Lettockar, tome 2 : La Cour des Mirages
3. Feu de brousse
Kelly n’avait aucunement fait part de ses doutes quant à ses capacités de joueuse de Crève-Ball à John et Naomi. Elle leur avait dit que l’équipe était sympa, mais qu’il lui faudrait un temps d’adaptation, « c’est évident ». Ses deux amis ne purent que l’approuver, et la discussion glissa très naturellement sur d’autres sujets. Elle enviait John, qui n’avait jamais eu aucune difficulté à se lier à d’autres groupes (notamment des groupes de garçons), et qui allait parfois discuter, jouer, se chamailler gentiment ailleurs, avant de reformer avec Kelly et Naomi le trio de choc. Mimi, quant à elle, aurait été terrifiée à l’idée d’être mélangée à dix autres personnes, dont des « grands », et avoir à prouver sa valeur.
Kelly se garda bien aussi de leur parler de Gudrun, et de comment elle l’avait impressionnée à tous les points de vue, que ce soit sur ses performances avec le balai, comme sa fluidité à s’intégrer dans le groupe. Sa coéquipière passait tout son temps aux côtés de son amie russe et rousse, Ludmilla Suarlov. On les trouvait souvent toutes deux à rire aux éclats dans les couloirs de l’école, et jusqu’ici, Kelly n’avait que des rapports polis avec elles. Peut-être le Crève-Ball la rapprocherait de Gudrun ; pour le moment, elle préférait éviter de trop penser au sport, en flânant tranquillement avec ses camarades.
Pourtant, depuis la rentrée, certains professeurs regardaient les trois comparses avec attention et jugement – contrecoup, bien sûr, de leur évasion de l’année précédente. Ce jour-là, ça avait éclaté au grand jour.
Kelly, John et Naomi discutaient de choses et d’autres dans les couloirs du rez-de-chaussée. Viagrid venait d’inscrire « les nouvelles » au tableau (tout allait toujours trait bien), quant ils se firent alpaguer brutalement.
- Venez ici, petits merdeux ! beugla l’ignoble Grog d’une voix mauvaise.
Il était accompagné du préfet de Becdeperroquet, un jeune homme athlétique qui avait déjà marqué Kelly lors de sa première année, qui répondait au nom curieux de Pavel Ossatrüvay. Un rude gaillard comme le directeur de sa maison les idéalisait : il était plutôt grand, les cheveux noirs et bouclés, un air placide dominait son visage allongé. Ce jour-là, ils avaient passé la matinée à patrouiller dans les couloirs à la manière de gendarmes inquisiteurs.
- Petit merdeux au rapport, chef ! fanfaronna John, ce qui fit sourire Kelly jusqu’aux oreilles, et rougir Naomi, non moins souriante à l’outrecuidance de son camarade.
- Te fous pas de moi, j’suis pas d’humeur ! grogna le maître de potions.
- Vous êtes au courant pour les toilettes des filles, les jeunes ? leur lança Pavel.
Ils n’étaient évidemment pas au courant, ce qui agaça Grog d’autant plus. Pavel les informa :
- Quelqu’un a mis le feu dans une des toilettes, après l’avoir bourré de livres de cours…
- Et comme de par hasard, vous êtes en train de nous dire qu’on vient de vous l’apprendre, hmmmm ? ajouta Grog, plein de défiance.
Cette espèce de taureau à moustaches toisait les trois adolescents effarés. C’est Kelly qui trouva la force de répondre.
- C’est pas nous, et je comprends pas pourquoi vous nous accusez, c’est stupide !
- Écoute-moi bien, morveuse ! asséna Grog en décalant le pan de son cache-poussière sur le côté. Si j’étais toi, je ferais bien attention à ce que je bave… C’est moi qui décide ce qui est stupide et ce qui ne l’est pas, vu ?!
Il avait révélé sa baguette, qui tenait dans un holster, comme un revolver, contre sa grosse hanche. L’été dernier, Kelly avait regardé « Le bon, la brute et le truand » avec son père, dans le salon familial, son papa était fan de ce film. Grog apparaissait comme un mélange crasseux entre la brute et le truand.
- Pourquoi vous pensez qu’on aurait fait une chose pareille, monsieur ? demanda naïvement Naomi.
- Toi qui es toujours à fouiner dans la bibli, tu serais pas du genre à brûler un livre, par hasard, s’il ne te plait pas… ? rétorqua Pavel en la prenant de haut.
