Lettockar, tome 1 : la honte des écoles
Chapitre 6 : Six couleurs pour les gouverner tous
4226 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 26/01/2022 14:05
6. Six couleurs pour les gouverner tous
Durant les jours qui suivirent, les première année eurent deux nouveaux cours : balai volant le mercredi et astronomie le jeudi.
Le cours de balai volant s'était avéré désastreux. Mené par Madame Binouze, la dame aux cheveux roses bouclés qui louchait légèrement, il avait été le théâtre de scènes toutes plus ridicules les unes que les autres, du fait de l'état des balais volants qui souffraient, selon la professeure, du budget serré de Lettockar. Une moitié n'avait tout simplement pas marché : trop usé, l'enchantement leur permettant aux ustensiles de voler n'existait plus. Deux d'entre eux étaient même des balais normaux, prévus pour le ménage. Madame Binouze, qui ne brillait ni par sa prestance ni par l'esprit, avait alors misérablement conseillé de courir avec, à défaut de voler, et de s'entraîner au moins à virer, ce qui fit mourir de ridicule les élèves astreint à cet exercice dénué de sens. Quant aux balais qui fonctionnaient, ce n'était guère brillant non plus : celui de Martoni s'était enfui quand elle l'avait appelé en s'écriant « Debout ! » ; celui de Stephen lui avait donné des coups sur la tête, et celui de Naomi avait rué comme un cheval emballé et n'avait fait que la catapulter dans tous les sens. Kelly, en revanche, avait eu la chance de tomber sur un des rares balais corrects, et s'était révélée assez à l'aise, parvenant à décoller rapidement et à voler sans trop de problèmes à six ou sept mètres au-dessus du sol. Même si l'élève la plus douée avait été Gudrun, qui avait volé encore plus haut et avait réussi des virages impressionnants, ce qui valut 20 points pour Dragondebronze. La jeune blonde avait été félicitée par une classe désespérée dont elle avait sauvé l'honneur.
Et le jeudi soir, Kelly s'était retrouvée hébétée en découvrant Nosfylna Morgana, sa professeure d’astronomie, absente lors du banquet d’ouverture. Il faut dire que si elle y avait été, elle ne serait sans doute pas passée inaperçue : c’était une femme d’une petite trentaine d’années, tout au plus, rehaussée par des bottines à talon ; ses longues jambes musclées étaient tatouées, sa jupe noire laissait voir ses genoux, son bustier était si serré que Kelly pensait qu’elle ne pouvait que suffoquer à chaque prise de parole. Pourtant, ses déplacements dans toute la salle étaient agiles, graciles, et sa voix chaude portait dans toute la tour d’astronomie quand elle nommait les planètes et les constellations. Elle traînait derrière elle une longue cape rouge, qui laissait découverts ses bras nus et lui donnait des airs de vampire – ce qui allait de pair avec le monde de la nuit, des étoiles et la mise à l’écart qu’imposait la Tour d’astronomie. Maîtresse dans son donjon, la touche finale était ses cheveux, inexplicablement bicolores : blonds platine d’un côté, noirs de geais de l’autre. Ils entouraient un visage beau et un peu mystérieux, à la toilette impeccable. Son rouge à lèvres noir, son mascara, sa peau parfaite, tous ces artifices finirent de mettre Kelly mal à l’aise.
