Lettockar, tome 1 : la honte des écoles
Chapitre 23 : Le prix à payer
6249 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 27/05/2022 12:34
23. Le prix à payer
L'incroyable histoire de Kelly Powder, John Ebay et Naomi Jane se répandit dès le matin dans le château comme une traînée de poudre. Toute la population du castel était au courant que cette nuit, trois moutards de première année avaient réussi à s'échapper de l'école, à se téléporter à l'autre bout de l'Europe dans le parc du château de Poudlard. C'était une première dans l'histoire de Lettockar. Très vite, Kelly, John et Naomi furent accostés par des élèves de tous les âges et de toutes les maisons, qui voulaient absolument parler aux trois écoliers formidablement effrontés qui, dès leur première année, avaient non seulement réussi un coup exceptionnel, mais en plus avaient fait manger son chapeau à Doubledose qui s'était retrouvé dans l'incapacité de les châtier. Les trois amis, croulant sous les questions et les félicitations, durent répéter à tour de bras qu'il était inutile de les interroger, qu’ils allaient devoir détruire le portail magique, et que Doubledose ne laisserait sans doute plus cela se reproduire et prendrait désormais des mesures en ce sens. Kelly elle, ne cessait de repenser à ce que lui avait dit le directeur. « Tu as beaucoup d’avenir à Lettockar ». Mais avait-elle envie d’avoir de l’avenir dans cette école ? Rien n’était moins sûr…
Les curieux vinrent par petits groupes les assaillir de questions jusqu’au premier sous-sol, où avait lieu leur examen de potions. Grog entra dans une colère noire en voyant le spectacle. Il dut faire déguerpir la cohorte d'intrus à coups de sortilèges avant de faire entrer les première année en classe. Tout le long de l'épreuve, il ne se priva pas de chuchoter ses piques machistes à Kelly et Naomi (« Faire des dessins dans le sol c'est mignon, mais on verra quand il s'agira de porter des choses lourdes ! »), et essaya de leur mettre des bâtons dans les roues, en éternuant « malencontreusement » dans la potion de John, par exemple.
L'examen de balai volant se passa autrement mieux : Kelly vola très bien, et ce en dépit de sa blessure à la hanche qui lui faisait encore un peu mal… Madame Patatchaude lui avait d’ailleurs annoncé qu’elle conserverait une longue cicatrice. Madame Binouze lui donna un joli 15 sur 20. Naomi s'en tira correctement avec un 13 et John avec un 12. Mais le plus beau pour Kelly fut Martoni qui, lors de son passage, se ramassa complètement, et récolta un 8 malgré ses supplications auprès de Binouze et toutes les excuses bidons qu'elle se trouva. Mais les réjouissances furent de courte durée au vu de ce qui arriva juste après l'examen. Un élève de troisième année, qui se présenta sous le nom de Mark Van Haas, les interpella dans le hall au beau milieu d'une petite foule pour les questionner sur leur escapade :
- Oh allez, quoi, racontez-nous ce qui s'est passé ! s'exclama-t-il avec véhémence devant leur refus, à l'image de tous ceux qui l'avaient précédé. Tout le monde ne parle que de vous depuis…
- C'est inutile d'insister, Mark, le coupa Naomi, fatiguée. On a eu la chance de pas se faire punir, on a pas envie de la gâcher en désobéissant une fois encore… si les profs apprennent qu'on crie notre histoire sur tous les toits...
- Mais qu'est-ce que ça peut vous faire ? mugit Van Haas, irrité. Vous l'avez déjà faite à l'envers à Doubledose, vous pouvez recom...
Mais il ne termina jamais sa demande : il fut tout à coup frappé en pleine tête par une onde magique. Un phénomène ahurissant se produisit : sa lèvre inférieure grandit de manière démesurée, atteignant la taille d'un napperon, et, après avoir pendouillé durant une fraction de seconde, se plaqua contre son visage, lui masquant complètement la tête. Kelly, John, Naomi et toute la foule glapirent de terreur.
- Mmmmmhhhfff ?? émit Van Haas dans un bruit étouffé, ne pouvant plus parler.
Il tira sur sa lèvre géante pour essayer de la détacher de son visage, mais rien n'y fit. Cette espèce de masque de chair lui donnait une face complètement lisse et passablement répugnante. Tout le monde fit volte-face. Doubledose se tenait là, sa longue baguette magique à la main. Ni Kelly, ni ses compagnons, ni Mark Van Hass ne l'avaient vu arriver, ce qui, au vu de sa taille, était un véritable exploit. Sans un regard pour la victime de son maléfice, il déclara d'un ton impérieux :
- Jane, Powder, Ebay, il est temps d'honorer votre promesse. On va au sous-sol, immédiatement.
