Secrets de Serpentard : La noble famille Black
Exceptés les efforts que Daisy et Regulus déployèrent pour la réconforter, Narcissa ne garda aucun souvenir de ses derniers mois à Poudlard. À dix-sept ans, ça n'était pas seulement le deuil de sa mère qu'elle devait faire, mais celui de sa famille entière.
La plupart du temps, la tristesse, la colère et la culpabilité l'empêchaient de réfléchir, de travailler ou de dormir. Elle ne comptait plus les nuits où elle allait rejoindre Daisy dans son lit, où sa présence lui apportait le réconfort nécessaire pour trouver le sommeil. Celle-ci lui faisait toujours une place, même lorsqu'elle dormait profondément ; et d'autres nuits, si Narcissa laissait échapper le moindre sanglot, c'était Daisy qui la rejoignait, à moitié assoupie, et s'étendait à côté d'elle pour se rendormir aussi sec, un bras autour des épaules de son amie.
Lorsque les deux amies n'étaient pas à la bibliothèque, Regulus passait beaucoup de temps avec elles, et déployait des efforts remarquables pour faire rire Narcissa. Il leur racontait les derniers potins, les rebuffades cinglantes de Lily Evans à l'égard de James Potter et le succès impressionnant qu'il remportait auprès de ses professeurs.
Narcissa écrivit beaucoup à Lucius, qui lui répondait avec une rapidité stupéfiante, et se montra tout à fait à la hauteur de ce qu'elle attendait de lui. Il ne parla plus de Durmstrang, à part pour se plaindre du froid glacial. À la place, il lui adressa de nombreux encouragements : Je suis sûr que tu vas t'en sortir, ça ne fait aucun doute. Ou encore : Tu as toute mon admiration, et toute mon affection. Et surtout : J'aimerais être à tes côtés, et j'attends avec impatience de te retrouver. Toutes ces démonstrations de soutien aidèrent Narcissa à se relever peu à peu, et des moments d'espoir s'intercalèrent progressivement entre les phases d'abattement.
À la fin de l'année scolaire, elle avait perdu une grande partie de sa gaieté et de son insouciance, et se consolait en espérant que ses épreuves successives l'aient rendue plus solide – mais y croyait-elle vraiment ?
Une seule chose la préoccupait : à la fin de l'année, il lui faudrait revenir au 12, square Grimmaurd, et l'idée de revoir les lieux du drame lui donnait la nausée. Daisy lui proposa de l'héberger, et ses parents, Vera et Fergus Goyle, étaient tout aussi enthousiastes qu'elle à cette idée. Narcissa hésitait : elle serait accueillie comme un membre de leur famille, bien sûr, mais la Colline d'Émeraude était un lieu imprégné de souvenirs douloureux, et le voisinage – les Nott, les Crabbe, les Rosier, les Selwyn, les Avery, les Flint – l'observeraient sans aucun doute avec un mélange de curiosité et de pitié, murmureraient dans son dos, sans compter qu'il lui faudrait passer devant son ancienne maison, où Carla Avery et sa famille avaient pris leurs aises : et ça, Narcissa ne le voulait surtout pas.
Dans le Poudlard Express qui les ramena à Londres, le 1er juillet, Narcissa ne savait toujours pas où aller. Finalement, la solution se présenta d'elle-même sur le quai, où Lucius attendait tranquillement Narcissa, vêtu d'une veste bleu ciel et une chemise d'un blanc éclatant. Après l'avoir embrassée tendrement, il lui proposa de venir passer quelque temps chez lui, dans le Wiltshire, et Narcissa accepta aussitôt.
Elle en avertit Daisy, qui n'en prit pas ombrage le moins du monde. Les deux amies s'enlacèrent avec affection, et Narcissa la remercia chaleureusement pour toute l'attention qu'elle lui avait prodigué au cours de l'année. Ensuite, elle alla embrasser Vera Goyle, puis Regulus, qui la salua avec sa politesse habituelle, et elle prit bien soin d'ignorer sa tante Walburga, qui les attendait à quelques pas de là.
Le trajet de la gare de King's Cross au manoir des Malefoy dura à peine deux heures, sous un ciel voilé. Lorsqu'ils arrivèrent, Narcissa ressentit une légère appréhension à l'idée de retrouver le lieu où elle avait passé sa dernière nuit d'insouciance, avant le tragique basculement de sa vie ; mais le paysage était transfiguré par la lumière d'été et par l'absence d'invités. Autour d'eux, tout n'était que douceur, calme et beauté. Une brise légère caressait paresseusement les ifs qui bordaient l'allée, et dans les airs, le chant des oiseaux se mêlait à un agréable parfum riche et boisé. La statue d'Armand Malefoy les accueillit avec un grand respect, et leur fit signe de continuer sur les allées de graviers, bordées de bosquets abondamment fleuris, entre lesquels des paons au poitrail bleu et chatoyant exhibaient leur longue traîne aux motifs multicolores.
Cependant, alors qu'ils montaient les marches du perron de marbre noir, Narcissa vit Lucius desserrer son col, et remarqua qu'un pli soucieux lui barrait le front.
– Reste ici quelques instants, dit Lucius dans le hall d'entrée, en triturant nerveusement les boutons de sa veste. Je dois... régler quelques détails avec mon père.
Lucius se dirigea vers la porte du salon, qui était fermée. Narcissa le vit passer une main nerveuse dans ses cheveux blonds avant de l'ouvrir, et il disparut, fermant soigneusement la porte derrière lui.
Ignorant les regards courroucés que lui adressaient les personnages au teint pâle qui peuplaient les portraits du hall, Narcissa s'approcha de la porte et y appliqua son oreille, ravie de constater que son ouïe perçante n'avait rien perdu de son acuité.
– Tu es rentré, dit la voix la plus glaciale que Narcissa ait jamais entendue.
– Bonjour, Père. Comment allez-vous ?
– En voilà une question stupide. Tu sais bien que mon état ne fait que se détériorer.