Rarement dans sa vie Kelly avait autant jugé une autre femme : elle la trouvait vulgaire et superficielle. Elle avait une façon de se tenir, de parler, et même de regarder les élèves qui lui semblait hors de propos : elle semblait beaucoup trop décontractée, presque lascive, pour que ça ait l’air naturel. Elle avait une espèce de petit sourire qui flottait sur son visage en permanence, comme si elle se réjouissait de tout ce qui arrivait, cela lui donnait un air presque suffisant – d’autant plus que ce dont elle parlait était totalement abstrait. Les filles des quatre maisons – car cette matière-ci était la seule de première année qui regroupait toutes les classes – avaient été atterrées et avaient suivi le cours d'un air scandalisé ; en revanche, les garçons avaient complètement succombé aux charmes de l'enseignante et l'avaient dévorée des yeux durant toute la séance, suscitant l'ire de leurs amies, exactement comme face à Madame Freyjard. Kelly commençait à être franchement saoulée de tous ces mecs qui perdaient le sens commun dès qu’ils se trouvaient en présence d’une belle femme ou de quelque chose qui y ressemblait. Tandis qu'ils observaient les étoiles, un élève d'Ornithoryx avait posé une question que beaucoup se posaient silencieusement :
- Mais euh… dites, professeur, je me demande… ça sert à quoi, l'astronomie, à Lettockar ? Je vois pas le rapport avec la magie…
- J'en ai aucune idée, mon lapin, avait répondu Morgana sans lever les yeux du livre qu'elle lisait. Mais j'ai toujours beaucoup aimé regarder les étoiles, donc ça me fait plaisir de l'enseigner.
Kelly apprit plus tard par Carmen Elicia, une très chaleureuse élève de quatrième année à Dragondebronze qu'elle avait rencontrée mercredi midi, que la professeure Morgana avait un passif dans les films « de charme », et qu’avant d’être recrutée à Lettockar, elle avait derrière elle une carrière explosive de dix ans dans l’industrie pornographique. Il fallut que Carmen lui montre un petit morceau déchiré de magazine pour que Kelly la crût, non sans un certain dégoût.
Le vendredi soir, tous les élèves furent contents et soulagés d'avoir terminé leur abominable semaine de cours. Tous, sauf Kelly. Car le soir même, elle aurait sa retenue avec le professeur McGonnadie. Avec John et Naomi, ils mangèrent très tôt, pour qu'elle puisse avoir quelques minutes à elle dans la salle commune de Dragondebronze avant l'heure fatidique. Une dizaine de minutes avant, John se racla la gorge et dit d'un ton hésitant :
- Kelly, je ne voudrais pas t’alarmer, mais il est 19 heures 50…
La gorge de Kelly se noua. Voyant l’expression de son visage, Peter lui serra l’épaule d’un geste compatissant. Elle le remercia par un sourire lugubre, saisit son sac et quitta la tour de Dragondebronze. Elle descendit jusqu’au premier étage et se rendit à la salle de métamorphose pour la troisième fois de la semaine, ayant eu un deuxième cours mercredi après-midi. Une fois devant, elle marqua une pause sous le coup de l’appréhension. Les cours ordinaires étaient déjà dangereux, alors elle redoutait fortement ce que Lettockar pouvait bien donner en guise de punition. Elle prit une grande inspiration et frappa à la porte.
- Entrez, dit la voix du professeur McGonnadie depuis l’intérieur.
Kelly poussa la porte. La classe était entièrement vide. Seul le professeur de métamorphose était assis à son bureau, l’air affairé. Une plume à la main, il était penché sur un tas de parchemins noircis d’encre, sur lesquels il écrivait en rouge. Sans doute s’agissait-il de copies à corriger. Le professeur tourna la tête vers Kelly, eut un sourire en coin et l’accueillit :
- Ah, Kelly. Je t’en prie, approche.
Elle lui obéit, vint se placer devant son bureau et le regarda droit dans les yeux.
- Dis-moi, Kelly, penses-tu avoir retenu la leçon que j’ai voulu t’inculquer, lundi ?
Elle tâcha de rester impassible, bien qu’elle mourrait d’envie d’envoyer le regard le plus haineux dont elle était capable à ce sinistre con. Elle aurait voulu lui faire manger son tas de copies en lui hurlant tout ce qu’elle pensait de lui, de ses « leçons » et de ses méthodes. Mais, au prix de ce qui lui sembla être un effort incommensurable, elle hocha la tête et répondit d’un ton neutre.
- Oui, je pense.
- C’est ce que nous allons voir. Comme tu es une sorcière débutante, je vais te faire faire un exercice très bateau : de la copie.
