Les Premiers Chasseurs

Chapitre 3 : II Souvenirs au pied d'un arbre

4225 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 15/09/2021 16:44

CHAPITRE II : SOUVENIRS AU PIED D’UN ARBRE


Etienne Courneuf travaillait tard, comme souvent, surtout ces jours-ci. Il préparait une nouvelle réunion avec les autres hauts dignitaires du monde magique. Pour le moment, les choses évoluaient plus ou moins comme il l’escomptait. Il savait lesquels étaient déjà gagnés à sa cause, même s’ils ne le disaient pas ouvertement, lesquels y étaient encore opposés, certains farouchement, et ceux qui oscillaient entre les deux positions. Certains resteraient neutres, mais accepteraient la décision. À d’autres, il faudrait peut-être l’imposer.

Quel que soit leur bord, il les comprenait. Ce n’était pas une décision à prendre à la légère, elle allait profondément changer la vie des peuples magiques à travers le monde pour des siècles, voire pour toujours. Alors même qu’il était un des ministres supportant ce projet, il ne lui plaisait pas. Il avait toujours été un défenseur de la bonne entente entre Moldus et Sorciers. Il savait qu’il allait perdre plusieurs amis si le Secret Magique était promulgué.

Mais il n’avait pas le choix. Trop de vies en dépendaient, des deux côtés.

Odon Marchas frappa à la porte et entra quand le ministre l’y invita. Il tenait deux rouleaux de parchemin à la main.

— Ces lettres viennent d’arriver pour vous monsieur, dit-il. Je n’ai pas pu ouvrir l’une d’elles, cela ne doit être que pour vous. L’autre vient d’un de nos citoyens vivant dans un village appelé Sainte-Cécile-les-Bois, il rapporte à votre attention une attaque de sorciers ayant fait plusieurs morts et des disparitions.

— Merci maître Marchas.

Etienne Courneuf lut la lettre venant de Sainte-Cécile-les-Bois dans un premier temps. Il soupira de lassitude. C’était ce genre d’évènement qu’il redoutait depuis longtemps. Des sorciers s’en prenaient aux moldus par revanche à cause des agissements de l’Inquisition. Comme quoi, depuis toujours, les actes de quelques imbéciles ternissent l’image de toute une population.

Il se saisit de la seconde missive et la descella d’un coup de baguette. Odon vit les sourcils du ministre se froncer au cours de sa lecture. Quoi que cela puisse être, ce n’était pas de meilleures nouvelles que la première.

— Maître Marchas, pouvez-vous m’indiquer le village de Galy-sur-Ruis sur la carte, je vous prie ? demanda-t-il.

L’archiviste s’approcha de la carte du Royaume de France accrochée sur un mur du bureau, sa baguette allumée pour mieux voir. Il chercha quelques instants et finit par indiquer un point dans l’est du pays.

— Bien, et maintenant Sainte-Cécile-les-Bois, continua Courneuf.

L’ayant déjà repéré en cherchant le précédent village, Odon se contenta de faire glisser son doigt de quelques centimètres.

— C’est ici monsieur.

— Merci, j’aurais besoin de quoi écrire, je vous prie.

Odon lui fournit du parchemin et lui proposa sa propre plume. Le ministre écrivit quelques lignes, se relit, puis roula la lettre et la scella. Il la tendit à l’archiviste.

— Pouvez-vous la faire partir s’il vous plaît ? Et je pense que nous devrions tous rentrer chez nous ensuite. Il serait bon de prendre un peu de repos.

 

Le matin s’illuminait à peine quand le hululement d’un oiseau réveilla Philippe. Un hibou grand-duc se tenait juché sur le dossier de la chaise en bois, un rouleau de parchemin accroché à sa patte.

— Il a répondu prestement, pensa-t-il.

Il savait qu’une réponse rapide était rarement signe de bonne nouvelle. Il se redressa et décrocha la lettre pour permettre au volatile de repartir. Il se passa un peu d’eau sur le visage avant de se lancer dans la lecture.