La volubilité de Lucius sembla se heurter à un mur d'acier, et pendant quelques secondes, Narcissa n'entendit que le crissement sec d'une plume sur du parchemin. Elle se remémora l'explication que Lucius lui avait donnée à propos de son père : lorsqu'Abraxas Malefoy avait empoisonné le Ministre né-moldu, Nobby Leach, il s'était accidentellement contaminé lui-même avec du venin de serpent, et subissait en conséquence les mêmes désagréments que sa victime : il était extrêmement affaibli, et son vieillissement naturel s'était dramatiquement accéléré. Il ne sortait donc jamais de chez lui, et envoyait Lucius à toutes les réunions mondaines où il estimait utile de se rendre. Narcissa se souvint qu'il avait prétexté une Dragoncelle pour expliquer cette étrange maladie, et se promit de ne pas commettre de bévue.
– Le professeur Bourkov m'a averti que tu n'avais pas remporté tous les points, à ton dernier examen de Sorts Impardonnables, dit la voix glaciale d'Abraxas Malefoy. C'est très décevant.
– Il ne m'en manquait qu'un. Tous les autres...
– Ne me parle pas des autres. Ton ami Karkaroff a eu tous les points, lui. Et pourtant, depuis que tu es né – Abraxas Malefoy prononça ce mot avec une pointe de regret dans la voix – j'essaie de t'inculquer le sens de l'excellence. Tu n'as aucune excuse, Lucius. Tu aurais dû tous les battre. Quand je pense que j'ai déboursé une fortune pour que tu puisses aller étudier là-bas pendant un an, et compenser la médiocrité de l'enseignement à Poudlard... Vraiment, quel gâchis...
Il y eut un nouveau silence, un peu plus long. Narcissa essaya de regarder par le trou de la serrure, mais celle-ci était obstruée.
– Je tenais à vous dire... Je ne suis pas revenu seul, annonça Lucius.
– Oh, c'est donc la raison pour laquelle tu as échoué à tes examens de fin d'année ? Parce que tu avais une jeune fille en tête ?
– Je n'ai pas échoué, et Narcissa n'est en rien responsable de mes rares erreurs, affirma Lucius. Je croyais vous l'avoir déjà...
– Tu sais, Lucius, si je devais me souvenir de toutes les choses sans intérêt que tu me racontes...
Narcissa n'en croyait pas ses oreilles. Elle n'aurait jamais pensé que quelqu'un puisse s'adresser de cette manière à Lucius, et encore moins lui couper la parole avec autant de désinvolture.
– Peu importe, soupira Lucius, résigné. Elle traverse une période difficile, et... Je lui ai proposé de venir passer quelques jours ici.
– Ici ? Enfin, notre manoir n'est pas une garçonnière ! Je ne tiens pas à ce que tu ramènes toutes tes groupies...
– Narcissa n'est pas une groupie, répliqua Lucius, avec plus de volonté dans la voix, ce qui fit rosir Narcissa de fierté.
– Tu sais ce que je pense des amourettes, continua Abraxas Malefoy sur le même ton égal. C'est une source de distraction et de temps perdu.
– Ce n'est pas non plus une amourette. En fait, je compte bien l'épouser, si vous ne vous y opposez pas.
Narcissa sursauta. Elle s'y attendait, bien sûr, mais entendre la voix de Lucius prononcer ces mots donnait un aspect bien plus réel à cette perspective... Ce qui n'était pas désagréable.
– Première nouvelle, se moqua néanmoins Abraxas Malefoy. Redis-moi, quel est le prénom – et surtout, le nom – de l'heureuse élue ?
– Il s'agit de Narcissa Black, répéta Lucius avec une irritation mal contenue. C'est la dernière fille de Cygnus Black, avec qui vous travailliez autrefois, au Ministère.
– Ah ! Oui, Narcissa, je m'en souviens, maintenant, elle t'a fait tourner la tête plus que de raison... Et ce cher Cygnus ! Pauvre ami, il lui est arrivé bien des mésaventures... Dont ses filles sont en partie responsables, il me semble, remarqua Abraxas Malefoy.
– Pas toutes ses filles. Narcissa est exemplaire, je m'en porte garant.
– Bon, bon... Tu souhaites donc te marier, murmura Abraxas Malefoy, qui semblait se concerter avec lui-même. Ce serait trop beau, je n'aurais plus à m'occuper de toi... Et si c'est une fille de Cygnus, alors tu dis vrai, c'est un bon parti... Mais, Lucius, es-tu bien sûr de ton choix ? Tu crois qu'elle est digne de notre confiance ? Les Black ne sont pas réputées pour leur fiabilité, depuis la fuite d'Andromeda. Et comme tu le sais, s'il y a bien une chose que je redoute, c'est de passer pour un imbécile.
– Oui, Père, je le sais. C'est pourquoi j'ai attendu d'être sûr de moi avant de vous en parler.
– Sans compter que j'avais autrefois laissé entendre à Demetrius Selwyn que tu serais enclin à épouser sa fille, pour qu'il me laisse interférer dans les affaires de Gringott's...
– Oui, c'est ce que j'avais cru comprendre, dit Lucius avec froideur. Mais les Selwyn sont endettés, je le tiens de source sûre. Épouser Juliet ne serait pas convenable.
Un long silence s'ensuivit, pendant lequel Narcissa retint son souffle.
– Bon... Très bien. Dans ce cas... Eh bien, qu'elle reste. Après tout, si elle ne s'enfuit pas avant, votre union fera enrager les Crabbe... Mais je te préviens, je ne veux pas vous avoir dans mes pattes ! Et si tu t'es trompé, et que Narcissa nous déçoit, tu seras puni aussi sévèrement qu'elle.
Sentant que la conversation touchait à sa fin, Narcissa recula de quelques pas, et fit semblant d'admirer un grand vase en céramique, où de petits bonshommes peints en bleu menaient un combat féroce. Lorsque la porte du salon s'ouvrit, elle releva innocemment la tête avec un joli sourire. Lucius paraissait immensément soulagé, même si ses tempes luisaient de sueur.
– Viens, dit-il, la voix discrètement chevrotante. Je vais te présenter.