La seule idée de brûler un livre scandalisait Naomi, ces calomnies étaient absurdes ! Ce fut John qui prit sa défense tout en ironie.
- Bien sûr, on brûle des livres pour griller des marshmallows, on adore ça… !
Il eut à peine le temps de terminer sa phrase : Grog dégaina sa baguette en un éclair et la lui pointa sous le nez. John pâlit.
- Je vous ai dit que j’étais pas d’humeur !! aboya Grog. Vous commencez à me courir, tous les trois, avec vos grandes gueules ! Finie la récré, la racaille ! Si vous voulez jouer au plus con, vous allez perdre, croyez-moi !
« Ça, c’est sûr et certain… » pensa Kelly.
Pavel, plus posé que son « maître », prit la parole.
- On a mis le feu aux toilettes ce matin. Toilettes de Dragondebronze – comme par hasard, et à une heure où vous, les deuxième année, n’aviez pas cours – comme par hasard… Oh, et le meilleur : la semaine dernière, on a eu un incident du même type… Dans un de vos cours ! Comme par hasard ! Ça fait un peu beaucoup, vous ne trouvez pas ?
- Ça peut être n’importe quel élève de deuxième année ! se défendit Kelly.
- Élève de Dragondebronze ? renchérit Pavel.
- Et alors ?
- Fais pas l’innocente, gamine, poursuivit Grog. A Dragondebronze, vous êtes les seuls à avoir un casier judiciaire… et toi Powder, t’as déjà une affaire d’incendie dans le tien, pas vrai ?
Kelly pâlit. Grog faisait allusion au duel de sorcellerie clandestin que Martoni s’étaient livrées dans une des serres de l’école, à la fin duquel Kelly y avait accidentellement mis le feu… mais elle avait failli en mourir, comment Grog pouvait-il croire qu’elle avait envie de réitérer l’expérience ?
- Ce… Ce n’est pas si difficile d’obtenir le mot de passe des maisons… tenta Naomi maladroitement.
- Tiens, et comment tu sais ça, toi ? réagit Pavel.
- Elle le sait parce qu’elle a l’esprit mal placé ! triompha Grog. Vous croyez que je vois pas ce que vous cachez derrière vos airs de pas y toucher ?
- Vous avez une preuve ? trancha Kelly.
Grog et Pavel la regardèrent. Elle était farouchement déterminée, comme elle a toujours su le faire. Grog n’avait pas oublié comment elle lui avait tenu tête, dès le premier cours de la première année. Il plongea son regard venimeux dans celui de la gamine.
- Écoute-moi bien, toi, lui dit-il d’un ton menaçant. T’as eu de la chance de t’en sortir l’année dernière, mais le temps de la rigolade est fini. Plus moyen de s’échapper. Tu sais ce que ça veut dire ? Que tu es enfermée ici avec moi. Alors à la moindre connerie de ta part, ta vie devient un enfer. Si tu crois que c’est déjà le cas, je vais me faire un plaisir de te prouver le contraire.
Il rangea sa baguette dans son holster après l’avoir faite mouliner dans sa main, et partit d’un air sombre. Pavel resta à regarder le trio un moment, puis il dit d’une voix paternelle :
- Faites bien gaffe à ce que vous faites, les petits…
Puis il partit rejoindre son directeur de maison. John ne put contenir un « Pauvre con ! » qui le fit faire volte-face. Il retourna au niveau de John et lui asséna calmement :
- Répète un peu ?
- Alors, Pavel, on s’en prend à plus petit que soi ?
Ils se retournèrent tous. C’était Peter, le préfet de Dragondebronze, homologue de Pavel.
- Tiens, tiens, Peter ! Quel bon vent t’amène ? lança Pavel.
- T’as pas honte de rouler des mécaniques comme ça ? répondit un Peter outré mais calme.
- Pourquoi cet air si sérieux ? répondit le préfet de BecdePerroquet.
Il sourit, puis partit, cette fois pour de bon, retrouver Grog.
- Mais quel con, ce type ! persifla Kelly.
- Oui, il est con… acquiesça Peter. Mais c’est juste un grand dadais inoffensif.
- Un insignifiant ! ajouta Kelly.
- Ne dis pas ça. Et puis, il a raison. Vous devriez faire gaffe. Les profs vous ont à l’œil…
- Mais on n’a rien fait ! se plaignit Naomi.
- Possible, mais il n’empêche ! insista Peter. Quand les profs vous ont dans le collimateur, même s’ils ont tort, même s’ils sont cons, le mieux reste de faire profil bas !