Les concernés se regardèrent brièvement, et fendirent la masse pour rejoindre le maître du château. Tous les collégiens présents dans le hall avaient les yeux rivés sur eux, avides et surexcités. Certains risquèrent même quelques pas vers eux, ce qui n'échappa à Doubledose. Hors de lui, il leur lança dans un grommellement de rage :
- Le premier qui essaye de nous suivre finit avec la tête dans le cul, littéralement.
La menace fut remarquablement efficace : tous les téméraires prirent la fuite. Le directeur fit alors signe aux trois amis de lui emboîter le pas. Kelly jeta un regard en arrière à Van Haas. Aveuglé par sa propre chair, il titubait en rond, les bras en avant, sous les moqueries et les rires des passants. Elle espéra au moins qu'il n'allait pas s'étouffer.
Doubledose, Kelly, John et Naomi progressèrent dans le château. Même si personne n’osait plus s’approcher d'eux, un tonnerre de chuchotements s’élevait à leur passage. Ils se rendirent à l'entrée des catacombes, devant laquelle Viagrid et Madame Freyjard montaient la garde. La concierge leur adressa un petit sourire quand ils passèrent à côté d'elle, en revanche le demi-ogre fit un croche-pied à John, qui s’étala violemment par terre.
- T’as fini de faire le con, Ebay ? pesta Doubledose par-dessus son épaule tandis que Viagrid ricanait.
Kelly et Naomi se précipitèrent pour aider John à se relever et lui intimèrent à voix basse de ne pas protester. Il valait mieux ne pas faire la moindre vague ; Doubledose était tellement furieux qu'user sa patience déjà très limitée en temps normal équivaudrait à un suicide. Le quatuor progressa jusqu'aux tréfonds du château. Le petit trou lumineux, entouré du pentacle toujours intact, les y attendait.
Doubledose jeta un regard tout autour de lui, contemplant les catacombes de sa forteresse. Kelly devina qu'il était aussi en colère contre lui-même de n'avoir jamais prêté attention à cette partie de sa propre école, négligence qui venait de lui jouer le plus mauvais tour de sa carrière. Puis, le directeur se tourna vers ses élèves.
- Maintenant, détruisez-moi ce foutu portail, et que ça SAUTE ! tonna-t-il.
Tremblante, Naomi sortit ses notes de sa sacoche – apparemment, elle s'était attendue à ce qu'on vienne leur demander de fermer le vortex dans la journée - et les feuilleta. Au bout de quelques minutes durant lesquelles Doubledose fulmina d’impatience, elle trouva les instructions pour la formule d’annulation :
- Kelly, John, il faut se positionner exactement à l'endroit où chacun de nous a versé son sang.
Les deux compagnons obtempérèrent en silence.
- Maintenant, pointez vos baguettes, et répétez ce que je vais dire.
Kelly et John prirent la même posture que Naomi, prêts à mémoriser l'incantation à venir. Leur amie frémit légèrement, et proféra d'une voix caverneuse :
- Sentier magique à qui j’ai donné mon sang, ta tâche aujourd’hui s’achève comme s’achève mon voyage. Aujourd’hui, je scelle la voie que tu m’as ouvert. Aujourd’hui, je romps le cercle.
Sous l'effet du contre-sort, la partie du pentacle qui la représentait s'effaça progressivement. Les deux grandes virgules, les cercles et toutes les formes géométriques, et pour finir son nom sur le pourtour, tout se désagrégea dans un petit nuage de poussière bleue. Kelly et John répétèrent chacun leur tour le rituel, et l'effet se reproduisit à chaque fois : la portion du pentacle où ils avaient chacun apposé leur signature était comme soufflée par un vent léger. En à peine une minute, ce qu'ils avaient mis des mois à fabriquer avait entièrement disparu.
Il y eut d'abord un silence. Puis, soudain, le petit vortex prit feu. Il cracha de longues flammèches verdâtres pendant une bonne minute, au point que les trois amis reculèrent, redoutant une explosion. Mais cela n'eut pas lieu : le trou lumineux se reboucha dans un bruit évoquant un feu sur lequel on venait de jeter de l'eau, et disparut pour laisser place à un morceau de sol calciné. Le passage vers Poudlard était détruit.
