Lettockar, tome 2 : La Cour des Mirages
20. La finale
- Tu as raté ta vocation : tu aurais dû être le bouffon de Saur… ricana Gandalf.
- Tu me l’as déjà faite cent fois, celle-là, elle ne fait plus rire personne ! coupa Saroumane. Tes piques sont aussi usées que ton chapeau ridicule…
- Turlututu, chapeau pointu ! chantonnèrent Radagast, Pallando et Alatar.
Deux jours plus tard, Kelly attendait avec John, Naomi et d’autres élèves devant la salle commune de Dragondebronze que les Istari daignent interrompre leur engueulade. Adossée contre le mur, elle faisait le tri dans ses pensées. Elle n’entendait que vaguement John et Naomi se disputer à propos des cours d’histoire de la magie, pour savoir lequel des deux allait écoper de la corvée de prendre en notes les élucubrations de Jar Jar Binns.
Kelly se sentait mal à l’aise depuis lundi. Elle repensait régulièrement à cette toilette collective… elle essayait de comprendre ce qu’elle avait ressenti. Pourquoi une telle sensation en présence de Gudrun ? La gêne ? L’inconfort ? La surprise, tout simplement ? Oui, c’était sûrement ça… c’était la première fois qu’elle s’était trouvée nue avec une personne de son âge, après tout. Contrairement à Gudrun qui lui avait dit qu’elle le faisait souvent avec Ludmilla. Néanmoins, tout cela trottait bruyamment dans la tête de Kelly. Elle était même effrayée : si être dans cette situation avec une fille avait cet effet-là sur elle, qu’est-ce qu’elle éprouverait en présence d’un garçon ? Elle ne savait pas à qui en parler, pas même à John et Naomi, ni même à son idole qui était tout près…
Quand on le voyait dans le château, Albus Dumbledore était souvent à s’entretenir avec les professeurs, Doubledose et McGonnadie en premier lieu. Nul ne savait de quoi ils parlaient. Kelly crut remarquer que le professeur Jar Jar Binns était constamment d’humeur massacrante depuis plusieurs jours. Petit à petit, quelque chose vint lui dire que c’était dû à la présence du professeur Dumbledore. Les quelques fois où elle les vit non loin l’un de l’autre, Jar Jar Binns le regardait de travers et commettait même des incivilités, comme lui envoyer de la fumée de cigarette, alors que d’ordinaire il ne fumait pas. En dehors de cela, le vénérable magicien ne manquait jamais une occasion d’aller saluer Kelly, John et Naomi lorsqu’il les croisait. Il prit même le temps, le mercredi, de leur donner aide et conseils pour un difficile devoir de métamorphose, dont Kelly se serait bien passée : dans quelques jours aurait lieu le dernier match de Crève-ball de l’année.
Maintenant que le beau temps était revenu, Iossif leur avait imposé pour cette dernière semaine un entraînement en équipe complète tous les soirs à l’exception du vendredi, et c’étaient complètement rincés que les joueurs de Dragondebronze se traînaient le soir jusqu’à la salle commune, pour bâcler les devoirs auxquels ils n’échappaient malheureusement pas. « Prenez vous un zéro ou une retenue s’il le faut, mais je veux qu’on soit au point samedi ! » assénait Iossif. Les Ornithoryx ne se ménageaient pas davantage, bien décidés à rattraper leur défaite face à PatrickSébastos. La tension dans l’école était à son comble, joueurs comme supporters tentaient par tous les moyens de déstabiliser la maison adverse. Deborah fut même victime d’une brûlure au Breuvage Testostéronique en plein cours de potions, accident auquel Hawrama, Indic à Ornithoryx, ne semblait pas totalement étranger. En représailles, Jörg, Rick et Bender voulurent empoisonner les gourdes d’eau des joueurs d’Ornithoryx pour leur donner la dysenterie, mais ils se firent pincer par Madame Freyjard qui les terrorisa en prenant son apparence monstrueuse.