- Peter, tu sais ce qui s’est passé dans les toilettes des filles ? demanda John.
- Je n’en sais pas plus que toi. Mais cette histoire de pyromane est inquiétante et commence à agiter l’administration…
- Ouais, ben qu’ils arrêtent les vrais dangers publics ! gronda une Kelly furibarde.
- Tu le penses vraiment ? demanda Peter d’un air grave.
Kelly perdit sa contenance. Elle ne s’attendait pas à être prise au sérieux sur un sujet comme ça, et par son propre préfet en plus. Il fallait la jouer fine, il risquait d’aller cafter à McGonnadie, et ça allait lui retomber dessus… Mais elle ne se dégonfla pas.
- Honnêtement ? Les vrais dangers publics, dans cette école, c’est les profs ! s’exclama-t-elle. C’est les Grog et les Fistwick !
- Grave ! appuya John en soutien. Y a qu’à voir comment ils se comportent avec nous dans les couloirs, t’es témoin !
- Et puis, ils nous accusent sans aucune preuve, c’est juste de la provocation ! conclut Naomi.
Le préfet jaugea ses trois camarades. Après une petite pause, il déclara simplement : « La vérité sort de la bouche des enfants… » puis il partit lui aussi.
Au déjeuner, le directeur Doubledose prit la parole, mais on sentit bien que cela lui pesait :
- Écoutez tous ! hurla-t-il avec impatience. Un p’tit malin a trouvé très intelligent de foutre le feu dans un chiotte à l’étage des pisseuses de Dragondebronze ce matin ! Je suis donc obligé de faire une annonce pour lui dire que si on mène l’enquête, que si on le chope, C’EST SA TÊTE QUE JE VAIS FOUTRE DANS LES CHIOTTES !! Le message est passé ? Bien ! Et maintenant… LAISSEZ-MOI BOUFFER MON SANDWICH, MERDE !
Et chacun retourna à son assiette. Dès que Doubledose était contrarié, ça finissait systématiquement dans des éclats de voix. Kelly se souvenait nettement de la fin de l’année dernière, quand elle s’était trouvée en face de lui, dans le bureau de Dumbledore, et qu’elle avait dû faire face à ce qui restait dans son esprit la pire colère qu’elle ait vue.
Tandis qu’elle mangeait tranquillement son drôle de cordon bleu (allez savoir la viande), elle repensait à Grog et à son interrogatoire. Si quelqu’un faisait le malin, elle et ses amis allaient être les premiers suspects : le directeur ne lui avait sans doute pas pardonné totalement son coup de maître de l’année passée. Il est vrai qu’ils ne s’étaient pas quittés « en mauvais termes », mais au fond, qu’en savait-elle ? Tout le personnel de l’école semblait se liguer contre elle. Sauf Pourrave, peut-être, avec qui elle avait cours juste après déjeuner.
Le cours de botanique fut extrêmement bref. Il portait sur les Mandragores, de drôles de plantes touffues aux fleurs violacées. Pourrave expliqua à la classe que le suc de Mandragore avait de grandes propriétés curatives. Il attrapa alors une des plantes par les feuilles et tira un coup sec : une sorte de bébé repoussant, dont le corps était fait de terre et de racines, et dont les feuilles tenaient lieu de cheveux, sortit de terre. A peine la chose fut-elle extraite de son pot qu’elle poussa un horrible hurlement strident et geignard… et toute la classe tomba aussitôt dans le coma. Ils se réveillèrent plusieurs heures plus tard, tous alités à l’infirmerie, y compris Pourrave. On leur expliqua alors que le cri de la Mandragore était mortel pour toute personne qui l’entendait ; en cours, ils n’avaient affaire qu’à des bébés, de fait, leur cri n’avait pour effet « que » de faire s’évanouir les gens. L’ennui, c’est que le professeur Pourrave avait oublié de dire à ses élèves de mettre une paire de cache-oreilles.
Les élèves quittèrent l’infirmerie en maugréant, se massant le crâne, certains allant vers la pharmacie, comme Huffö Gray qui saignait des oreilles et du nez. Naomi, toute tourneboulée, était pâlotte et nauséeuse : John l’aidait à marcher, en la soutenant par le bras et par la hanche (elle en rosissait légèrement). Le trio alla se poser devant le Lac Caca d’oie, où les feuilles mortes tombaient doucement.
- Pffff, ça siffle encore… soupirait Mimi. Je suis sûre que je vais choper des acouphènes…
- Mais non, ça va aller, t’en fais pas… la rassurait John en lui caressant délicatement l’épaule.
