Lettockar, tome 2 : La Cour des Mirages
Chapitre 31 : L'horizon masqué
5434 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 18/08/2023 14:48
31. L’horizon masqué
Dès qu’il était sorti du bureau de Doubledose, Pavel avait été accompagné par Grog jusqu’au village Moldu proche de Lettockar, sous la pluie battante. Personne n’avait pu lui parler. Il avait à peine eu le temps de rassembler ses affaires avant de traverser les couloirs du château une dernière fois. Puis il était sorti. A jamais.
Un message avait circulé discrètement parmi les membres de l’OASIS. Peter et Astrid le dirigeraient à deux, désormais. Ils n’avaient pas organisé de réunion : à quoi aurait-elle servi, à part se regarder tous dans le blanc des yeux avec des têtes d’enterrement ? De plus, tout le monde avait des examens à passer. D’ailleurs, avec la perte de Pavel à l’esprit, réviser et s’appliquer aux épreuves était bien plus difficile. Kelly et John ratèrent celle de sortilèges, tout particulièrement le maléfice de Chatouillis, ce qui suscita chez Fistwick le commentaire « avec vous, y’a pas besoin de ce sort pour se marrer ! ».
Trois jours s’écoulèrent ainsi dans une ambiance lugubre. Le scandale de la tentative d’assassinat du directeur était bien présent dans les esprits. Et la réputation des pauvres Becdeperroquet en avait pris un sérieux coup. De surcroît, leur directeur n’était guère en état de la défendre. Même quand on le voyait en compagnie de ses amis professeurs, Suppurus Grog paraissait extrêmement seul sans Pavel. Comme si on l’avait estropié. Il était mou, éteint, coupé du reste du monde. Lorsqu’on le croisait, une odeur d’alcool, qui d’habitude accompagnait Viagrid, planait dans l’air. Et pourtant, une personne était infiniment plus triste que Grog. Une personne que Kelly, John et Naomi surprirent en train de pleurer après l’examen de botanique. Mercedes, accroupie et recroquevillée derrière la serre n°3.
Après s’être consultés du regard, en silence, ils s’approchèrent d’elle, avec prudence.
- Meche… murmura faiblement Kelly.
Mercedes leva des yeux rouge sang vers eux. Mortifiée d’avoir été surprise dans un état pareil, elle regarda tout autour d’elle comme pour chercher une sortie, mais Naomi et Kelly, d’un même mouvement, posèrent chacune leur main sur une de ses épaules avec tendresse.
- D… désolée… bégaya Meche. C’est que… c’est à cause de…
- On sait, Mercedes, l’interrompit Naomi avec douceur. T’inquiètes pas, on est là.
Elle renifla bruyamment. Kelly n’avait jamais vu Mercedes Calamar dans un tel état. Elle ne la reconnaissait pas. Elle lui serra un peu plus fort l’épaule, alors que ses propres yeux commençaient à picoter. Leur camarade de l’OASIS essaya de reprendre son souffle.
- Pavel… je lui devais tellement de choses, bredouilla-t-elle. Plein de gens pensaient que c’était juste le toutou de Grog, mais moi je savais dès le début qu’il était bien plus que ça. Il m’a pris sous son aile dès ma première année. Il a été adorable, un vrai grand frère. Il m’a fait découvrir tout le château, il m’a aidé quand j’étais en galère… dans la salle commune, il avait fait fermer leur clapet à ceux qui se moquaient de mes bourrelets. Et pour finir, c’est lui qui m’a présenté à l’OASIS…
- On sait ce que tu ressens, Mercedes… il a fait ça pour nous aussi, tu sais… dit Naomi. Mais… on est là… si tu as besoin…
Hélas, pour Mercedes leur présence paraissait dérisoire en comparaison de la perte immense que représentait l’expulsion de Pavel.
- J’ai même pas pu lui dire au revoir… Comment je vais faire, maintenant que je le reverrais plus jamais ? Sans lui… je suis plus rien. Plus rien.