Narcissa franchit la porte du salon avec une légère appréhension, et sentit ses cheveux se hérisser dans sa nuque lorsque le père de Lucius fut enfin dans son champ de vision. En effet, malgré sa pâleur maladive, Abraxas Malefoy dégageait une autorité implacable, d'une froideur terrifiante. Il semblait aussi grand que son fils, mais bien plus maigre que lui, et avec ses joues creusées, ses rides profondes et ses cheveux blancs comme de la neige, il semblait être âgé de plus de cent ans. Malgré la chaleur du mois de juin, il portait une cape et un long manteau noir, fermé jusqu'au col par deux rangées verticales de boutons argentés. Sur sa poitrine, brodé de fils d'argent, Narcissa reconnut le blason des Malefoy : un M brillant cerclé de lances, de dragons et de serpents. Abraxas Malefoy se tenait assis sur un grand siège qui ressemblait à un trône, derrière la longue table ouvragée qui se trouvait au centre de la pièce, une main posée sur une canne dont le pommeau était sculpté en forme de tête de serpent. Ses yeux pâles, les mêmes que ceux de Lucius, se fixèrent sur Narcissa pendant quelques secondes, puis un sourire qui se voulait aimable se dessina sur ses lèvres incolores.
– Bonjour, mademoiselle Black, dit-il de sa voix polaire. Je suis ravi de vous rencontrer, Lucius m'a beaucoup parlé de vous. J'ai travaillé avec votre père, autrefois, au Ministère... Un homme admirable.
Narcissa aurait dû être soulagée, mais dans la bouche d'Abraxas Malefoy, chaque mot, même le plus aimable, avait le sens d'une menace.
– Je suis également ravie de faire... commença Narcissa, mais son interlocuteur lui coupa la parole avec autant de rapidité qu'il ne l'avait fait avec Lucius, une minute plus tôt.
– Lucius, ordonna-t-il, donne-lui donc la chambre de la tourelle ouest. Mais si, tu sais bien, celle du troisième étage, avec la vue sur le lac. Notre invitée y sera parfaitement à son aise.
Il reposa ensuite ses yeux pâles sur Narcissa.
– Quant à vous, bien entendu, essayez de ne pas imiter votre sœur. Cela aurait des conséquences, disons... regrettables.
Narcissa fut parcourue d'un léger frisson. Abraxas Malefoy fit mine de se replonger dans le livre qui se trouvait devant lui, un volumineux livre à la couverture rouge sang, sur lequel une longue plume de queue de paon écrivait furieusement, mue par une main invisible. D'un mouvement discret, Lucius signifia à Narcissa de ne pas prêter attention à cette dernière phrase, et l'entraîna vers la porte de sortie, mais cela ne l'empêcha pas de ressentir le regard gelé d'Abraxas Malefoy dans sa nuque pendant qu'elle quittait la pièce.
La tourelle dont parlait Abraxas Malefoy était la plus isolée du manoir, et se trouvait au fin fond de l'aile Ouest. Narcissa ne s'attendait pas à dormir dans la même chambre que Lucius, mais pas non plus à se trouver aussi loin de lui, qui dormait avec son père dans l'aile Nord. Cependant, après l'échange qui venait d'avoir lieu, elle s'abstint de tout commentaire. Lucius l'emmena dans une vaste chambre, très lumineuse, aux murs tapissés de motifs fleuris, anciens mais charmants, avec de grandes fenêtres à croisillons qui donnaient sur un lac lisse et brillant. Narcissa fut ravie de constater la présence d'un superbe lustre en métal ciselé, accroché au plafond peint en trompe-l'œil. Ses bagages, qui les suivaient à la file indienne en flottant quelques centimètres au-dessus du sol, sautillèrent jusqu'à un porte-valise en chêne massif, et se reposèrent là.
– C'est parfait, dit Narcissa. Merci encore. J'espère que je ne t'ai pas attiré d'ennuis...
– Ne t'en fais pas. Mon père est un peu rude, mais il suffit de savoir s'y prendre avec lui.
Narcissa ressentit une vague gêne, et posa la première question qui lui passait par la tête :
– Ce livre, devant lui, qu'est-ce que c'était ?
– Son livre de comptes. Il prête de l'argent à de nombreux sorciers, et quand ceux-ci ne peuvent plus le rembourser, il leur demande de précieux services en échange... C'est bien utile. Enfin, rien ni personne ne pourra lui rendre sa santé... Ni ma mère, malheureusement.
Le lendemain, alors que Narcissa coiffait ses cheveux blonds en se demandant comment elle allait occuper sa journée, Lucius lui proposa d'aller visiter le jardin, ce que Narcissa accepta avec joie. Ils commencèrent leur promenade en sortant derrière le château. Là, une grande volière en pierre abritait une douzaine de hiboux grands-ducs aux plumage soyeux et aux serres aiguisées, tous au service d'Abraxas Malefoy. Il y avait aussi des Koripecs, de grands oiseaux bleus qui avaient la particularité de posséder deux becs – l'un plat et large, l'autre fin et tranchant – de part et d'autre de leur tête ; et ils pouvaient faire pivoter celle-ci selon qu'ils avaient besoin de s'abreuver abondamment, de picorer soigneusement ou bien de gober les yeux d'une éventuelle proie.
– Ces volatiles n'aiment pas beaucoup les rôdeurs, commenta Lucius en accueillant sur son poing un des Koripecs, et en passant son doigt sur le bord du bec le plus tranchant des deux. Ils sont très utiles pour les tenir à distance, et, tu me l'accorderas, bien plus gracieux que les chiens de garde moldus...
Juste à côté, un vivarium obscur servait à élever les reptiles dont le venin, les entrailles, les griffes ou encore les crochets étaient nécessaires à Abraxas Malefoy pour la confection des potions. La porte de l'édifice était lourde et fermée par trois serrures différentes. À l'intérieur régnait une obscurité profonde et l'atmosphère était moite, étouffante.
– Lumos, murmura Lucius en levant sa baguette devant lui.
Alors que la porte se refermait derrière eux, Narcissa lui saisit le bras, aux aguets, et ouvrit grand ses yeux pour percer les ténèbres qui les entouraient.
– Ne t'en fais pas, ils sont en captivité, lui dit Lucius en souriant.