Il lui désigna alors un pupitre au premier rang, auquel Kelly n’avait pas prêté attention. Dessus, il y avait un parchemin vierge, et une demi-douzaine d’encriers de différentes couleurs : rouge, bleu, orange, violet, vert, jaune, et un dernier pot d’un liquide transparent que Kelly identifia comme le produit à effacer l’encre.
« Copier des lignes ? songea Kelly. Ouf, ça aurait pu être pire… »
Elle alla s’asseoir au pupitre. McGonnadie ouvrit un tiroir de son bureau, en retira une feuille de parchemin, et quitta son siège pour se diriger vers Kelly.
- Au début, j’avais pensé à te faire disserter sur la question « Vaut-il mieux être belle et rebelle que moche et re-moche ? », annonça-t-il. Mais tout bien réfléchi, ce calembour est franchement éculé en plus d’être idiot. Donc j’ai opté pour autre chose.
Il lui tendit alors le parchemin. Kelly s’en empara et lut le texte qu’elle était censée recopier. Elle s’attendait à une sorte de sermon, mais en fait il s’agissait d’un célèbre poème issu du Seigneur des Anneaux.
Trois anneaux pour les rois Elfes sous le ciel,
Sept pour les seigneurs Nains dans leurs demeures de pierre,
Neuf pour les Hommes mortels destinés au trépas,
Un pour le Seigneur ténébreux sur son sombre trône,
Dans le pays de Mordor où s’étendent les ombres.
Un anneau pour les gouverner tous. Un anneau pour les trouver.
Un anneau pour les amener tous et dans les ténèbres les lier.
Au pays de Mordor où s’étendent les ombres.
- Oui, j’aime énormément Tolkien, expliqua McGonnadie d’un ton joyeux devant l’expression déconcertée de Kelly. Et c’est quand même plus sympa à recopier que des trucs du genre « Je ne dois pas faire ma syndicaliste en culotte courte en cours de métamorphose », tu crois pas ?
- Sans aucun doute… lui répondit Kelly, médusée.
- Alors, je t’explique le principe : tu ne vas pas tout écrire d’une seule couleur. La première et la dernière lettre de chaque vers doit être en rouge. Quand la lettre est une voyelle de la première à la 13e lettre de l’alphabet, tu dois l’écrire en bleu. Quand c’est une consonne dans la même tranche, en orange. Quand c’est une voyelle de la 14e à la 26e lettre de l’alphabet, en violet. Quand c’est une consonne, en vert. Quand il y a une double lettre, la deuxième doit être de la couleur à gauche de celle qui a été utilisée pour la première. Si un mot représente un nombre, il doit être précédé de son chiffre romain, en jaune. Ah, et souligne les majuscules. C’est compris ?
Kelly avait évidemment compris que les multiples pots d’encre à sa disposition signifiaient qu’elle allait devoir écrire en plusieurs couleurs, mais elle se sentit vaciller devant la complexité de la consigne. McGonnadie retourna vers le fond de la classe, tapota le tableau derrière lui de sa baguette magique, et les instructions s’y affichèrent aussitôt pour l’aider.
- Et combien de fois dois-je le recopier ? demanda Kelly avec anxiété.
- Une seule fois suffira peut-être. Cela dépendra de mon jugement.
Sur ce, il se rassit, fouilla dans sa poche et en tira une très belle montre à gousset en argent. Il tripota quelques boutons et un déclic se fit entendre. Kelly observa la montre quelques secondes et demanda :
- Vous me chronométrez ?
- C’est exact.
- Et… quel temps dois-je faire, exactement ? dit-elle d’un ton qu’elle espérait poli.
- Le temps qui montrera que tu as compris la leçon. Allez, c’est parti, acheva McGonnadie d’un ton sec qui signifiait qu’il était inutile de rajouter quelque chose.
Il ressaisit alors sa liasse de copies et reprit sa correction. Il n’accordait plus aucune attention à Kelly.
Celle-ci s’attela alors à sa punition. Elle lut une fois le poème en entier, puis tenta d’assimiler toutes les instructions. Elle saisit la plume rouge, traça la première lettre, puis se souvint qu’elle devait écrire un chiffre romain avant. Elle commettait déjà sa première erreur. Elle coinça alors difficilement un « III » jaune entre le bord du parchemin et l’inscription. Puis, elle releva la tête vers le tableau pour se remémorer ce qu’il fallait faire pour la suite.
