Lettockar, tome 2 : La Cour des Mirages
30. Le procès de Pavel
On avait rarement vu la population de Lettockar aussi estomaquée. Personne n'arrivait à comprendre ce qui s'était passé. Pavel Ossatrüvay, préfet exemplaire, fidèle assistant du professeur Grog - et même son animal domestique, pour certains – avait voulu commettre un meurtre à Lettockar. Celui du directeur, qui plus est. Dire que c'était le monde à l'envers était un euphémisme ; pour la quasi-totalité des élèves, c'était un déchirement du tissu même de la réalité. Sous le regard et le silence pétrifié de tous les écoliers, Pavel avait aussitôt été menotté par les professeurs, et conduit dans les étages inférieurs. Il avait été placé en détention dans un cachot, sous surveillance constante, et il était rigoureusement interdit d'aller lui parler, et même de s'approcher de sa cellule.
Kelly pensait que l’OASIS se réunirait en urgence pour parler de la situation, mais Astrid et Peter l'avaient formellement interdit. Il fallait absolument ne pas faire de vagues, rester complètement au sol, avaient-ils dit. Dans l'état actuel de l'école, mieux valait ne pas attirer l'attention en ayant un comportement suspect, comme tenir une réunion secrète. S'ils se faisaient pincer, les professeurs feraient peut-être le lien avec Pavel. Il y eut toutefois une conversation dans la salle commune de Dragondebronze avec Peter, Deborah, Naomi, John et Kelly, à deux heures du matin, dans le noir complet.
- Pavel… j'en reviens pas, commença Naomi, atterrée. C'est insensé… il nous a toujours intimé de ne pas sombrer dans l'extrémisme, de ne pas céder à la brutalité. Et voilà qu'on apprend qu'il a fomenté un coup pour tuer Doubledose...
- Qu'est-ce qui va lui arriver ? chuchota Deborah. On sait juste qu'il croupit dans un cachot, à l'heure actuelle...
- J'ai posé la question à McGonnadie, mais il a refusé de me répondre, expliqua Peter. Mais Roselyne m'a filé un coup de main ; elle a glissé une oreille dans la salle des professeurs, et a entendu que Pavel sera confronté à Doubledose demain à quinze heures dans son bureau, en présence de Grog.
Kelly, John, Naomi et Déborah frémirent.
- Il… il faut qu'on sache ce qui va se dire dans ce procès, dit John. Peter, tu pourrais utiliser la Boule et...
- Je ne pourrai pas, le coupa le préfet, en secouant la tête d’un air extrêmement abattu. Vu que Grog sera absent, j'ai été désigné pour surveiller l'examen de potions des première année, qui aura lieu en même temps...
- Et… Tu ne penses pas que tu aurais pu, disons… Refuser ? En prétextant que tu es trop chamboulé ? Peut-être qu’un elfe de maison pourrait surveiller à ta place ? risqua Naomi d’une voix timorée.
- Je préfère ne prendre aucun risque : les autres profs risquent d’être à l'affût de tout comportement étrange, encore plus que d'habitude. Ça me casse de le dire, mais j’ai vraiment peur…
- Mais qu'est-ce qu'on va faire, alors ? questionna Kelly, déboussolée.
- Le mieux serait de faire comme si de rien n’était, répondit Peter en regardant ses chaussures. Se comporter comme n'importe quel élève de l'école, et faire comme si on n’avait pas plus d'idées que les autres sur ce qui vient de se passer. Personne ne doit se douter qu'on a un lien avec Pavel Ossatrüvay.
- Peter, c’est gonflé ! siffla Deborah. Je veux bien comprendre l’argument de la discrétion, mais là…
- C’est lâche, asséna Kelly.
Peter releva les yeux, l’air estomaqué, et les planta dans ceux de Kelly.
- Pardon, j’aurais pas dû… admit cette dernière. Disons que c’est décevant.
Peter ferma les yeux, prit une grande inspiration, plongea un instant son visage dans ses mains, puis déclara à ses camarades :
- Allez, filez. On a suffisamment parlé de ça pour ce soir.