Le samedi fatidique arriva enfin. Le match avait lieu l’après-midi ; le beau temps était de la partie, cette fois-ci. Pour le déjeuner, Iossif avait commandé aux cuisines pour ses joueurs de Crève-ball un repas maigre et frugal, au point que Kelly resta grandement sur sa faim. Tout autour d’elle, les élèves quittaient progressivement la Cantina Grande pour se rendre au stade. A 13h30, les professeurs se levèrent de leur table tous en même temps. Lorsqu’ils passèrent près d’elle, Kelly surprit une conversation entre les deux directeurs :
- Dumbledore, je crois que vous n’avez jamais assisté à un match de Crève-ball ? dit Doubledose. Alors, ceci devrait être très intéressant. Vous n’avez rien contre les sports un peu dangereux, j’espère ?
- Oh vous savez, j’ai déjà dû sauver un Attrapeur de Quidditch qui faisait une chute de quinze mètres, alors plus rien ne me fait peur dans le sport, répondit Dumbledore avec légèreté.
Il tourna la tête, si bien qu’il ne vit pas le sourire tordu de Doubledose. Jar Jar Binns émit un petit « Pffff ! » et passa devant Dumbledore, lui coupant le chemin avec inélégance. Le vieil homme croisa le regard de Kelly, et lui sourit avec bienveillance. De son côté, elle était très contente qu’il assiste au match, elle allait pouvoir se donner à fond en sa présence. Avant de partir rejoindre son équipe, elle alla chercher le soutien de ses amis, qui en étaient encore à leur dessert.
- Ça va aller, Kelly, murmura Naomi avec emphase.
- Tu vas pas mourir, j’en suis convaincu ! ajouta John.
Kelly lâcha une grande expiration.
- Beau temps, belle lumière, pas de vent : les conditions sont idéales.
Tels étaient les mots que Iossif marmonnait en boucle, faisant les cent pas devant son équipe tout juste sortie des vestiaires, sur le sol encore stable du stade Marie Grégeois. Les gradins étaient pleins à craquer, et l’excitation des spectateurs était si intense qu’on pouvait presque la toucher. En promenant son regard, Kelly aperçut John et Naomi, qui levèrent le pouce en sa direction. Encore une fois, elle expira ostensiblement. L’angoisse lui nouait le ventre. Lorsque les deux équipes furent au complet, les 24 joueurs de Crève-ball avancèrent jusque devant la tribune des professeurs, armes, balais et baguette à la main. Dumbledore était assis juste à côté du directeur. Il observait le cratère au centre d’un air très étonné. Comme le voulait la coutume, Iossif et Olivia Orta, la capitaine de l’équipe d’Ornithoryx, se serrèrent la main sous les yeux de l’arbitre. Alors, Doubledose se leva de son siège. Il posa un pied sur la rambarde de la tribune, et s’adressa en premier lieu aux deux équipes de Crève-Ball, en bas :
- Alors ça y est, les mouflets, c’est le dernier match de cette année ! Les deux meilleures maisons de Lettockar qui s’affrontent, c’est-y pas magnifique ? Vous êtes prêts à déballer tout c’que vous avez dans le caleçon ?
Les joueurs poussèrent un grand rugissement. Le cri de Kelly fut néanmoins quelque peu entravé par son stress. Le directeur leur fit alors signe de se rendre tous à leur poste. Tandis que les Équilibristes se plaçaient près des poids et les Crevards près des filets, les Épuisatiers et les Indicateurs frappèrent le sol du pied et décollèrent. Kelly, Gudrun et Iossif s’arrêtèrent au-dessus du cratère central. Devant eux, Smirpov, Balanov et Pobaïkine, les Épuisatiers d’Ornithoryx, les regardaient droit dans les yeux, l’air hostile. Kelly redoutait fortement l’arbitrage de Doubledose, qui était un Ornithoryx. Celui-ci se redressa et hurla à gorge déployée à l’intention du public :
- Et les autres, vous êtes prêts à cracher vos poumons ?