Monsieur le comte,

Je suis peiné d’apprendre le malheur touchant la famille Firminins. Je vais faire en sorte que la jeune Yseult reçoive toute l’aide dont elle pourrait avoir besoin.

Ceci étant, autre chose doit retenir votre attention immédiatement : un drame s’est déroulé dans un autre village, Sainte-Cécile-les-Bois, situé non loin de celui dans lequel vous vous trouvez. Cette fois-ci, ce sont des moldus qui ont été pris pour cible. Je manque d’information claire, il semble qu’il y ait des morts et des gens enlevés.

Allez voir de quoi il retourne, je vous prie, c’est votre priorité absolue.



Étienne Courneuf

Ministre de la Magie


Philippe rassembla ses quelques affaires et descendit prendre un petit-déjeuner avant de se remettre en route. En allant chercher son cheval à l’écurie, il demanda au palefrenier la direction du village de Sainte-Cécile-les-Bois.

Il se disait qu’il aurait été plus pratique de transplaner, surtout que cela avait l’air urgent à la lecture de la lettre du ministre, mais n’y étant jamais allé, il ne pouvait s’y rendre que de manière classique. Cela ne le gênait aucunement, il aimait chevaucher.

Il s’arrêta à plusieurs reprises pour demander son chemin et en profita pour acheter une miche de pain et du fromage. Il mangea son déjeuner en faisant une pause au pied d’un arbre, près d’un ruisseau d’eau limpide où son fidèle compagnon put s’abreuver et paître.

Cette journée de janvier était froide, mais le temps était clair. Philippe d’Estremer regardait les quelques nuages paisibles qui passaient au-dessus de lui. Il laissa vagabonder ses pensées avec eux.

Il se souvenait de l’été de ses douze ans, il était revenu après avoir passé une première année à l’Académie de Magie Beauxbâtons. Son père, bien que moldu, avait tenu à lui faire un cadeau purement magique pour le récompenser de ses bons résultats. Il lui avait offert un magnifique balai qu’il s’était empressé d’essayer.

Le ciel était tout aussi clair ce jour-là, et il faisait chaud. Il s’était envolé droit vers les nuages sous les yeux admiratifs de son père et ceux légèrement inquiets de sa mère.

Lorsqu’il était redescendu sur la terre ferme, il avait de nouveau remercié chaleureusement son père.

Quelques semaines plus tard, alors qu’il se préparait à repartir pour Beauxbâtons, il avait entendu un homme hausser la voix. Il avait remonté la source de la dispute jusqu’au bureau de son père. Ce n’était pas lui qui s’emportait, il était demeuré d’un calme olympien devant son visiteur qui grondait, faisant de grands gestes dans le vide, d’après ce que Philippe avait vu par le trou de la serrure. Ce furent les mots plus que les gestes qui furent importants ce jour-là.

— Vous savez que je pourrais en référer à monseigneur l’évêque si vous ne revenez pas à la raison ? avait prévenu le visiteur.

— Je ne pourrais pas vous en empêcher mon père, avait répondu le comte d’Estremer.

— Il est encore temps, monsieur le comte. Confiez-moi votre fils, je ferai venir un exorciste et il deviendra un bon chrétien, marchant dans la lumière de Dieu.

— Mon fils a été baptisé par votre prédécesseur, et il a foi en notre Seigneur. Il n’est pas un suppôt de Satan comme vous avez l’air de la croire. C’est juste un enfant qui possède certains dons qu’il doit apprendre à maîtriser.

— Des dons ! Vous appelez ça des dons ! C’est la marque du malin ! Et vous l’encouragez sur cette voie en l’envoyant dans cette école de magie noire !

— De ce que j’ai vu et en sais, les professeurs de cette académie exècrent la magie noire.

— C’est ce qu’ils prétendent, mais je peux vous assurer que quand l’Inquisition mettra la main sur eux, ils avoueront leur adoration pour le diable !

