Lettockar, tome 2 : La Cour des Mirages
5. Balle d’envoi
Au réveil, Kelly ressentait encore une certaine gêne à porter un jour de plus une culotte gentiment prêtée par Ludmila. Tandis qu’ils petit-déjeunaient, John et Naomi lui suggérèrent de parler de ce qui lui était arrivé la veille, bien que les trois s’accordèrent pour dire qu’ils ne voyaient pas qui pourrait lui venir en aide. De plus, c’était tellement humiliant qu’elle redoutait les réactions si cela s’ébruitait. Personne ne lui avait fait de remarque dans sa classe, mais ses camarades n’avaient pas l’air d’en penser moins. Elle s’était rappelée de sa toute première journée à Lettockar, avant même de rentrer dans le château, Viagrid avait beuglé à une fille qui avait été harcelée que « c’était pas bien de dénoncer ses camarades »… Tout était tellement sens-dessus-dessous dans cette école que si ça se trouvait, elle ferait perdre des points à sa maison si elle osait porter plainte… Quant aux fantômes, aux elfes ou à Madame Freyjard, qui aurait pu faire quoi que ce soit ? A force d’y penser, Kelly préféra agir de son côté ; elle ne faisait nullement confiance aux autorités de l'école.
Après la journée de cours, elle s’attela, en compagnie de John, à la recherche de ses culottes, Naomi étant trop occupée à réviser les contrôles de fin de trimestre qui arriveraient bientôt. Kelly refit d’abord une inspection des dortoirs des filles, et John de ceux des garçons, mais revinrent bredouilles. Ce fut le tour des toilettes, des étagères, de tout le mobilier et recoins imaginables de l’étage de Dragondebronze. Il était exclu que quelqu’un d’extérieur ait pu s’introduire face au portrait des Istari ; ou alors cette histoire était bien plus grave qu’une simple affaire de culottes. En fouillant dans les salles, aussi discrets qu’ils essayaient de rester, ils remarquèrent que le préfet de Grog, Ossatrüvay, les regardait d’un œil méfiant. Sans doute se demandait-il s’ils n’étaient pas à la recherche d’un bon coin pour démarrer un incendie…
Ils décidèrent donc de s’éclipser et de sortir. Dans la cour de l’école, une odeur de feuilles mortes mouillées leur monta au nez. Les cinquième année suivaient Viagrid vers les bois, tandis que le Mégamorphe barbotait dans le lac, sortant parfois sa tête pour pousser des borborygmes hideux. Ces ambiances rougeasses firent remonter à Kelly le souvenir des landes où Papa aimait l’emmener, et où elle se faisait royalement suer. Elles lui manquaient.
- Eh Kelly, à tout hasard, c’est pas ton slip là-bas ?
Aux mots de John, Kelly tourna brusquement la tête, pour s’apercevoir qu’au loin, dans la forêt, un animal avait sur sa tête un linge. Pas de doute, c’était une de ses culottes. Les deux adolescents se dirigèrent vers la bête, doucement, évitant de l’effrayer… Il s’agissait d’une espèce de grosse loutre dotée de bois. Sur l’un d’eux pendait la culotte de Kelly, presque comme si on l’y avait fait sécher.
L’animal fantastique se tourna vers eux et les regarda quelques secondes, avant de secouer sa tête et détaler pour plonger dans le lac. Par chance, la culotte était tombée à terre.
- Je confirme, c’est bien la mienne.
- Cool ! Il en reste combien à trouver des comme ça ? claironna John.
- Je dirais une dizaine… dit Kelly en faisant la moue.
- C’est la pire chasse aux œufs de ma vie… lança son ami, goguenard.
Ils se remirent en quête des sous-vêtements : une meute de chien-ventouses bondissait quelques mètres plus loin, des culottes dans la gueule. Tantôt sur une branche, tantôt des racines. John, se baissant pour en rattraper, se fit fesser par un saule, ce qui fit beaucoup rire Kelly. « Quelle forêt de cons ! » persifla John. A la nuit tombée, c’étaient quelques neuf culottes qu’ils avaient réussi à récupérer. Fiers de leur réussite, fourbus de leur journée, ils s’en revinrent vers l’école, une bonne douche ne leur ferait pas de mal.