- Meche, enfin ! s’exclama Kelly. Ça va pas de dire ça ? T’es pas rien, t’es… c’est pas parce que Pavel…
Elle se tut, incapable de trouver ses mots sous le coup de la confusion. Kelly n’était pas toujours très douée pour remonter le moral des autres, et Mercedes en était la preuve. Son visage était toujours décomposé, vide de tout espoir. Elle enfouit une nouvelle fois son visage dans ses genoux.
John fit alors un discret signe de main à Kelly. Puis, il s’accroupit devant Mercedes et la contempla longuement. Dans ses yeux se lisaient une infinie gentillesse.
- Hé, la dynamite. Sans Pavel, t’es plus rien, vraiment ? Je crois pas qu’il aurait aimé t’entendre dire ça. Et en plus, c’est pas ce que je vois. Moi, ce que je vois, c’est que t’es Mercedes Calamar, la nana la plus barjo de Becdeperroquet. C’est pas génial, déjà ?
Il y eut un silence. Puis, Mercedes releva lentement la tête. Elle arborait un sourire mêlé d’une grimace. John lui tendit la main. Elle la prit en tremblotant légèrement, et avec son aide, se redressa avec peine. Sans un mot, le petit groupe quitta l’endroit, faisant fi des Prunes dirigeables qui virevoltaient autour d’eux d’un air menaçant.
La détresse de Mercedes déteignait sur Kelly, qui pourtant avait déjà largement eu le temps de se morfondre. Pavel avait été l’étoile de sa deuxième année à Lettockar. Lui, son air apaisant, sa beauté désinvolte et ses sourires tranquilles… il lui avait donné un objectif, de la détermination, et tout simplement, de l’espoir. Naomi et John n’en parlaient pas, mais elle savait qu’ils pensaient autant qu’elle à Pavel, au cours de ces longues journées de juin. John semblait peiner à profiter des dernières semaines pourtant libérées de la pression des examens. Quant à Naomi, Kelly l’avait surpris à la bibliothèque, en train de fixer d’un regard mélancolique la couverture des Meilleures recettes aux coquillages magiques, de la même manière qu’elle fixait La Métamorphose en Égypte antique de temps en temps, en souvenir de la générosité d’Albus Dumbledore. Kelly ne cessait de penser à l’année prochaine. Sans Pavel, elle s’annonçait vraiment moche. Heureusement qu’ils avaient Peter…
Au matin du 19 juin, un bruit assourdissant provenant du dehors, semblable à celui d’un tremblement de terre, fit bondir toute l’école. Ses habitants se précipitèrent à pratiquement toutes les fenêtres pour voir ce qui en était la cause. Autour du château de Lettockar, la terre se soulevait. Quelque chose en sortait lentement, formant un cercle parfait. On vit d’abord apparaître de très grosses briques, séparées par un intervalle parfaitement régulier. Puis, petit à petit, ce fut une très haute muraille crénelée, épaisse et colossale, faite de pierres de la même couleur ocre que le castel, qui s’était dressée. Des contreforts surgirent alors du sol et vinrent s’appuyer dans un bruit sourd contre l’impressionnant édifice pour le soutenir. Les élèves étaient stupéfaits. Ils entendirent ensuite le bruit blanc d’un liquide qui coulait. Tout le long du mur, des douves s’étaient creusées d’elle-même, rapidement remplies par les eaux du Lago que vê longue.
John, Kelly et Naomi, comme tous leurs condisciples, ne détachaient pas les yeux de l’ahurissant spectacle. Soudain, ils entendirent un raclement de gorge venir de derrière eux. Ils se retournèrent : Peter était là.
- C’est quoi ce cirque, chef ? lança John, médusé.
Peter avait la mine grave et le regard fiévreux. Lentement, il passa devant ses cadets, s’accouda sur le rebord d’une fenêtre, et contempla l’horizon. Il déclara alors d’une voix sépulcrale :
- Le directeur a dressé les défenses de Lettockar. Lui seul en a le pouvoir.