— Des aveux acquis sous la torture… On avoue n’importe quoi sous cette méthode, juste pour que ça s’arrête. L’Église n’a pas encore compris ça ?

— Blasphème ! Je vous ferai excommunier ! Vous et votre famille hérétique ! Et vous brûlerez sur le bûcher !

À ce moment, Philippe avait deviné son père se lever.

— Ne menacez plus jamais ma famille, avait prévenu le comte en détachant chaque mot. Sortez, et que je ne vous revois plus.

Philippe s’était écarté rapidement de la porte pour aller se cacher derrière l’angle d’un couloir. Le prêtre était sorti, l’air furieux. Il s’était retourné une dernière fois vers le comte.

— Dieu voit tout, monsieur le comte ! Jusqu’à l’âme noire marquée par Lucifer de votre fils ! la ruine va s’abattre sur vos terres et votre maison !

Le curé avait tourné les talons pour quitter la demeure. Philippe avait choisi ce moment pour sortir de sa cachette. Il s’était approché silencieusement de la porte du bureau de son père.

— Philippe, avait appelé le comte en le remarquant. Approchez, mon fils.

— Je vous crée des ennuis avec l’Église, père ? avait-il demandé en s’approchant.

— Vous n’avez créé d’ennuis à personne. C’est l’Église qui se crée des ennemis, mais cela n’est pas nouveau, à dire vrai. Vous n’êtes en rien responsable.

— Si cela peut vous soulager, je peux ne pas retourner à l’académie…

— Il est absolument hors de question que vous n’y retourniez pas. Vous aimez cette école, n’est-ce pas ?

— Oui père.

— Alors il n’y a rien de plus à dire.

Le comte s’était levé et avait posé les mains sur les épaules de son fils. Il avait eu ce sourire chaleureux que Philippe garderait toujours en mémoire.

— Quoi que dise l’Église ou ce prêtre, je sais que vous deviendrez un grand homme et un grand sorcier. Et Dieu le sait aussi.

— Mais l’Église n’est-elle pas la messagère de Dieu ?

— Je crois que cela fait longtemps qu’elle n’entend plus la voix du Seigneur et s’est écartée de sa volonté. Mais s’il s’avérait que l’Église ait raison, alors ce serait que Dieu ne mérite pas notre dévotion. Et peut-être bien qu’il n’exis… Ne pensez plus à cela, mon fils. Allez préparer vos affaires.

— Mais ce prêtre va…

— Je me charge de lui, soyez rassuré.

Le prêtre ne mit pas ses menaces à exécution, à la grande surprise de Philippe. Quand il le croisait, il ne fit plus jamais allusion à la nature de sorcier du jeune homme. Il ne sut que plusieurs années plus tard, après la mort de son père, ce que ce dernier avait fait pour protéger sa famille. Il en avait référé au directeur de Beauxbâtons qui avait informé le ministre. Un agent du Ministère avait rendu visite au prêtre et avait modifié sa mémoire.

Les quelques personnes au courant de la particularité de Philippe gardèrent le secret, ne souhaitant pas que l’Inquisition s’en prenne au futur comte.

Les évènements actuels, avec la promulgation vraisemblable du Secret Magique, rappelaient à Philippe cette époque. Il ne s’en rendait pas compte alors, mais c’était à cause d’individus tels que ce prêtre que le Monde Magique s’apprêtait à se terrer dans l’anonymat. Pour lui, cela ne changerait pas grand-chose, sa vie serait toujours partagée entre les deux mondes. Il resterait un sorcier et aimait l’idée d’être utile à la communauté magique. Et il demeurerait le comte d’Estremer, il se devait à ses gens, pour les protéger et les administrer.

Pour le moment, il avait une mission à remplir que lui avait confiée le ministre Étienne Courneuf : protéger les Moldus de certains sorciers visiblement désireux de se venger d’eux. Se venger des persécutions subies, et également de la frustration de devoir se cacher alors qu’ils avaient le droit naturel de vivre au grand jour. Philippe partageait cette conviction, mais il estimait qu’il ne fallait pas pour autant s’en prendre aux Moldus dont la grande majorité laissait les Sorciers vivre tranquille.

