Le Masque des Métamorphoses

Chapitre 13 : Le sorcier contre attaque

Chapitre final

5037 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/03/2021 09:31

Quelques jours après, alors qu’il attendait des nouvelles d’Henri tout en se faisant discret, Martin décida de s’aérer l’esprit et assista au match de Quidditch organisé par les jeunes de Mesnil-Terre-Verte. En ce début de vacances scolaires, les derniers rayons de l’automne ondulaient sur les flaques stagnantes des fondrières. Au-dessus d’un marécage, cerné par des tilleuls et des peupliers, les joueurs avaient enfourché leurs balais et virevoltaient dans tous les sens, rivalisant de pirouettes et d’acrobaties. Le terrain n’était pas réglementaire, il fallait éviter de raser le sol au risque de se retrouver sous quarante centimètres de gadoue, ou perché comme un épouvantail entre les branches des arbres qui avaient déjà perdu leurs feuilles.

—   Ça amortira les chocs, avait dit un grand gaillard de quatorze ans pour impressionner un groupe de filles venu s’entrainer en vue de leur concours de gymnastique aérienne.

D’anciennes croix, des tombes depuis longtemps oubliées, émergeaient comme des champignons à l’extrémité du terrain. Il n’y avait dessus plus aucune épitaphe, plus aucune gravure, plus rien pour préciser depuis quand elles se trouvaient là, ni qui elles abritaient. Des sorciers, des Moldus peut-être, les pierres étaient trop érodées, meurtries par le passage du temps, pour se laisser deviner. 

Comme les joueurs étaient un nombre impair, une des deux équipes opta pour une formation avec quatre poursuiveurs. Ils mirent ensemble les deux plus jeunes, à peine dix ans, tandis que pour équilibrer, l’équipe adverse se vit attribuer le garçon que l’on disait le plus fort. A son grand dam, la vedette lui fut volée par une jeune fille qui maniait la batte avec un certain talent, envoyant les cognards au gré de sa volonté. Deux gamins se battaient le souaffle à coup d’épaule quand la boule de métal, propulsée tel un boulet de canon, déchira le ciel et percuta les côtes du joueur adverse. Surpris par la violence du choc, il lâcha sa balle avant de s’écraser au sol. L’autre, le cuir en main, se retrouva seul face au gardien qui protégeait trois arceaux rapidement fixés à inégale hauteur sur la cime des arbres.

Le gardien était à l’évidence bien placé, mais ce fut sans compter le second cognard, envoyé d’une main de maître, qui vint lui briser les poignets de plein fouet, alors que la batte de son propre batteur, essayant de dévier le boulet en furie, frappa le pauvre goal dans les coudes.

—   10-0, cria un joueur.

Le goal essayait de se remettre de ses émotions, faisant croire qu’il n’avait rien senti, gueulant sur ses coéquipiers pour les motiver. Il avait le bras en feu et la frustration au cœur. La jeune batteuse créait à elle seule la différence. En face, l’un des poursuiveurs tentait tant bien que mal de maintenir son équipe à flot, rendant coup pour coup, jusqu’à faire tomber volontairement les plus petits pour les précipiter dans la boue. Mais pour chaque souaffle en sa possession, il devait s’attendre à ce que la foudre s’abatte sur lui. Au final, l’équipe des plus jeunes, censée être la plus faible, prit rapidement le large en même temps qu’elle mouchait la fierté de l’équipe adverse. Ils s’étaient vus gagner le match avant d’avoir commencé.

L’esprit restait bon enfant, chacun n’hésitant pas à percuter les autres généreusement. Une seule couleur dominait le terrain, celle de la boue, alors que le soleil descendait bas dans le ciel, laissant un vent froid et glacé prendre le relais. L’hiver était pour bientôt.

L’un des attrapeurs discutait avec une bande d’amis venue l’encourager. Il faisait le zouave sur son balai, ne prenant même pas la peine de rechercher le vif d’or qui avait dû se perdre depuis longtemps.