Kelly, John et Naomi contemplèrent d'un air abattu les vestiges de leur œuvre. Doubledose fixait lui aussi continuellement l’endroit où le vortex se tenait encore il y a quelques instants, comme pour surveiller s’il n’allait pas réapparaître d’un moment à l’autre. Lorsque soudain, le silence fut rompu par un bruit sec et régulier provenant de derrière eux.
Clac. Clac. Clac.
Les trois élèves et leur directeur se retournèrent. Le professeur Fistwick s’avançait vers eux en boitillant, tout essoufflé.
- Vous avez déjà refermé le vortex ? leur lança-t-il.
- Oui, à l’instant, répondit John sans même regarder le professeur.
- Oh noooon, j’arrive trop tard ! Je voulais le voir ce truc, ça avait l’air tellement ouf…
Le professeur de sortilèges regarda avec tristesse les traces de brûlure sur le sol. Doubledose leva les yeux au ciel et grogna à son intention :
- Me dis pas que tu es venu jusqu’ici avec ta patte folle juste pour ça ?
- Non, bien sûr que non, dit Fistwick. Powder, j’ai un message pour toi de la part du professeur McGonnadie : il veut te voir dans son bureau immédiatement.
Naomi et John se tournèrent vers Kelly, qui pâlit à cette annonce. Elle leva la tête vers Doubledose, et vit avec autant d’effroi que de colère son sourire tordu .
- Et bien, qu’est-ce que t’attends ? aboya-t-il. Vas-y !
Après avoir échangé un regard apeuré avec ses amis, Kelly passa devant Fistwick, qui avait l’air tout aussi ignoblement réjoui que son supérieur. Elle gravit les étages quatre à quatre, sa respiration accélérée et son estomac noué, sans prêter attention aux regards qui se tournaient vers elle. McGonnadie lui avait préparé un sale coup, c'était évident. Il allait la punir d'une manière ou d'une autre à la place de Doubledose. Elle jura entre ses dents. Elle avait été stupide dans sa négociation : elle aurait dû imposer au directeur de ne fermer le passage que juste avant le départ. Arrivée devant le bureau du professeur, Kelly frappa à sa porte. Elle entendit sa voix résonner de l’intérieur :
- Un instant...
Quelques secondes s'écoulèrent, et la porte s'ouvrit toute seule. Kelly entra dans le bureau, dans lequel se trouvait McGonnadie, le dos tourné. Sa baguette magique à la main, il faisait face au rideau rouge au fond de la pièce. Il pivota alors légèrement la tête, et ordonna à Kelly de s'asseoir d'un signe de tête autoritaire.
Kelly prit place devant le bureau. Elle prit une grande inspiration, croisa les jambes et attendit, prête à encaisser l'entrevue. Sans se retourner, McGonnadie lui dit d'une voix glaciale :
- Tu as encore fait très fort, Kelly Powder. On ne parle que de toi et de tes deux potes dans tout le château. J'imagine que tu en es contente ?
- Non, j'm'en fous, répliqua-t-elle brutalement. Naomi, John et moi, on n’a pas fait ça pour nous faire remarquer. On voulait juste se barrer d'ici, peu importe ce que les autres en pensent.
- Tu m’en diras tant… marmonna McGonnadie.
A ces mots, le professeur se retourna enfin et s'assit en face de Kelly. Il la dévisagea d'un regard perçant, ses yeux bleus scintillant d'une lueur encolérée. Kelly se refusa à baisser les siens, et resta droite et inflexible. Elle était tout aussi furieuse que son directeur de maison. Elle savait que c’était lui qui, la nuit dernière, avait découvert que Naomi, John et elle se trouvaient dans le bureau de Dumbledore et en avait informé Doubledose. Elle ne savait pas comment il avait fait, comment il avait pu les suivre sans que personne ne s’en aperçoive, mais il était lié à l’affaire, c’était évident. Et elle lui en voulait pour ça. McGonnadie se frotta lentement les mains, puis déclara d'une voix traînante :
- Très impressionnant, cette histoire de vortex. Pour des première année, vous avez accompli un exploit magique foutrement extraordinaire, je dois le reconnaître.
- C’est grâce à Naomi, dit fièrement Kelly. Elle a été absolument brillante dans ses recherches, elle nous a guidé, John et moi, pour le traçage du pentacle et la fabrication de la potion de Rétrécissement.
