Lettockar, tome 1 : la honte des écoles

Chapitre 5 : Racines en folie

8544 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 19/01/2022 12:22

5. Racines en folie


Le lendemain matin, les première année de Dragondebronze se rendirent à leur premier cours d'histoire de la magie, qui avait lieu au premier étage, juste à côté de la salle de métamorphose. Comme ils le savaient depuis l'avant-veille, il était donné par le professeur Jar Jar Binns, le grand individu aux yeux jaunes, qui était ce jour-là vêtu d'une robe rouge avec des manches brunes bouffantes, tout aussi ample que celle du repas de début d'année. Kelly se fit la réflexion qu'il était le seul professeur à porter des vêtements qui lui donnaient vraiment l'air d'un sorcier.


En plus d'étagères remplies de livres, la salle de classe était truffée d'objets anciens, accrochés aux murs ou posés sur des meubles et des présentoirs : bibelots, gravures, outils, objets décoratifs venus des quatre coins du monde. En revanche, tranchant complètement avec l'ambiance de boutique d'antiquaire qui régnait dans la pièce, derrière le bureau du professeur, il y avait trois grands posters de la trilogie Star Wars, qui firent s'arrêter quelques regards.


Une fois qu'ils furent assis, Jar Jar Binns débuta son cours :


- Bonjour à tous. Puisque nous nous sommes croisés lors de votre arrivée à l'école, vous savez que je m'appelle Jar Jar Binns et que je suis professeur d'histoire de la magie. Puisque vous venez tous de familles de Moldus, vous avez, dans ce domaine-là, un peu de retard comparés aux enfants de sorciers qui ont été, dès la naissance, frottés à la culture du monde de la sorcellerie. Il va donc vous falloir redoubler d'efforts pour être à la hauteur ! Pour ce premier cours, nous allons commencer par le début… et par la fin. Vous allez comprendre ce que je veux dire par-là. Prenez vos plumes et du parchemin : tout d'abord, étudions les origines de Lettockar.


Le professeur Jar Jar Binns se leva se son siège, se mit à déambuler entre les rangées de pupitres, et débuta sa longue leçon d'histoire.


- Notre école fut fondée il y a plus de sept siècles par quatre grands magiciens Nés-Moldus. Chacun d'entre eux s'occupait d'une des maisons. Le plus âgé d'entre eux était Bernardo Curcumo, un sorcier portugais, qui trouva un endroit où construire un château où les gens de la même condition que lui seraient les bienvenus pour apprendre la magie. Il dirigeait notre maison, Dragondebronze...


Jar Jar Binns – qui appartenait donc à leur maison lui aussi – marqua une pause. Pendant quelques secondes, on n’entendit que le grattement des plumes sur les parchemins des élèves, qui prenaient en notes à toute vitesse un cours qui s'annonçait dense. Puis, Jar Jar Binns poursuivit :


- Le deuxième mage était Augousto Scravoiseux, un sorcier grec, réputé être le plus bizarre des quatre fondateurs. C'était un brillant professeur de métamorphose, spécialiste de l'hybridation des animaux et avide d'expériences en tout genre : son chef d’œuvre fut le croisement d’un oryx et d'un ornithorynque, qui inspira le nom de sa maison, Ornithoryx.


Kelly sentit un léger malaise naître en elle. Si l'histoire de Bernardo Curcumo lui avait paru tout à fait inoffensive, celle d'Augousto Scravoiseux était tout de suite plus dérangeante. Elle s'imagina aussitôt un savant fou et ricanant dans un laboratoire rempli d'alambics bouillonnants, penché au-dessus de deux malheureux animaux enchaînés, s'apprêtant à les faire fusionner contre leur gré. Elle se demanda si toutes les maisons avaient une histoire aussi sordide derrière elles...


- La troisième était Imène Lalaoud, la seule femme du groupe, une sorcière d'origine berbère. Elle souffrait d'une malédiction qui l'obligeait à répéter les derniers mots de son interlocuteur à chaque fois qu'elle prenait la parole, ce qui a donné son nom à la maison Becdeperroquet.


Kelly s'interrompit dans sa prise de notes, et pouffa imperceptiblement. La pauvre Imène Lalaoud ne devait pas avoir eu la vie facile. Elle se dit aussi qu'il y avait matière à charrier les Becdeperroquet au vu de l'origine du nom de leur maison. John souriait aussi, en revanche Naomi était indéfectiblement sérieuse, guettant les paroles du professeur.


- Et le dernier était Philippe Gilluc, un français qui possédait d'extraordinaires dons en divination. Il a donné son nom à sa maison, PatrickSébastos, après avoir eu une vision de l’avenir mettant en scène un troubadour Moldu du XXe siècle qui l’aurait beaucoup fait rire.


Tout le monde leva le nez de sa copie, dans un silence interdit. Kelly lança un regard à Maria Talbec, qu'elle savait française. Elle avait cessé d'écrire et regardait le professeur Jar Jar Binns, les yeux ronds. Manifestement, le « troubadour du XXe siècle » lui était parfaitement connu, et apprendre – ou avoir la confirmation ? - qu'il avait donné son nom à l'une des maisons de Lettockar la stupéfiait. Indifférent, Jar Jar Binns acheva la première partie de son cours :


- Ainsi Lettockar commença son existence. Il était néanmoins nécessaire de la garder secrète : à cette époque, seuls les sorciers de Sang-Pur – c'est-à-dire, ceux qui n'avaient que des sorciers comme ancêtre et comme famille, sans la moindre goutte de sang Moldu dans les veines – étaient encore très nombreux et étaient les seuls à avoir voix au chapitre. Or ces gens-là ont une fâcheuse tendance à considérer les sorciers Nés-Moldus tels que nous comme des sous-races, des aberrations de la nature ayant volé la magie aux sorciers de souche. Il ne fait aucun doute que les plus puissants clans auraient aussitôt voulu détruire une école peuplée de ce qu'ils appellent délicatement des « Sang-de-Bourbe ». Donc, comme vous le savez, seuls les directeurs des autres écoles et les Ministres de la magie des différentes nations connaissent l'existence de Lettockar. Des questions ?