- Mais pourquoi il a fait ça ? demanda Naomi.
Peter se retourna et balaya les alentours du regard. S’étant assuré que personne ne les regardait, il entrouvrit son uniforme et en tira un morceau de journal, dont il montra discrètement la une.
- Voilà pourquoi.
Le gros titre de La Gazette du Sorcier affichait :
CELUI-DONT-ON-NE-DOIT-PAS-PRONONCER-LE-NOM EST DE RETOUR
Kelly, John et Naomi eurent la même expression effarée. Eux qui s’étaient penchés pour lire la triste phrase, ils se redressèrent d’un même mouvement lent pour regarder Peter droit dans les yeux.
- J’ai obtenu ça de Popovicz, expliqua-t-il. Pavel lui avait commandé le premier journal qu’il pourrait se procurer… alors il me l’a cédé gratuitement, en son souvenir.
Kelly sentit son estomac s’alourdir. Elle n’avait jamais douté de la rumeur et encore moins de la parole du professeur Dumbledore, mais cette confirmation l’ébranlait tout de même. La sentence solennelle qu’ajouta Peter traduisit amplement la pensée qui la faisait frémir :
- Cette fois, c’est officiel : la guerre est déclarée, dans le monde des sorciers.
Le moral des élèves fut en berne durant les dernières semaines d’école. La grande muraille créait une ambiance anxiogène au sein de Lettockar. Au-delà de ce qu’elle symbolisait, à cause d’elle, on ne voyait plus l’horizon lorsqu’on se promenait dans le parc, lequel était de plus obscurci par sa vaste ombre. Bien que ce fût un secret de polichinelle, aucune annonce officielle ne fut faite, et aucune explication au sujet du relèvement soudain des défenses du château ne fut donnée par la direction. De toute façon, Doubledose ne disait pratiquement rien, en ce moment. Personne ne savait si c’était dû aux événements à l’international ou au souvenir de la machination de Pavel Ossatrüvay, mais quoiqu’il en soit, l’attitude la plus sage à adopter était de se tenir à bonne distance du directeur.
Peu avant la fin d’année, les résultats des examens furent publiés. Malgré son échec à l’épreuve de sortilèges, Kelly fut admise en troisième année du premier coup, comme tous ses camarades de Dragondebronze, sauf Milosz qui dut passer aux rattrapages. Puis, la veille du départ des élèves, Peter et Astrid organisèrent enfin une réunion de l’OASIS dans l’après-midi.
Kelly, John et Naomi furent parmi les derniers à arriver dans la Cour des mirages. Leurs camarades s’étaient se rassemblés en un cercle au milieu de la salle. Le siège que Pavel occupait d’habitude était vide, ni Peter ni Astrid ne s’étaient assis dessus. Kelly remarqua qu’un petit chaudron rempli d’un liquide coloré avait été apporté dans la cour. La réunion put débuter lorsque Mercedes arriva en compagnie de Tarung. Ses yeux étaient éteints, et elle avait même l’air d’avoir récemment maigri. Sans dire saluer personne, elle prit place à côté de John. Alors, Astrid prit la parole :
- Bon… c’est la dernière réunion de l’OASIS de cette année, et… la première depuis l’expulsion de Pavel.
Son visage était neutre, mais tous savaient que ce n’était pas de l’indifférence. Sa voix était beaucoup moins ferme et assurée que d’habitude. Elle retroussa les lèvres, cherchant ses mots, mais Peter prit le relai :
- Pavel était notre meilleur ami, à Astrid et moi. Durant ces six dernières années, on a passé des moments merveilleux avec lui. Son renvoi de Lettockar est un coup de tonnerre pour l’OASIS… car c’est lui qui a fondé ce groupe incroyable. C’est grâce à lui qu’on est tous ensemble, ici, aujourd’hui. Il a certes commis quelque chose de grave, mais… je pense que… personne ici, n’oubliera ce qu’il a fait pour nous tous, et… il va beaucoup nous manquer.