La foule poussa un hurlement à l’unisson. Le cœur de Kelly battait de plus en plus vite.
- J’entends rien ! VOUS ÊTES PRÊTS A CRACHER VOS POUMONS ??
Les spectateurs redoublèrent d’efforts pour déclencher un vacarme encore plus puissant, presque sauvage.
- Alors c’est parti, les enculeurs de mamans !
Et le sifflet strident hurla. C’était à croire que la boule de bingo avait compris l’importance de ce match, car dès la première seconde, elle cracha trois balles d’un coup. Iossif attrapa la première, qui valait six points, et marqua un but ; Balanov s’empara de la deuxième, mais il manqua son tir. La troisième échappa aux Épuisatiers, mais un Crevard d’Ornithoryx la perça d’un coup de trident.
Le match démarra avec une intensité inouïe et précoce. Alors qu’ils arrivaient généralement à un stade avancé du jeu, les mannequins-catcheurs dégringolèrent du ciel au bout de quelques minutes seulement. Le claquement et la pétarade des balles, franchissant les anneaux ou bien déchiquetées par les lames des Crevards, à un rythme grandissant, perça très rapidement les tympans des centaines de personnes présentes. Le score grimpait très vite, lui aussi : 32 à 27 en quelques minutes. A un moment, la planche, plombée par un monticule de poids, fit un mouvement abrupt de côté ; Deborah, déstabilisée, bascula hors du terrain. Kelly jura. Une joueuse de moins au bout d’un quart d’heure… Par chance, 10 minutes et 50 points plus tard, la perte d’un Équilibriste d’Ornithoryx vint réajuster les forces.
Gudrun étincelait. Virtuose sur son balai, plus rapide que tous les cinq autres Épuisatiers, l’exaltation se lisait sur son visage – lorsqu’on avait le temps de l’apercevoir tant elle allait vite. Elle capturait balle sur balle, le coup de patte déjà expert au bout de seulement un an d’entraînement, n’hésitant pas à en prendre plusieurs à la fois dans son filet. Aucune balle à terre, comme elle le professait ; et celles dont elle s’emparait finissaient systématiquement dans un des anneaux, comme s’il suffisait à Gudrun de le vouloir. En comparaison, Kelly se sentait un peu à la traîne, bien qu’elle réussit à marquer plusieurs buts à elle seule, en perdant ses adversaires à coups de zigzags. Les Épuisatiers de Dragondebronze faisaient preuve d’une formidable cohésion : ces longues heures de travail et les stratégies de Iossif portaient largement ses fruits. Leurs passes, leurs lancers et leurs feintes étaient rapides et précises, sans qu’ils aient besoin de communiquer ou de se faire signe. Face à eux, le jeu de Smirpov, Balanov et Pobaïkine était bien plus décousu, ce qui valut à Dragondebronze de prendre une avance de quinze points. Mais tout le monde savait qu’au Crève-Ball, un tel écart était extrêmement précaire...
Peu avant la mi-temps, le cratère expulsa sept boules d’un coup… et seulement une alla du côté d’Ornithoryx. Les six autres chutèrent vers le côté de Dragondebronze. Alors, sous les yeux ahuris de tous, Jörg Hammond mit un genou à terre.
- YAHAAAA !
Bender s’arque-bouta sur les épaules de Jörg et bondit dans les airs, tournoyant sur lui-même comme une toupie. Son nodachi virevoltant en spirale trancha quatre balles d’un coup. Rick et Jörg se chargèrent des deux restantes d’un même mouvement d’estoc. Le terrain des Dragondebronze était intact.