Désagréablement surprise par la façon abrupte et autoritaire avec laquelle Peter mettait fin à la conversation et les congédiait, Kelly ouvrit la bouche pour protester, ayant encore des choses à dire. Mais son préfet détourna la tête, comme pour refuser d'avance de l'écouter. Furieuse, elle se leva d'un bond et s'en alla la première, sans attendre ses amis.
Une fois au fond de son lit, elle s'en prit intérieurement à Peter. Il ne pouvait pas leur demander ça. Rester dans la tourmente, dans l'attente du destin réservé à Pavel, sans pouvoir rien faire… c'était comme abandonner Pavel à son sort. Et même si aucun d'entre eux ne pouvait rien changer à ce sort, il était inconcevable que son groupe lui tourne le dos de cette façon, à couper totalement les ponts avec lui. Kelly avait l'impression qu'on lui demandait de rayer Pavel le plus vite possible de sa conscience.
Elle se retourna durant des heures dans son lit, rongée par le désarroi, par l'hésitation. Mais sa décision finale fut sans appel. Elle savait ce qu'elle avait à faire, quoiqu'en eût pensé Peter. Si lui n'utilisait pas la Relique qui leur servait justement depuis des mois à voir tout ce qu'ils voulaient voir, alors elle le ferait.
Le lendemain, conformément aux instructions de Peter, ils tâchèrent de paraître le plus naturel du monde auprès de leur camarades. Ce jour-là, la pluie était encore plus forte que la veille. Après le repas du midi, Naomi et elle retournèrent à la salle commune, et dans le salon, discutèrent avec Carmen Elicia et Jamel Chouraqui. Ou plutôt, ce fut Naomi qui discuta : Carmen et Jamel venaient de passer leurs BUSE, et la grande bêcheuse qu'elle était s'y intéressait déjà fortement, même si elle ne passerait les siens que dans trois ans. Kelly attendit que les trois autres Dragondebronze soient tellement absorbés par leur conversation qu'ils ne fassent plus attention à elle. Alors, elle s'éclipsa, prétextant aller prendre l'air – et, comme elle l'avait escompté, ils réagirent à peine. Regardant tout autour d'elle pour vérifier qu'elle n'était ni observée ni suivie, elle franchit le portrait des Istari… pour tomber nez à nez avec John.
Kelly s'aperçut alors qu'elle ne s'était même pas rendue compte qu'il ne les avait pas suivies dans la salle commune après le déjeuner. L'air grave, il semblait l'avoir attendue.
- Kelly, ne fais pas ça, dit-il d'une voix tendue.
- Pas faire quoi ? répondit-elle d'un ton évasif peu convaincant.
- Je t’en prie… soupira John. Tu as l'intention de te rendre dans la Cour des Mirages et te projeter dans la Boule de Curcumo pour voir ce qui se passe dans le bureau de Doubledose. Ce que Peter nous a interdit.
- John, je ne peux pas rester sans rien faire. Rester consignée dans cette foutue tour sans savoir ce qui est en train d'arriver à Pavel, c'est insupportable !
- Si tu te fais gauler… commença-il faiblement.
- John, on ne le reverra peut-être jamais ! s'écria-t-elle. Après tout ce qu'on a vécu ensemble, je ne peux pas m'y résoudre. Alors oui, je vais assister à son procès. Même si pour ça, je dois être virée du groupe.
Cette phrase fit mouche. John ouvrit la bouche de stupeur, désarçonné par la force de la volonté de Kelly. Elle ne mentait pas : s'il le fallait, elle affronterait la réaction de Peter et d'Astrid, quand bien même cela devait se solder par son renvoi de l’OASIS. Les deux amis se contemplèrent longuement. Enfin, John s'écarta. Mais, rien que par son regard, il fit savoir à Kelly qu'il espérait ne pas avoir à le regretter. Sans dire un mot, elle passa devant lui et reprit son chemin.
Au troisième étage, elle vit avec appréhension des bouliers chinois ensorcelés en pleine vadrouille déverser leurs sphères sur le sol pour faire tomber les passants, mais par chance, des élèves de cinquième année s'occupaient déjà de dégager le passage. L'attention des autres personnes présentes était suffisamment détournée pour qu'elle se rende sans être remarquée dans le recoin du tableau de la Cour des Mirages. A l'intérieur, la Boule de Curcumo l'attendait.