Naomi leva aussitôt la main et demanda :


- Professeur, j'ai lu dans Le Guide des écoles de sorcellerie en Europe qu'au collège Poudlard, les élèves sont aussi répartis en quatre maisons, selon leurs aptitudes et leur personnalité… est-ce qu'il y a aussi des critères de répartition, à Lettockar ?


- Tout à fait, répondit Jar Jar Binns. Nos fondateurs avaient aussi leurs préférences parmi les élèves. La maison Ornithoryx accueille les snobinards ; Becdeperroquet, les enfoirés ; Dragondebronze, les têtes à claques, et PatrickSébastos, les losers.


Les adolescents furent abasourdis. Ils avaient pensé que les critères de répartition seraient des qualificatifs vantant leurs mérites et leurs capacités… mais à Lettockar, c'étaient des insultes. Et eux, les Dragondebronze, venaient d'être tous désignés comme des « têtes à claques ». Apparemment, Jar Jar Binns avait deviné leur désarroi, puisqu'il sourit et tempéra :


- Bon, après, ce sont des tendances générales, pas forcément à prendre au pied de la lettre. Néanmoins, il y a toujours un fond de vérité...


En entendant cela, Kelly eut un sourire sans joie en se disant que leur directeur de maison remplissait à 100 % les critères qui l'avaient envoyé à Dragondebronze.


- Monsieur, intervint Huffö Gray en levant la main, vous ne nous avez pas dit pourquoi la maison Dragondebronze porte ce nom, alors que vous l'avez fait pour toutes les autres...


- Judicieuse remarque, dit Jar Jar Binns en inclinant la tête. Et bien, en vérité… personne ne le sait. Beaucoup de recherches et d'enquêtes ont été menées par mes prédécesseurs, mais rien n'a jamais été trouvé. Personne, à ma connaissance, ne sait pourquoi Bernardo Curcumo a nommé sa maison ainsi.


Sur son parchemin, Kelly écrivit distraitement « Origine de Dragondebronze = ? ». Il y avait quelque chose de légèrement frustrant à ne pas savoir pourquoi sa maison portait son nom, mais ce n'était qu'un détail. De toute manière, ils n'apprendraient rien de plus sur les fondations de Lettockar aujourd'hui, puisque Jar Jar Binns changea complètement de sujet :


- Maintenant, quand je vous disais que nous allions aussi commencer par la fin : pour que, si vous étiez par hasard confrontés à une personne venant du monde « officiel », vous ne paraissiez pas suspects par votre inculture, il vous faut connaître l'événement marquant le plus récent dans l'histoire de la sorcellerie. Il y a une vingtaine d'années, un mage noir britannique a voulu renverser l'ordre mondial : il se faisait appeler Lord Voldemort.


Kelly eut une étrange sensation dans l'estomac en entendant ce nom sinistre. Elle n'avait jamais entendu parler de cet homme et ignorait tout de lui, mais c'était comme si une voix en elle lui murmurait qu'elle devait naturellement en avoir peur… la suite du récit du professeur Jar Jar Binns confirma son impression :


- Il vous faudra éviter de l'appeler comme ça en dehors des murs de Lettockar : la terreur qu'il inspirait à cette époque et les actes maléfiques stupéfiants qu'il a commis ont fait qu'une convention dans le monde des sorciers veut que, encore aujourd'hui, on ne prononce pas son nom. Généralement, il se fait appeler « Vous-Savez-Qui » ou « Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom ». Mais bon, à Lettockar, on est pas des fiottes, donc si vous voulez l'appeler Voldemort ici, ne vous gênez surtout pas. Nous, les profs, on l'appelle « Couille d'albinos » ; si j'avais une photo à vous montrer, vous comprendriez pourquoi...


Quelques personnes lâchèrent un petit rire. Kelly, elle, se retint de réserver une exclamation dédaigneuse à cette blague de mauvais goût : malgré cela, elle trouvait ce cours d'histoire plutôt bon, ou en tout cas, ce n'était pas un merdier comme ce à quoi ils avaient eu droit hier...


- Les objectifs de Lord Voldemort étaient multiples : il voulait prendre le pouvoir partout dans le monde, d'abord pour supprimer le Code International du Secret Magique, ce truc adopté en 1689 qui force les sorciers à cacher l'existence de leur monde aux Moldus… soi-disant à la fois pour nous protéger nous, et pour les protéger eux. Jusque-là, rien de choquant de sa part, me direz-vous...


Kelly, John et Naomi se regardèrent d'un air abasourdi. Bien au contraire, cela était pour eux déjà très choquant, et le fait que Jar Jar Binns s'en indiffère l’était tout autant. Pas troublé le moins du monde par cette indignation qui était partagée par tous leurs camarades, celui-ci continua :


- Mais là où les choses se gâtent, c'est que Voldemort appartenait à cette catégorie de Sang-Purs qui rêvent ni plus ni moins de, selon ses termes, épurer la race des sorciers en nous exterminant. Il a donc constitué une armée de fanatiques connus sous le nom de Mangemorts et a déclenché ce que l'on nomme aujourd'hui la Guerre des sorciers. Elle a surtout eu lieu en Grande-Bretagne, mais elle n'aurait pas tardé à s'étendre au monde entier. Des années d'attentats, de meurtres, de disparitions et de manipulations… Voldemort a bien failli réussir. Il était probablement le plus puissant mage noir de toute l'histoire de la magie, et le seul sorcier qu'il craignait était l'actuel directeur de l'école de sorcellerie Poudlard, Albus Dumbledore. Ceux qui viennent du Royaume-Uni, vous avez déjà eu affaire à lui, je me trompe ?


En disant cela, il promena son regard dans la classe, cherchant confirmation. Kelly et Naomi approuvèrent d'un signe de tête en souriant. Mais Jar Jar Binns ne manifesta guère le même enthousiasme ; au contraire, son visage s'assombrit, et il détourna les yeux avec mépris.