- Donc, vous trois vous êtes échinés pendant des mois à construire un portail magique qui vous conduirait directement au collège Poudlard ? Y’a des gens qui n’ont vraiment rien à foutre de leurs journées… et tout ça dans le but de…
- De demander en personne au professeur Dumbledore de nous prendre tous les trois comme élèves dans son école, acheva-t-elle. Il n'y avait aucun autre moyen d'entrer en contact avec lui… donc oui, on s'est échinés à construire ce portail vers Poudlard, comme vous dites. A aucun moment, la difficulté n'a ébranlé notre détermination. Bizarre, n'est-ce pas ? ajouta Kelly avec une insolence non dissimulée.
- Mais quelle connerie… maugréa McGonnadie avec mépris. Comment vous avez pu croire un seul instant que ça marcherait ? Vous pensiez vraiment qu'il vous suffirait de faire votre plus joli sourire à Dumbledore pour qu’il vous accepte dans son château ? Qu’il suffirait de remplir deux-trois paperasses pour changer d’école ? Que vous débarqueriez comme des fleurs dans les classes de Poudlard en foutant en l’air tout le secret de notre institut ? C'est pas comme ça que ça marche, mes agneaux. Vous êtes des élèves de Lettockar, que ça vous plaise ou non, et on ne quitte pas cette école juste en allant pleurnicher dans le bureau d’un autre directeur.
Kelly lui jeta un regard mauvais. Elle avait suffisamment souffert de sa désillusion, suffisamment prit conscience de leur naïveté et de l'absurdité de leur objectif. Entendre McGonnadie enfoncer le clou avec cette insupportable condescendance l'irritait au plus haut point. Elle aurait donné n'importe quoi pour lui faire avaler sa langue. Alors, le professeur de métamorphose croisa les bras, et renchérit :
- Et puis franchement Kelly, pourquoi ?
- Pourquoi quoi ?
- Pourquoi tu as absolument tenu à te faire adopter par Dumbledore? Qu'est-ce que tu lui trouves de si fantastique, au vieux ?
Kelly jubila intérieurement. McGonnadie venait de lui donner une magnifique occasion de lui dire ses quatre vérités. Contrôlant le sourire provocateur qu'elle avait envie de lui adresser, elle lui répondit d'un ton acéré :
- Ce que je lui trouve ? C’est très simple. C'est un directeur formidable, un grand sorcier qui n'a pas besoin d'être infect pour marquer les esprits. Il est gentil, et il pense à ses élèves. Il ne veut que leur bien. Lui, il m’inspire, il me donne envie. Je donnerais tout pour apprendre la magie dans son école. Il est plus sage, plus intelligent, et meilleur homme que vous tous réunis. Pour moi, il est le mentor que vous ne serez jamais !
Elle avait presque crié cette dernière phrase. Elle l'avait jetée comme un pavé dans la tête de McGonnadie. Tant pis s'il se mettait en colère et s'il la réduisait en bouillie, elle aurait au moins eu le plaisir de l'avoir rabaissé, vexé, de lui avoir dit le fond de sa pensée. Mais le directeur de Dragondebronze ne broncha pas. Il restait impassible, serein, pas irrité le moins du monde par ce réquisitoire contre lui. Kelly était exaspérée par cette indifférence. McGonnadie était si arrogant que toute critique rebondissait sur lui, et que les vérités qu'elle lui envoyait avec force entraient par une oreille pour ressortir par l'autre.
- Méfie-toi des idoles, Kelly, dit-il tout à coup à mi-voix. C'est très mauvais pour le discernement et ça n'apporte jamais l'équilibre auquel on aspire. Et c’est un coup à se faire très mal, quand elles disparaissent d'une manière ou d'une autre.
Kelly renifla bruyamment. McGonnadie pourrait dire ce qu’il voulait, ça ne changerait rien à ce qu'elle pensait. C'était le professeur Dumbledore, l'exemple qu'elle suivrait, pas lui, ni aucun de ses collègues. Voyant que ni elle, ni McGonnadie, n'arrivait à faire fléchir l'autre, elle lança :
- Bon, monsieur, si on en venait au fait ? Parce que je devine que vous ne m'avez pas faite venir juste pour philosopher…
- Non, en effet.
McGonnadie se leva et toisa Kelly. Il se caressa pensivement le bouc, et après une courte pause, annonça d'une voix doucereuse :
- Grâce à ton habile et néanmoins odieux chantage, tu as fait promettre à Niger qu'il n'y aurait aucune conséquence à ton acte, déclara-t-il. Mais moi, je n'ai pas fait une telle promesse.