Ce fut pour ainsi dire son cheval qui lui rappela qu’il devait se remettre en route en venant le voir.

Il n’avait pas atteint le village de Sainte-Cécile-les-Bois quand la nuit tomba lourdement sur la campagne, trouvant une de ces auberges de voyage comme il en pullulait sur les routes à intervalle plus ou moins régulier, il s’y arrêta. Comme souvent pour ce genre d’établissement, il se composait d’une cour fermée par d’assez hauts murs dont l’un fusionnait avec le bâtiment principal.

À part à l’aubergiste et à la jeune fille qui lui servit son repas pour la remercier, il ne parla à personne. D’ailleurs, il lui sembla être le seul client ce soir-là, c’était assez inhabituel dans cette région. Il alla se coucher aussitôt après avoir fini de manger. Le lendemain, au moment de prendre son petit-déjeuner, il demanda quelques provisions pour la route à faire mettre dans ses fontes[1].

Il demanda son chemin à l’aubergiste tout en réglant sa note. Ce dernier parut se renfrogner à l’idée d’évoquer ce lieu, mais répondit à la question.

— Sainte-Cécile-les-Bois ? Vous n’êtes plus très loin. Vous prenez la route vers l’est, après deux collines vous allez tomber sur une petite rivière avec un bois de l’autre côté. Vous verrez le village sur votre gauche, monsieur. Vous devriez y être dans une heure sans forcer votre monture.

— Merci. Si vous êtes si près de ce village, vous savez sûrement quelque chose sur les derniers évènements qui s’y sont déroulés.

Philippe savait d’expérience qu’il y avait deux professions à qui il fallait s’adresser pour avoir des renseignements fiables : les aubergistes et les colporteurs. Personne ne faisait attention à ce qu’il disait une fois attablé, malgré les efforts de certains pour ne pas écouter les conversations de leurs clients, les aubergistes attrapaient toujours quelques informations à la volée. De même, les colporteurs allant de village en village, les habitants ne faisaient souvent pas grand cas de leur présence et parlaient sans détour à portée de leurs oreilles.

Quand ils ne leur parlaient pas directement.

— C’est pour ça que vous venez ? Je ne vois pas ce que vous pourriez y faire. Le village est maudit maintenant, marqué par la magie noire. Les voyageurs l’évitent comme si la peste s’y était déclarée et les habitants s’en vont petit à petit, espérant que la malédiction ne les suive pas. Et moi je vais sûrement devoir fermer boutique aussi. Vous avez été mon seul client de la semaine…

— Je vois… Le village a été attaqué ?

— C’était un lieu paisible. Il y avait bien une famille de sorciers, enfin à ce qu’il paraît, car ils étaient plutôt discrets et appréciés par les autres villageois, bien qu’un peu bizarre à ce qu’il parait.

— Bizarre ?

— Pour des sorciers, je veux dire. Ce n’étaient pas des fermiers ou des marchands, on ne sait pas de quoi ils vivaient. Les adultes de cette famille partaient loin et ne revenaient qu’au bout de quelques mois, parfois plus, pour affaire, je suppose.

— Vous pensez que ce sont eux qui sont responsables de l’attaque ?

— Je ne vois pas qui d’autre. La question ce serait plutôt pourquoi ? D’un coup comme ça… Un villageois a peut-être fait quelque chose qui leur a déplu et ils sont devenus fous… Je ne sais pas. Certains disent qu’ils ont disparu après ça. Je n’en sais pas plus.

Philippe d’Estremer chevaucha dans la direction donnée par l’aubergiste. Les indications s’avérèrent exactes, le village lui apparut au détour d’un chemin en débouchant après une colline, au même moment où il découvrit une paisible rivière.

Le village formait une tache grise coincée entre l’eau sombre qui revoyait quelques éclats du pâle soleil de janvier, et le bois ombrageux qui l’enserrait de comme s’il voulait le plaquer contre le courant d’eau.