- Et bien, ce vieux gâteux fait le malin, reprit-il, mais c'est pas grâce à lui que le monde magique a échappé au pire. La menace de Lord Voldemort a pris fin le jour où il a essayé de tuer un bébé du nom de Harry Potter. Vous devez absolument connaître ce nom : c'est sans doute le garçon le plus célèbre du monde de la sorcellerie. Pour une raison nébuleuse, il est le seul sorcier de toute l'histoire à avoir survécu au Sortilège de la Mort. Après avoir massacré ses parents, Voldemort a voulu le tuer lui aussi, mais son maléfice a ricoché et s'est retourné contre lui, le réduisant à néant. Harry Potter, qui est aujourd'hui surnommé le Survivant, s'en est tiré après une simple cicatrice en forme d'éclair sur le front. Vous savez, le truc qui fait classe seulement dans les clubs de fans de Formule 1...


Jar Jar Binns eut un sourire en coin qui laissa entrevoir ses dents, apparemment satisfait de sa petite remarque. Kelly posa à son tour une question :


- Monsieur, qu'est-ce qui est arrivé à Voldemort ?


- Hmmm, ça, personne ne le sait vraiment… Son corps a été réduit en poussière, et il a complètement disparu de la circulation. La plupart des sorciers pensent qu'il est mort, mais certains – dont nous – ne sont pas aussi sûrs. Il semblerait en tout cas qu'il ait perdu tous ses pouvoirs et ne représente plus aucune menace. Pour l'heure, tout du moins… Quoiqu'il en soit, après sa disparition, la paix est revenue dans le monde des sorciers. Son armée s'est dissoute d'elle-même et les traces de sa terreur ont été effacées petit à petit. Et tout ça, on le doit à un nourrisson qui a eu le bon goût de ne pas mourir...


Jar Jar Binns marqua une nouvelle pause, durant laquelle les élèves s'échangèrent des murmures intéressés. Kelly reposa sa plume et massa un peu son poignet, qui était légèrement douloureux – écrire toutes ces choses avait été rude. Elle avait été absolument passionnée par cette histoire. Elle aurait bien aimé rencontrer ce Harry Potter : si elle avait bien compris, sans lui, elle aurait été tuée à la naissance, car Lord Voldemort avait fait vœu d'exterminer tous les sorciers issus de parents moldus, comme elle. Jar Jar Binns se caressait pensivement les moustaches, promenant ses yeux effrayants sur chacun de ses élèves. Puis, il prit une grande inspiration et dit :


- Bien. C'est clair pour tout le monde ? Je le répète, il faut absolument que vous sachiez au moins ça en société. Maintenant, on va passer aux choses intéressantes. Chapitre 1…


D'un pas vif, le professeur retourna s'asseoir derrière son bureau, s'installa confortablement, et annonça en joignant les mains :


- Raptor Jesus.


Les étudiants s'immobilisèrent sur leurs sièges et écarquillèrent les yeux.


- D… de quoi ? hoqueta John.


- Raptor Jesus, répéta sereinement Jar Jar Binns. Le premier être intelligent de notre planète, arrivé prêcher la bonne parole à l'ère Mésozoïque.


- Mais… mais qu'est-ce que c'est que cette histoire ? bredouilla Naomi.


- Ben, c'est la mienne.


Il tapota nonchalamment le tableau de sa baguette magique, et l'inscription « Chapitre I : la sainte parole de Raptor Jesus » apparut. Les élèves avaient tous le visage défiguré par l'incompréhension. Certains regardèrent tout autour d'eux, comme dans l'espoir que quelqu'un ou quelque chose leur révèle que ce n'était qu'une plaisanterie. Jar Jar Binns n'en eut l'air aucunement embarrassé, et il se mit à développer d'une voix rêveuse :


- Si l'on croit en Dieu – en ce qui me concerne, le mystère reste entier -, alors on adhère à l'hypothèse qu'encore adolescent, il aurait créé Raptor Jesus pour évangéliser le peuple dinosaure. Malheureusement, celui-ci se serait révélé peu réceptif à ses exhortations ; ainsi, le Secrétaire de l'Intervention Divine de Dieu, le tricératops nommé Goldbaum, lui aurait donné le pouvoir de faire des miracles...


Naomi ne put supporter cela.


- Mais professeur, c'est n'importe quoi ! s'écria-t-elle. On est censé apprendre l'histoire de la magie, des faits, pas de la fiction complètement délirante !


- Alors, de une, merde, répondit très calmement Jar Jar Binns. De deux, sache que l'histoire est une science où se confrontent les points de vue et les interprétations, alors MA vision a autant de valeur que les autres et je suis tout à fait en droit de vous la livrer. Et de trois, je vois pas en quoi ma théorie est invalidée par les écritures : la Bible ne dit à aucun moment que Jésus n'était pas un Vélociraptor.


Naomi en fut bouche bée. Jar Jar Binns était d'un sérieux presque indécent. Ils furent donc obligés de l'écouter tout le restant du cours raconter que Raptor Jesus était le seul véritable messie, et non Jésus-Christ - « pitoyable parodie née du complot christiano-maçonnique qui a censuré la véritable histoire », avait-il dit – et que c'est parce qu'ils ne l'avaient pas écouté que les dinosaures avaient disparu. Kelly en avait la migraine : l'espace d'un instant, elle avait cru qu'ils auraient enfin droit à un cours solide et sans incident. Mais non. En une seconde, il avait viré à la farce grotesque.


- Mais chiottes, chuchota-t-elle à Naomi et John, est-ce qu'on va avoir un jour un cours convenable dans cette d'école ? Ou est-ce qu'ils vont tous être pires les uns que les autres ?


A la fin du cours, Jar Jar Binns leur demanda s'ils avaient des questions. La seule à être posée le fut par Stephen Borntobewaïld, et concerna la présence incongrue des posters de Star Wars sur le mur. Ravi, Jar Jar Binns expliqua être un fervent admirateur et même un ami personnel de George Lucas, rencontré lorsqu’il travaillait à LucasFilms avant de devenir professeur, sans que le cinéaste soit au courant de sa nature de sorcier, toutefois. Suite à cela, les Dragondebronze quittèrent la classe sans dire un mot.


Il y avait un trou d'une demi-heure avant le cours de sortilèges, durant lequel les élèves de première année revinrent sur leur cours d'histoire de la magie. Kelly fut en première ligne pour tempêter contre les inepties racontées par Jar Jar Binns. A un moment, Giovanna-Paola Martoni dit à mi-voix :


- ‘Faut avouer que ce cours-là est assez faible…


- Ah, parce que les autres sont formidables ? gronda Kelly avec hargne. On enchaîne les séances de torture depuis hier !