« Trois... anneaux… pour… les rois… Elfes... » récitait-t-elle intérieurement en écrivant.
L’exercice s'avérait être une gymnastique intellectuelle particulièrement éprouvante. Rien que pour cette première phrase qui faisait partie des plus courtes, Kelly avait dû changer de couleur à pratiquement chaque caractère.
« Sept... pour... les… seigneurs... »
Elle devait prendre le temps de réfléchir à la situation de chaque lettre, et à plusieurs reprises elle saisit la mauvaise plume. En vérité, elle utilisa beaucoup plus le produit à effacer l’encre que les autres pots. McGonnadie devait trouver ça très intéressant, mais parce que c’était sa passion. Kelly, elle, n’avait lu que des extraits du Seigneur des Anneaux et ne le connaissait pas sur le bout des doigts. Aussi, elle était obligée d’alterner son attention vers le texte, le tableau, sa copie, sans parler du temps qu’il lui fallait pour calculer à quelle catégorie appartenait telle lettre, et donc quelle couleur lui convenait et s’il n’y avait pas un piège.
« Un... anneau... pour… les… amener… tous… et... dans... les… ténèbres… Ah merde, le Un... »
Elle ne comprenait pas le message que McGonnadie essayait de lui passer à travers cet exercice absurde. Et à vrai dire, elle s’en fichait. Elle ne reconnaissait aucune légitimité aux valeurs des enseignants de Lettockar, aussi la seule chose qu’elle cherchait, c’était à écrire au plus vite. À quelques reprises, elle chercha son enseignant du regard, dans l’espoir qu’il lui donne quelques indications concernant le chronomètre, mais celui-ci restait totalement absorbé par son travail.
Orange, bleu, orange, bleu, vert, orange, bleu, orange… C’était exaspérant. Elle y passait un temps fou, accumulant les hésitations, les erreurs et les instants de réflexion. La nuit était tombée quand elle vint à bout du poème.
« … les ombres. »
Kelly reposa sa plume rouge. Elle s’éclaircit la gorge et essaya, malgré son harassement, de rester stoïque quand elle déclara :
- J’ai terminé.
McGonnadie s’arracha à la lecture de ses parchemins, dévisagea Kelly pendant quelques secondes, puis tendit la main. La jeune fille alla donc lui donner sa copie qui ressemblait à une affiche pour le Carnaval de Rio. McGonnadie la lut attentivement, et consulta sa montre à gousset.
- Tu as mis une heure et quatre minutes.
Et il rangea sa montre, chiffonna la copie et la jeta dans la corbeille qui se trouvait à ses côtés, sous l’œil stupéfait de Kelly. Puis, il fit apparaître une nouvelle feuille vierge, la tendit à la jeune fille et lui annonça d'un ton neutre :
- Il va falloir recommencer.
- Il faut que je le fasse plus vite ? hoqueta faiblement Kelly, déprimée.
- Oh, oui, répondit paisiblement McGonnadie.
- Mais… mais quel temps dois-je faire ? demanda-t-elle encore une fois.
- Le temps qui montrera que tu as compris la leçon, répéta l’enseignant d’un ton glacial. Maintenant, recommence et ne discute pas.
Kelly saisit fébrilement le parchemin et retourna s’asseoir. Quand elle réitéra son travail, elle sentit ses paupières s’alourdir. La semaine avait été difficile et éreintante, et elle n’était pas dans le meilleur état pour un exercice aussi pesant. Rien que ce foutu mouvement qu’elle effectuait inlassablement pour changer de plume la rendait folle. Son cou et son poignet lui faisaient de plus en plus mal.
Finalement, elle commença à se poser des questions sur cette « leçon » que McGonnadie voulait lui asséner. Qu’est-ce que c’était au juste ? L’obéissance ? La soumission ? Oui, c’était sans doute une question de discipline, mais si elle en avait su davantage, elle aurait été plus poussée à satisfaire son professeur au plus vite en faisant semblant d’y souscrire...