Martin, absorbé par le match, le recherchait à sa place. Ce dernier avait pris son envol et traçait sa route, malheureusement, personne ne savait où. Il n’aperçut pas le petit éclair jaune, non, par contre, il vit un point noir dans le ciel, ce qui attira son attention. Le point grossissait petit à petit, fonçant en piquet vers le sol. Il put distinguer un oiseau, certainement un rapace. Une buse qui chasse ? L’oiseau descendait à toute vitesse, les ailes repliées contre ses flans, fendant l’air plus vite que n’importe quelle rafale de vent.

« Un faucon pèlerin ! », s’inquiéta l’inspecteur.

En effet, le faucon était un rapace très rarement utilisé par les sorciers, il demandait une attention particulière et un long dressage. Le ministère de la Magie avait cependant en réserve quelques oiseaux de cette espèce. Ils étaient entrainés à intercepter les hiboux et les chouettes, mais aussi à transporter des messages urgents aux équipes éparpillées aux quatre coins du pays, une mesure prise de longue date qui devait permettre aux agents de communiquer rapidement en cas de catastrophe.

Comme une balle, l’oiseau faucha les pyramides des gymnastes qui tentaient de faire une figure en miroir. Touchés en plein centre, on les vit s’écrouler derrière les arbres. Le rapace déploya ses ailes à une dizaine de mètres de l’inspecteur et se tint en vol stationnaire. Il piaffait, agité, remuant en tous sens. Martin eut du mal à le calmer, d’autant que l’oiseau, apeuré, reprenait de la hauteur à chaque fois que l’inspecteur tendait le bras pour lui servir de perchoir. Il y avait pourtant une missive enroulée à sa patte gauche. L’inspecteur sortit quelques graines d’habitude réservées aux hiboux et aux chouettes, s’assura que son avant-bras était recouvert par sa cape, puis détendit le coude en présentant la nourriture à l’oiseau. Ce dernier, affamé, se posa sur son poignet en enfonçant ses serres pour asséner des coups de bec dans la main. Martin dut prendre sur lui pour se saisir du message sans crier. Une fois la chose faite, il laissa tomber les graines et l’oiseau sauta à terre pour récupérer son dû.

Le message était simple : Urgence. Attaque au Département des Affaires de Criminalités Magiques. Sollicitons votre aide.

D’un tour de cape, Martin transplana.

—   On s’occupe d’abord des survivants ! hurla une voix, au moment où Martin se matérialisait.

Il avait posé pied dans un no man’s land. Un ouragan avait soufflé le hall d’entrée du Ministère. La verrière, éclatée en confettis, laissait de grandes bouffées d’air gelé s’engouffrer en sifflant. Une poutre de métal reposait en biais entre le sol et le plafond. Elle avait encastré une des colonnes de pierre qui supportait la voûte d’une corniche, comme l’assaut destructeur d’un bélier de siège contre un pont-levis, emportant un pan du mur et du plafond dans sa chute. La poussière soulevée par l’éboulement obstruait encore la lumière ; l’air était étouffant, irrespirable. Des sorciers accouraient, affolés, surgissant des quatre coins de la fourmilière. Une statue, la jambe brisée, sautillait à cloche-pied autour de Martin.

—   Vous n’auriez pas vu ma jambe, demanda-t-elle en trébuchant ?

—   Plus tard, coupa l’inspecteur.

Quelques tableaux étaient décrochés de leur support, les portraits avaient fui en toute hâte, et des missives, complètement désorientées, volaient n’importe comment, jusqu’à s’écraser ici et là dans tout ce qu’elles croisaient. Martin s’essuya la figure avec la manche de son manteau. Il n’en croyait pas ses yeux, dérouté dans ce grabuge. Assis sur un muret de pierre, l’inspecteur Bredole était pris en charge par des membres d’une équipe de soins. Martin fonça vers lui. Il s’arrêta horrifié. Bredole avait perdu un bras.

—   On s’est fait attaquer, balbutiait-il en boucle, en plein Ministère, on s’est fait attaquer…

—   Qui vous a attaqué ? demanda Martin, ce qui fit sursauter Bredole.

—   Tiens, vous êtes là vous ? dit-il confus. En plein Ministère…, répéta-t-il.

—   Qui vous a attaqué ? insista Martin.