La foule voulut applaudir le superbe coup des trois Crevards, mais quelque chose lui coupa le souffle : la balle noire qui valait le score maximum de 24 points, venait de sortir du cratère. Pobaïkine fondit comme un rapace sur sa proie, l’expression avide, mais alors l’épuisette de Gudrun lui ravit la balle juste sous le nez. La jeune islandaise, toute souriante, fit un looping arrière et se dirigea vers les buts. Balanov proféra une insulte et vola à sa suite...
- Pas si vite ! s’écria Iossif.
Il s’interposa entre Balanov et Gudrun. Le joueur d’Ornithoryx voulut le contourner, mais le capitaine de Dragondebronze singea ses mouvements et fit barrage devant lui, l’air narquois. Kelly comprit la tactique et fit de même avec Pobaïkine, qui tentait de récupérer d’autres balles pendant ce temps. Il ne restait plus que Smirpov pour pourchasser Gudrun. Ils volaient presque en rase-motte, tout près de la rambarde métallique des gradins. Tout à coup, Smirpov fit une mouvement pour heurter brutalement Gudrun sur son flanc. Bousculée, elle se cogna la tête contre la rambarde, si violemment que sa tempe se mit à saigner. Sur le coup, elle relâcha sa propre épuisette, et la sphère noire s’échappa du filet. Les supporters de Dragondebronze se mirent à huer et même menacer Smirpov de mort pour son coup bas. Mais à la surprise de son adversaire, Gudrun, pleine de réflexes, ne perdit pas un instant avec son épuisette et donna un énorme coup de pied dans la balle. Le ballon de foot improvisé traversa tout le terrain et atterrit à pleine puissance dans l’anneau central.
Tout le stade resta hébété une seconde, dérouté par cette manœuvre inattendue, puis explosa en acclamations. Olivia Orta se précipita sous la tribune pour se plaindre à l’arbitre.
- Monsieur le directeur, c’est pas juste ! s’époumona-t-elle. Il y a faute ! Elle n’a pas utilisé son épuisette, elle a tiré avec son pied !
- Baaaaah… c’est pas interdit, en fait, répondit Doubledose d’un air gêné.
Les supporters et les joueurs de Dragondebronze ricanèrent en même temps. La capitaine d’Ornithoryx gonfla les joues, outrée au dernier degré, et jeta un regard dégoûté à Gudrun. Nonchalante à souhait, elle était occupée à s’entourer elle-même un bandage autour de sa blessure à la tête. Kelly profita de l’interruption pour jeter un regard vers le professeur Dumbledore. Elle ne fut pas déçue : il affichait un air profondément ahuri. Kelly devina qu’il l’arborait depuis le début du match de ce sport délirant. Et ce n’était pas la prochaine initiative de Doubledose qui allait le rasséréner :
- Emilsdottir ! Balanov ! Vous changez ! s’écria-t-il.
Aussitôt, la robe de Gudrun devint noire de suie, et celle de Balanov prit une teinte bronzée. Les supporters de Dragondebronze exprimèrent leur malaise par un grognement unanime ; mais Kelly, Iossif et Gudrun se sourirent discrètement. Ils s’étaient préparés à cette éventualité. Les joueurs qui devaient changer d’équipe avaient bien sûr pour coutume de défaire la stratégie de leurs camarades temporaires, mais Gudrun le fit mieux que personne. Elle sabra complètement le jeu d’Ornithoryx, laissa notamment passer une balle à sept points sous ses yeux en criant un grand « ooooooh ! », la laissant aux bons soins des Crevards d’Ornithoryx, qui la ratèrent. Balanov tentait de faire de même du côté de Dragondebronze, mais Kelly et Iossif ne laissèrent échapper aucune balle à Ornithoryx pour autant. De fait, pendant plusieurs minutes, il ne se passa rien des deux côtés. Dragondebronze conservait son avance. Constatant que ce changement n’avait aucun effet, Doubledose, dépité, renvoya Gudrun et Balanov dans leur équipe respective.