Naomi grogna comme un petit chien et se blottit carrément contre son ami, qui eut un petit sourire. Il continuait de la câliner. Un moment passa. On entendit un corbeau croasser, et au loin, Viagrid entamait une de ses chansons à boire.
- C’était quand même ouf ces espèces de patates qui gueulent comme ça ! Vous avez vu les tronches qu’elles tiraient ? dit John pour rompre le silence.
- Ouais, des vraies chanteuses d’opéra ! ironisa Kelly. Elles devraient passer à la télé !
- Dans le top 50 ! ajouta Naomi avec un grand sourire.
Là-dessus, John se mit à faire des vocalises « à la mandragore » sur Le Roi Lion.
- L’AAAAAAMOUR BRIIIIIIIILLE SOUS LEEEEES ÉTOIIIIIILES… !
Sa voix stridente fit éclater de rire Kelly et Naomi, bien que cette dernière souffrît encore des tympans. Elle n’osa pas le reprocher à John. Kelly renchérit avec Zombie des Cranberries, et s’ensuivit 20 minutes de télécrochet abominable et de fous rires en cascade. Ils ne furent interrompus que par les beuglements de Viagrid, totalement ivre en plein après-midi, qui valsait bras-dessus bras-dessous avec Gallay, son grizzly narcoleptique, et qui prenait sans doute le tour de chant comme un concours.
DE BON MATIN
J’AI VU L’ARRIÈRE-TRAIN
DE TROIS CONNARDS QUI ALLAIENT A POUDLARD
DE BON MATIN
J’AI VU L’ARRIÈRE-TRAIN
DE DUMBLEDORE LEUR ROULANT UN PATIN !
Un instant suspendu passa, puis le trio éclata d’un fou rire. Un moment doux passa, John alla rejoindre d’autres amis, Kelly profita de l’après-midi pour aller faire un peu de sport, et Naomi alla se reposer dans les dortoirs de Dragondebronze.
Le jour décroissait quand ses oreilles cessèrent de lui faire mal. L’heure du souper arrivait, et comme à son habitude, elle irait rejoindre John et Kelly. Alors qu’elle se préparait à les rejoindre, Naomi s’arrêta net.
Elle sentait une présence.
Elle regarda autour d’elle mais ne vit personne. Il n’y avait que les lits et les effets personnels de ses camarades de seconde année dans cette salle à coucher déserte. Pourtant, plus les secondes passaient, plus ses yeux lui confirmaient qu’elle était seule, et plus elle se raidissait. Depuis ses six ans, elle se méfiait des forces invisibles, des puissances de l’ombre et des fantômes. Seulement, à Lettockar, les fantômes, on les voyait.
Elle eut la soudaine prescience de jeter un œil à ses livres de cours, et à ceux qu’elle avait emprunté à la bibliothèque – précaution stupide d’emprunter des livres à la bibli, quand on sait que le bibliothécaire n’a d’intérêt que de les fumer : elle pourrait aussi bien les garder. Après un bref inventaire, ses doutes se confirmèrent : son cahier de métamorphose avait disparu !
Elle se mit à sa recherche avec fébrilité. C’était idiot, quel intérêt pourrait-on avoir à lui voler son cahier ? Si c’était pour avoir ses notes de cours, elle les aurait données sans problème. La seule explication qu’elle entrevoyait, c’était qu’on le lui vole pour l’empêcher de réviser, donc uniquement pour lui nuire, à elle. C’était bête et méchant, hélas la bêtise et la méchanceté étaient son quotidien dans cette école…
C’est en levant les yeux en direction d’une armoire qu’elle le retrouva : il était en hauteur, en haut du meuble… Elle prit une chaise pour attraper son cahier, mais en le saisissant, elle s’aperçut qu’il avait été saccagé, tout bonnement déchiqueté !
Quand elle eut fini de raconter tout cela à ses amis, l’émotion était palpable. John faillit recracher sa soupe de citrouille, Kelly avait les yeux exorbités. Ils essayaient vainement de chercher un sens à cette histoire de fou.
- Mais QUI pourrait vouloir faire une connerie pareille ? mugit John de colère.
- Et surtout, pourquoi le planquer en haut de l’armoire ? C’est totalement débile ! ajouta Kelly.
- La seule solution que je vois, c’est que c’est quelqu’un de totalement débile qui a fait ça, conclut Naomi.
- Débile et con et méchant ! dit Kelly.