Kelly se plaça devant le piédestal. Stressée, elle inspira et expira profondément et, après s'être préparée mentalement, posa ses mains sur la sphère magique, et actionna son pouvoir en pensant de toutes ses forces au bureau directorial. Elle commençait à avoir l'habitude : les points de lumière qui s'activaient, l'esprit qui était comme avalé brutalement par la Relique, et l'arrivée dans un endroit flou qui devenait net petit à petit. Quand la vision de Kelly fut stable, Pavel venait tout juste d'entrer dans la salle, suivi de Grog. Doubledose était d'ores et déjà assis derrière son bureau. Autour de lui planait l'habituel nuage de fumée grisâtre.
- Assis, aboya-t-il en désignant le siège en face de lui d'un signe de tête.
Pavel s'avança lentement vers le bureau. Quand il eut pris place sur le siège, des chaînes sortirent des pieds et des accoudoirs et s'enroulèrent autour de ses chevilles et ses poignets. Kelly put voir distinctement son visage. Pavel était placide, mutique. Il n'y avait aucune peur, aucune animosité dans son expression, seulement une profonde mélancolie. Grog, lui, était aussi dévasté que quand il avait découvert la terrible vérité et apporté la mystérieuse mixture dans la Cantina Grande, sous le nez de Pavel. Doubledose écrasa son mégot dans un cendrier et, après avoir observé l'accusé des pieds à la tête, lui déclara :
- Pavel Ossatrüvay, préfet de Becdeperroquet. Tu as attenté à la vie du directeur de l'école en lâchant sur lui la Kagoule. Pour ce faire, tu as décuplé sa force et sa férocité et lui faisant boire cette mixture magique.
Doubledose sortit le flacon de potion rouge de sa poche et le posa d'un coup sec sur son bureau. Pavel y jeta un bref regard impassible.
- Alors, Suppurus t'as tout raconté, n'est-ce pas ? dit le directeur. La potion Berserker. Le sujet de thèse de ton professeur. Il a passé des années à mettre au point la plus puissante jamais concoctée. Ah ça, il a impressionné son jury. Trop même… sa création a été jugée trop dangereuse. Alors, Suppurus a détruit toute sa potion…. à l'exception, je l'ai appris hier, d'un échantillon.
Kelly regarda alternativement la potion, Pavel, puis Grog, effarée par cette histoire. Le visage sombre, Doubledose lança avec hargne à son professeur de potions :
- Pourquoi tu as fait ça, Suppurus ?
- Je voulais garder un souvenir… une trace de ma réalisation… tu peux comprendre ça, quand même ! s'exclama Grog, sur la défensive. Je savais que ma potion Berserker était trop puissante, mais je pouvais pas supprimer aussi facilement un travail pour lequel j'avais sué sang et eau !
- On en voit les résultats aujourd'hui ! rugit Doubledose. Et en plus, tu me l'as caché, à moi ton directeur ? Par contre, tu l'as dit à ce petit enculé ? Bravo, félicitations !
- J'avais confiance en lui… bredouilla le directeur de Becdeperroquet.
- Tais-toi, tu m'énerves.
Doubledose se leva, et commença à faire les cent pas dans la pièce, les mains dans le dos. Après un bref silence, il toisa Pavel, qui restait toujours très calme, et reprit l'interrogatoire :
- Ossatrüvay, on te prenait pour le plus loyal des préfets. On ne t'a jamais vu te rebiffer contre quoi que ce soit, tu as toujours suivi les ordres à la lettre, et on n'a jamais rien eu à redire sur ta conduite. Aucun d'entre nous n'aurait cru qu'un jour, tu tenterais de faire quoi que ce soit contre nous… surtout pas d'essayer de m'assassiner. Comment ? Comment cela a-t-il pu arriver ?