A partir de la seconde moitié du match, les Ornithoryx adoptèrent une stratégie nettement plus agressive. A un moment, Rekha Wosti, une de leurs Indics, heurta « malencontreusement » Monica dans sa course. Monica tomba de son balai sous les yeux de Kelly, qui était en train d’affronter Pobaïkine pour récupérer une balle à quatre points. Estomaquée, elle abandonna la balle et descendit en piqué, la main tendue. Elle rattrapa Monica de justesse par le col de sa robe, et l’aida à monter sur son balai.
- Ouf ! Merci Kelly ! gémit Monica d’une voix tremblante.
- Pas de quoi, répondit-elle dans un souffle.
En descendant vers le terrain, elle aperçut Iossif, occupé à réparer le filet de son épuisette : une balle venait d’exploser dedans. Kelly confia Monica à Rick et Bender, puis reprit sa place dans les airs. Ce sauvetage avait coûté cher : à trois contre une, Pobaïkine, Balanov et Smirpov avaient capturé des balles et marqué 17 points. Les Ornithoryx étaient passés devant. Jörg et Velina étaient tombés de la planche, et Monica et Wen avaient perdu leurs repères et peinaient à guider les deux Équilibristes restants.
Les six Épuisatiers étaient occupés à tournoyer autour du cratère, lorsque tout à coup jaillit une deuxième balle à 24 points. Kelly était la plus près : elle fonça dessus, percutant sans ménagement Pobaïkine au passage, et l’attrapa d’un grand revers d’épuisette.
- J’ai ! cria-t-elle.
Elle vira aussitôt en direction des buts, l’épuisette brandie. Mais alors, elle sentit quelque chose percuter l’arrière de son balai. Smirpov se lançait à sa poursuite, tandis que Balanov et Pobaïkine tenaient Gudrun et Iossif en respect. Kelly et Smirpov engagèrent une course-poursuite effrénée. L’Épuisatier d’Ornithoryx était rapide et très robuste. Kelly avait beau enchaîner les loopings et les arabesques aériennes, il ne la lâcha pas : il n’eut de cesse de lui barrer la route et d’essayer de la faire tomber de son balai. Ils étaient de plus en plus haut dans les airs. Kelly ne parvenait pas à s’approcher des buts, et elle craignait que la balle explose dans son filet...
Soudain, elle aperçut, haut dans le ciel, un mannequin de catcheur apparaître de nulle part, et commencer à dégringoler à toute vitesse. Une idée lui traversa l’esprit. A l’étonnement général, elle resta sur place et se mit à tourner en rond, Smirpov derrière elle. Au moment où le mannequin tomba à son niveau, elle le laissa toucher le bout de son Nimbus. Elle ressentit une rude secousse. Alors, elle relâcha légèrement son balai et se laissa tomber en spirale, tout en poussant un faux cri de terreur. Du coin de l’œil, elle vit Smirpov la suivre. Il était persuadé qu’elle avait perdu le contrôle de son balai… et il la poursuivait dans sa chute… il espérait ainsi récupérer la balle au moment où Kelly tomberait.
Elle était à moins d’un mètre du sol. Alors, elle tira de toutes ses forces sur le haut du manche de son balai, fit un grand mouvement de louche et remonta en chandelle ; au passage, elle sentit son pied frôler la planche. Et Smirpov, pris de court, n’eut pas assez de réflexes. Il se fracassa par terre dans un bruit sinistre et roula sur plusieurs mètres. Kelly, ayant à présent le champ libre, fonça vers les buts, et d’un grand geste d’épuisette, projeta la balle à 24 points dans l’anneau de droite.
Le bruit claquant de l’éclatement fut aussitôt couvert par un tumulte assourdissant venant des tribunes. Kelly entendit son nom être scandé par les supporters. Toute joyeuse, elle retourna auprès de Iossif et Gudrun, guettant les prochaines balles. Mais il y eut un autre coup de sifflet, et la voix de Doubledose retentit.