Le lendemain, McGonnadie ne fit pas de remarque sur le retour de Kelly, droite dans son uniforme. C’était le dernier cours avant un contrôle, également le dernier cours où il était possible d’amener son animal de compagnie. (« Le macaque de Martoni ne va pas me manquer… » grinça John.)
- Pour l’examen, vous tirerez au sort l’animal que vous aurez à transformer, informa le professeur. Oui ?
- Heu, professeur, demanda un PatrickSébastos qui levait la main, ce sera quoi comme animal ? Pas des trucs trop grands non plus ?
- Si je vous le disais, il n’y aurait pas de suspense, répondit McGonnadie, un sourire en coin. Si vous travaillez bien aujourd’hui, ce ne devrait être qu’un détail de l’histoire, n’est-ce pas ? ajouta-t-il, malicieux.
Le soir venu, Kelly se rendit dans une guérite, amenée par son préfet, qui devait la surveiller durant la punition. Les deux ne se dirent rien durant tout le trajet. Ils se retrouvèrent dans une salle où tout était recouvert de draps blancs, ce qui lui donnait un aspect un peu cauchemardesque et fantasmagorique, surtout à cette heure-ci, en plein automne et la pluie battante. Kelly remarqua un baquet rempli d’un curieux détergent, ainsi qu’un plumeau et un chiffon.
- Tu vas vraiment finir par être habituée aux tâches ingrates, ma pauvre… compatit Peter.
- Se réveiller tous les jours dans ce collège est une tâche ingrate, répondit Kelly. C’est les slips de qui que je dois nettoyer, cette fois ?
Peter sourit et retira un premier drap blanc : c’étaient des tableaux, des portraits qui étaient entassés les uns sur les autres. A leur révélation, certains portraits émirent des geignements courroucés.
- On appelle ça « ripoliner la façade ». Votre mission pour cette nuit, agent Powder, c’est de participer à l’entretien de l’inestimable patrimoine de notre non moins prestigieuse école…
- C’est toujours les femmes qui font le ménage, à ce que je vois, grommela Kelly. C’est Grog qui est chargé de la sélection du personnel ?
- D’abord, tu passes un coup de plumeau, poursuivit Peter en ignorant la remarque de Kelly. Ensuite, tu imbibes le chiffon de résine enchantée, puis…
- Ça va, je sais dépoussiérer des vieilleries.
Kelly se mit à la tâche sans enthousiasme. Au premier coup de plumeau, le portrait s’exclama.
- Ah non, jeune femme, ça ne va pas se passer comme ça !! Quand vous m’époussetez, mettez-y de la délicatesse, ou bien je feule, je hurle !
- C’est qui ce vieux schnock ? demanda Kelly à Peter.
- C’est Joseph Ducreux, un ancien de Lettockar qui a fait carrière chez les moldus avec ses autoportraits.
- C’est un sorcier, ça ? répondit Kelly avec une moue de suspicion.
- Soyez polie, gourgandine ! D’ici quelques années, mes peintures seront virales !
Fatiguée d’avance de ces élucubrations, Kelly se mit à chatouiller doucement Ducreux, puis lui passer la résine. Vinrent d’autres portraits, tous plus poussiéreux les uns que les autres. Kelly retroussa ses manches et redoubla de délicatesse et d’efficacité, en évitant de fâcher le plus possible les portraits qui ne manquaient pas une occasion de critiquer son coup de poignet. Peter, pendant ce temps, était plongé dans un ouvrage, qui paraissait tout aussi poussiéreux, sur les créatures marines. Quand elle eut fini le premier tas, au bout d’une heure, Peter vint remettre le drap blanc pour permettre aux portraits de se reposer de leur toilette.
- On aurait mieux fait de cramer toutes ces croûtes, on se les gèle ici… soupira Kelly.
- Tiens, tu parles encore d’incendie ? répondit malicieusement Peter.
- Oh, ça va…
Kelly savait que Peter, aussi cool qu’il était derrière ses dreads blondes, ne ratait jamais une occasion de faire de la « pédagogie », autrement dit la morale. D’ordinaire, cela ne la gênait pas, mais en cet instant où elle essuyait une punition aussi pénible que barbante imposée par le professeur qu’elle haïssait le plus, ce côté premier de la classe qui se donne un style sympa l’énervait sérieusement.
