kelly lui demanda d'un ton soupçonneux :


- Tu te sens bien, Naomi ?


- Euh… oui, pourquoi ? J'en ai pas l'air ?


- Ben… si, un peu trop même… tu souris aux anges, c'est très bizarre !


- Oh ben… c'est que… balbutia Naomi, en fait, je viens de passer un moment très soulageant. Ma retenue a ressemblé à tout, sauf à une retenue. J'ai rien eu à faire, et le professeur Pourrave… a été extrêmement gentil. Il a senti que ça allait pas fort, donc on a discuté... je lui ai expliqué ce que je ressentais, à propos des derniers événements – on éprouve tous un peu la même chose, je pense –, tout ça… ça m'a fait beaucoup de bien. Et à la fin, on s'est mis à se raconter des blagues.


- Vous vous êtes racontés des blagues ?? répéta Kelly, médusée.


- T'en as de la chance, maugréa John. Moi, Fistwick m'a fait raccommoder ses poupées vaudous à la con, et évidemment, c'était moi qui en était la cible. Les coups d'aiguilles dans l'épaule, c'est bien fendard, je vous le garantis. Et encore, j'ai eu du bol, aucune n'était déchirée à l'entrejambe...


Kelly pouffa. Puis, elle se rendit compte qu'elle avait l'impression que cela faisait une éternité que John n'avait pas fait de blagues… les derniers jours avaient donc été si chargés que ça ?


Naomi devint écarlate et dit d'une voix gênée :


- Oh, euh… je disais pas ça pour vous rendre jaloux...


- T'inquiètes, lui répondit John en souriant pour la première fois depuis longtemps. Au contraire, tant mieux pour toi que Pourrave t'ait ménagée… d'ailleurs, ça va mieux, ta jambe ?


Naomi s'assit et répondit, toute sourire, qu'elle n'avait pratiquement plus mal et que ça ne serait bientôt plus qu'un mauvais souvenir. Kelly n'écoutait pas vraiment, toujours déroutée. Autant, que Pourrave ne fasse pas travailler Naomi ne la surprenait pas plus que ça, autant cette soudaine complicité entre eux deux la laissait perplexe. Mais après tout, comme le disait John, c'était tant mieux pour elle ; pour rien au monde Kelly n'aurait souhaité que Naomi trime, et surtout pas par souci d'égalité entre eux trois. Bien que très surprise, elle remercia intérieurement le professeur de botanique d'avoir été à l'écoute de son amie éplorée.


Cependant, la curieuse euphorie de Naomi ne dura pas. La dernière semaine à Lettockar fut très pénible : Kelly fut brûlée quatre fois durant ses préparations avec Grog, plusieurs livres de Naomi furent détruits lors d'une bagarre entre les statues aztèques, et John reçut des oreilles d'âne par un McGonnadie de mauvaise humeur après avoir répondu « une mare aux canards » à une question sur la possibilité de donner des palmes aux animaux ongulés. Même le repas de fin d'année, qui était d'ordinaire l'occasion de bien manger et de se détendre après d'insupportables longs mois à Lettockar, se déroula pour eux dans la plus grande morosité. Cette fois-ci, ce fut Ornithoryx qui gagna la Fève des Quatre Maisons. Les 300 points que Kelly, Naomi et John avaient fait perdre à Dragondebronze avaient été remarqués par leurs camarades. En voyant leur maison reléguée à la dernière place du classement, quelques-uns leur lancèrent des regards noirs, mais les trois comparses ne bronchèrent pas. La rancœur de leurs condisciples était un souci bien dérisoire comparé aux calamités qui s'étaient abattues sur eux.


Le lendemain matin, tous les écoliers de Lettockar se rendirent dans la cour pour emprunter dans les calèches qui les amèneraient au Tragicobus dans la forêt. Quand elle fut hors du château, Kelly jeta un regard en direction de la Montagne Interdite. C'était comme si elle contemplait un tombeau… car cet endroit resterait à jamais dans sa mémoire comme le lieu où toute une époque de sa vie était morte. Récemment, tout semblait avoir été frappé du sceau de la mort...


Avant de monter dans une diligence, Kelly observa ses deux compagnons du coin de l’œil. John et Naomi, les bras croisés, avaient le visage fermé, éteint. Eux aussi avaient l’air au trente-sixième dessous. Un silence de mort régnait dans l’atmosphère. Ne supportant pas cette énième ambiance dépressive, elle s’abstint de monter.


- John, Naomi, je vous laisse… j’ai besoin d’être un peu seule. Je vous rejoins dans le bus.


Naomi acquiesça d’un signe de tête. Au moment où elle allait pivoter sur ses talons, Kelly sentit le regard de John braqué sur elle. Elle tourna la tête vers lui, et lut toute la tristesse du monde dans ses yeux. Malgré toute la gêne qu’elle ressentait à son égard, elle lui sourit faiblement et lui tapota l’épaule d’un geste compatissant. Puis elle s’éloigna.