- Smirpov, t’es le dernier des cons ! mugit-il avec mépris au pauvre joueur qui gisait à terre. Un penalty pour Ornithoryx, et un penalty pour Dragondebronze !
- Hein ?? Mais comment ça ? s’écrièrent Iossif et Orta, pratiquement à l’unisson.
- Un contre Dragondebronze, parce que la feinte de Wronski c’est une tactique de Quidditch !
- Mais j’en savais r… commença Kelly, qui n’avait jamais entendu parler de la feinte de Wronski.
- Conteste pas, Powder ! Et un penalty contre Ornithoryx, parce que se laisser avoir par une ruse aussi éculée, c’est intolérable ! VOS GUEULES ! ajouta-t-il à l’intention des supporters d’Ornithoryx qui le huaient.
A côté de lui, Dumbledore hochait la tête, les lèvres retroussées et les sourcils levés. Les Épuisatiers d’Ornithoryx étaient si furieux et scandalisés qu’ils ratèrent complètement leur penalty ; Pobaïkine lança une balle à cinq points à plus d’un mètre en-dessous des buts. En revanche, Gudrun marqua six points. Une fois le match relancé, la prodigieuse jeune fille reprit ses droits. Tous les regards des spectateurs, qu’ils soient de Dragondebronze, Becdeperroquet, PatrickSébastos ou même Ornithoryx, étaient fixés sur elle. Elle marquait encore et toujours, sans faiblir, sans fatiguer un seul instant. Sa blessure à la tempe, qui saignait encore, ne semblait même pas lui faire mal.
Smirpov, qui s’était distingué comme le meilleur buteur d’Ornithoryx, était maintenant hors-jeu. Iossif, Kelly et Gudrun étaient les maîtres des airs. Ils enchaînaient inlassablement les buts, dans un parfait ballet. Un point pour Gudrun ; Huit points pour Kelly ; six points pour Gudrun ; cinq points pour Kelly ; sept points pour Iossif. Gudrun se paya même le luxe de marquer un troisième but à 24 points, encore une fois grâce à un puissant coup de pied, suscitant l’exaspération des Épuisatiers d’Ornithoryx. Ceux-ci étaient dépassés. Le sort s’acharnait même sur eux, puisqu’un but qui aurait dû leur rapporter neuf points fut gâché lorsque l’anneau créa une bulle qui s’envola dans les airs, la boule à l’intérieur. Dragondebronze menait le jeu sur balai… en revanche, elle perdait des points au sol : privés de Jörg, Rick et Bender laissaient tomber des balles sur la planche, et étaient grandement secourus par la vitesse et la présence d’esprit de Gudrun.
La fin du match approchait. Kelly se tendit encore plus sur son balai. Dragondebronze devait à tout prix maintenir son avance. Plus que quelques minutes… un Crevard d’Ornithoryx fut éjecté sous la planche… Plus qu’une minute… Gudrun marqua trois points… plus que quelques secondes...
BrôôôôÔÔÔÔôôôÔÔÔÔM !
Le cor de Viagrid avait sonné. C’était fini. Dragondebronze avait gagné. Le public se leva d’un bond, et déclencha une tempête d’applaudissements et de cris de joie qui fit s’envoler des nuées d’oiseaux depuis la Forêt Déconseillée. Kelly sentit la joie exploser dans tout son corps. 216 à 181, la victoire de son équipe était nette et sans bavure. Au milieu des acclamations, elle distingua un « ouiiiiiiii ! » très aigu. Ludmilla Suarlov avait littéralement sauté des gradins et s’était jetée dans les bras de Gudrun qui passait tout près d’elle. Par miracle, l’islandaise parvint à ne pas chuter de son balai lorsque Ludmilla lui tomba dessus. Kelly éclata de rire, et fila ensuite vers Naomi et John. Ceux-ci, ainsi que tous les spectateurs auprès d’eux, l’attirèrent à eux pour l’étreindre avec ferveur.