- Est-ce qu’il y a d’autres portraits à nettoyer ? demanda-t-elle.
- Oui, tu peux t’attaquer aux collections des profs.
- Hein ? Les profs ont des collections ?
- Bien sûr, et chacun ses goûts. C’est bien normal.
Il souleva un deuxième drap blanc, et ce fut un personnage dessiné à la plume, en noir et blanc, style encre de chine, qui apparut dans un encadrement. Il avait les traits saillants, une longue barbe, des cheveux hirsutes et l’air mauvais. Il se mit à insulter Kelly.
- Qu’est-ce que c’est que cette petite garce ? maugréa le portrait.
- Ca doit être la collection de Grog… conclut Kelly.
- Bien vu, confirma Peter. Et vous Raspoutine, restez poli, ou vous allez continuer votre vie à pourrir ici.
- Tu ne me fais pas peur, imbécile ! rétorqua le pirate.
- C’est sûr que si vous attendez que ce soit Grog qui passe le coup de plumeau… ajouta Kelly.
Et elle se mit donc au travail, sous les grognements et cris de l’odieux personnage d’Hugo Pratt. Toute la collection de Grog y passa, c’étaient des personnages de bande dessinée franco-belge, dont certains que Kelly reconnut, car Papa avait des albums à la maison.
Alors qu’elle finissait d’épousseter Achille Talon, Kelly poussa un long soupir : elle commençait à sentir comme des courbatures dans les bras. Elle jeta l’éponge un instant, et avant que Peter ne put dire quelque chose, elle lança spontanément :
- Quelqu’un a volé mes petites culottes.
Le préfet leva lentement la tête. Il referma son livre et regarda Kelly avec gravité. Elle poursuivit :
- C’est pour ça que j’ai été punie. Je suis en retenue parce que j’ai pas pu me défendre et que j’avais trop honte pour en parler.
Elle déglutit. Peter demeura silencieux.
- C’est pas juste, conclut-elle.
Elle regarda Peter droit dans les yeux, d’un regard contrit et à charge contre lui qui faisait appliquer cette punition injuste. Elle était persuadée qu’il allait rester inflexible et lui signifier qu’il n’était pas là pour en juger. Mais alors, à son tour, Peter fit une confession.
- Quand j’étais gosse, un jour, après la pause à la cantine, avant de reprendre les cours à l’orphelinat, j’ai vu que sur mon cartable il y avait un énorme crachat vert. Sans doute un des grands qui avait fait le coup. J’avais un énorme cartable vert assez ridicule, il faut l’admettre. Je me suis donc pointé dans le bureau de la directrice, et je lui ai mis mon cartable sous le nez.
Kelly écoutait avec attention son préfet, et elle secoua la tête en guise de réponse.
- « Va le nettoyer », acheva Peter.
Il laissa un silence. Kelly, très confuse, ressenti alors beaucoup de peine pour son camarade. C’était une manière pour lui de dire qu’il savait que les adultes n’étaient pas à la hauteur, et qu’il savait comme c’était humiliant de chercher de l’aide et de craindre de passer pour un idiot. Les deux se regardèrent un moment, durant lequel Kelly sentit à quel point son préfet était affecté non seulement par ce souvenir, mais aussi par ce qui lui arrivait à elle. Puis, elle s’étira et se remit au travail. Peter se replongea dans sa lecture.
Après la collection de Grog, ce fut celle de Pourrave, dans de malheureux cadres défoncés. C’étaient des personnages enfantins, dont un ourson avec une tache sur l’œil que Kelly avait trouvé particulièrement triste. Vint la collection de Fistwick, qui paraissait irréelle, avec des portraits moches et difformes, tous plus glauques les uns que les autres. Au moment de s’attaquer à celle de McGonnadie, Peter, qui venait d’achever la lecture de son ouvrage, stoppa Kelly, et les deux repartirent dans leurs dortoirs respectifs.
Le contrôle de métamorphose ouvrait le bal d’une semaine d’évaluations : il était attendu avec beaucoup d’appréhension, aux dernières annonces de McGonnadie. Le professeur attendait, assis à côté d’une espèce de gros tube qui ressemblait à une cheminée. Sur son bureau se trouvait un chapeau.
- Comme vous le savez, vous allez tirer l’animal qui vous servira de sujet pour notre petite expérience. Tiens, Wavarum, à toi l’honneur.