Avant de répondre, Pavel risqua un regard vers Grog. Kelly lut sur le visage du professeur de potions qu'il avait envie de répéter en hurlant « oui, comment ? ». Elle savait que c'était une grande déconfiture pour lui que de découvrir que le préfet qu'il aimait beaucoup, qui l'avait suivi pendant des années, qu'il avait cru fidèle et sincère jusqu'au bout des dents, avait voulu porter atteinte au directeur, et par extension, à tout le système de Lettockar. Pavel eut une grimace, qui pouvait faire croire à un regret. Il semblait presque désolé d'avoir à ce point déçu Grog. Finalement, il répondit d'un ton proche de l'indifférence à Doubledose :
- J'ai menti, voilà tout. Je vous ai menti depuis le début. J'ai fait semblant de vous être fidèle.
- Tu m'en diras tant, ricana le directeur en caressant son menton prononcé. Donc, depuis toutes ces années, tu cachais ton jeu… intéressant. Mais l'autre question qui s'impose, c'est : pourquoi ?
Pavel resta d'abord coi, soutenant le regard brûlant de Doubledose. Les traits rustauds de ce dernier étaient de plus en plus tendus. Sa patience dangereusement limitée ne supporterait pas bien longtemps ce mutisme. Alors, Pavel prit une grande inspiration, et vida son sac.
- Par où commencer ?... Ce que vous faites de Lettockar m’écœure. Depuis toujours. Cette école pourrait être un refuge, vous en faites un taudis. Pire, vous profitez d’être à l’écart du monde des sorciers pour donner libre cours à vos idées tordues. On est tous là parce qu’on n’a pas notre place dans le monde des moldus, et au lieu d’être accueillis en frères, on est traités comme des parasites. Résultat, on n’a pas non plus notre place dans le monde des sorciers. Tout ici est programmé pour nous faire péter les plombs. On a des cours abracadabrants menés par des fous furieux qui s'amusent à emmerder le monde. Le château est truffé de pièges et d'aberrations, on peut à peine y faire un pas sans avoir peur que quelque chose nous tombe dessus, au sens propre comme au sens figuré d'ailleurs. Ici, on ne rencontre que de l'absurdité. Cette école est tout bonnement pourrie jusqu'à la moelle, et cette éducation à marche forcée insoutenable.
- Tout cela existait bien avant moi, rétorqua le directeur d'une voix neutre, pas embarrassé le moins du monde par les accusations de Pavel.
- Justement. Vous avez le pouvoir de changer tout ça… mais non. Vous préférez laisser les choses en l'état, parce que vous y trouvez votre petit confort. Ça vous rend aussi coupable, aussi détestable que tous vos prédécesseurs. Vous n'avez donc aucun cœur ? Comment vous pouvez ne pas sentir que vos élèves en ont ras-le-bol de cet institut boiteux ?
- Mais quel pleurnichard, soupira Doubledose. Monter un coup pareil pour ces broutilles… c'est pathétique. T'es une fiotte en plus d'être une enflure, Ossatrüvay.
Kelly était admirative de la sérénité de Pavel. Les insultes de Doubledose ricochaient sur lui. Le directeur pourrait se montrer aussi dédaigneux, aussi injurieux qu'il le voulait, ça ne briserait pas la force de ses convictions. Kelly reconnut bien là son chef, et éprouva une joie mesquine en voyant Doubledose agacé de ne pas voir son élève manifester des signes de faiblesses.
- Et qu'est-ce qui se serait passé, après cet attentat ? renchérit-il avec agressivité. Tu pensais que tu pourrais prendre le contrôle de l'école, avec ta médiocre puissance ?
- C’est vous qui parlez de médiocrité ? ironisa Pavel avec insolence. Vous avez vu la tronche de votre équipe ? McGonnadie qui tourne en boucle sur ses blagues miteuses ? Le gros Fistwick qui manque de se tuer lui-même une semaine sur deux ? Pourrave, ai-je besoin de développer ? La liste est longue, je pourrais continuer… Vous auriez été le premier domino à tomber, Doubledose, voilà tout. Arrêtez de vous croire intouchables, vous et votre clique d’incompétents, les élèves sauront bien faire le job à votre place, et faire enfin ressembler ce lieu à l’école qu’elle devrait être.
- Le premier domino à tomber, j'hallucine… comme si l'attaque de la Kagoule aurait suffi. Tu aurais fait quoi, une fois l'incident clos, au juste ? Tu m'aurais défié en duel, c'est ça ?