Instinctivement, tout l’OASIS observa un silence quasi-religieux. Des larmes avaient commencé à couler le long des joues de Mercedes. Kelly était tout aussi meurtrie par ce discours. On aurait dit que Pavel était mort. Elle posa les yeux sur son siège vide… elle soupira. Puis, elle sentit une main effleurer la sienne… c’était Naomi. Elle aussi versait des larmes, comme Mercedes. Kelly aurait aimé la réconforter, mais aucun mot ne lui vint…
Tout à coup, Vladimir se détacha du cercle, s’avança et se racla la gorge.
- Je… j’ai préparé un Ping-ponch, comme celui que Pavel faisait, dit-il d’une petite voix. C’est lui qui m’a donné la recette. Je propose qu’on en boive un verre, pour lui…
Il montra du doigt le chaudron posé près du mur. Astrid acquiesça et fit apparaître une douzaine de verres sur un plateau flottant. Elle alla elle-même les remplir de Ping-ponch, avant de les envoyer par magie à chaque membre de l’OASIS. Quand tout le monde fut servi, elle leva son verre et dit :
- A Pavel.
- A Pavel, répétèrent les autres.
Seule Mercedes n’avait pas parlé. Ils portèrent leurs verres à leurs lèvres ; à peine Kelly eut-elle bu une gorgée qu’elle grimaça. Le Ping-ponch de Vladimir était immonde. Elle promena son regard tout autour d’elle : à part Vladimir, tout le monde avait la même expression qu’elle. Mais personne n’osait dire quoi que ce soit, de peur de vexer un des leurs en cette heure sombre… une fois qu’il eut courageusement vidé son verre, John dit d’une drôle de voix :
- C’est un très beau geste, Vladimir.
Vladimir lui sourit, n’ayant pas compris le sous-entendu. Les Archéo-sorciers burent leurs verres, avec une lenteur qui n’était nullement due à leur chagrin. Kelly était sûre que si Pavel avait pu voir cette scène, il aurait éclaté de rire. Peter eut une dernière parole à son sujet :
- Je vous promets de tout faire pour qu’on le revoie un jour… quand on aura trouvé toutes les Reliques.
Plusieurs personnes lui adressèrent un sourire reconnaissant. Mais Kelly savait que cette promesse était vide de sens. Ils ne reverraient plus jamais Pavel Ossatrüvay… il n’avait pas seulement quitté Lettockar, il avait aussi quitté le monde des sorciers. Doubledose y avait veillé. En allant s’asseoir dans un canapé, elle ressentit une rage brûlante, d’une intensité rare, envers son directeur…
L’hommage à Pavel n’était pas le seul but de cette réunion ; l’OASIS débattit ensuite de ce qu’il fallait faire de la Cuillère et de la Boule pendant les vacances.
- Vous allez les emporter chez vous ? demanda Dominique.
- Je pense que ça n’est pas prudent, répondit Peter. Premièrement, si jamais on les oublie à la rentrée, on aura aucun moyen d’aller les rechercher. Et c’est pas le pire... s’il leur arrive quelque chose, si elles sont endommagées, cassées, ou si on nous les vole ou qu’on les perd…
- T’as raison Peter, c’est vraiment pas le moment de perdre la Boule, dit John en hochant la tête.
- Mais va mourir, John ! s’exclama Vladimir.
- Pour moi, il vaut mieux qu’elles restent en sécurité dans la Cour des Mirages, continua Peter, mi-amusé, mi-irrité. On est sûrs qu’on les retrouvera fraîches et dispos à notre retour en septembre.
Mais Astrid n’était pas de cet avis. Elle se leva et déclara avec fermeté :
- Chéri, je pense qu’il faut que j’emporte la Cuillère de Lalaoud avec moi : si je reste à son contact durant tout l’été, il y a une chance qu’elle s’ouvre à moi et que je la fasse sortir du contrôle de cette saleté de Demiguise.