- Heu, pourquoi moi, m’sieur ?
- Parce que c’est toujours marrant quand c’est toi, ricana McGonnadie.
Milosz s’approcha penaudement du chapeau, y mit sa main et en sortit un papier soigneusement plié en quatre. Il l’ouvrit et lu ce qui était inscrit à voix haute :
- Foufou.
A ce nom, le professeur plongea sa main dans la cheminée.
- Envoyez Foufou !
Il en ressortit une cage dans laquelle se trouvait un petit carlin tout coiffé et très sage. Il passa la cage à Milosz, l’air déçu. Ce dernier repartit s’asseoir, Foufou sous les bras, sans demander son reste. Ainsi de suite, chaque élève eut bientôt son cobaye. Kelly récupéra « Ju », un gros hamster.
« La chance », lui dit John, ramenant « Didou », un énorme dindon. Naomi, elle, revint avec une petite fouine nommé « Mimi », ce qui fit sourire ses camarades.
Alors que les élèves commençaient à réciter leur sort, quelqu’un fit irruption dans la salle d’examen. C’était une elfe de maison.
- Ah, ce n’est pas trop tôt ! maugréa McGonnadie.
- Désolée pour le retard, professeur, répondit-elle d’une voix égale.
- Bon, ça ne fait rien, merci d’être venue…
L’elfe hocha la tête. McGonnadie s’adressa à la classe.
- Au vu de l’incendie qui a eu lieu dans mon cours en début d’année, j’ai demandé à Simone de m’aider à la surveillance de ce contrôle. Faites comme si elle n’était pas là et concentrez-vous sur votre travail. »
Sans grande surprise, ce fut Ludmilla qui réussit la première à métamorphoser parfaitement un teckel nommé « Djo ». Naomi, qui n’avait cessé de réviser, arriva quatrième. Kelly et John réussirent en même temps leur transformation, à dix minutes de la fin de l’épreuve. Simone, qui avait inspecté les rangs durant l’heure et demie de l’évaluation, n’avait pris aucun pyromane la main dans le sac.
La semaine se finissait sur les vacances de la Toussaint. Outre le contrôle de métamorphose, il y eut un petit QCM d’histoire de la magie, et une dissertation en sortilège. Grog avait annoncé des devoirs à faire pour les vacances, tandis que les vérifications de connaissance en astronomie se résumaient souvent à une séance de coloriage sur fond de voie lactée.
Surtout, pour Kelly, le début des vacances était marqué par le premier match de Crève-Ball, opposant Dragondebronze à PatrickSébastos. L’année dernière, l’équipe de Dragondebronze n’avait pas joué, comme elle avait remporté le tournoi il y a deux ans. Les coéquipiers et coéquipières de Kelly l’avaient prévenu : ce n’est pas parce qu’ils n’avaient pas joué pendant une année qu’ils avaient oublié comment gagner, et s’ils avaient remporté le championnat il y a deux ans, ce n’était pas pour rien. L’an dernier, PatrickSébastos avait perdu face à Becdeperroquet. Le match était donc très attendu : Gudrun était surexcitée et prête à en découdre, tandis que Kelly avait des nœuds dans les épaules à cause du stress. Elle décida donc de se prendre une bonne nuit de sommeil pour être en forme le lendemain, étant même allée demander à madame Patatchaude une infusion. Cette dernière grogna avec mépris et lui jeta presque au visage un petit sachet d’herbes aromatisées de son jardinet.
Kelly but donc tranquillement sa tisane autour d’une discussion d’après-dîner avec John et Naomi. Comme il pleuvait encore ce soir-là, la discussion tourna autour des conditions météo du lendemain. Kelly avait dit que ses entraînements sous la pluie l’avaient habituée et que ça ne l’inquiétait plus.
- De toute façon, si je gagne, l’équipe est contente, et si je perds, McGonnadie tire la gueule, donc dans tous les cas, je suis gagnante ! ajouta-t-elle.
- Mais toi, tu préférerais gagner quand même ? demanda Naomi.
- J’ai surtout hâte que ça soit fini. Ce match me stresse… Je sais pas comment Gudrun fait pour être aussi détendue.