Kelly sentit tout son corps se refroidir. Comme elle l'avait redouté, McGonnadie allait lui faire payer ses actes. Puisque c'était elle qui avait eu l'idée de faire chanter les professeurs, elle allait trinquer pour les trois. Son directeur de maison respira avec force, et reprit avec le même ton sournois :
- Tu sais que l'an prochain, Dragondebronze réintègre le championnat de Crève-Ball ? C'est Becdeperroquet qui est dispensée pour cette fois. Or, on galère parfois à trouver des joueurs – je me demande bien pourquoi. Et vu que tu es plutôt bonne sur un balai volant, je vais faire en sorte qu'on ait un Épuisatier ou un Indic de moins à chercher...
Kelly eut le souffle coupé en comprenant là où McGonnadie voulait en venir.
- Vous me forcez à intégrer l'équipe de Crève-Ball ? croassa-t-elle.
- Exactement. Ça va te faire du bien de faire un peu de sport, tu vas peut-être arrêter de dépenser ton énergie dans des fugues à deux balles.
- C'est dégueulasse ! s'écria Kelly. Je n'ai pas envie de faire du Crève-Ball, c'est un jeu débile et dangereux ! Vous ne pouvez pas m'obliger à pratiquer un sport contre mon gré, j'ai le droit de choisir mes activités ! C'est ignoble de faire ça !
- Tais-toi, petite conne, gronda McGonnadie. Tu ne réalises donc pas la chance que tu as ? Est-ce que tu as à l'esprit qu'au cours des sept siècles de Lettockar, des élèves ont subi des châtiments cent fois plus atroces pour des forfaits dérisoires comparés au tien ? Tu t'en sors encore beaucoup trop bien. Alors tu vas entrer dans l'équipe de Crève-Ball de Dragondebronze dès la rentrée prochaine sans faire d'histoire, ou bien je vais devenir vraiment très méchant.
Si elle n'avait pas su que McGonnadie était tout à fait capable de mettre ses menaces à exécution, Kelly aurait continué à vociférer. Elle le transperça d’un regard brûlant de toute la haine qu’elle avait en elle. Car jamais elle n'avait autant haï cet homme, cette saloperie cynique fière de ce qu'elle était qui trouvait toujours un moyen de la faire chier. Jusqu'à la forcer à faire un sport contre son gré, rien que pour prendre sa petite revanche, pour venger l'orgueil blessé de lui et de ses collègues. Elle aurait voulu qu'il soit foudroyé par la force de sa rage. Toujours aussi peu perturbé par le ressentiment manifeste de Kelly, McGonnadie lui ordonna :
- Maintenant va-t-en, je t'ai assez vue.
Kelly ne se fit pas prier. Elle bondit hors de son siège et se dirigea d’une démarche raide vers la sortie. Mais au moment où elle ouvrait la porte, McGonnadie lui lança :
- Tu sais ce que je pense de toi, Kelly?
- Que je ne suis qu'une minable insolente, une casse-couilles qui ne respecte rien et qu'on devrait mater pour lui apprendre à rester à sa place ? proposa-t-elle avec une ironie dédaigneuse.
- Non. Je pense juste que tu gâches ton talent.
Kelly se retourna, surprise. A présent, McGonnadie la fixait d'un regard différent, non pas furieux et hautain, mais songeur, inquisiteur, qui lui rappela curieusement celui du professeur Dumbledore. Elle ne comprenait pas vraiment le sens exact de ses propos. Troublée, elle retroussa les lèvres, et quitta la pièce sans rien ajouter. Elle redescendit les escaliers vers les étages inférieurs. Sur le chemin, elle sentit son sang bouillir et son cœur se serrer en repensant au fait qu'elle allait devoir faire du Crève-Ball l'an prochain, quand soudain, Naomi lui tomba dessus au détour d'un couloir du troisième étage.
- Kelly, viens vite ! s'écria-t-elle, le souffle court. C’est… c’est incroyable… faut qu’on te raconte un truc.
Elle la tira par le bras, et l'entraîna presque en courant dans les escaliers. Suivant péniblement son rythme, Kelly lui murmura, abasourdie par l'expression hébétée, proche de l'effroi, de son amie :
- Qu’est-ce qui s’est passé, pendant que j’étais dans le bureau de l’autre con ?
- Comme il n’y avait aucun moyen d’endiguer la magie chaotique, Doubledose a tout fait pour que plus personne ne puisse accéder au sous-sol. Il a provoqué un éboulement dans l’escalier, et Fistwick et lui ont créé un mur magique inviolable juste à l’entrée des catacombes. Mais c’est pas ça l’important…
- Quoi alors ?