- Hé, du calme, je t'ai pas agressée… répliqua Martoni en fronçant les sourcils. Moi, j'ai trouvé que les cours d'hier étaient intéressants. Ok, les profs sont bizarres, mais pour ce qui est des cours en eux-même, ça allait...


- « Bizarre » ? répéta John, incrédule. McGonnadie qui me compare à un gorille, tu trouves ça juste « bizarre » ?


- Non mais d'accord John, il avait pas à te dire ça ! dit-elle, le regard fuyant. Mais de ce que m'a raconté Peter, il fait des blagues sur tout le monde… toutes les nationalités en prennent pour leur grade, avec McGonnadie. Alors dans le fond, y'a rien de personnel…


- Oh bah alors, tout va bien, John ! ironisa Kelly, toujours furieuse. Puisqu'on te dit qu'il y a rien de personnel ! Tu devrais même en rire !


- Et toi, c'était pas la peine de faire la maligne en t'opposant à lui, rétorqua Martoni d'un ton abrupt. Ça n'a servi à rien, à par t'attirer des ennuis… non, à nous attirer des ennuis.


Kelly devint toute rouge.


- Quoi, je devrais laisser passer ça ? s'écria-t-elle.


- Ben oui. Puisque de toute manière, tu ne peux rien y changer… après, libre à toi de te faire coller toutes les semaines...


Outrée, Kelly fit un pas vers Martoni. Elle n'en revenait pas que cette fille affirme qu'il valait mieux se coucher devant l'attitude ignoble des professeurs, et pire, qu'elle tourne en dérision le fait que Kelly se soit fait punir pour avoir fait ce que toute personne ayant une quelconque éthique devrait faire.


- Je ne vais pas te laisser te foutre de moi comme ça ! rugit-elle. Tu ne peux pas me reprocher d'avoir gueulé contre McGonnadie et Grog !


- Et moi, je ne te laisserai pas faire perdre des points à Dragondebronze ! répondit Martoni, en haussant le ton elle aussi.


- Hé, les bécasses, je vous dérange ? intervint une voix acide près d'elle.


Tous les élèves se retournèrent. Absorbés par la discussion de plus en plus tendue entre Kelly et Martoni, ils n'avaient pas vu que le professeur Fistwick était arrivé et les observait à présent, les deux mains serrant le pommeau de sa canne, l'air sévère et irrité.


- J’enlève 10 points à Dragondebronze. Vous débattrez inutilement de votre positionnement en tant que béjaunes ineptes une autre fois. Puisque vous avez l'air en forme, vous allez plutôt vous efforcer de faire des sortilèges de Lévitation dignes de ce nom.


Car l'heure de cours était à nouveau consacrée au sortilège de Lévitation. Kelly, dont la colère avait été aggravée par les propos de Martoni, n'arriva à rien, ce qui n'échappa pas à Fistwick. Alors qu'il s'était approché du pupitre de Kelly pour constater l'échec de ses sorts, il commenta d'une voix traînante :


- Eh bien, mademoiselle Powder, on a la langue plus efficace que la baguette ? Allez, encore 10 points de moins. L'inconstance m'horripile.


C'était tellement injuste que Kelly faillit lui enfoncer sa baguette dans le nez. Quand tout à coup, Ludmilla Suarlov poussa un cri qui attira l'attention de tout le monde.


Une tête translucide venait de surgir sur son pupitre. Un instant plus tard, le corps entier d'un homme s'éleva dans les airs. C'était un autre fantôme, mais il avait une apparence encore plus loufoque que tous les autres. Il portait une longue redingote par-dessus son torse complètement nu, où s'étalait un jabot en lambeaux. Son pantalon avait la braguette ouverte, et il n'avait enfilé qu'une seule chaussure. Le plus ahurissant était le fait qu'il n'avait qu'une moitié de barbe : l'autre partie de son visage lunaire était complètement lisse, sans le moindre poil. Il regardait autour de lui d'un air totalement absent, les yeux vides et inexpressifs.


Les élèves ne quittaient pas cet invraisemblable individu des yeux, complètement ahuris. Seul le bruit de la canne de Fistwick qui s'avançait vers le fantôme brisait le silence. Le visage poupin du professeur de sortilèges se fendit lentement d'un large sourire mielleux, ses yeux pétillants de malveillance. Il lança d'une voix enjouée au mort :


- Alors Joe, quel jour on est, aujourd'hui ?


Le dénommé Joe se raidit, pris de court. Il se racla la gorge et répondit d'une voix chevrotante et caverneuse :


- Je le sais, mais je ne le dirai pas.


- C'est mal de faire de la rétention d'information… dit Fistwick, toujours souriant.


- Et c'est mal de se moquer des pauvres amnésiques, professeur Stojovski, répliqua Joe avec aigreur.


- Non, moi c'est Fistwick. Stojovski c'était le professeur de botanique d'il y a 25 ans, mais c'est pas grave.


Joe referma la bouche, interloqué. Ses joues devinrent plus grises et plus opaques : Kelly devina que c'était sa manière à lui de rougir. Gêné, le fantôme détourna la tête, les lèvres pincées, et commença à s'éclipser : ses pieds furent comme lentement absorbés par le sol de pierre, et petit à petit, son corps baissa lentement, traversant l'étage.


- Allez, à dans 15 jours, Joe ! lui envoya Fistwick.


- Mais parfaitement, je serai là pour le dîner de Noël, dit la tête de Joe d'un ton assuré.


- Noël fin septembre, bien sûr... marmonna le professeur tandis que le spectre disparaissait complètement dans le sol.


Le silence régnait sur la salle de classe. Les élèves s'étaient unanimement interrompus dans leurs travaux pratiques, déconcertés par l'apparition furtive de l’esprit. Gudrun Emilsdottir – qui, étant la voisine de Ludmilla, avait vu le fantôme au plus près - posa la question qui trottait dans toutes les têtes :


- Professeur Fistwick, c'était qui, celui-là ?


- Lui ? C'est Joe le Troué, un brave ectoplasme qui hante les sous-sols du château depuis une centaine d'années. Ou deux, personne ne sait vraiment. Je l'adore, c'est mon fantôme préféré !