- Ah ben la compète, c’est son truc, commenta John. J’ai déjà passé une heure à parler de sport avec elle, elle est archi-calée. Et puis là, avec le Crève-ball, comme elle adore le balai, elle a vraiment trouvé sa voie, ‘faut croire…
- T’en sais des choses ! dit Kelly d’un air faussement inquisiteur.
- Ben oui, miss Powder, c’est moi Johnny-la-fouine, comme on m’appelle dans le milieu !
- Personne ne t’appelle comme ça… dit Mimi en levant les yeux au ciel.
- Je peux même te dire que Gudrun fait du ski depuis ses quatre ans, du kitesurf depuis ses six ans, de l’escalade depuis l’année dernière, et qu’elle était allée voir le championnat de football d’Islande de l’année 1992 ! dit-il avec un faux accent de détective.
- T’en as d’autres, des comme ça ? soupira Kelly.
- Eh, j’ai dit que j’avais des infos, pas des infos intéressantes…
Après ce bon moment de détente, Kelly, toute fatiguée, alla se coucher. Il allait être 23h30. Elle souhaita une bonne nuit à Naomi et se glissa dans son lit.
Mais au moment de fermer les yeux, elle sentit un énorme poids sur son torse. Elle rouvrit les yeux aussitôt, transie de peur. Était-elle en train de faire un cauchemar ? Pendant quelques longues secondes, à moins que ce ne fut des minutes, elle ne se sentit capable d’aucun mouvement. Elle avait la nette impression de suffoquer, incapable d’appeler à l’aide. Elle commença à voir des formes se dessiner : des éclairs, des espèces d’étoiles, des rayures indescriptibles qui tourbillonnaient autour d’elle…
Soudain, elle prit une grande inspiration et remplit ses poumons d’air. Elle releva son torse : elle ne sentait plus rien dessus. Elle passa sa main sur sa poitrine qui se gonflait et dégonflait au rythme de sa respiration haletante. Elle avait l’impression d’un chaud sur son torse, comme si un petit démon s’était assis sur elle. « Je deviens maboule » pensa-t-elle, tentant de se calmer. Elle souffla, vérifiant qu’elle n’avait réveillé personne. Tout le monde semblait dormir. Elle regarda son réveil : minuit dix. A peine ferma-t-elle les yeux que ça recommençait : le poids sur elle, l’impression de ne plus pouvoir respirer, plus jamais, les suées, les membres raides, le thorax compressé, le sentiment de mourir, de partir, l’œil qui tourne….
AAAAAAAAAAAAAHHHHHHHHHhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh……
Elle pleura presque en se relevant une seconde fois. Presque une heure du matin. Deux heures trente. Quatre heures quinze. Quatre heures trente-six.
Les autres se réveillèrent avant les premiers rayons du soleil. Kelly était mortifiée, elle ne s’était aucunement reposée, et le match était cet aprèm, elle devait rejoindre l’équipe. Elle se jeta dans les bras de Naomi dès que cette dernière fut levée.
- C’est incroyable…
- C’est terrifiant, oui ! dit Kelly d’une voix fébrile. C’est la pire chose du monde !
- C’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui… A qui ça arrive aussi.
Kelly resta interdite face aux paroles de son amie. Naomi poursuivit.
- Depuis la mort de mon frère, j’ai commencé à avoir ces espèces de cauchemars éveillés… Je n’en ai jamais parlé à personne. Tu es la première qui…
- Personne ? la coupa Kelly. Même tes parents ?...
- Personne. J’ai toujours cru que c’était un truc à moi toute seule. Je savais pas que… Que cet… « état » existait en-dehors de mes cauchemars. Je sais même pas s’il y a un nom pour…
Kelly ne la laissa pas finir et la serra dans ses bras. Les deux amies étaient heureuses de se sentir toutes les deux moins seules. Naomi irait sur l’heure faire des recherches à la bibliothèque sur cette « malédiction », Kelly s’habilla et partit rejoindre son équipe.
Elle arriva dans une zone pleine de tensions : les Crevards venaient de se prendre la tête et en étaient venus aux mains pour un mot de travers – chacun des trois faisait la gueule dans son coin en maugréant dans ses moustaches prépubères. Iossif était pris dans une discussion intense avec Akira et Sören sur les placements des poids sur la planche. « On a déjà vu des matchs partir en vrille sur une marge de cinq centimètres ! »
- Ah, Kelly !