- Je sais, tu me l’as déjà dit… mais tu crois que deux mois suffiront pour que la Cuillère te reconnaisse comme sa maîtresse ?
- Même si ça ne le fait que partiellement, ça sera toujours utile, affirma Astrid.
- C’est pas idiot, Peter, ajouta Kwaï. Regarde la Boule de Curcumo : c’est toi qui est son maître, et pourtant Kelly arrive à l’utiliser un peu…
Kelly sourit, mais déchanta en voyant le regard agacé que lui adressait Astrid, apparemment gagnée par la jalousie. Sa chevelure bleue se teintait de mèches rougeoyantes…
- Je propose un vote, dit Peter. Ceux qui sont pour qu’on laisse la Cuillère ici par sécurité… ?
Il leva la main, et fut imité par Dominique, Tarung, et Deborah.
- Ceux qui sont pour que Astrid l’emporte avec elle pendant les vacances… ?
Les huit autres membres de l’OASIS levèrent la main. Kelly estimait en effet que, le temps étant précieux, attendre deux mois avant de faire fonctionner une Relique les handicaperait trop. Et elle faisait confiance à la rigueur d’Astrid, qui ne commettrait sûrement pas une erreur aussi grossière que d’oublier la Cuillère à l’orphelinat du Chemin de Traviole.
- Alors c’est décidé : je laisse la Boule de Curcumo ici, et Astrid emporte la Cuillère de Lalaoud avec elle, décréta Peter.
Astrid eut un sourire enjoué, et sans plus attendre, s’empara de la Relique et la fourra à sa ceinture. Ensuite, l’OASIS aborda le sujet de l’officialisation du retour de Lord Voldemort sur la scène mondiale…
- Et dire qu’on trouvait que c’était déjà la merde avant… marmonna Oszike.
- Je pensais pas qu’un jour, on serait plus en sécurité à Lettockar qu’ailleurs, ajouta Deborah.
- Bon, est-ce qu’on fait quelque chose, de notre côté ? interrogea Kelly d’un ton énergique.
- Comment ça, « est-ce qu’on fait quelque chose » ? dit Naomi, les sourcils arqués par la méfiance.
- Ben, contre Voldemort et sa bande de salopards ! Ils sont loin, mais…
- Pffff, tu crois pas que t’en fais un peu trop, Kelly ? la coupa Kwaï.
- En ce qui me concerne, j’ai pas spécialement envie d’aller me jeter sur les meilleurs mages noirs du monde, déclara Tarung en bâillant.
- Mais attendez, on se bat pour la justice, ou pas ? s’exclama Kelly, indignée. On est tous des Nés-Moldus, on est les premiers concernés par cette guerre ! Il y a forcément quelque chose que…
- Voyons, Kelly, c’est ridicule ! la coupa Astrid en agitant sa main d’un air exaspéré. On ne peut pas agir à notre échelle, et quand bien même on le pourrait, on a d’autres Matagots à fouetter, tu crois pas ?
Outrée, Kelly devint rouge de colère. Peter intervint juste à temps pour l’empêcher de crier.
- Kelly, ton courage t’honore, dit-il d’un ton apaisant. Mais il s’agit d’être réaliste : ça se passe à des centaines de kilomètres de nous, on est coincés dans ce château, on est tous des jeunes non-diplômés et en plus, pratiquement aucun sorcier de Grande-Bretagne ne sait qu’on existe. La seule chose qu’on ferait à l’heure actuelle, c’est boxer dans le vide. Je te demande de mettre de côté tes ambitions et de rester concentrée sur les objectifs de l’OASIS. On va d’abord s’occuper de Lettockar, et après, on verra si on peut, euh… « faire quelque chose ».