Elle se dirigea vers la toute dernière calèche de la file, la plus délabrée, que les élèves évitaient soigneusement. Elle y serait seule, c’était certain. Une fois entrée, elle se laissa tomber sur le siège dépareillé, et ferma les yeux, essayant de faire le point. Cette année avait été particulièrement chargée. Elle songea à tout ce qui s’était passé.


Ces deux années à la recherche des Reliques des Fondateurs, lesquelles avaient causé la mort de Peter, et les avaient envoyés sous un lac, dans un désert, dans un ghetto de loups-garous sanguinaires… où ils avaient failli être étripés et où ils avaient été sauvés par la personne la plus improbable qui soit. Aujourd’hui encore, Kelly ne se remettait pas de la vision de Pepino Pourrave venant les arracher aux griffes de Raksha Roma. Et les moments qu’elle avait ensuite passé avec McGonnadie et Doubledose l’avaient, pour bien des raisons, très décontenancée. Elle avait perdu presque tous les repères qu’elle s’était forgés ces dernières années. Une seule chose était certaine : les Reliques étaient autrefois son rêve… maintenant elles étaient son cauchemar.


La mort du professeur Dumbledore, qui lui avait ôté tout lien avec le reste du monde des sorciers. Kelly avait eu l’impression qu’on lui avait arraché une partie de son enfance et de son innocence. Même si elle avait renoncé à entrer à Poudlard, le professeur Dumbledore avait été pour elle une figure lumineuse de l’espoir d’un monde meilleur. Comme une promesse qu’en dehors de son école, elle avait quelque part où aller, quelqu’un à qui parler ; quelqu’un de tellement plus réconfortant que ses professeurs à elle. Maintenant, Kelly n’avait plus devant elle que Lettockar. Elle n’avait plus d’autre choix que d’aller de l’avant dans l’école de Niger Doubledose.


Et puis, elle avait découvert qu’elle était homosexuelle. Elle avait, dans un premier temps, vu cela comme une grande révélation, un accomplissement, bien qu’il restât encore à en parler à ses parents. Mais récemment, cela était venu compliquer ses relations.


Pour être tout à fait juste, ce n’était pas de la faute de John s’il était amoureux d’elle. Elle savait bien que l’attirance envers quelqu’un ne se décidait ni ne se contrôlait. Mais il était normal que Kelly soit embarrassée… mais John, lui, n’avait pas l’air de comprendre cet embarras. Elle comprenait qu’il soit blessé qu’elle ne veuille pas de lui. Mais ce qui l’irritait profondément, c’était cette mine de chien battu qu’il affichait en permanence, on aurait cru que c’était elle qui lui avait fait du mal… avait-il déjà oublié qu’il l’avait embrassée de force ? A cause de cela, à plusieurs reprises, elle n’avait même plus osé le regarder dans les yeux, alors qu’elle sentait le regard de John posé sur elle. Cela l’affligeait de devoir se comporter comme ça avec un garçon qu’elle fréquentait chaque jour depuis trois ans… mais quand même, le comportement de John lui-même lui semblait assez déplorable…


De l’autre côté, il y avait Angelica. Jamais une personne ne l’avait autant enflammée. Elle et son si beau visage aux grands yeux sombres encadrés par ses cheveux noirs de jais, son esprit si vif, qui semblait illuminer le monde qui l’entourait… Elle avait donné envie à Kelly d’être meilleure, de se surpasser en sa présence. Toutes les pensées de Kelly, dans ces moments avec elle, n’avaient été orientées que dans le but de lui plaire, de l’impressionner, la rendre joyeuse.



Mais il y avait eu ce jour où elle avait, à l’évidence, profondément heurté Angelica en se moquant de Martoni. La déception glacée qu’avait affiché son visage à ce moment-là la hantait, de même que sa sentence, simple mais horriblement cinglante dans son ton. « C’est méchant, ce que tu dis ». Il était incroyable qu’une si petite phrase ait pu à ce point mettre mal à l’aise Kelly, qui s’était rarement sentie aussi … et de surcroît au moment le moins opportun, celui où elle essayait de conquérir le cœur de quelqu’un.


Quelle idiote. C’était plié, maintenant. Il n’y avait plus aucune chance qu’Angelica veuille d’elle après une telle déconvenue. Elle le lui avait bien fait sentir dans son attitude récente : Kelly avait suffisamment ruminé cet instant où elles s’étaient croisés dans le couloir et où la belle espagnole ne s’était même pas arrêtée...


Kelly sentit les larmes lui monter aux yeux quand tout à coup, quelqu’un frappa contre la porte de sa calèche, et une voix énergique claironna :


- Et alors la miss, qu’est-ce que tu fais là, toute seule ?