- Je ne sais pas, je n'ai pas envisagé ce cas de figure, admit Pavel. Votre survie ne faisait pas du tout partie de mon plan.
- Pauvre cloche, répliqua Doubledose d'un ton méprisant. Tu t'imaginais vraiment que Niger Doubledose allait se laisser bouffer par cette bestiole insignifiante ? Tu crois peut-être que je suis devenu le vingt-septième directeur de Lettockar en me grattant les boules ?
Pavel haussa les épaules. Irrité par cette absence de réaction, Doubledose posa les poings sur son bureau, se pencha lentement vers le préfet et lui dit d'une voix basse et lourde de menaces :
- Est-ce que tu as la moindre idée de ce qui t'attend, Ossatrüvay ?
- Allez-y, je suis prêt.
Un silence abasourdi accueillit les paroles de Pavel, prononcées d'un calme olympien, que même Kelly trouva insolent. Doubledose cligna des yeux, déconcerté.
- Pardon ? murmura-t-il d'une voix sifflante.
- J’ai dit « Je suis prêt ». Je recevrai votre châtiment, aussi cruel soit-il. Je l'encaisserai, comme le font des centaines de personnes ici. Vous jouez les durs, mais vos punitions, même les plus flinguées, c'est supportable. Ça ne sera jamais qu'un énième mauvais moment à passer à Lettockar, autrement dit, rien de nouveau sous le soleil. Quoi que vous imaginiez, ça sera pas pire que ce qu’on subit d’habitude !
Doubledose resta bouche bée. Pavel le regarda droit dans les yeux, dans une posture de défi. Mais c'était le mot de trop. Doubledose devint écarlate, et son visage s'enlaidit de la colère la plus intense que Kelly ait jamais vue chez quelqu'un. Il fondit alors sur Pavel et lui beugla au visage :
- ET IL SE FOUT DE MA GUEULE, EN PLUS ! COMMENT TU PEUX AVOIR LE CULOT DE LE PRENDRE AUTANT A LA LÉGÈRE ? PITOYABLE AVORTON, JE VAIS T'ÉCRASER COMME UN CAFARD !
Si Kelly s'était trouvée physiquement dans la pièce à cet instant, elle serait tombée à la renverse. Également soufflé par l'explosion de fureur de Doubledose, Pavel se ratatina dans son fauteuil. Il baissa immédiatement les yeux, et serra les dents, tandis que le directeur continuait de hurler :
- PAS PIRE QUE CE QU'ON SUBIT D'HABITUDE ! PARCE QUE TU CROIS QU'UNE ATTEINTE A MA PERSONNE VA SE PUNIR PAR DES HEURES DE COLLE ? MAIS TU RÊVES, SALE PETIT CONNARD !
L'assurance de Pavel avait pris un sacré coup. Kelly ne savait que trop bien ce que l'on ressentait face à Niger Doubledose quand celui-ci était fou de rage. On était comme broyé par cette voix si puissante qu'elle paraissait pouvoir aplatir des montagnes, par cette colère qui balayait tout sur son passage comme un tsunami dévastateur. On perdait tous ses moyens, on se sentait minable, insignifiant. Au prix d'un effort incommensurable, Pavel parvint miraculeusement à dire d'une voix tremblante :
- Alors, qu'est-ce que vous comptez me faire ?
- TU AS COMMIS LE PIRE FORFAIT QUI SOIT ! JE SERAIS DANS MON DROIT SI JE TE TUAIS SUR-LE-CHAMP !
- NIGER, NON ! s'écria soudain Grog.