Tous les membres de l’OASIS l’approuvèrent à grands coups de hochements de tête. Pavel n’aurait pas tenu ces propos, se dit Kelly. Lui, il l’aurait comprise. Il l’aurait défendue devant les autres, et aurait cherché à concilier la volonté de Kelly avec les « objectifs de l’OASIS »…
- Bon allez, le festin de fin d’année va débuter, annonça Peter. Allons dîner !
L’OASIS se rendit donc en formation dispersée dans la Cantina Grande, où la cérémonie de la Fève des Quatre Maisons débutait. Grâce à leur éclatante victoire à la Coupe de Crève-Ball, ce fut encore Dragondebronze qui remporta la figurine cette année. Du fait du crime de Pavel, Doubledose avait complètement anéanti le score de Becdeperroquet : il ne leur avait laissé que deux points « parce qu’ils faisaient pitié ». Les Becdeperroquet, toujours secoués par le renvoi de leur préfet, n’eurent même pas la force de réagir. Quant à Grog, il semblait être devenu un fantôme.
Au milieu du banquet, John, Naomi et Kelly sortirent de table pour aller se promener dehors en compagnie de Mercedes. Ces derniers temps, ils passaient beaucoup de temps avec elle. Marcher avec eux l’aidait à se changer les idées… au moins pendant une heure ou deux. Ils n’avaient pas été voir de plus près l’impressionnante muraille qui ceinturait à présent leur lieu de vie. A l’entrée, de chaque côté de la lourde porte cloutée étaient dressées des statues représentant des guerriers barbares à tête de loup. Plusieurs gargouilles étaient perchés sur des créneaux, et des symboles et des glyphes de défense magique était peints partout sur le mur criblé de meurtrières. John, Kelly, Naomi et Meche grimpèrent sur le chemin de ronde. Il faisait encore jour, et la vue était belle, d’ici. Tout à coup, depuis la cour, Viagrid leur aboya :
- Hé, les quatre comiques, qui vous a permis de monter là-haut ?
- Euh… personne, répondit Naomi. Pourquoi, c’est interdit ?
Viagrid leva son énorme index, mais referma la bouche. Après un court instant de réflexion, il répondit :
- Ah non, maintenant que tu le dis. Bon bah… merde !
Et il s’en alla en buvant une rasade de sa flasque.
Maintenant qu’aucun lourdaud ne viendrait perturber la tranquillité de cette soirée d’été, Meche s’assit sur un créneau et contempla l’horizon d’un regard vide. John, Kelly et Naomi la laissèrent tranquille, et laissèrent leurs yeux se promener un peu partout au loin. Ils aperçurent alors la silhouette encapuchonnée de Doubledose. Le directeur se dirigeait vers la Forêt Déconseillée. Ils virent aussi avec étonnement qu’un gros oiseau noir était perché sur son épaule. C’était étrange : aucun d’eux ne l’avait jamais vu avec cet animal de compagnie. Kelly regarda le duo s’enfoncer dans les profondeurs de la forêt. Ils lui faisaient penser à une version sinistre du professeur Dumbledore et de Fumseck.
Elle avait beaucoup pensé au directeur de Poudlard, récemment. Peter lui avait prêté l’exemplaire de la Gazette du Sorcier, et elle avait longuement lu l’article intitulé « Pourquoi personne n’a écouté Albus Dumbledore ». Cela l’avait doucement fait ricaner. Ces hypocrites qui l’avaient fustigé, raillé et tout fait pour le décrédibiliser pendant pratiquement un an, aujourd’hui ils se prosternaient à nouveau devant lui, et le dépeignaient comme un grand homme clairvoyant. Kelly aurait aimé être avec le professeur Dumbledore, tout de suite. Elle aurait voulu lui apporter son soutien de vive voix, lui dire que elle, elle n’avait jamais douté de lui. Hélas, encore une fois, il se trouvait à des centaines de kilomètres au moment où elle sentait le besoin de lui parler. Mais ça n’avait pas d’importance, elle aurait bien l’occasion de le lui dire un jour.
Elle était confiante : il lui avait promis qu’il reviendrait.