Ce qui interpella le plus le comte fut que de la fumée ne s’échappait que de quelques cheminées. Ce fut d’ailleurs la principale raison pour laquelle il ne remarqua pas immédiatement la maison perdue au milieu des bois, à environ une lieue[2] et demie du village. Celle-ci était presque entièrement cachée par les frondaisons, il n’en devinait que le toit et la cheminée de pierres grises. Elle paraissait pourtant de bonne taille.

Personne ne gardait le pont menant au village. En y entrant, Philippe ressentit toute la lourdeur de l’atmosphère. Il lui était impossible de définir exactement ce qu’il ressentait. Ses sens étaient en alerte, éveillés par la suspicion ambiante. Il n’avait vu personne pour le moment ni entendu les enfants jouer, et pourtant, il se sentait épié.

Il mit pied à terre près du puits trônant au centre de la place où se dressait aussi une petite église. D’un geste discret, en faisant mine de regarder sa selle, il vérifia la présence de ses armes : sa rapière, sa dague et sa baguette. Il se tourna, regardant de tous les côtés, cherchant quelqu’un, n’importe qui. Il se sentait toujours surveillé.

— Y a-t-il quelqu’un ? appela-t-il. Je cherche Sainte-Cécile-les-Bois, est-ce ici ?

L’évocation du nom du village sembla le réveiller. Des quelques masures qui encerclaient la place, plusieurs individus sortirent, l’air fatigué et farouche, certains armés de gourdins ou de fourches. Philippe leva les mains en l’air en signe de paix.

— Je ne veux de mal à personne, je voudrais juste savoir et comprendre ce qu’il s’est passé ici.

Les villageois continuaient de s’approcher sans rien dire, menaçants. Philippe se tenait prêt à sortir sa baguette pour briser le cercle des assaillants à la première attaque. Son cheval s’ébrouait nerveusement derrière lui.

— Laissez cet homme tranquille ! lança une voix depuis le parvis de l’église.

Les paysans s’en retournèrent sans chercher à discuter. Le comte se tourna vers l’homme qui était intervenu, c’était le prêtre du village. N’attachant pas son cheval, au cas où il devrait fuir au plus vite, Philippe s’approcha de l’ecclésiastique.

— Merci mon père, je commençais à me demander comment la situation allait tourner, dit-il.

— Vous devriez quitter ce village et ne plus y revenir, monsieur, conseilla le prêtre sans autre salutation.

— Je suis le comte Philippe d’Estremer, j’ai pour mission d’enquêter sur les évènements qui ont marqué ce village. Je suis bien à Sainte-Cécile-les-Bois, n’est-ce pas ?

— Disons plutôt ce qu’il en reste. Je suis le père Mathérius, le curé de cette paroisse. Suivez-moi, monsieur le comte. Nous serons plus à l’aise pour parler dans la sacristie.

Philippe sentait que le prêtre soustraire à la vue des villageois que se protéger du froid hivernal. Il le suivit sans faire de commentaire. Une fois assis autour d’une table et d’un gobelet de vin chaud, le père Mathérius invita Philippe à poser ses questions.

— Je n’ai eu vent que de rumeurs, pouvez-vous me narrer ce qu’il s’est passé en ce lieu ?

Le prêtre avala lentement une gorgée du chaud breuvage avant de répondre.

— Je vais essayer d’être le plus clair possible, mes souvenirs de ce jour sont flous. C’était il y a une semaine, une journée comme les autres dans ce village isolé. Et alors que l’après-midi touchait à sa fin, un fracas de tous les diables nous parvint depuis les bois. Bien sûr, aucun villageois ne s’y aventura.

— Pourquoi ?

— Vous ne connaissez pas cette région, n’est-ce pas ?

— Effectivement.

— Ces bois sont à la fois une bénédiction et une malédiction. Des créatures étranges et surnaturelles y vivent. Ils apportent, ou plutôt apportaient beaucoup au village, mais il est dangereux de s’y aventurer.