Doubledose releva la tête, et Pavel tenta de se tourner vers son directeur de maison. Tout comme Kelly, ils semblaient l'avoir complètement oublié. Grog avait le visage crispé et la respiration haletante au point d’agiter sa moustache touffue. Après quelques secondes de silence, Kelly l'entendit indistinctement articuler :
- Je t'en prie, ne sois pas comme… comme…
Les mots s'éteignirent dans sa gorge. « Comme qui ? » se demanda Kelly. De qui Grog voulait-il parler ? A en juger par son air dérouté, Pavel ne comprenait pas non plus un traître mot des paroles de son directeur de maison. En revanche, Doubledose avait visiblement saisi l'allusion, car il ne proférait plus le moindre mot, et en avait même le souffle coupé. Il affichait à présent une très étrange expression, qui mêlait la confusion et la détresse. La mystérieuse phrase de son professeur de potions, ainsi que son regard suppliant, avaient d'un seul coup fait s'évanouir son courroux. Kelly ne comprenait rien. Quelle pouvait bien être cette personne qui faisait tant peur à Grog, et dont l'idée même de lui ressembler frappait Doubledose d'effroi ?
Le directeur se redressa, et fit un pas en arrière, tout en continuant de regarder Pavel avec répugnance. Pendant une bonne minute, il ne se passa rien. Grog et son préfet restaient silencieux, attendant nerveusement le verdict. Alors, Doubledose sortit sa baguette magique avec brusquerie. Pavel ferma les yeux, les paupières crispées, s'attendant à recevoir un sortilège… mais le directeur la pointa sur sa gauche, vers une étagère contre le mur. Aussitôt, la serrure d'un tiroir brilla d'une lueur bleue ; il y eut un bruit de loquet qui se tournait, et le tiroir s'ouvrit. Puis, Doubledose formula :
- Accio baguette.
La baguette magique de Pavel, qui avait apparemment été enfermée là-dedans depuis hier, sortit alors du tiroir et voltigea en tournoyant vers Doubledose, qui l'attrapa au vol de sa main libre. Grog et Pavel retinrent leur respiration, les yeux braqués sur la poigne du directeur. Doubledose plissa les yeux, et serra avec force le malheureux bâton dans sa paume. Au bout de quelques secondes, il se cassa net en deux. Le bruit bref et perçant du craquement résonna comme celui d' un coup de feu aux oreilles de Kelly. C'était sans doute exactement ce que ressentait Pavel.
- Tu es renvoyé de Lettockar, Pavel Ossatrüvay, annonça Doubledose d'un ton sentencieux. Ta baguette est brisée, et tu n'as plus le droit de faire de magie pour le restant de tes jours. Tu es radié à jamais du monde de la sorcellerie. Tu seras un Moldu parmi les Moldus, un moins-que-rien parmi les moins-que-rien.
Il jeta alors sur le bureau les débris de la baguette de Pavel, qui tombèrent dans un bruit sec et roulèrent sur quelques centimètres, s'arrêtant juste sous le nez de l’ex-préfet. Le regard du condamné se vida, comme si ses yeux devenaient aveugles, fixés qu'ils étaient sur les deux morceaux de bois inutiles et pitoyables, symboles de sa déchéance, de son anéantissement. Au bout d'un silence qui parut durer un siècle, il croassa ses derniers mots :
- Quand dois-je partir ?
- Il vaut mieux que tu t'éloignes de moi au plus vite, gronda Doubledose en lui tournant le dos. Dès que tu sortiras de cette pièce, tu rentreras chez tes parents.
Rien, depuis le début de son interrogatoire, n'avait plongé Pavel dans l'horreur qu'exprima alors son visage, pas même les hurlements de Doubledose ou la destruction de sa baguette magique. Kelly savait pourquoi : il haïssait ses parents encore plus que Lettockar. Ces néo-nazis brutaux et cruels qu'il rejetait de toute son âme, dont la simple évocation lui assombrissait le visage. Retourner chez eux… c'était la pire chose qui pouvait lui arriver. Il était forcé à retourner à une existence qu'il avait fui à tout prix. Alors qu'il était libéré de ses chaînes, la tête de Pavel chuta lentement sur le côté...
Kelly ne put ni en voir, ni en entendre davantage. Elle s'arracha à la vision offerte par la Boule, et le décor de la Cour des Mirages revint aussitôt. Comme à chaque fois que la Relique était utilisée, elle se sentit affaiblie, fatiguée. Elle recula en titubant légèrement… et vit que Deborah se tenait juste à côté d'elle, et la regardait avec dureté. Kelly sursauta en poussant un glapissement.