Il leva sa baguette un peu plus haut, et éclaira un long couloir courbé, dont Narcissa ne voyait pas la fin, mais dont les murs étaient entièrement vitrés. Lucius s'approcha avec elle de la vitrine la plus proche. Narcissa pencha son visage à quelques centimètres de la vitre opaque : elle ne voyait que de la terre, quelques pierres, des plantes tropicales humides, du sable... Et soudain, dans un des recoins de la cage vitrée, dans l'ombre d'une immense feuille parsemée de gouttelettes d'eau, un grand œil jaune s'ouvrit et se mit à scruter Narcissa, sans ciller. Celle-ci recula d'un pas et marcha sur le pied de Lucius, qui fit comme si de rien n'était.
– Il y a toutes les espèces de reptiles que tu peux imaginer, dit Lucius en passant devant les vitres teintées, derrière lesquelles Narcissa pouvait deviner, en observant attentivement, d'autres yeux reptiliens, ou encore des pattes écaillées et griffues – sauf le Mamba noir, celui dont le venin a empoisonné mon père. Celui-là, il l'a dépecé et orné sa rampe d'escalier avec ses écailles...
Progressivement, certains animaux sortirent de leur cachette, et Narcissa remarqua que plusieurs d'entre eux avaient été mutilés. Là, un gigantesque lézard se mouvait avec difficulté en raison d'une patte manquante ; plus loin, un serpent aux écailles rouges passait sa langue fourchue sur un cratère laissé par l'extraction d'un de ses crochets. Lorsque Narcissa s'approcha de ce dernier, il se dressa face à elle et aplatit son cou, tout en la fixant de ses pupilles verticales. En croisant son regard rouge et perçant, Narcissa resta clouée sur place : elle avait l'impression de se retrouver face à Voldemort et d'être à nouveau transpercée par ses yeux reptiliens... Autour d'elle, l'obscurité du vivarium avait été remplacée par les murs suintants et les torches du sous-sol du Serpent qui fume... Pétrifiée, elle fut traversée par la vision confuse de Bellatrix prise au piège dans les anneaux rouges et impitoyables de l'énorme serpent, dont la langue fourchue frémissait au-dessus de sa mâchoire blessée... Alors que Narcissa commençait à suffoquer, le serpent rouge ouvrit grand la bouche, émit un sifflement dur et violent, et cracha un jet de venin vers Narcissa, qui fit un bond en arrière. Le venin rouge vif s'étala sur la vitre comme une giclée de sang et éclaboussa le reste de la cage du serpent, qui continuait de regarder fixement le cou de Narcissa.
– Un cobra cracheur, énonça Lucius alors que Narcissa reprenait ses esprits en tremblant. Un des serpents les plus venimeux au monde. Tu as vu, il lui manque un crochet...
Narcissa hocha faiblement la tête en regardant ailleurs.
– Mon père lui avait retiré ce crochet pour le garder dans sa poche, ça peut toujours servir... Il a fini par le planter dans la main d'un de ses invités, à une réception qu'il donnait alors qu'il était encore valide. Lors du dîner, un inconscient s'est éclipsé discrètement pour essayer d'effacer ses dettes faramineuses sur le livre de comptes de mon père, dont je te parlais hier. Mais malheureusement pour lui, mon père l'a surpris, et l'imbécile n'a même pas eu le temps de s'excuser avant de mourir. Et dire que tout le monde a cru à une crise cardiaque... Ils ont sans doute fait semblant d'être naïfs, et je les comprends.
Peu désireuse de s'éterniser au milieu des crocodiles et des lézards qui semblaient la fixer avec de plus en plus d'intensité, Narcissa proposa gentiment de poursuivre la visite à l'extérieur. Ils sortirent donc en plissant les yeux sous le soleil éclatant, et Narcissa respira enfin librement.
La visite du jardin fut bien plus agréable. Narcissa en attendait beaucoup : en effet, pendant toute son enfance, elle avait envié à son amie Daisy son immense jardin qui recouvrait une grande partie de la Colline d'Émeraude et abritait de merveilleux animaux magiques. On y trouvait, par exemple, des scarabées à cou de girafe ; des Dopsidons, sorte de mouches grosses comme des hippopotames qui pondaient de magnifiques œufs d'or qui alimentaient abondamment la fortune des Goyle ; ou encore des ravluk, des singes verts ailés ramenés d'Amérique centrale qui faisaient pousser à une vitesse stupéfiante tous les végétaux qui se trouvaient à leur portée. Et c'était sans compter les inventions inédites de Vera et Fergus Goyle, qui consacraient l'intégralité de leur temps à l'étude des animaux magiques, dont ils avaient eux-mêmes créé plusieurs spécimens en croisant les caractéristiques de différentes espèces...
Par exemple, exaspérée par les gnomes qui envahissaient une des grottes qui se trouvaient dans leur jardin, Vera les avait abreuvés d'un mélange de salive de chauve-souris et de luciférine pendant des mois. Les gnomes avaient alors commencé par devenir phosphorescents, ce qui les perturbait grandement, étant habitués à être plongés dans l'obscurité de la terre. Puis, ils avaient commencé à se prendre eux-mêmes pour des chauve-souris : ils grimpaient aux murs, essayaient de s'envoler puis retombaient lamentablement sur le sol. La Grotte des Gnomes Fous était devenue l'attraction préférée des enfants de la Colline d'Émeraude. Narcissa et Daisy, à l'époque heureuse qui précédait la journée tragique de leur neuvième anniversaire, passaient parfois des après-midis entiers à se régaler du spectacle des insupportables gnomes phosphorescents qui grimpaient le long des murs de la grotte et battaient des bras pour s'envoler, pour finalement s'écraser sur le sol avec un « plof » sonore.
Depuis son départ de la Colline d'Émeraude, Narcissa n'avait jamais cessé de regretter le superbe jardin des Goyle et les moments d'insouciance qu'elle y avait connus. Elle gardait précieusement ces souvenirs en mémoire, pensant ne jamais rien retrouver de comparable ; mais en se promenant dans le domaine des Malefoy, elle découvrit avec bonheur que celui-ci contenait assez de merveilles enchantées pour faire pâlir d'envie n'importe quel collectionneur de plantes magiques.