— J’y ai pourtant deviné une habitation.

— Oui, j’y viens, car l’origine de nos malheurs provenait de là-bas. Les bruits s’intensifiaient, terribles, comme si tous les démons de l’Enfer se battaient entre les arbres. Car oui, c’était une bataille. À mesure qu’elle se rapprochait du village, on pouvait deviner une multitude d’éclairs illuminer l’ombre des arbres. Il y en avait de toutes les couleurs, des verts, des rouges… Et soudain, ce fut le silence.

Le père Mathérius but une nouvelle rasade de vin.

— Vous savez, ce silence plus inquiétant encore que la cacophonie des combats, que le grondement d’une charge de cavalerie ou le tonnerre d’une canonnade, ce silence qui tombe d’un coup, comme une chape de plomb. Le bruit m’avait attiré hors de l’église, le silence m’y renvoya aussi sec. Je me suis enfermé, me réfugiant dans le calme léger de ce lieu pour fuir la pesanteur silencieuse de l’extérieur. Et quand de nouveau le bruit reprit, plus proche, je me suis caché derrière l’autel et j’ai prié, essayant de ne pas entendre les cris. Ce fut un vrai massacre, une vingtaine de villageois furent tués, et une quinzaine ont été enlevés. J’ai enterré les derniers ce matin.

Philippe laissa quelques secondes passer avant de poser une nouvelle question :

— Vous ne m’avez pas parlé de cette maison dans les bois. Vous disiez que les combats venaient de là-bas ?

— En effet. Depuis plusieurs générations, une famille de sorciers vit au cœur de ces bois.

— Vous n’avez pas prévenu l’Inquisition ?

— Pourquoi l’aurais-je fait ? Ils n’ont jamais causé de problème, au contraire, ils sont toujours prêts à aider les villageois. Eux seuls peuvent récupérer certaines ressources dans cette forêt. C’est ce que j’entendais par bénédiction. Nous avons eu une épidémie il y a deux hivers, ils nous ont fourni une potion qui a sauvé le village. Alors certes, ce sont des sorciers, pas de bons chrétiens, mais ce ne sont pas des démons ou des maudits. Un peu comme vous.

— Vous aviez deviné ? s’étonna Philippe.

— Vous avez un bel étui à baguette à votre ceinture, indiqua le père Mathérius.

— J’ai rencontré peu d’ecclésiastiques aussi ouverts que vous concernant sur les Sorciers.

— Je m’en doute. Pour en revenir à cette famille, depuis ce jour funeste, on n’en a pas revu un seul membre. Personne ne veut s’aventurer dans la forêt. Je pense que c’était eux la cible de cette attaque et qu’ils ont tous été décimés. Depuis, le village se vide de ses derniers habitants petit à petit. Moi-même je compte m’en aller, une fois qu’il n’y aura plus personne.

— Que pouvez-vous me dire d’autre sur cette famille sorcière ? Quel est leur nom ? Combien étaient-ils ?

— La famille Corvus, je dirais sept ou huit adultes au gré des allés et venus, et une dizaine d’enfants. Ils n’étaient pas tous sorciers d’ailleurs, un des fils avait épousé une fille du village. Et une des sorcières est revenue de voyage au bout de dix ans avec deux enfants moldus, comme vous dîtes, elle avait épousé un veuf durant son absence, à sa mort, elle est revenue avec les deux fils de celui-ci.

— Ils voyageaient beaucoup ?

— Oui, parfois des années, pour affaires, je n’ai jamais su lesquelles. Ils cultivaient l’art du combat. Donc, ceux qui les ont tués doivent être très forts.

— Rien d’autre ?

— Non, à part que les Corvus étaient là depuis tellement longtemps qu’ils ont donné leur nom à cette forêt : le bois aux Corbeaux.


[1] Sacoches attenantes à la selle du cheval.

[2] Ancienne unité de mesure. Entre 1674 et 1793, une lieue valait 2000 toises, soit 3,898 km.


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