Le lendemain à la première heure, le château se vida de tous ses adolescents. La sortie fut beaucoup moins fluide cette année, puisqu’ils devaient passer par le pont-levis des remparts. La masse d’élèves se faufilait péniblement dans l’ouverture un peu trop étroite dans laquelle ils s’agglutinaient régulièrement. Puis, ils rejoignirent les diligences qui les ramenaient au Tragicobus (lesquelles avaient la particularité d’être tirées par des ânes aux crinières coiffées à l’iroquoise et teintes en couleur criardes, qu’il fallait faire avancer à l’aide d’une carotte). En longeant la rangée de véhicules, Kelly, John et Naomi aperçurent Martoni par la fenêtre de l’un d’eux. Elle caressait distraitement Mr. Leone. Lorsqu’elle s’aperçut que Kelly la regardait fixement, elle sortit brusquement la tête de sa calèche, les yeux exorbités. Elle les suivit attentivement du regard, Naomi, John et elle, l’air à la fois apeurée et hostile. Kelly lui adressa une expression tout aussi assassine. En continuant son chemin, elle entendit un bruit de pas pressés tout près d’elle. Mercedes venait de la rattraper. Elle arborait un large sourire. Devant l’air curieux de Kelly, elle murmura :
- Je crois qu’elle ne se méfie pas de la bonne personne.
BOUM ! Tout à coup, une explosion surgit sous la diligence de Martoni : sa roue avant-gauche vola en éclats. Déstabilisée, la carriole tangua dangereusement, puis tomba lourdement sur le côté, sous le cri strident de sa passagère. Kelly, John, Meche et Naomi s’échangèrent un regard entendu, tandis que les autres témoins de la scène regardaient stupéfaits la calèche renversée. Martoni s’en extirpa péniblement par le toit défoncé, complètement ahurie, au milieu des braiments furieux des ânes de trait. Les quatre compagnons pivotèrent sur leur talons et s’en allèrent en toute tranquillité, sans accorder un seul regard à Martoni qui vociférait. Quand ils furent confortablement installés dans une autre diligence, ils la virent errer aux alentours en appelant d’une voix hagarde son Demiguise qui, pris de panique, s’était enfui en se rendant invisible.
Quand ils montèrent dans le Tragicobus et s’apprêtèrent à entrer dans un compartiment, Mercedes continua sa route, en se contentant d’adresser un petit signe de main aux trois inséparables, à leur grand étonnement.
- Tu t’en vas, Mercedes ? T’es sûre que tu veux pas rester avec nous ?
- Non, je vais essayer de retrouver Ruriko et Katerina, ça fait longtemps que je les ai pas vues. Mais c’est très gentil, Mimi.
- Hé, c’est moi qui l’appelle Mimi ! intervint Kelly en souriant.
- C’est vrai Mercedes, c’est déjà suffisamment gênant d’entendre Kelly appeler Naomi comme ça, alors tu vas pas t’y mettre, lança John.
- Si ça t’écorche les oreilles, t’as qu’à continuer à te tripoter le zboub, Johnny-boy, ça rend sourd, répliqua Kelly. Et en plus, t’as l’habitude.
- Gnéééééé ! Mes couilles sur ton front, mongole !
- Bon, moi je vous laisse, les kékés, dit Mercedes avec un sourire. Si je vous recroise pas, je vous souhaite de bonnes vacances…
Elle s’éloigna dans le long corridor du Tragicobus, tandis qu’eux s’installaient dans leur compartiment. Après avoir mis ses bagages dans le filet en hauteur, Kelly se laissa tomber sur la banquette. Elle aborda immédiatement les sujets importants, profitant des derniers instants avant qu’ils ne passent la Barrière de Dissimulation et que le sortilège d’Amnésie ne fasse effet…
- C’est curieux, mais contrairement à l’an dernier, je suis pressée d’être en septembre et de commencer la prochaine année, déclara-t-elle. Parce que je sais qu’on a une perspective d’avenir et qu’on va reprendre la Quête, avec les copains. A douze… ajouta-t-elle d’une voix un peu plus faible.