À peine étaient-ils sortis à l'arrière du vivarium que Narcissa aperçut une plante inconnue qui grimpait le long des murs de celui-ci, avec des fruits en forme de pique, de trèfle, de cœur et de carreau. Ils s'éloignèrent tranquillement du manoir en empruntant un sentier en terre, qui descendait en pente douce à travers le jardin. Au bout de quelques mètres, un buisson attira l'attention de Narcissa : il ne portait aucune feuille ni aucune branche, seulement des sphères translucides qui ressemblaient à des bulles de savon. Lucius en cueillit deux, et en tendit une à Narcissa ; et aussitôt, deux nouvelles bulles gonflèrent à leur place pour conserver l'aspect impeccablement sphérique du buisson. Lucius mordit dedans, et Narcissa l'imita : le fruit se craquela agréablement entre sa langue et son palais, comme une coque de sucre, et répandit dans sa bouche une délicieuse saveur acidulée.
– Ce sont des Savorines, l'informa Lucius.
Tout en léchant consciencieusement leurs doigts couverts de sucre, ils poursuivirent leur promenade et Narcissa constata que tout comme à l'intérieur du manoir, tout ce qui se trouvait dans le jardin avait pour objectif principal d'émerveiller ceux qui avaient la chance de s'y trouver. En-dehors des sentiers impeccablement entretenus, le sol était recouvert de fleurs blanches, rouges et roses, qui semblaient artificielles tant elles étaient parfaites. Au fur et à mesure que Lucius et Narcissa avançaient sur le sentier, les fleurs pivotaient gracieusement sur elles-mêmes pour orienter leurs pétales en direction des visiteurs, afin d'être admirées dans toute leur splendeur ; et au-dessus de ce tapis mouvant et fleuri, des buissons, des arbres et des arbustes aux diverses propriétés magiques étaient disposés harmonieusement, faisant du jardin des Malefoy un véritable régal pour les sens.
Au milieu de leur promenade, Narcissa sentit une goutte tomber dans sa nuque, et constata que le ciel était devenu d'un gris menaçant.
– Nous devrions rentrer, objecta-t-elle.
– Attends un peu, lui conseilla Lucius avec malice.
Et en effet, à peine quelques secondes plus tard, deux larges feuilles de nénuphar, rondes et grasses, surgirent de derrière un arbre et vinrent se placer en lévitation au-dessus de chacune de leur tête. Narcissa vit la pluie déposer ses gouttes brillantes sur l'herbe et les branches des arbres alentours, mais aucune ne l'atteignit. Narcissa se déplaça d'un pas, émerveillée, et la grosse feuille de nénuphar suivit son mouvement.
– Des Parafeuilles... Très pratique pendant l'automne, pour pouvoir mettre le nez dehors à tout moment, dit Lucius en étendant le bras pour narguer les gouttes de pluie qui tombaient loin de lui.
L'averse fut de courte durée, et leur promenade se poursuivit. Le jardin des Malefoy s'étendait sur d'innombrables hectares et chaque recoin y abritait son lot de curiosités et de merveilles, mais Lucius réserva le clou du spectacle pour la fin. Alors qu'ils revenaient vers le manoir, Narcissa s'arrêta net, bouche bée : devant elle se dressait l'arbre le plus somptueux qui puisse exister dans le monde des sorciers. Lucius n'eut même pas besoin de lui donner son nom, Narcissa le connaissait déjà, même si le seul qu'elle ait jamais vu n'était qu'un dessin dans un livre de contes.
– Le Flavirier Argenté, souffla Narcissa.
– Lui-même, sourit Lucius.
Narcissa se remémora la légende qui relatait l'origine de l'arbre, que sa mère lui avait raconté de nombreuses fois. On disait qu'au-delà des nuages, pour chacun des hommes et chacune des femmes qui peuplaient la Terre, la Vie possédait un sablier attitré dont le sable argenté s'écoulait plus ou moins lentement. Elle y tenait beaucoup, et en prenait grand soin ; et s'il y avait une chose que la Vie détestait, c'était que la Mort vienne perturber le cours paisible de ses projets en lui dérobant ne serait-ce qu'un seul de ces précieux sabliers. Un jour, alors que la Vie et la Mort se disputaient l'un d'eux, le sablier qui lui appartenait avait éclaté en mille morceaux et la poussière argentée qu'il contenait s'était dispersée sur la Terre. Là, quelques-uns de ces grains avaient été mangés par des chevaux, ravis de trouver un met si délicieux. Au bout de quelques instants, il leur poussa des ailes et une longue corne sur le front, leur sang prit une belle couleur argentée et leur pelage devint blanc immaculé : les licornes étaient nées. D'autres graines provenant du sablier trouvèrent un endroit fertile où s'implanter, et prirent racine pour donner naissance à de grands arbres brillants, dont les fruits étaient en forme de sabliers. Certains appelaient ces arbres les Flaviriers Argentés, d'autres des Arbres de Longévité, en raison de ses fruits réputés pour allonger l'espérance de vie.
Narcissa adorait cette légende. Lorsqu'elle était petite, le livre qui la relatait était superbe, avec une couverture brillante et de magnifiques dessins de licornes et d'arbres enchantés. De plus, la Vie y était représentée avec des traits doux et de longs cheveux blonds, comme ceux de sa mère ; et la Mort avec une robe noire sinistre et des cheveux bruns hirsutes – depuis son déménagement au square Grimmaurd, Narcissa aimait penser qu'il s'agissait d'un portrait fidèle de sa tante Walburga.
C'est pourquoi, lorsque Narcissa se retrouva face à l'arbre qui avait occupé nombre de ses rêves d'enfants, elle s'arrêta quelques instants pour sourire béatement, alors que Lucius l'observait avec amusement. Elle admira l'arbre enchanté et ses feuilles argentées qui chatoyaient dans la brise, avec le désir intense de pouvoir retrouver ce spectacle ravissant chaque fois qu'elle en éprouverait le besoin. Le tronc de l'arbre et l'ensemble de ses branches étaient de couleur blanche, immaculés ; les rainures de l'écorce, en revanche, tout comme les feuilles et les fruits en forme de sabliers, étaient argentés et scintillaient comme une multitude de rivières qui se rejoignaient, se séparaient et s'interrompaient le long de leur cheminement vers la cime de l'arbre.