Il souriait toujours jusqu'aux oreilles. Kelly tiqua, guère dupe quant à cette soi-disant affection. De toute évidence, Fistwick prenait plaisir à se moquer de l'amnésie édifiante de ce pauvre fantôme. Elle renifla, agacée. Cet homme ne perdait-il donc jamais une occasion de se rendre exécrable ?


Le cours de l’après-midi était celui de botanique. La personne chargée de cette matière était le professeur Pourrave, le barbu aux cheveux bruns et aux yeux injectés de sang qui s’était pris pour le directeur de Dragondebronze lors de la Cérémonie de la Répartition. Ce jour-là, il portait une chemise mauve presque entièrement déboutonnée, un jean troué aux genoux, et… des tongs. Il vint les chercher alors qu’ils attendaient dans le parc du château. Kelly s’attendait à ce qu’il fasse une introduction à sa matière, comme l’avaient fait tous les autres professeurs, mais il se contenta de leur annoncer d’un ton expéditif :


- Bonjour ! Serre n°4, aujourd’hui !


Les élèves se regardèrent, interloqués. Pour le premier cours de botanique de leur vie, ils s’étaient attendus à aller dans une serre portant le numéro 1. Kelly aussi était surprise, mais se dit que les numéros n’avaient peut-être pas de lien avec le niveau des cours qui s’y tenaient.


Le professeur Pourrave les emmena au sud du parc du château, ou se dressaient cinq grandes serres blanchâtres en plexiglas. Ils pénétrèrent dans la quatrième, où régnait une chaleur presque tropicale. Elle était remplie d’énormes plantes à l’aspect bien différent de celles que Kelly avait pu voir au cours de sa vie. Certaines étaient filiformes et avaient à leur sommet des masses pouvant vaguement correspondre à une tête. D’autres ressemblaient à de simples enchevêtrements de branches, mais avaient l’air aussi vivantes que des animaux tellement elles bougeaient. Il y en avait également qui poussaient des cris bestiaux évoquant de grands félins comme la panthère. Allant du vert émeraude au bleu électrique, ces plantes avaient toutes l’air agressives. Quelques-unes étaient même entravées par des chaînes en métal. Ils croisèrent aussi, avec étonnement, une rangée de choux, à l’air à priori tout à fait ordinaires. Au moment où Kelly penchait la tête au-dessus pour y jeter un œil, un des choux s’ouvrit, laissant apparaître une bouche remplie de crocs acérés. Il bondit et claquant des mâchoires, manquant d’arracher le bout du nez de Kelly, qui fit un saut en arrière en criant de peur.


- Attention aux Choux mordeurs de Chine, voyons... dit au-devant le professeur Pourrave, qui les emmenait dans le fond de la serre, d’un ton peiné.


S’il avait regardé en arrière, il aurait vu le geste grossier de la main que lui adressait Kelly, offusquée par cette remarque. Il parlait comme s’il s’agissait d’une évidence pour tout le monde, il aurait quand même pu les avertir avant d’entrer qu’il y avait des plantes dangereuses dans sa serre ! Ce cours s’annonçait aussi malheureux que les précédents.


Au fond de la serre, un peu d’espace avait été fait. Une dizaine de grandes plantes longilignes, cachées par des bâches blanches opaques, avaient été disposées en cercle. On pouvait voir les bâches onduler et se soulever légèrement : ce qui se trouvait en dessous devait être bien remuant. Lorsque tous les élèves furent en place, le professeur Pourrave frappa dans ses mains et proclama d’un ton énergique :


- J’espère que vous vous êtes bien reposés pendant les vacances, parce que ces premières semaines, ça va être du lourd !


Il avait une voix très étrange, au timbre irrégulier, anarchique, partant parfois soudainement dans l'aigu avant de retomber immédiatement dans un ton plus grave. On aurait dit un instrument de musique mal accordé. Il tira une baguette magique bizarrement entortillée de la poche arrière de son pantalon, fit un grand mouvement circulaire au-dessus de sa tête, et les bâches autour d’eux se soulevèrent. Elles dévoilèrent d’étranges arbustes qui avaient la forme… de femmes nues. Leur corps et leur visage – creusé de manière à y faire apparaître d’abstraits traits humains - étaient faits de bois et de verdure, et des lianes leur tenaient lieu de cheveux. Elles avaient les jambes comme enfoncées dans le terreau de grands pots en argile. Elles se dandinaient, se trémoussaient dans des poses suggestives, souriant aux élèves avec la rainure qui leur tenait lieu de bouche et les invitant à s’approcher par un geste de l’index. Apparemment, leur démarche fonctionnait sur les garçons qui les contemplaient tous avec fascination. John arborait un sourire incroyablement idiot, et Stephen Borntobewaïld en était presque à baver. Les yeux de Kelly faillirent exploser face à ce spectacle sidérant. Quels étaient donc ces plantes, et comment les garçons pouvaient à ce point perdre leur lucidité ?


- Des Mandragueuses ! claironna Pourrave. Les sirènes des forêts d’Amérique du Sud. Elles s’amusent à attirer les sorciers malavisés avec leurs pouvoirs magiques séducteurs, pour ensuite en faire leur quatre-heures. Alors je vous conseille de maîtriser vos hormones, les petits...


Les mêmes garçons qui regardaient béatement les femmes végétales firent aussitôt un pas en arrière, effrayés. Toutes les filles de la classe – dont une Kelly agacée – ricanèrent devant leur ridicule. Mais ce rire ne masquait pas le malaise général : les élèves trouvaient ahurissant que leur professeur les ait exposés à des créatures aussi mortellement dangereuses dès leur premier cours de botanique. Ce dernier, toujours aussi enthousiaste, leur dévoila ce qui les attendait :


- Si nous allons les cultiver ce mois-ci, c’est parce que leur sève a des propriétés magiques extraordinaires – mais ça sera pour le prochain cours. Aujourd’hui, on va les nourrir. Si elles essayent de vous étrangler, lancez-leur un sortilège d’Arrachage instantané des cheveux, ça leur fera perdre tous leurs moyens...