Plusieurs minutes s’écoulèrent, durant lesquels les joueurs de Dragondebronze s’abreuvèrent des hourras et des bravos. A la tribune des professeurs, Doubledose, ayant ravalé sa déception, applaudissait aussi. Deux sièges étaient vacants : celui de Fistwick qui, beaucoup moins beau joueur que Doubledose, s’en était allé dès la fin du match sans adresser la parole à personne, et celui de Dumbledore, qui avait manifestement eu sa dose de Crève-ball. Sur le terrain, Iossif ordonna le rassemblement de toute l’équipe. Ils eurent du mal à faire redescendre Gudrun, qui savourait sa gloire en faisant le tour du terrain ; et encore plus de mal à la séparer de Ludmilla, fière de sa meilleure amie.
- T’as assuré comme une bête ! cria Kelly à Gudrun, alors que Ludmilla imitait une pom-pom girl derrière elle.
- Vous avez tous été excellents, renchérit fièrement Iossif, dominant l’équipe de toute sa hauteur. Oui, même toi, Deborah. T’en fais pas, c’est pas grave ce qui est arrivé.
La pauvre Équilibriste, qui était revenue des profondeurs du terrain en compagnie de Jörg et Velina, haussa les épaules d’un air penaud. Tout à coup, Wen murmura « psssst ! » et désigna quelque chose du menton. Le professeur McGonnadie était descendu sur le terrain et s’avançait vers les élèves de sa maison d’un pas conquérant.
- Bravo à tous, déclara-t-il. C’est formidable ; dès notre retour dans le championnat, nous gagnons à nouveau la Coupe ! Cvetkev, tu mérites des félicitations pour avoir formé cette superbe équipe..
- Cette victoire, on la doit à Gudrun ! s’écria Akira.
Toute l’équipe l’entourait, l’admirait, lui donnait des coups de coude et des tapes dans le dos. Iossif en avait les yeux brillants ; McGonnadie aussi la dévisageait avec enthousiasme. Gudrun réajusta son bandeau sur la tête, inspira par le nez et lâcha sur le ton de la plaisanterie :
- Je jouerais bien les fausses modestes à dire que vous exagérez, mais en fait, c’est vrai, c’est moi qui ait gagné ! Non, je déconne, franchement on a tous été...
- Vous avez vu ça, professeur ? la coupa Jörg. Seule Phoebe était aussi douée dès ses débuts au Crève-ball…
- Phoebe ? demanda Gudrun.
- Phoebe Mutaï, une ancienne élève ougandaise, répondit McGonnadie. Elle a quitté l’école juste avant que vous y arriviez, Kelly et toi. C’est la meilleure joueuse de Crève-ball qu’on ait jamais vu à Lettockar, elle a fait gagner Dragondebronze chaque année où elle a participé au championnat.
Le regard de McGonnadie se perdit vers l’horizon. Il se mit à se triturer le bouc, avec un sourire empreint de nostalgie.
- C’était une de mes élèves préférées. Elle était si douée… très drôle… je l’aimais vraiment beaucoup. On correspond toujours…
- Une africaine a été une de vos élèves préférées, vous ? lui lança Kelly d’un ton incrédule.
McGonnadie se tourna vers elle et écarquilla les yeux, d’un air profondément indigné.
- Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? aboya-t-il. Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas avoir des amies africaines ? L’amitié blanc-noir est impossible, alors ? Tes préjugés sont écœurants, Kelly Powder. Je t’enlève 15 points pour la peine.
A ces mots, il pivota sur ses talons et laissa l’équipe de Crève-Ball en plan. Kelly avait les bras ballants, tout bonnement médusée. Gudrun hurla après leur directeur de maison :
- Non mais eh, vous pourriez la féliciter au lieu de vous barrer comme un voleur ! Vous avez vu le « 24 points » qu’elle a marqué ?