- Deborah ! s'exclama-t-elle. Mais qu'est-ce que…
- Ton absence dans la salle commune commence à se remarquer, répondit celle-ci d'un ton sévère. Si tu restes trop longtemps introuvable dans l'école, ça finir par se voir, tu sais.
- Co… comment tu as su que je serais là ?
- Sérieusement, Kelly… on a bien vu la tête que tu tirais, quand on a parlé du procès de Pavel, hier soir. On se doutait bien que tu allais utiliser la Boule de Curcumo en douce pour l'espionner… alors Peter m'a demandé de garder un œil sur toi. Je suis arrivée il y a environ dix minutes… j'ai failli intervenir, car tes jambes commençaient à trembler. Mais tu t'es déconnectée de la Boule juste à temps.
Deborah croisa les bras. Kelly se tortilla, un peu honteuse. Elle aurait dû s'en douter, si John et Naomi avaient deviné ce qu'elle avait en tête, Peter et Deborah l'avaient vu venir aussi… elle se sentit stupide. Le regard fuyant, elle bredouilla maladroitement :
- Bon, ben… tout va bien, non ?
- M'ouais, estime-toi heureuse que ni Peter ni moi n'en parlons à Astrid, hein, signala Deborah avec froideur. Bon, en attendant, raconte-moi ce que tu as vu.
Kelly soupira, et s'exécuta. Elle décrivit en détail l'intégralité du procès, d'une voix hélas éteinte, presque morte. Ce récit était pour elle comme le chant du cygne de Pavel, la dernière chose qu'elle saurait de lui. Car Doubledose et Grog feraient sans doute en sorte qu'il ne puisse parler à personne avant son départ… peut-être même était-il déjà parti. En pensant cela, Kelly voyait une image de Pavel dans son esprit, qui s'estompait petit à petit, pour disparaître dans une sorte de brume. A la fin de l'histoire, Deborah retroussa les lèvres, et commenta d'un ton désabusé :
- Fallait s'y attendre. Je suis déjà surprise que Doubledose l'ait laissé en vie…
- Ce qui me débecte, c'est qu'il a refusé d’entendre ce que lui a dit Pavel, gronda Kelly d'une voix sifflante. Il lui a balancé ses quatre vérités, il a dit tout haut ce que la quasi-totalité de l'école pense tout bas, et ça ne lui a fait ni chaud ni froid. Je lui demande pas de le laisser impuni…
- Pavel est allé trop loin, intervint Deborah d'un ton amer.
- Je suis d'accord, mais… merde, au moins, que Doubledose essaye un peu de le comprendre ! Est-ce qu'il ne s'est jamais demandé si lui non plus, n'était pas allé trop loin ? Après tout, lui aussi a tué un directeur de Lettockar pour prendre le pouvoir ! Tout ça, c'est du foutage de gueule.
D'une démarche raidie par la fureur, Kelly alla se laisser choir sur un banc proche. Elle prit sa tête dans ses mains, et ferma les yeux, l'esprit bouillonnant d'amertume. Un bref instant plus tard, elle entendit Deborah s'approcher et s'asseoir à côté d'elle. Puis, elle sentit sa main se poser doucement sur son épaule. Kelly n'eut cependant pas la force de relever la tête vers elle.
- Deborah, qu'est-ce qu'on va faire, maintenant ? dit-elle d'une voix désespérée.
- L’OASIS existe toujours, Kelly. Évidemment, ça ne sera plus la même chose sans Pavel... mais je suis sûre qu'il n'aurait pas voulu que notre cause disparaisse en même temps que lui. Après les vacances, on reprend tout : on trouvera les deux dernières Reliques, et on en fera l'école que Pavel a toujours voulu. On le fera.
Kelly ouvrit les yeux. Deborah ne souriait que faiblement, mais son regard était plus déterminé que jamais. Kelly sentit une pointe de réconfort percer en elle. Deborah avait raison. L’OASIS ne devait pas se laisser abattre, même après avoir perdu son pilier. L'espoir, la volonté de triompher, étaient encore ses meilleures armes.
- On lâche rien ? dit-elle d'une petite voix.
- On le fera, répéta Deborah. Pour nous, et pour lui.
A sa grande surprise, Kelly trouva le moyen de sourire.