- Mais monsieur, on ne connaît pas ce sortilège, l’interrompit Milosz Wavarum.


Pourrave éclata de rire. Posant ses poings sur ses hanches d’un air réprobateur, il secoua la tête et dit, toujours hilare :


- Vous êtes sérieux ? A votre âge, vous savez pas lancer un sortilège d’Arrachage de cheveux ?


- Mais, professeur… risqua timidement Naomi. J’ai regardé dans mes livres, on n’apprend ce sortilège qu’en quatrième année !


Pourrave perdit aussitôt son sourire incrédule. Il fronça les sourcils et regarda un à un chaque élève d’un air décontenancé.


- Attendez, vous n’êtes pas les cinquième année ?


- Mais non, on est en première année ! s’écria Huffö Gray avec colère.


- N’importe quoi, les première année je les ai eus hier, rétorqua Pourrave d’un ton assuré.


- Oui, mais sans doute ceux d’une autre maison, dit Naomi d’une voix lasse. Nous, nous sommes les élèves de Dragondebronze.


Les yeux rougeauds de Pourrave s’arrondirent. Il ouvrit grand la bouche et se frappa le front du plat de sa main.


- Ah mais c’est pour ça ! s’exclama-t-il. Je me disais bien que vous étiez pas nombreux… Au temps pour moi.


Il regarda alors l’ensemble de la serre autour de lui, l’air désorienté, comme si c’était la première fois qu’il s’y rendait.


- Mais du coup, on a rien à faire là ?


- Tout porte à croire que non… soupira John.


- Bon eh bien, suivez-moi, on va dans la serre n°1.


Apparemment pas embarrassé le moins du monde par sa bourde, Pourrave passa devant eux et repartit d’un pas vif vers la sortie. Après s'être regardées d'un air sidéré, les filles le suivirent, la mine sombre. En revanche, les garçons semblaient déçus de quitter les Mandragueuses, qui leur envoyaient des baisers imaginaires en les soufflant sur la paume de leurs mains. Levant les yeux au ciel devant l’air stupide de ses camarades masculins, Kelly se dit qu’ils auraient bien mérité de se faire manger quelques doigts. En sortant de la serre n°4, ils entendirent derrière eux un bruit étouffé qui leur fit comprendre que les bâches se remettaient toutes seules en place sur les Mandragueuses. Quand tout le monde fut dehors, Pourrave referma l’entrée à clef et leur dit d’une voix absente :


- Toutes mes excuses, mais avec le décalage horaire depuis chez moi – en ce moment, j'habite en Colombie – j’ai un peu perdu de vue les dates.


- Mais l’année a repris depuis deux jours… dit Kelly, médusée.


- Eh oui, déjà... gazouilla Pourrave avec un sourire attendri, les yeux dans le vide.


A ces mots, il partit d'un pas conquérant vers la serre la plus à gauche, faisant signe à ses élèves de le suivre.


- Ça commence bien, grommela Kelly en traînant les pieds.


- C’est bon, toi, tout le monde peut se tromper... répliqua Giovanna-Paola Martoni sans même la regarder.


Kelly lui jeta un regard noir. Cette fille était exaspérante à tout le temps prendre la défense des profs. Et d’ailleurs, elle ne lui avait rien demandé. Elle ferait bien de baisser d’un ton rapidement si elle ne voulait pas avoir d’ennuis…


Le professeur Pourrave s’affaira une bonne minute avec la serrure de la serre n°1, essayant toutes les clés de son trousseau, avant de s’apercevoir qu’il avait manifestement oublié de la fermer. Les plantes qui y poussaient étaient beaucoup moins imposantes et certes moins effrayantes que celles de la n°4, mais elles étaient tout aussi saugrenues et perturbantes par leurs apparences étranges et biscornues ; c’est donc guère beaucoup plus rassurés que les élèves de première année entamèrent leur véritable cours. Le professeur recommença avec le même le ton gai et dynamique qu’il y a quelques minutes :


- Les gosses, ‘faut bien que je vous dise, je suis ici pour vous faire des vrais cours sur la vraie vie, et la vraie vie quand on a 15 ans, c'est la défonce. Alors, au boulot !


- Mais monsieur, on a onz... commença Maria Talbec.


- On lève la main avant de prendre la parole ! Bon, qui connaît les vertus du Coquelicoke, du Magichanvre, de l'Opiacé grinçant de Belgique ?


Personne ne lui répondit, pas même Naomi – qui avait pourtant avalé tous ses manuels avant même qu’ils arrivent à Lettockar. A en juger par son air ahuri, les plantes citées par Pourrave n’y figuraient pas.


- Du poppers... ? tenta-t-il timidement.


- Euh…


- Bon, c’est pas grave ! Alors aujourd’hui, on va commencer par… le Coquelicoke !


Il fit tourner sa baguette magique, et un pot de fleurs sur une étagère se morcela et répandit le contenant et le contenu par terre. Il fit tourner sa baguette de nouveau, et un pot de fleur voisin vint voler sur la table devant lui. A ce stade, la classe n’était plus guère surprise de ce genre d’accident. Enthousiaste, le curieux maestro s’élança dans ses explications :


- Le Coquelicoke pousse un peu partout où on le plante, surtout en Bretagne et dans les Pays-Bas, et un peu en Chine méridionale aussi. Mais ça, on s’en fout ! Regardez attentivement ce bouquet de délices. Que voyez-vous, les mômes ?


C’étaient des fleurs tout ce qu’il y avait de plus banales, dont l’entretien semblait un peu négligé - on pouvait se demander comment Pourrave pouvait-y voir un « bouquet ». En revanche, leur nom interpella grandement Kelly… Coquelicoke… ce n'étaient pas des coquelicots normaux, c'était évident, mais qu'avaient-ils de spécial ?


- Elles sont… rouges…, esquissa Milosz en levant une patte molle.


- Moi j’aurais dit carmin, avec des nuances de pourpre ! s’exclama Martoni en brandissant le bras à la vitesse de l’éclair.


- Hun, hun !... Et, de quelle partie de la plante voulez-vous parler au juste, jeunes gens ? répondit le professeur avec une étonnante vivacité.


- Les… enfin… les… les pétales ? répondit une Martoni confuse.