Mais McGonnadie ne se retourna même pas et disparut. Gudrun, si outrée qu’elle en était beaucoup plus expressive que d’habitude, avait les yeux exorbités. Kelly lui posa une main apaisante sur l’épaule et lui dit :
- Laisse tomber, Gudrun. Je l’emmerde, à pied, en balai et en Portoloin.
Gudrun lâcha un soupir consterné. Kelly lui sourit. Il ne servait à rien de gâcher leur plaisir pour ce blaireau, car les Dragondebronze allaient à présent être sacrés vainqueurs du championnat.
Compte tendu du ridicule absolu de la Fève des Quatre maisons, qui récompensait celle qui avait obtenu le plus de points à la fin de l’année, Kelly n’avait fondé aucun espoir sur la Coupe de Crève-Ball ; aussi elle fut très surprise de découvrir un magnifique trophée en or. Gros comme une amphore, frappé aux armoiries de Lettockar, décoré d’une multitude de balles et de balais gravés, son couvercle avait la forme d’un poids comme ceux qu’utilisaient les Équilibristes. Iossif et Olivia se serrèrent une dernière fois la main, puis le capitaine de Dragondebronze monta sur le podium pour brandir fièrement le trophée, sous les ovations du public. Gudrun reçut de surcroît le « Chapeau de Marie Grégeois du meilleur espoir féminin », à savoir un grand couvre-chef de mousquetaire bleu paon. Apparemment, l’ancienne directrice en avait possédé toute une collection qui servait à présent de distinction aux joueurs de Crève-Ball émérites.
Une fois que la foule eut un peu désempli et que le tumulte se soit atténué, Iossif prit Kelly et Gudrun à part. Après une inspiration solennelle, soudainement, il les serra toutes les deux avec force contre ses impressionnants pectoraux.
- J’suis très fier de vous, mes petites Épuisatières. Autant l’une que l’autre ! Donc vous avez vos places assurées dans l’équipe pour le prochain championnat.
- Merci Io. Tu nous laisses respirer, maintenant ? dit Kelly.
En effet, Iossif les étreignait si fort qu’elles manquaient d’étouffer. Il éclata de rire et les relâcha. Puis il partit se changer dans les vestiaires des garçons. Il ne restait plus sur le terrain que Kelly et Gudrun. Celle-ci contemplait avec ravissement son chapeau, qui la faisait ressembler à Roselyne Bachelefeu. Kelly s’éclaircit la gorge et dit :
- Encore bravo Gudrun. C’est toi la star, aujourd’hui. Je…
Elle se tut. Elle était très reconnaissante envers Gudrun pour sa prestation qui leur avait valu la victoire, mais… elle ressentait un peu de jalousie. Elle n’avait pas cherché la gloire, cependant, force était de constater qu’aux yeux du public, elle était dans l’ombre. Gudrun devina son désarroi. Alors, elle posa son balai à terre et mit ses deux mains sur les épaules de Kelly.
- Sans toi et Iossif, je serais rien du tout, p’tite tête, déclara-t-elle avec morgue.
Elle ne dit rien d’autre. Kelly resta coite un court instant, puis lâcha un petit rire désolé. Alors, la prenant de court, Gudrun la prit dans ses bras et lui décocha une grosse bise sur la joue.
- Vivement le prochain championnat, qu’on rejoue ensemble ! lui murmura-t-elle à l’oreille.
Kelly rosit, et ne lui rendit que maladroitement son étreinte. Gudrun lui adressa un de ses sourires placides, et s’en alla vers les vestiaires des filles d’un pas sautillant, son balai sur l’épaule. Mais Kelly ne partageait pas sa gaieté. En la sentant ainsi contre elle, un sentiment désagréable avait refait surface…