- C’est à John de te l’expliquer.
Déconcertée, Kelly la suivit presque mécaniquement, essayant de comprendre ce qui se passait. John les attendait au premier étage, guettant les alentours d'un air anxieux.
- John, il paraît que tu as un truc à me raconter ? lui demanda Kelly une fois devant lui.
John regarda une dernière fois tout autour de lui, puis les entraîna dans une alcôve du couloir pour discuter à l'abri des oreilles indiscrètes. Il se mit à chuchoter à toute vitesse :
- Après que Fistwick et Doubledose ont scellé les catacombes, ils sont partis et Naomi est allée rapporter le grimoire sur les pentacles à la bibliothèque. Moi, j’ai voulu aller au quatrième étage pour t’attendre devant le bureau de McGonnadie, et c’est alors que Joe le Troué est apparu devant moi.
- Joe ? hoqueta Kelly. Purée, je l’avais complètement oublié, lui… qu’est-ce qu’il voulait ?
- Il m’a demandé si les histoires que tout le monde racontait à notre sujet étaient vraies. Au début, j’ai hésité, puis je lui ai tout dit. Qu’est-ce que ça pouvait bien faire, après tout ? Joe m’a demandé les moindres détails. C’était incroyable, il avait toute sa tête. A aucun moment il n’a perdu la mémoire ou le fil de la conversation. Il était captivé par notre aventure à travers le vortex de Daniel Glover. Au point que j’ai senti que... ce n’était pas un hasard s’il était d’un coup parfaitement lucide…
John s'interrompit. Kelly eut la même sensation étrange qu'il y a quelques mois… précisément quand Joe le Troué leur avait raconté l'histoire du jeune garçon qu'il avait vu faire naître un passage dans les sous-sols chargés de magie du château. Oui, il s'était déjà montré étonnamment lucide à ce moment-là, comme si c'était la seule anecdote restée intacte dans sa mémoire dévastée...
- Et donc… ? dit lentement Kelly.
- Quand j’ai fini de parler, il m’a regardé avec un sourire triste, et il m'a dit « Je vous félicite… vous avez réussi en un an là où j'ai échoué en sept… »
Kelly mit un instant avant de comprendre. Elle se sentit alors comme frappée par la foudre.
- Tu veux dire… articula-t-elle, que Joe le Troué… c’était...?
John et Naomi hochèrent la tête. Hagarde, Kelly tituba sur place. Après tout ce temps, ils avaient la vérité sur l'histoire du plus mystérieux des fantômes de l'école. Joe le Troué était revenu hanter le sous-sol dans lesquels il avait passé la moitié de sa vie à Lettockar, tourmenté même après sa mort par son échec, de longues années après. Tout ce temps, Kelly, John et Naomi avaient cru qu'il n'avait été que le spectateur des efforts acharnés de Daniel Glover, n'ayant aucun repère chronologique au sujet de ce dernier. En réalité, Joe leur avait raconté sa propre histoire. Mais pourquoi ne pas l'avoir dit ? Avait-il oublié sa propre identité jusqu'à aujourd'hui, ou bien l'avait-il gardé secrète pour les laisser chercher, scrutant de loin leur propre aventure, émoustillé de les voir reprendre son flambeau… ?
- Qu… qu’est-ce qu’il a dit d’autre ? demanda Kelly.
- Rien, répondit John. Je n’ai pas eu le temps d’en demander plus. Juste après ça, il est parti.
- Parti ? Comment ça ?
- Il est sorti par une fenêtre, et il s’est envolé dans les cieux. Il a disparu.
Bien sûr… maintenant que sa création avait définitivement disparu, Joe le Troué n'avait plus de raison d'errer dans le sous-sol du castel, à attendre que d'autres jeunes gens viennent continuer ce qu'il avait commencé. Mais maintenant où était-il ? Kelly, John et Naomi auraient tant eu besoin qu'il leur en dise plus...
Tout à coup, une voix grave s'éleva dans le couloir :
- Qu'est-ce que vous fabriquez ici, tous les trois ?
Les interpellés sursautèrent. Peter Shengen et Pavel Ossatrüvay marchaient l'un à côté de l'autre, les mains dans les poches, à quelque pas d'eux. Les deux préfets les observaient d'un air soupçonneux. John se racla brièvement la gorge et répondit d'un ton dégagé :
- Rien, on discute, c'est tout.
- Drôle d'endroit pour discuter… marmonna Ossatrüvay en triturant ses boucles noires. On pourrait croire que vous préparez un autre coup...