- Et ouais les mioches ! Une fleur, ça se décompose ! Vous avez la partie sporadique, et la partie tigeuse, mais aussi la partie pétalière, comme vient finement de remarquer votre petite camarade ! Et ça, ça vaut bien dix points pour Becdeperroquet !


- Mais c’est pas notr… commença Naomi.


- Tchip ! On-lève-la-main ! Prenez exemple sur la petiote !


Kelly était consternée par l’attitude de ce prof médiocre, qui coupait comme ça la parole de Naomi en faveur d’une Martoni qui minaudait, à rapporter des points imaginaires pour une stupide maison « concurrente ».


- La partie pétalière, donc ! Figurez-vous, dit Pourrave en caressant les fleurs, que le Coquelicoke a cette particularité de produire des effets différents selon ses parties ! Les pétales, séchées, par exemple, peuvent être infusées dans de l’eau chaude ; mais, pilées, elles peuvent aussi très bien, avec un peu de tabac, se fumer dans une pipe, ou entre quelques feuilles ! J’ai d’ailleurs eu souvent l’occasion de faire les deux à la fois.


Ici, le professeur marqua un blanc. On eût pu penser qu’il allait narrer une anecdote, mais il n’en fit rien et reprit son explication.


- Le suc de Coquelicoke, en revanche, est utilisé à des fins très différentes. Si les pétales apaisent, le suc, en revanche, fait accélérer le rythme cardiaque : c’est un boost. ‘Faut donc bien maîtriser les quantités ! A petite dose, il relèvera le goût d’une soupe de citrouille, parfumera un cocktail. Mais en grande dose, eh bien, c’est pas la même limonade, ha ha ! Alors, suivez mon conseil : vérifiez toujours avant d’avaler quoi que ce soit ! Compris les mômes ?


Les élèves étaient un peu incrédules et atterrés, tous firent « oui » de la tête pour abréger le plus possible la situation.


- Enfin, l’exercice que je vais vous demander de faire sera simplissime. Nous avons ici quelques spécimens en pleine santé, et vous allez devoir faire appel à votre intuition… Et vos facultés de déductions ! Toi !


Il avait désigné Naomi. Pas du tout rassurée, elle le regarda avec appréhension.


- Je vais te demander tout simplement de t’approcher de ces fleurs délicates, et de les sentir. C’est tout, juste les sentir ! Les différences seront minimes, mais bien réelles… ! D’un échantillon l’autre, le suc est plus ou moins chargé de toxines. Un vrai consommateur doit savoir piffer le danger ! Eh oui, mademoiselle, votre baguette ne vous sauvera pas toujours, il vous faut aussi du flair ! Une trop grosse dose, et c’est l’hosto…


Sur ces paroles effarantes, il fit signe à Naomi de s’avancer. Cette dernière, suant à grosses gouttes, approcha lentement son nez pointu et délicat d’une première fleur, toute petite. Elle se pencha tout doucement, inspira légèrement… Et du sang coula à flots de ses narines, sur son menton et ses vêtements. Effrayée, elle se recula, bouscula ces camarades, et se mit à pleurer, sans qu’aucun bruit ne pût sortir de sa bouche. La classe était sous le choc. Pourrave se rapprocha de ses fleurs, les yeux ronds, puis une fois encore, se frappa la tête.


- Par la barbe de Marvin, suis-je con ! J’ai oublié de vous faire enfiler vos masques de protection !... Ah là là là là, je vous croyais toujours en cinquième année… Ils ont pris le réflexe, depuis le temps ! Désolé ma petite chérie, ajouta-il d’un air franchement contrit, à sniffer pur, c’est un coup dur… ça va, tu t’en remettras, pleure donc pas autant !


Naomi versait effectivement toujours des larmes de douleur. Kelly, furieuse, lui passa le bras autour des épaules pour la rapprocher d'elle, comme pour la protéger de l'incompétence du professeur. John était complètement pétrifié. Pourrave s'éclipsa quelques instants, et revint avec des masques en papier blanc pour chacun d'entre eux, et leur ordonna de s'emparer chacun d'une plante et de l'examiner. Apparemment, il considérait que la « démonstration » de Naomi était satisfaisante.


Sous son masque qui rendait sa respiration plus difficile, Kelly fit la moue en se saisissant de sa fleur. Elle observa longuement l'intérieur des pétales, et put voir que le suc qu'ils devaient étudier était en fait constitué d'une poudre blanche et brillante. Elle se figea. Elle l'avait déjà vu dans des films ou des documentaires. C'était de la cocaïne.


Un sentiment mêlant l'horreur et l'indignation la gagna sur-le-champ. Elle comprenait à présent le nom de cette fleur, « Coquelicoke ». Kelly regarda tout autour d'elle. A en juger par l'expression stupéfaite de ses condisciples, ils n'avaient pas tardé à se rendre compte de la même chose. Estomaqués, ils jetèrent tous un regard en arrière vers Pourrave, qui se balançait d'avant en arrière, les mains jointes dans le dos, imperturbable. Un doute affreux germa alors dans l'esprit de Kelly en se rappelant de quelque chose :


- Attendez, professeur… dit-elle d'un ton anxieux. Quand vous avez dit « la vraie vie, c’est la défonce... vous voulez dire qu’on va consommer pendant votre cours ?


- Ah non, quand même ! s’exclama le botaniste d’un ton scandalisé, comme si Kelly venait de l’insulter. Peut-être quand vous serez en septième année, mais là vous êtes trop jeunes. La plupart sert pour des préparations, une partie est pour la consommation, et le peu qu’il reste, je le revends.


Kelly, encore déroutée par l’incohérence des propos de Pourrave, ne réalisa pas tout de suite ce qu’il venait de révéler. Ce n’est qu’au bout de quelques secondes qu’elle comprit qu’il venait d’avouer en toute tranquillité qu’il était vendeur de drogue en parallèle.


- Vous… vous dealez ? s’étrangla-t-elle.


- Oui, pour arrondir mes fins de mois.


- Mais… mais… vous… vous êtes… balbutia Kelly, rouge de colère, s’apprêtant à lancer une insulte, sous le regard terrifié de ses voisins.