– Cet arbre est ici depuis toujours, dit Lucius. Tu ne peux pas imaginer le nombre de sorciers qui nous réclament des boutures pour les planter dans leur jardin... Nous en vendons toujours, et à prix d'or ! Il y a toujours des imbéciles qui ignorent qu'une fois éloignées de leur arbre d'origine, les branches tombent en poussière sans produire la moindre racine...
Il s'approcha de l'arbre avec assurance, et Narcissa l'imita, mais plus timidement, car elle avait l'impression tenace qu'elle allait déranger l'arbre si elle faisait trop de bruit – et lorsque Lucius posa le pied sur une des racines, elle crut voir les feuilles argentées de l'arbre frémir de contrariété. Lucius se hissa sur la pointe des pieds pour cueillir deux fruits en forme de sablier, et en tendit un à Narcissa.
– Tiens ! Il paraît qu'en manger permet de vivre plus longtemps. Je ne crois pas du tout à ces sornettes, mais ça ne peut pas faire de mal, n'est-ce pas ? Et puis, tu vas voir, c'est absolument délicieux...
Narcissa planta ses dents dans la peau du fruit, brillante, fine et délicate, puis dans leur chair plus sombre, fraîche et juteuse, et ouvrit de grands yeux étonnés. Le goût des flavirs argentés était un parfait équilibre entre l'acidité et la douceur sucrée, auxquelles s'ajoutait une autre saveur changeante, absolument indéfinissable, à la fois stimulante et réconfortante, qui élevait sans conteste le fruit au rang de la meilleure chose que Narcissa ait jamais mangée. Elle résista à l'envie d'en manger des dizaines d'autres, et revint avec Lucius vers le manoir, transportée de joie.
Malgré la présence légèrement déplaisante d'Abraxas Malefoy, l'été se passa donc dans la plus grande volupté. Autour d'eux, le domaine s'éveillait chaque jour dans la joie des chants d'oiseaux et le clapotis des fontaines. Narcissa ne remit plus les pieds dans le vivarium, mais elle ne se lassait pas de pouvoir déambuler dans le manoir avec Lucius, pieds nus sur le parquet vernis et le marbre frais, sans qu'aucune poussière ni aucune aspérité croustillante ne vienne s'immiscer entre sa peau et le marbre, de passer de pièce en pièce sans jamais avoir à se baisser, de découvrir chaque jour de nouveaux recoins et de nouveaux trésors, de monter et descendre les escaliers sans qu'ils ne grincent, de se lever et de se coucher sans se soucier de l'heure ni d'être dérangée. Il lui arrivait parfois d’ouvrir la fenêtre, la nuit, sans raison, pour le simple plaisir d’écouter le bruissement nocturne du Wiltshire, les quelques gouttes de pluie qui n’avaient pas de prise sur elle, la tranquillité de cette nature paisible, d’où aucune menace n'était susceptible de surgir.
Quant à Lucius, il répondait à tous ses désirs. Ils firent d'autres longues promenades dans le jardin, se prélassèrent dans l'herbe grasse en regardant les nuages et en mangeant des Savorines ou des Flavirs Argentés, se baignèrent dans le lac qui s'étendait à l'arrière du grand jardin. Lorsque Lucius s'absentait pour se rendre à une cérémonie officielle ou une inauguration de quelque lieu important, duquel la fortune des Malefoy avait partiellement financé la construction, Narcissa avait le champ libre pour faire ce qui lui plaisait – en évitant les quartiers d'Abraxas Malefoy, bien entendu.
Celui-ci vivait reclus entre l'aile Nord où il distillait les potions les plus diaboliques qui existaient, et le grand salon, où il consultait froidement son livre de comptes et envoyait des hiboux aux quatre coins du Royaume-Uni, à des emprunteurs redevables que Narcissa plaignait sincèrement.
Narcissa fit également la connaissance des deux elfes de maison des Malefoy : Prunnas, un vieil elfe grognon à la peau verte et fripée, qui s'occupait d'Abraxas et de Lucius et portait en permanence des bandages autour de ses mains, et Lidelys, une jeune elfe à la peau rose et rebondie qui adorait Narcissa et se mettait en quatre pour répondre à tous ses désirs.
Un jour où Lucius et Narcissa regardaient les truites nager gracieusement dans la fontaine, Narcissa lui demanda :
– Vous ne faites jamais rien ensemble, d'habitude ?
– Non, jamais. Il ne s'alimente quasiment plus, depuis qu'il s'est contaminé avec ce poison. Tu as vu comme il a l'air vieux ? Pourtant, il n'a qu'une cinquantaine d'années...
Une truite jaune vif s'approcha de la main de Narcissa, et changea de couleur pour devenir bleu électrique. Tout en décrivant des petits cercles dans l'eau claire avec la pointe de son doigt, Narcissa se demanda à quoi avait bien pu ressembler l'enfance de Lucius, seul dans cette grande demeure avec son père. Quant à sa défunte mère, Athénaïs Malefoy, Narcissa était curieuse d'en savoir plus à son sujet ; mais dans le manoir, il ne subsistait aucune trace d'elle. Son nom n'était écrit nulle part, et Narcissa n'avait vu aucune photo, aucun portrait d'elle.
– Regarde, ils essaient de t'impressionner, dit Lucius en désignant du menton quelque chose qui se trouvait derrière Narcissa.
Elle se retourna, et découvrit une demi-douzaine de paons qui avaient déployé leurs longues queues en éventail orange et vert, et qui bombaient leur poitrail bleu vif vers le ciel.
– Il y en a un qui est tout blanc ! s'exclama Narcissa en apercevant l'un d'entre eux, plus petit que les autres, qui essayait de se faire une place entre les prouesses de ses congénères.
– Oui... Un raté, se désola Lucius.
– Un raté, tu trouves ? Moi, je crois que je l'aime bien. Je crois même que c'est mon préféré.
Lucius se tut quelques instants, et puis reprit :
– Maintenant que tu le dis, je suis d'accord avec toi... Hé !