- Je suis sûr que c’est cette grosse pétasse de Martoni ! affirma John.
Le trio se retourna vers l’intéressée, qui blablatait gaiement en compagnie de quelques élèves de seconde année d’autres maisons. Elle ne remarqua nullement les trois regards haineux portés sur elle.
- Elle en serait bien capable… grinça Kelly.
- D’accord, c’est une idiote, mais quel intérêt de le cacher en plus de le déchirer ? Et surtout, à cet endroit, pendant que je dormais, où j’aurais pu me réveiller à tout moment et la surprendre ? Elle est bête et méchante, mais trop maligne pour se faire pincer !
- Et si c’était son foutu macaque ? proposa John, un éclair de génie dans les yeux.
- Mais oui, c’est évident ! approuva Kelly. Lui seul aurait pu se faufiler dans le dortoir, te voler ton cahier et se mettre sur l’armoire pour le déchirer ! Bravo John, t’es un génie !
John rougit de fierté, mais Naomi n’avait pas l’air convaincue.
- Oui, j’y ai bien pensé, mais… ça me semble pas possible, dit-elle.
- Comment ça ? demanda Kelly, interloquée.
- Honnêtement, j’imagine mal un singe aussi gros venir chiper mes affaires sans que je m’en aperçoive, ou même quelqu’un d’autre ! Et quand bien même, je pense qu’il aurait laissé des traces : or, je n’ai rien trouvé. Pas un seul poil ! Pourtant, ils sont longs, ses poils ! ça m’étonnerait qu’il n’en aurait laissé aucun derrière lui…
- OK, j’avoue que l’hypothèse du singe est quelque peu tirée par les poils… ironisa John, qui fit ricaner les deux filles. Mais…
- Est-ce que tu as une meilleure idée ? demanda Kelly.
- J’ai repensé à ce qu’ont dit Grog et son préfet, ce matin… marmonna Naomi.
- Quoi, leur histoire de pyromane ? s’étonna John.
- Eh bien, vous vous rappelez de la cage brûlée dans le cours de métamorphose ? Personne n’a su d’où venait le sortilège de feu, ce qui veut dire que le pyromane est discret… Or, on parle bien d’une personne discrète ici !
- Mais ton cahier n’a pas été brûlé, Mimi ! protesta Kelly.
- Oui, mais qui sait ce que ce… type, s’il existe, peut avoir en tête ? J’avoue ne pas en savoir plus que vous. Mais quelque chose me dit que ça ne s’arrêtera pas là, que ça ne fait que commencer… Et puis… »
Naomi marqua un silence, puis reprit :
- …Et puis, j’ai senti sa présence.
- Hein ? La présence de qui ?
- Je… Je sais pas, de quelqu’un, ou quelque chose. Dans le dortoir, tout à l’heure, quand je me suis réveillée, il y avait… Quelque chose qui était là.
- Quelque chose de comment ? demanda John avec un air très sérieux.
- Quelque chose de mauvais…
- Ben moi je dis que ça fait beaucoup pour une seule personne et pour une seule journée ! conclut Kelly. Peut-être qu’on peut déjà essayer de rattraper tes cours ?
- Je verrai ça demain, là je suis complètement claquée… répondit Naomi, l’air éteinte.
Les trois comparses allèrent se coucher, en envoyant un dernier regard venimeux vers une Martoni indifférente et satisfaite. Cette nuit-là, Naomi eut le sommeil agité, se retournait dans sa couchette toutes les dix minutes, tandis que Kelly n’arrivait pas à fermer l’œil. Elle repensait à Grog, aux incendies, aux présences et aux cahiers déchirés… Elle se demandait comment toutes les pièces du puzzle pouvaient s’emboîter ensemble, et surtout si elle pouvait y faire quoi que ce soit… Tout cela tourna tant et bien dans sa tête qu’elle finit par s’endormir, vers deux heures du matin, fourbue de gymnastique mentale. Le réveil fut rude le lendemain.
Les jours qui suivirent passèrent avec une légère anxiété, ainsi qu’une certaine méfiance des trois amis face à Grog et le reste du personnel enseignant. La rumeur commençait aussi à se répandre entre les élèves des différentes maisons sur l’identité de l’incendiaire : parmi les noms qui circulaient, ceux de Kelly Powder, de John Ebay et de Naomi Jane revenaient de temps à autres, identifiés comme étant des fauteurs de troubles notoires. Un jour, dans un couloir, quelqu’un alla même jusqu’à dire haut et fort à Gudrun de se méfier de Kelly, qui pourrait lui brûler les pailles de son balai ! Gudrun répliqua aussi vivement :
- Occupe-toi de ton cul plutôt que de mon balai, sinon je te le rentre dedans !