« Le… Seigneur... Ténébreux… sur son… sombre… trône... »
S’agissait-il de la briser ? Testait-il ses nerfs et sa robustesse ? Pensait-il qu’en l’abrutissant de cette manière, il allait la faire adhérer à la tyrannie des professeurs de Lettockar ?
« Au… pays… de... Mordor… Souligner la majuscule… »
Violet, vert, vert, orange, violet, rouge… Ces allez-retours incessants entre la copie et les encriers lui paraissaient lui mutiler le bras. A présent, elle était rongée par la peur et surtout l’incertitude : combien de temps allait-elle passer sur ce travail ?
Elle dut se motiver encore davantage pour achever les derniers vers que lors du premier essai. Mais elle sut que cette fois, elle avait été plus rapide.
- Professeur ? J’ai...
McGonnadie ne la laissa pas finir sa phrase. Sans dire un mot ni même lever les yeux vers elle, il lui fit un signe de la main pour qu’elle lui apporte son travail. Outrée par cette absence totale de considération envers elle, Kelly s’exécuta en faisant claquer bruyamment ses semelles sur le sol pour manifester son énervement. McGonnadie prit sa copie et cette fois, la lut en diagonale. Il saisit sa montre à gousset et révéla son temps à Kelly à voix basse.
- 47 minutes...
Kelly manqua de s’évanouir quand elle le vit envoyer sans ménagement sa copie rejoindre la précédente dans la poubelle. Il lui redonna un parchemin vierge.
- Désolé, mais tu n’as toujours pas assimilé la leçon de lundi. Recommence.
- Monsieur… bredouilla misérablement Kelly.
Mais celui-ci ne lui accorda même plus un regard. Il sortit un nouveau tas de copies et se mit aussitôt à les lire, faisant tourner sa propre plume entre ses doigts. Démoralisée, Kelly revint s’asseoir d’un pas traînant et retourna à son sacerdoce.
« Trois anneaux… pour les… rois Elfes... »
Certes, elle allait beaucoup plus vite, car à présent elle connaissait bien le texte et le code couleur lui était plus familier. Il n’empêche que cette retenue semblait ne pas avoir de fin. Elle devait lutter à la fois contre sa fatigue, ses douleurs et son abattement psychologique. Elle ne comprenait rien à ce qui lui arrivait.
Pourquoi tout ça ? Qu’est-ce que McGonnadie attendait d’elle? Est-ce qu’il exigeait qu’elle écrive cette connerie aussi vite que si elle le faisait avec un seul pigment ?
« … pour... les... hommes ... mortels... »
Tout ceci était un non-sens. Elle ne savait même pas pourquoi elle devait faire tout ça. McGonnadie refusait de lui prêter la moindre attention, de lui donner un indice sur ce qu’elle était censée apprendre. Elle comprenait bien qu’il attendait qu’elle le devine par elle-même, mais dans l’état où elle était à présent, il lui était tout bonnement impossible d’y réfléchir...
Alors elle avança. Elle ne pouvait rien faire d’autre. Chaque mot achevé lui paraissait être une victoire, mais même quand elle fut arrivée aux dernières phrases, son moral ne revint pas.
« … où... s’étendent... »
Ses yeux se fermèrent malgré elle. Elle n’allait pas réussir à aller au bout de sa phrase... C’était tout simplement impossible...
« S’étendent... »
Sa tête vacilla. Tant pis si elle perdait du temps, elle était incapable de finir de toute manière...
Non. Elle devait terminer. Il ne restait que deux mots. Et qui sait ce que McGonnadie lui ferait si elle se dégonflait ? Kelly rassembla tout son courage, se redressa tant bien que mal, et acheva sa phrase, la main meurtrie, écrivant de travers.
« Les… les… ombres. »
Point final.
Kelly laissa tomber sa plume et manqua de s’effondrer sur sa table. McGonnadie s’en aperçut et lui demanda :
- Ça y est, tu as fini ?