Narcissa l'avait éclaboussé d'eau claire, pour le punir de son hypocrisie.
– Non, en y repensant... Ce blanc immaculé, finalement... Je crois que ça me plaît aussi.
Narcissa rit, et s'approcha de Lucius pour l'embrasser ; celui-ci hésita, jeta un bref regard vers les fenêtres des étages supérieurs du manoir, puis s'approcha à son tour, le sourire aux lèvres.
Le lendemain, quand Narcissa se leva, un grand soleil brillait sur le domaine. Elle revêtit une robe légère que Lucius lui avait offerte, arpenta les longs couloirs en bâillant et en arrangeant ses longs cheveux blonds, traversa le grand salon après s'être assurée de l'absence d'Abraxas Malefoy, et sortit sur le perron de marbre noir, déjà réchauffé par la lumière du soleil. En apercevant Lucius, elle écarquilla les yeux, puis éclata de rire : celui-ci était en train de nourrir les paons, en faisant pleuvoir sur eux des graines dorées qui jaillissaient de sa baguette magique. Tous les oiseaux se pressaient autour de lui en piaillant, et aucun d'eux ne semblait se soucier du fait que leurs plumages avaient pris une couleur blanche, éclatante et immaculée.
Lucius salua Narcissa, comme si de rien n'était, et celle-ci alla à sa rencontre en secouant la tête, bravant la nuée de plumes blanches qui voletaient autour de lui.
– Jolie couleur, commenta-t-elle sur un ton détaché.
– Je ne suis pas mauvais en métamorphose, dit Lucius sur le même ton.
Il arrêta de nourrir les paons, qui piaillèrent de plus belle.
– Je ne crois pas me souvenir d'une seule matière où tu aies été mauvais, fit remarquer Narcissa.
Lucius fit mine de réfléchir.
– Tiens, maintenant que tu le dis... C'est vrai que je suis excellent partout...
Progressivement, les paons blancs se dispersèrent, à l'exception d'un seul, qui déploya un éventail de longues plumes blanches devant Narcissa, tout en s'inclinant devant elle.
– Je crois qu'il a quelque chose à te donner, dit Lucius sur un ton malicieux.
L'oiseau avait en effet quelque chose entre les pattes, mais Narcissa n'arrivait pas à distinguer quoi. Elle s'accroupit, tendit la main. Le paon étendit son cou majestueux, et fit rouler jusqu'à Narcissa une Savorine dans laquelle se trouvait un petit objet scintillant. En cassant la coque de sucre, Narcissa découvrit une superbe bague : une émeraude étincelante, d'une pureté remarquable, montée sur un anneau en forme de serpent qui s'enroulait autour de la pierre précieuse.
– C'est pour moi ? demanda naïvement Narcissa.
Lucius sourit, tendit la main vers le cou duveteux du paon, et passa ses doigts dans le plumage d'un blanc éclatant.
– Cet oiseau a sans doute très envie que tu restes ici pour toujours, dit Lucius avec légèreté, comme si lui-même se fichait éperdument de la réponse que Narcissa allait donner.
Celle-ci embrassa du regard les paons blancs qui se pavanaient un peu plus loin, puis la façade imposante du manoir qui se dressait dans leur dos, et enfin Lucius, qui l'observait avec douceur.
– Tu n'es pas obligée de répondre tout de suite, lui dit-il. Nous avons tout notre temps.
Mais la réponse était déjà évidente. C'était ici que Narcissa voulait vivre, à l'abri des tracas du monde ; c'était le visage de Lucius qu'elle voulait voir chaque jour de sa vie, c'était son soutien qu'elle voulait garder auprès d'elle. Elle enfila la bague autour de son annulaire, et observa le résultat avec une pleine satisfaction.
– C'est tout réfléchi. Je dis oui.
À des centaines de kilomètres de là, un autre heureux évènement venait d'avoir lieu dans une petite maison de pierre, non loin de la côte Est du comté de Kent, à quelques encablures d'un village moldu. Dans la chambre minuscule, Andromeda et Ted Tonks étaient tous les deux étendus sur leur petit lit, adossés à leurs énormes oreillers de plume. Andromeda, les tempes encore ruisselantes de sueur, appuyait sa joue sur l'épaule de Ted, qui serrait contre son torse nu la petite fille qui était née à peine une heure plus tôt.
– De toute ma vie, je n'ai jamais rien vu d'aussi beau, murmurait Ted, les yeux brillants.
– C'est au moins la cinquième fois que tu le dis, rit Andromeda en lui embrassant l'épaule.
– Je n'arrive pas à croire que quelque chose d'aussi merveilleux puisse être en train de m'arriver, poursuivit Ted sans l'écouter. Je n'arrive pas à réaliser que c'est vraiment moi, là, dans cette chambre, avec toi, avec cette petite merveille dans mes bras...
L'émotion fit trébucher sa voix. Andromeda, attendrie, passa une main dans les cheveux blonds de son mari. Elle l'avait rarement vu aussi ému, à part peut-être le matin où elle l'avait retrouvé au Chat qui souris pour se jeter dans ses bras, avant de lui annoncer qu'elle souhaitait s'enfuir avec lui. Ou bien le jour de leur mariage, deux mois plus tôt...
Épuisée, Andromeda reposa sa tête sur l'épaule de Ted, et laissa ses pensées dériver agréablement. Leur union s'était faite dans le plus grand secret, dans l'intimité la plus stricte, précipitée par cette grossesse inattendue. Alastor Maugrey, un ami de Ted qui était devenu Auror, avait prononcé les paroles d'usage et réglé l'aspect administratif de la chose, sans en informer personne d'autre. Il avait même fait un petit discours, un peu bourru mais émouvant de sincérité. Sur leur table de chevet, une photographie immortalisait ce merveilleux jour de pluie : Andromeda y souriait, ravissante dans la robe blanche et simple qui dessinait l'arrondi prometteur de son ventre, un petit bouquet de fleurs dans les mains ; et Ted, le col de travers, les yeux embués, regardait Andromeda avec l'expression incrédule et émerveillée de celui qui n'arrive pas à croire à son propre bonheur. Tous deux étaient complètement indifférents à l'absence d'invités et à la pluie battante qui détrempait leurs vêtements et leurs cheveux.