Naomi rosit et baissa les yeux, apeurée ; en revanche, Kelly et John soutinrent le regard du préfet de Becdeperroquet. Celui-ci haussa un sourcil, n'appréciant visiblement pas leur attitude de défi. Il se tourna vers son homologue de Dragondebronze, à qui il appartenait de réagir à cela. Peter paraissait songeur. Il se gratta distraitement sa joue mal rasée, et après un instant de silence, il leur dit d'une voix très douce :
- Allez, filez. Et ne faites pas d'autres bêtises... ce serait dommage que Lettockar perde trois aventuriers comme vous...
A ces mots, il leur adressa un petit sourire. Puis, sans s'expliquer davantage sur ce qu'il venait de dire, il tourna les talons. Peter et Ossatrüvay s'éloignèrent d'un pas nonchalant, laissant les trois première année nager dans l'incompréhension.
Le reste des examens se déroula sans incident notable, à part Kelly qui glissa sur du fumier de dragon servant d’engrais lors de l’épreuve de botanique, et John qui rata son enchantement des Sept Lieux lors de l’épreuve de sortilèges : au lieu de marcher toute seule, la paire de botte qu’il devait ensorceler s’était mise à meugler (« pour tes bottes je sais pas, mais ton talent se trouve sept lieux sous terre » avait commenté le professeur Fistwick). Les résultats furent publiés la veille du départ : Kelly, John et Naomi étaient tous les trois admis en deuxième année – les doigts dans le nez, dans le cas de cette dernière. Cela leur remonta quelque peu le moral, surtout en sachant qu’ils avaient bien failli être forcés à repasser la première.
Le soir même vint le banquet de fin d’année. Kelly était assise à côté de Gudrun Emilsdottir et Ludmilla Suarlov, qui étaient devenues aussi inséparables qu’elle l’était avec John et Naomi. Ces derniers avaient signalé à Kelly qu’ils la rejoindraient plus tard, car ils avaient besoin de « s’entretenir seul à seul », sans plus d’explications, à son grand dam. A part eux, tout le château était présent, y compris les fantômes... ou presque. La nouvelle s’était répandue : Joe le Troué avait quitté Lettockar. Qui pouvait savoir où il se trouvait à présent. Fistwick était extrêmement triste : il répétait à qui voulait l’entendre que Joe était le plus grand humoriste ayant jamais décédé. Mais John, Naomi et Kelly seraient les seuls sorciers à savoir la vérité sur le fantôme qui, après sa mort à 54 ans, était revenu à l’endroit où il avait passé la moitié de sa scolarité, à contempler sa création avec mélancolie dans les moments où il s’en souvenait. Eux, ils ne l’oublieraient jamais...
Avec les 350 points que les trois première année, sous le feu des projecteurs, avaient gagné, Dragondebronze remportait haut la main la Fève des Quatre Maisons, qui consistait en une minable figurine de porcelaine. Les autres élèves de leur maison, ravis, vinrent les remercier, mais pour eux, cette victoire n’avait pas le moindre goût. Même l’air outré et jaloux de Martoni ne leur procurait aucun plaisir. Car cette fin d’année, ils auraient voulu la fêter à Poudlard... ils y avaient cru, dur comme fer, durant des mois... à la place, ils devaient écouter l’ « au revoir » de Doubledose :
- Une nouvelle année se termine. Vous vous attendez à ce que je fasse un long discours de clôture ? Bah non, j’ai aucun commentaire à faire à ce sujet, si ce n’est de vous rappeler que je vous emmerde tous profondément. Pourquoi, me direz-vous ? Mais parce que j’ai le droit !
Fistwick fit alors apparaître un panneau où était écrit « Applaudissez ! » du bout de sa baguette magique. Cela se traduisit par des acclamations nourries de la part des professeurs, et de la part des élèves, par quelques claquements de main d’une froideur édifiante.
Se remplir la panse ne comblerait pas le vide dans son cœur, mais Kelly essaya tout de même de profiter du festin de fin d’année, qui était aussi riche que celui de la rentrée. Elle en était presque au dessert quand John et Naomi entrèrent enfin dans la Cantina Grande. Ils s’assirent sans un mot à côté de Kelly. Naomi avait les yeux rougis, et John avait l’air sérieusement ébranlé. Ils ne dirent rien, mais Kelly comprit aisément de quoi ils avaient parlé.