Kelly acquiesça péniblement et se leva encore une fois pour aller donner sa copie au professeur. Elle était tellement exténuée qu’elle faillit la lâcher à mi-chemin. McGonnadie la lut rapidement, consulta à nouveau sa montre et déclara :
- 34 minutes. Je pense qu’on va s’arrêter là.
Cette fois, il ne jeta pas le parchemin à la poubelle comme les autres. Il le laissa sur son bureau et rangea les copies qu’il venait de corriger dans sa serviette. En dépit de son épuisement, Kelly parvint à lui adresser un sourire plein d’espoir et lui demanda avec une joie qu’elle ne comprenait pas elle-même :
- C… ça y est ? Vous trouvez que j’ai compris la leçon ?
- Pas du tout, mais j’ai envie d’aller me coucher, rétorqua-t-il avec dédain. Allez, ramasse tes affaires et fous-moi le camp.
Kelly fut à nouveau désarçonnée, mais elle obtempéra. Elle était à la fois soulagée d’en avoir terminé avec ce calvaire, et à la fois frustrée de n’avoir rien compris à cette punition. Elle se sentait même un peu humiliée, comme si elle avait fait tout ça pour rien. C’est pourquoi, une fois que son professeur et elle-même furent sortis, elle le questionna timidement au moment où il fermait la porte de la classe :
- Monsieur ? Quand même, est-ce que je pourrais savoir ce que je n’ai pas retenu ?
Le professeur McGonnadie lâcha un profond soupir. Il agita la dernière copie de Kelly sous son nez et lui répondit d’un ton profondément blasé :
- C’est pourtant simple. Lundi, je vous ai enseigné un sortilège de changement de couleur, non ? Tu n’avais qu’à tout écrire en une seule, donner quelques malheureux coups de baguette sur ta copie, et tu étais sortie au bout de vingt minutes. C’était ça, la leçon que je voulais que tu appliques. Tu es une sorcière, je te le rappelle. A la place, tu t’es cassé le poignet comme une Moldue pendant deux heures et demie. Allez, bonne nuit.
A ces mots, la copie prit feu entre ses doigts. McGonnadie la lança en l’air et elle fut réduite en cendres en quelques secondes. Sans rien ajouter, il tourna les talons et disparut dans le couloir, vraisemblablement en direction de son logis.
Kelly n’en revenait pas. Elle avait bêtement cru que McGonnadie voulait lui inculquer une quelconque morale, alors qu’il testait tout simplement sa présence d’esprit. Il avait voulu savoir si elle montrerait suffisamment de jugeote pour se débarrasser facilement d’un travail pénible grâce à ce qu’il lui avait appris. Ses jambes se dérobèrent et elle tomba à genoux. La seule chose qu’elle avait retiré de cette funeste soirée, c’est qu’elle ne voulait plus jamais voir un arc-en-ciel de sa vie.
Elle mit un temps infini à se relever et à retourner à la tour des Dragondebronze. Elle faillit réduire en miettes le portrait représentant les cinq magiciens tant l’univers de Tolkien lui infligeait désormais la nausée. Quand elle rentra enfin après les nouvelles chamailleries des vieillards, elle vit qu’il restait encore Peter et Carmen discutant au coin du feu. Ils l’aperçurent et lui demandèrent avec inquiétude :
- Alors ? Comment ça s’est passé ?
Bien qu’elle n’avait pas très envie de ressasser ce qu’elle venait de vivre, elle leur expliqua en quoi avait consisté sa retenue : recopier le Poème de l’Anneau en six couleurs.
- Ah oui, il aime beaucoup faire ça, dit alors Carmen d’un ton maussade. Une fois, il m’a fait réécrire l’éloge funèbre de Sam Gamegie à Gandalf dans La Communauté de l’Anneau, avec interdiction d’utiliser les mots contenant la lettre « a ». L’enfoiré !
- C’est pour ça que je me suis mis à lire toute l’œuvre de Tolkien, renchérit Peter en se relevant pour aller se coucher. Comme ça, si jamais il m’inflige une punition, j’aurais de l’avance !