Andromeda regarda un instant la photographie par-dessus l'épaule de Ted, puis revint dans l'instant présent. Dans le petit lit conjugal, Ted se tourna vers elle, et l'embrassa tendrement sur la joue.
– Tout ça, c'est grâce à toi, chuchota-t-il. Tu as transformé ma vie en une succession de rêves éveillés. Je ne pensais pas qu'une telle chose était possible.
Autour d'eux, Ted avait profité de l'alitement d'Andromeda pour répandre le désordre absolument partout. Le sol était jonché de vêtements et de serviettes qui s'entremêlaient dans la poussière et les courants d'air. Mais pour une fois, Andromeda n'y accordait absolument aucune importance.
– Je ne pensais pas que cette si petite maison puisse contenir un si grand bonheur, dit Andromeda.
– Elle finira par exploser, si nous n'y prenons pas garde, renchérit Ted en riant. J'ai l'impression que j'ai avalé une boîte entière de feux d'artifice.
Andromeda trouva qu'il n'y avait pas de meilleure manière de décrire ce qu'elle ressentait, elle aussi.
Il était difficile de croire que ce merveilleux tableau avait pris racine dans leurs premières semaines de vie commune, qui avaient été si difficiles à surmonter. Après la fuite d'Andromeda, ils n'avaient pu profiter que d'une seule nuit de bonheur partagé avant que Maugrey ne vienne les informer du décès de Druella Black.
Aussitôt, Andromeda s'était effondrée, et son rêve de liberté s'était brutalement écroulé. Les chaînes de la culpabilité l'avaient de nouveau happée vers son ancien foyer, et elle avait eu toutes les peines du monde à se retenir de venir à l'enterrement, pour revoir Narcissa, la serrer dans ses bras, comme avant...
Tout cela était trop risqué. Andromeda était restée cloîtrée dans cette maison grande comme une boîte d'allumettes, et Ted avait eu le plus grand mal à dissiper ce chagrin venu d'un monde dans lequel il n'était pas le bienvenu. Il s'était armé de douceur, de patience et de pudeur. Sa présence et sa compassion sincère commentaient à peine à faire leur effet quand cette grossesse inattendue avait tout balayé sur son passage. La vie avait germé en elle, apportant son lot d'espoir et de projets. Soudain, il fallait agrandir la maison, imaginer l'avenir, trouver un prénom. La marraine était toute trouvée : ce serait Mrs Painswick. Et le parrain, Alastor Maugrey. Ted et Andromeda avaient fabriqué le berceau eux-mêmes, rafraîchi la peinture, désherbé le jardin. Le merveilleux futur prenait soudain toute la place.
– Pour le prénom, tu es toujours d'accord pour Eleanor ? demanda soudain Ted, interrompant les pensées d'Andromeda.
Elle pencha la tête pour mieux observer sa fille, et eut le sentiment que ce prénom, qu'elle avait pourtant approuvé quelques heures auparavant, n'était pas cohérent avec ce minuscule visage.
– Je ne sais pas, dit Andromeda. Oh... Que se passe-t-il ?
Sans prévenir, les cheveux bruns de leur fille assoupie avaient pris une teinte rose chewing-gum.
– Incroyable ! s'exclama Ted.
Le nouveau-né expira, et ses cheveux devinrent bleu électrique.
– C'est une Métamorphomage ! se réjouit Andromeda.
– Ça alors, renchérit Ted, notre imagination a déteint sur notre fille ! Comme les personnages de nos livres, elle peut prendre n'importe quel visage !
Ils échangèrent un sourire radieux.
– J'espère qu'elle fera bon usage de ce don...
– J'en suis certain.
En voyant les cheveux de sa fille redevenir roses, Andromeda repensa aux fils de laine assortis qui confectionnaient la chevelure de la poupée qu'elle avait offerte à Narcissa pour ses six ans. Dès qu'elle avait déchiré le papier qui l'emballait, Narcissa lui avait chuchoté à l'oreille que c'était son cadeau préféré, au détriment de l'énorme voiture volante à pédales que Vera Goyle lui avait offerte. Puis elle l'avait appelée Nymphadora, un prénom qu'elle avait inventé, comme une évidence. L'image de sa petite sœur serrant sa poupée de chiffon dans ses bras envahit soudain tout son esprit, et elle fut incapable de l'en éloigner.
– Que penses-tu de Nymphadora ? demanda-t-elle brusquement.
Ted se tourna vers elle, surpris.
– C'était la poupée de ta petite sœur, remarqua-t-il.
Andromeda fut surprise que Ted ait connaissance de ce détail.
– Tu parles souvent d'elle, tu sais, dit-il en voyant son air étonné.
Andromeda caressa délicatement le duvet rose qui recouvrait la tête de sa fille.
– La poupée avait des cheveux roses, elle aussi, dit-elle pensivement. J'ai toujours trouvé ce prénom magnifique.
Dans les bras de Ted, le nouveau-né ouvrit ses grands yeux sombres et brillants. Elle battit des cils, et attrapa fermement le doigt d'Andromeda dans son poing minuscule.
– Je crois qu'elle approuve ce choix, rit Ted. Nymphadora, alors... Oui, Nymphadora, ce sera parfait.
– Allez, à mon tour, maintenant, dit Andromeda en essayant de prendre Nymphadora des bras de Ted.
– Certainement pas ! protesta-t-il en riant, tout en retenant Nymphadora contre lui. Tu es épuisée, ma chérie, il faut que tu te reposes !
Après une courte lutte, ils finirent par placer Nymphadora entre eux deux, et la regardèrent dormir pendant des heures, hypnotisés par le spectacle de ses cheveux qui viraient du bleu au rose au rythme de son léger ronflement. Ses lèvres entrouvertes, ses poings serrés et ses pieds minuscules avait des allures de miracle.
Et tout en caressant le petit ventre de Nymphadora qui se soulevait doucement, Andromeda espérait que sa petite sœur, en apprenant comment elle avait nommé sa fille, comprendrait à quel point elle lui manquait.