Le lendemain sonna l’heure du départ des élèves, à l’aube, par le Tragicobus. Dieu merci, cette fois les première année ne retraverseraient pas le lac, ils prendraient avec leurs camarades plus âgés les diligences tirées par des ânes punks, qui stationnaient dans la cour de l’école. Avant de monter avec John et Naomi dans la sienne, Kelly leva la tête. Au deuxième étage du château, McGonnadie l’observait d’un regard perçant, accoudé à une fenêtre ouverte. Rien qu’à le voir, la rage lui brûla l’estomac. Les calèches partirent, passant près du Lac Caca d’Oie avant de gagner la Forêt Déconseillée. « Avec moi, la campagne électorale, c’est du solide ! » leur criait le Mégamorphe du Jura à leur passage le long du lac. Le Tragicobus les attendait dans la même clairière où il les avait déposé à l’arrivée. Ils partirent en retard, car le chauffeur dut aller poursuivre la Kagoule qui avait volé la clé de contact du véhicule.
Le Tragicobus démarra dans un vacarme de grincements criards et des brinquebalements si brusques que les passagers se cognaient aisément la tête contre les parois. Heureusement, les élèves venant du Royaume-Uni allaient descendre assez vite comparé à d’autres ; Kelly avait hâte de parler à ses parents. Elle allait tout déballer, tout raconter au sujet de cette école de timbrés. Elle s’étonnait d’ailleurs que personne ne l’ait fait, Lettockar devrait en théorie crouler sous les plaintes des parents d’élèves. Elle commença à en discuter avec John et Naomi alors que le Tragicobus s’apprêtait à franchir la Barrière de Dissimulation...
C’est alors qu’une étrange léthargie s’empara de Kelly. Qu’est-ce que c’était ? Ça ne pouvait pas être la fatigue du voyage, ils venaient à peine de partir... et elle n’avait pas spécialement mal dormi cette nuit... Elle sentit ses paupières se faire lourdes, et son esprit s’éteindre... allait-elle s’endormir ? Non, car elle ne ferma les yeux qu’une poignée de secondes. Lorsqu’elle les rouvrit, elle se sentit parfaitement normale, et même... apaisée. Devant elle, John et Naomi souriaient, ils avaient l’air tout aussi détendus qu’elle. Kelly sourit à son tour, et entama la conversation. Ainsi le voyage de retour se déroula dans les rires et la bonne humeur.
Quelques heures plus tard, le Tragicobus arriva à Londres. Naomi et Kelly dirent au revoir à John, qui leur manquait déjà, et lui souhaitèrent par avance bon anniversaire, lequel avait lieu le 20 juillet. Puis elles descendirent du véhicule, en même temps que la petite douzaine de leurs camarades. Kelly sauta d’un seul bond dans les bras de ses parents qui l’attendaient. Alors que Maman la couvrait de baisers, elle entendit du coin de l’oreille Naomi annoncer d’un air pompeux à ses propres parents qu’elle était bien première de la classe. Elle se retint d’éclater de rire. Les deux filles se firent un câlin avant que leurs familles ne partent chacune de leur côté, quoiqu’elles ne cessassent de se retourner pour se faire des signes de main. La voiture de la famille Powder l’attendait un peu plus loin. Kelly avait hâte de retrouver sa maison, son quartier et sa chienne. A peine la voiture eut-elle démarré que Papa lui demanda comment s’était passée cette année.
Alors, Kelly eut un sourire serein. Elle expliqua, d’une voix tout à fait contente et paisible, que sa première année à Lettockar s’était très bien passée. Elle raconta tout dans les moindre détails, elle était assez surprise de la profusion et la netteté de ses souvenirs. Le château était fascinant, très décoré, bizarroïde comme elle se l’était imaginé ; on prenait beaucoup de plaisir à le découvrir, tout comme la Forêt Déconseillée et le lac de l’école, remplis tous les deux de créatures rigolotes. Viagrid, le garde-chasse, avait une très belle voix. La magie était partout, espiègle et pétaradante. Toujours entourée des deux supers amis qu’elle s’était faite, John Ebay et Naomi Jane, elle apprenait plein de choses en cours, avec enthousiasme, quoique les enseignants fussent assez excentriques. Rien de très étonnant, c’étaient des sorciers, après tout. Le professeur de métamorphose, Mr. McGonnadie, était assez sévère, elle ne l’aimait pas énormément. Quoiqu’il en soit, elle était satisfaite de sa première année d’étude de sorcellerie, et attendait la suivante sans crainte.
Néanmoins, quelque chose intriguait Kelly : comment diable avait-elle eu cette longue cicatrice à la hanche ?
Fin