- Sous-payé ! s’écria Pourrave en levant le doigt d’un geste théâtral. Je suis bien d’accord avec toi, je suis sous-payé ! C’est un scandale, c’est l’éducation magique qui se meurt !


- Mais pourquoi vous n’allez pas plutôt en parler au directeur, plutôt que de compenser en vendant de la drogue ? risqua Martoni, qui semblait se montrer un peu lucide, pour une fois.


- Ah ben non hé, il me casserait la gueule ! répondit Pourrave d’un ton craintif, en se recroquevillant à vue d’œil.


Décontenancée, Kelly faillit laisser tomber son plant de Coquelicoke. Elle dut secouer la tête pour reprendre ses esprits et faire comme ses camarades : recueillir la poudre blanche, et séparer les particules qui brunissaient – celles qui, selon Pourrave, ne seraient bientôt plus bonnes. Le cours s’écoula, Gudrun poussa un cri grave, faisant sursauter ses voisins. Une longue fleur aux pétales rose sombre, sortie d'on ne sait où, venait de bondir sur son crâne. Elle était vivante : elle remuait ses racines et sa tête, ainsi que de longues feuilles qui semblaient tenir lieu de bras. Avec celles-ci, la fleur donna deux énormes gifles à Gudrun. Sonnée, la pauvre fille tomba à la renverse. Pire, l'étrange végétal resta collé à son visage, continuant de l'attaquer.


Les autres élèves n'eurent pas le temps de porter secours à Gudrun, car dans la seconde qui suivit, un intense fourmillement s'éleva derrière eux. Une véritable légion de fleurs semblables sautait d'une étagère de l'allée centrale et fonçait vers eux, trottant sur leurs racines leur tenant lieu de jambes qui s’agitaient dans tous les sens. Elles passèrent entre les jambes de Pourrave, qui était tout aussi stupéfait que ses élèves, et se jetèrent avec violence sur eux, les agressant de la même manière que Gudrun. Elles s’accrochaient à eux comme des sangsues, enserraient leurs membres avec force et les frappaient de leurs appendices. Les bruits de grouillement et de coups de fouets furent vite remplacés par des cris qui fusèrent des dix gorges, presque à l’unisson.


- Ah, flûte, ça m'est sorti de la tête ! s’exclama Pourrave, au milieu du tumulte. Ce sont des Gesses Bondisseuses. Elles deviennent complètement tarées quand elles respirent le parfum des Coquelicokes, et comme elles ont un odorat très développé, elles le sentent de très loin...


En entendant cela, Kelly faillit lui sauter dessus pour le gifler. Il n'était pas humain de commettre autant de bévues en si peu de temps ! A côté d'elle, Milosz fut attaqué par une Gesse qui lui arracha son masque, et une fraction de seconde plus tard, il se mit à saigner du nez à cause de sa fleur de Coquelicoke.


Voyant que les choses empiraient, Pourrave se décida enfin à intervenir. Il brandit sa baguette magique et s'écria :


- Ne vous en faites pas, j'ai la situation bien en main ! Euh… Flagadus Totalus !


Mais son sortilège n’eut aucun effet. Les Gesses continuèrent leur attaque.


- Ah, flûte, c’est pas la bonne formule ! Attendez, faut que je consulte mon manuel, j’en ai pour euh… pas longtemps !


A ces mots, il se précipita vers son bureau, en ouvrit les tiroirs. Il sortit un premier grimoire, le feuilleta rapidement : apparemment, il n’y trouva rien d’intéressant, puisqu’il le balança par-dessus son épaule avant d’en prendre un autre. La malheureuse Gudrun, qui était en train de se relever difficilement, reçut le livre en pleine figure et retomba, assommée. Kelly et ses camarades furent donc livrés à eux-mêmes, aux prises avec les Gesses Bondisseuses. Le cours tournait à la catastrophe pure et simple. A présent, certaines de ces maudites fleurs essayaient même de rentrer dans les bouches des malheureux écoliers. Les adolescents repoussèrent les Gesses comme ils le pouvaient mais les dizaines de fleurs affolées revenaient sans cesse à la charge... à ce rythme-là, ils allaient être déchiquetés par ces horreurs…


Soudain, un son ressemblant à un hautbois retentit, et les Gesses firent volte-face et s'immobilisèrent. Le professeur Pourrave dardait sa baguette magique vers les fleurs affolées. Apparemment, il avait enfin trouvé la formule adéquate. Il entama alors un curieux manège : il mima un pas de l'oie sur place, balançant son bras gauche au poing serré et montant les genoux jusqu'à la ceinture. Sous l’œil déconcerté des élèves, les Gesses Bondisseuses se précipitèrent pour se mettre en file indienne, et se déplacèrent en imitant la démarche de Pourrave. Elles passèrent devant lui les unes derrière les autres ; Pourrave fit de petits cercles dans les airs avec sa baguette, et les Gesses sautèrent se rempoter elles-mêmes sur l’étagère d’où elles étaient venues, redevenant complètement immobiles et inoffensives.


Puis, Pourrave rangea son bâton tortillé et contempla le groupe d'élèves qui offrait un spectacle pitoyable : presque tout le monde portait des marques de l'affrontement avec les Gesses Bondisseuses, avait les vêtements salis ou déchirés, et la dépression se lisait sur le visage de chacun d'entre eux. Les quelques fleurs de Coquelicoke qui n'étaient pas en lambeaux gisaient lamentablement par terre. Le professeur passa la main dans ses cheveux mi-longs, et, après un instant de réflexion, eut la bonté de mettre fin au désastre.


- Allez, le cours est terminé pour aujourd’hui ! Les plus en forme, emmenez vos petits camarades chez Madame Patatchaude.


Sur ce, il décrivit une nouvelle série de cercles avec sa baguette magique, et les fleurs de Coquelicoke filèrent elles aussi se ranger dans leurs pots.


Kelly était folle de rage. Comment ce guignol avait-il pu devenir professeur de botanique ? Martoni, toujours aussi servile malgré la débâcle qui s'était déroulée devant leurs yeux, prit de temps de faire un signe de la main au professeur pour le saluer en partant. John, se retournant une dernière fois, le vit assis, en train d’allumer une longue pipe… mais l'odeur qui en sortait n'était pas celle du tabac...


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