Kelly sursauta et regarda par la fenêtre ouverte. C’était Angelica, toute fringante, qui la regardait avec son habituel grand sourire bienveillant et ses yeux brillants, une main sur la hanche.


- An… Angelica ? bégaya Kelly, prise de court. Je pensais que tu serais avec tes amis d’Ornithoryx…


- Boarf, ils peuvent bien se passer de moi quelques minutes, répondit-elle.


- Ah, ok... dit Kelly à mi-voix.


- Et toi, tu n’es pas avec tes potes ?


- Oh, je… j’avais besoin de m’isoler un instant... hésita-t-elle.


- Ah… dit Angelica, légèrement déçue. Tu veux que je te laisse ?


- Oh non, non ! s’empressa de dire Kelly. Au contraire, viens t’asseoir !


Ravie, la grande fille d’Ornithoryx grimpa dans la calèche et prit place, se posant de manière décontractée, les jambes croisées, sur la banquette déchiquetée par endroit.


- Je vais descendre assez vite du Tragicobus, expliqua-t-elle, alors quand je t’ai aperçue, je me suis dit que je pourrais passer te parler avant de partir... avec les exams et tout, je ne t’ai quasiment pas vue ces deux dernières semaines !


- Oui, j’en ai pleuré jour et nuit ! plaisanta Kelly.


Angelica rit de bon cœur et s’occupa de faire avancer les ânes punks avec le bâton à carotte. Les bêtes brayèrent et commencèrent à tirer la calèche. Angelica engagea aussitôt la conversation : Kelly et elle se mirent à parler de tout et de rien, de leurs derniers cours, leurs examens, leurs amis, à plaisanter et à se raconter les derniers ragots. La légèreté de leur discussion était plus que bienvenue, après ces derniers temps troublés et surchargés d’émotions. Hors de question de parler de l’épouvantable fiasco de l’opération à la Montagne Interdite..


Kelly était radieuse. Toute sa tristesse s’était évaporée d’un seul coup, et ses tourments lui paraissaient à présent ridicules. Angelica avait certes été contrariée, mais là, elle revenait vers Kelly avec ce naturel qui faisait tout son charme, sans même évoquer ce différend, comme s’il n’avait jamais eu lieu. Elles se parlaient avec la même gaieté et la même spontanéité qu’avant. Angelica était même venue la voir exprès. Angelica voulait passer du temps avec elle. C’était tout ce que Kelly espérait. Elle se sentait renaître.


Et de nombreux éclats de rire plus tard, les diligences se stoppèrent. Elles étaient arrivés dans la clairière où stationnait le Tragicobus.


- Allez, je vais retrouver Vladimir, Manuel et Manuella, annonça-t-elle. Je dois déjà leur manquer. En tout cas, ça m’a fait du bien de te voir !


Elle se leva, s’apprêtant à partir. Kelly chercha absolument quelque chose à dire.


- Alors bonnes vacances, Angie.


Ce surnom, qu’elle avait jusque-là gardé pour elle, lui avait échappé. Angelica la dévisagea d’un air surpris. Mortifiée, Kelly rosit intensément et détourna les yeux.


- Angie ? J’aime bien, s’exclama alors Angelica avec un sourire malicieux.


Elle s’approcha de Kelly, lui passa le bras autour des épaules et lui décocha un baiser sonore sur la joue.


- Allez, bonnes vacances trésor !


Puis elle descendit de la calèche, laissant Kelly rouge comme une pivoine et souriante jusqu’aux oreilles. Par-delà la fenêtre, elle lui adressa un petit signe de main, que Kelly lui rendit un peu gauchement.


Celle-ci, une fois seule, ferma à nouveau les yeux. Mais cette fois, ce ne fut pas le doute et la détresse qui la remplirent, mais le bonheur et la plénitude. Elle venait de passer un des plus beaux et rassurants moments de sa vie, qui, à elle seule, lui promettait un été serein. Tout était encore possible, avec Angie.


Lorsque, quelques minutes plus tard, Kelly retrouva John et Naomi dans le Tragicobus, elle relança la conversation, les charriant gentiment sur leur mollesse. Sa joie retrouvée parut déteindre sur Naomi, mais John restait malheureusement très crispé. Ce n’est qu’à grand-peine qu’elles parvinrent à le convaincre à jouer à la Bataille Explosive, et même pendant la partie, il ne fut pas très expressif. Kelly espéra fortement que les vacances allaient permettre aux choses de se tasser à leur sujet.


Le Tragibocus démarra, et lorsqu’il arriva à la lisière de la Barrière de Dissimulation, Kelly se sentit soudain somnolente. Elle comprit que son esprit allait être bien purgé de tous les souvenirs indésirables de cette année. Mais s’il y avait une chose que le sortilège de Kognak Komonenko ne lui ôterait pas pour cet été, c’était bien le dernier mot d’Angelica.


Trésor.


Fin

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