Ce qui fit rire aux éclats son amie Ludmilla Suarlov. Gudrun ne supportait pas qu’on s’en prenne à une de ses coéquipières, a fortiori de son âge et dans sa maison – et elle n’aimait pas non plus qu’on s’occupe de son balai.
Kelly avait apprécié ce geste de soutien, faisait semblant d’être indifférente aux dires des autres élèves : c’est vrai, il lui arrivait de foutre la merde, elle n’allait pas s’en cacher. Même si c’était injuste qu’on raconte n’importe quoi sur elle, c’était inévitable et elle le savait. Personne n’osait l’accuser de quoi que ce soit : ce n’étaient que des petites blagues, des racontars… Et c’était bien plus douloureux. Une accusation, on peut la réfuter : une rumeur, que peut-on y faire ?
Un début d’incendie faillit bien avoir lieu, mais ce n’était qu’un élève de première année mal inspiré qui « voulait voir ce que ça faisait » et qui s’était fait pincer par Madame Freyjard, la concierge de l’école. Tout juste avait-il réussi à faire un peu de fumée sur la pelouse du château… Il fit perdre 50 points à PatrickSébastos, et la vie reprit son cours « normalement ». Que des feux s’allument de ci-de là dans l’école devenait sujet de conversation, presque banal, et ce qui allait arriver ne pouvait qu’empirer la situation.
C’était à un cours du professeur Fistwick. Il était excité comme une puce, se touchait le nez ponctuellement, bourré de tics, il était encore plus insupportable qu’à l’ordinaire. Les instruments de musique qui trônaient dans la salle de classe jouaient une espèce d’air étrange, à peine accordés entre eux, on aurait dit qu’ils ne s’écoutaient pas les uns les autres. Le professeur de sortilèges était ravi et battait avec sa canne un tempo indéfinissable. Daignant considérer les élèves qui étaient rentrés et montraient un air pantois, il daigna arrêter ce curieux concert d’un geste de la main, et déclama, tout fier :
- Ben quoi les morveux, vous aimez pas le free… ? M’étonne pas, allez. Bon, déconnons pas, on a de la brioche sur la guillotine !
- Hein ? lâcha un garçon de Becdeperroquet.
- C’est une expression…
- Mais personne dit ça… répliqua l’élève en soupirant.
- Si, moi. 10 points de moins pour Becdeperroquet pour m’avoir contredit.
Fistwick allait débuter son cours, quand tout à coup, Niger Doubledose entra sans prévenir dans la salle de classe. Les deuxième année se recroquevillèrent en percevant son humeur encore plus massacrante que d’habitude.
- Hé Fistule, t’as cinq minutes ? aboya-t-il.
- Trois, répondit-il.
- Bon, bah j’irai droit au but. Y’a ENCORE eu un incendie tout à l’heure, quelqu’un a foutu le feu à une poubelle !
- J’en ai vaguement entendu parler, oui… et alors ?
- Alors ça commence à faire beaucoup de trucs qui flambent en trop peu de temps. Ce genre de choses ne sort pas de nulle part, je me demandais si tu t’étais pas mis en tête de faire des cours de pyrotechnie aux nains, ces derniers temps…
- De pyrotechnie ? Non. Mais c’est une excellente suggestion, merci Niger ! répliqua Fistwick d’un ton joyeux.
- Euh… bon bah, à plus.
Et Doubledose claqua la porte derrière lui. Fistwick tourna très lentement son visage poupin vers les deuxième année, et un sourire sournois étira ses lèvres. Les élèves se raidirent tous sur leur chaises, sentant venir un coup fourré.
- Donc, le feu de brousse prend de l’ampleur ? Ma foi, en tant que professeur de sortilèges, il est de ma responsabilité de mettre bon ordre là-dedans. Je sais pas si le coupable se cache parmi vous, mais si c’est le cas : franchement, cramer des poubelles et des gogues ? Quel intérêt ? Vous avez aucune ambition ou quoi ? Je vais vous apprendre à tous à faire de VRAIS sortilèges de pyrotechnie. Sortez du parchemin, ça va chauffer ! Je vais vous montrer, moi, ce qui est vraiment arrivé à la bibliothèque d’Alexandrie !
« Oh non… » pensa Kelly, accompagnée d’une nuée de soupirs atterrés.