Elle se retourna et vit les « balayeuses » : Monica, Wen, et Gudrun. Cette dernière lui fit un grand signe pour l’appeler à les rejoindre.
- Comment tu te sens, Kelly ? demanda Monica.
- On ne peut mieux ! feignit Kelly, qui avait envie de disparaître très loin sous la terre.
- Cool, répondit Gudrun, qui avait flairé l’arnaque. On t’attendait pour s’échauffer.
- Oh, c’est sympa, vous auriez pu commencer sans moi… répondit Kelly.
- Si on commence à pas être groupées maintenant, on ne le sera pas pendant le match ! dit Wen.
Et les quatre filles commencèrent leur séance d’étirement, tandis que Kelly sortait doucement la tête du pâté. Tout son corps lui faisait mal, et elle n’avait qu’une seule envie : essayer de rattraper sa nuit gâchée. A côté d’elle, Gudrun était pimpante. Après les étirements, le quatuor s’élança dans les airs, fit quelques tours, puis l’entraînement classique : Wen et Monica donnaient des instructions par Sonorus à Kelly et Gudrun qui se coordonnaient. Les semaines passant, Kelly avait fini par s’habituer à cette routine, et malgré la nuit horrible qu’elle avait passée, tous ses réflexes lui revinrent.
Une fois posée, toute l’équipe alla déjeuner à part du reste des élèves, pour s’éloigner le plus possible de toute distraction. Iossif parla un peu stratégie avec les Crevards, qui s’étaient réconciliés. Puis, Kelly demanda à Gudrun :
- C’est quoi ton secret pour être aussi en forme ?
- Le café, répondit-elle placidement.
- Le… Café ? répéta Kelly.
- Ouais, je prends toujours un bol de café avec un peu de lait de soja le matin. Je connais un elfe de maison super sympa qui m’en fait un tous les petits déjs.
- Ah… D’accord… répondit une Kelly un peu médusée.
- Tu devrais peut-être te mettre au café, toi, ajouta Gudrun avec un ton un peu inquiet. Tu as bien la tête dans le fion ce matin…
- Nuit difficile… commenta Kelly.
Gudrun reprit une petite lampée de son café au lait de soja. Elle posa sa main sur l’épaule de Kelly pendant quelques secondes. Les deux filles n’échangèrent plus un mot avant le début du match, mais Kelly avait senti un réel soutien de la part de sa coéquipière.
- Donc, c’est parti.
Les gradins étaient levés. L’énorme boule de bingo au centre du stade. Sur elle, la planche en équilibre. Assez belle allégorie de l’état émotionnel, physique et mental de Kelly. Face à son équipe, celle de PatrickSébastos, qu’elle n’avait encore jamais vu jouer. Bref coup d’œil sur les Crevards, une fille et deux garçons : la fille, troisième année à vue d’œil, porte une longue lance. Les deux autres garçons devaient être en cinquième année : l’un portait une épée courte, l’autre un grand bâton. Un élève à l’allure indescriptible regarda Deborah dans les yeux, celui-ci avait un balai et une épuisette… Il se tourna vers Kelly et planta son regard en elle.
Kelly détourna le regard, derniers coups d’œil sur son équipe. Iossif, droit comme un i. Gudrun avait du mal à cacher sa surexcitation. Bender fit tourner son Nodachi (un genre de sabre de samouraï) dans sa main. Rick avait sa hallebarde, Jörg avait son épieu. Akira, force tranquille, concentré comme jamais.
A ce moment précis, Kelly aurait tout donné tout pour être à la piscine.
Regard dans les gradins : John et Naomi fixaient Kelly et tapaient de toutes leurs forces dans leurs mains. Martoni n’était pas loin, un sourire méchant au coin des lèvres. Pourrave racontait des trucs à McGonnadie qui jeta un œil à Kelly.
Soudain, dans la tribune des professeurs, Doubledose se leva de son siège et le silence se fit.
« Vous voulez voir un putain de match ? », lança-t-il à la foule.
La foule exulta.
« J’AI DIT VOUS VOULEZ VOIR UN PUTAIN DE MATCH ??? »
Des centaines de voix résonnèrent dans les tympans de Kelly.
« Alors… Que le match commence bande de blaireaux !! »