- Je me demande si on recrutera d’autres personnes ? dit Naomi. Cette année, personne n’a intégré l’OASIS après nous…
- En tout cas, Peter et Astrid ne l’ont pas évoqué, répondit Kelly. C’est dommage, à mon avis. Je sais bien qu’ils préfèrent qu’on travaille en équipe réduite, pour rester discret… mais je suis sûre qu’il y a beaucoup d’autres gens très talentueux qu’on pourrait avoir à nos côtés, à Lettockar.
- Y’a aussi beaucoup de glandus, rétorqua John. Tiens, vous connaissez Tania Rojas, de PatrickSébastos ? L’autre jour, elle s’est faite pincer comme une bleue par Viagrid alors qu’elle essayait de taguer « Nique Doubledose » sur la muraille. Elle pensait que c’était une bonne idée de faire ça à minuit, alors que c’est le moment où Viagrid sort dégueuler sa gnôle contre le château…
Naomi pouffa de rire, mais pas Kelly. L’évocation du vaste rempart la mettait de mauvaise humeur.
- Elle me fout une de ces angoisses, cette muraille… marmonna-t-elle.
- Ouais, pareil, approuva John. Et je sais que plein de gens l’ont déjà dit, mais ce qui me gonfle, c’est que la bande à Doubledose refuse d’expliquer pourquoi elle a été dressée, même si je le sais… ils ont juste sorti un gros mur de leur trou de balle magique, et hop…
- Ils ne garderont pas ça secret éternellement, affirma Naomi. Ils n’aiment pas parler de ce qui se passe hors de Lettockar, mais je les vois pas aussi irresponsables… ils finiront bien par éclaircir leur positionnement quant au retour de Voldemort. Après tout, nous sommes tous concernés.
Elle s’efforçait d’avoir une voix décontractée, mais Kelly percevait bien sa tension. Et elle ne pouvait guère le lui reprocher : elle-même était plus qu’inquiète quant au futur du monde des sorciers. Tout à coup, John changea totalement de sujet :
- Hé dites, vous trouvez pas qu’il met du temps à démarrer, le Tragicobus ?
En guise de réponse, un énorme panache de fumée rouge explosa au milieu du compartiment, et laissa apparaître des simili-vélos d’appartement.
Ils soupirèrent.
- Alors ma puce, ça a été, ton année ? demanda Maman.
Quelques heures plus tard, Kelly avait retrouvé ses parents. Elle était à présent dans la voiture familiale, l’esprit bizarrement bien plus léger que lorsqu’elle avait quitté l’école. Elle avait dit au revoir à Naomi et John avec une certaine émotion, se promettant de s’envoyer des cartes postales. Cette année, les Powder iraient en vacances au Danemark (depuis qu’elle savait qu’elle était sorcière, Kelly croyait de plus en plus fermement à l’existence de la Petite Sirène).
- Ah là là, comme l’année dernière, bien chargée, répondit Kelly en soufflant. La magie, ça pète mais c’est dur. Les profs sont de plus en plus exigeants en plus, j’en ai bavé à l’examen de sortilèges. Mais bon, j’m’en suis sortie quand même, je suis passée en troisième !
- Ah, très bien, bravo Kelly ! s’exclama Papa avec un sourire ravi. Tiens, ça te dit un petit restaurant ce soir, pour fêter ça ?
- Oh oui !
- Et à part les cours, qu’est-ce que tu as fait de beau, cette année ? demanda Maman.
Kelly pinça les lèvres, songeuse. Plusieurs images se bousculaient dans son cerveau… celles du Crève-Ball, ainsi que d’escapades hors du château… avec John, Naomi, Mercedes Calamar, Peter Shengen et Astrid Lisberg… mais ces images étaient curieusement indistinctes, elle devaient vraiment remonter à longtemps…
- Avec des potes, on fait des chasses au trésor…
Fin