—   A votre avis, rétorqua l’autre, il n’y a qu’un fou pour oser faire ça.

—   Vous voulez dire Ovide ?

—   Un fou je vous dis, un fou !

Martin fit un pas en arrière pour avoir une vue plus large de la situation, mais il trébucha sur un obstacle mou, allongé entre deux pierres. C’était un corps. Il le retourna, et reconnut l’homme aux crocs.

—   Je suis désolé Bredole, dit-il affolé.

L’autre ne broncha pas.

—   Où est le Ministre ?

—   Le Premier Ministre ? Il est en sécurité.

—   Je parle de Suspis.

—   Disparu, bredouilla Bredole qui avait du mal à reprendre ses esprits.

—   Disparu ?

Bredole était confus.

—   Secouez-vous Bredole, s’énerva Martin, disparu, quand, comment ?

—   Vous ne voyez pas qu’on me soigne, s’irrita l’autre.

Il souffla longuement et prit sur lui pour rester digne devant ses hommes.

—   C’était une mauvaise idée, continua-t-il, je lui avais dit… J’étais avec lui, on venait d’arriver. On traversait le hall quand une explosion nous a éjecté. Je me suis retourné... j’ai à peine eu le temps de sauter pour esquiver une boule de feu. Mon bras y est passé. Elle a emporté les gardes du ministre. Ils se sont évaporés, désintégrés, comme ça, pouf.

Il claqua des doigts avec sa main valide.

—   Je n’avais jamais vu ça.

Il grimaça de douleur sous son masque de plâtre.

—   Le projectile a percuté le mur du fond, il y a eu une onde de choc dévastatrice. Le bâtiment a tremblé. Le ministre était par terre, il essayait de se protéger des éboulis. Un homme a surgi devant lui. Je n’ai pas pu voir son visage, il avait une capuche sur la tête, mais Suspis avait l’air de le connaitre. L’autre l’a désarmé, il l’a immobilisé, puis il l’a emporté. Un de mes gars a bien essayé de les arrêter, mais il a été tué. Une espèce de fumée noire a recouvert la pièce, de la poudre d’escampette. Je n’avais plus ma baguette, je crois que j’ai reçu une pierre sur la tête, car je me suis évanoui.

Trois corps sans vie étaient allongés en ligne. Des sorciers commençaient à les transporter à l’extérieur. A deux pas de Martin, la paume en l’air, une main crispée émergeait d’un monticule de gravas, comme si elle essayait de retenir les blocs qui l’écrasaient. Deux elfes déblayaient les pierres une par une.

—   C’est vous qui m’avez envoyé le piaf ? se renseigna-t-il.

—   Piaf, quel piaf ?

Un sorcier arriva à hauteur des Aurors. Il tenait par la hanche une femme, le visage en sang ; son lobe se détachait de l’oreille. Elle croisa rapidement le regard de Martin, il crut y voir une lueur de désespoir, mais elle perdit connaissance, pesant de tout son poids sur l’homme qui dut la soulever à l’aide d’un sortilège. D’un coup de baguette magique l’inspecteur chassa la poussière qui recouvrait son visage.

« Floti ! »

La peau retrouva sa couleur d’origine, livide, la femme avait un teint cadavérique. L’inspecteur reconnut une employée de l’accueil. Elle fut transportée à l’extérieur pour être prise en charge. L’attaque avait été si soudaine, si violente, imprévisible.

« Comment est-ce possible ? se demanda Martin à voix haute. Comment un sorcier seul peut attaquer tout un bâtiment rempli d’Aurors ? »

—   Je sais comment c’est possible ! s’exclama quelqu’un.

Martin se retourna. C’était Sarah.

—   Sarah, vous n’avez rien ? s’inquiéta Martin. Que faites-vous là ?

—   Non, j’étais dans les étages quand j’ai entendu l’explosion au loin.

—   Que savez-vous ?

—   Je ne sais pas si cela a un rapport…

—   Quoi ? Ce n’est pas le moment de mettre du suspens !

—   Ce matin, quand je suis arrivée, il y avait une nouvelle statue dans l’entrée, une sculpture de bronze un peu glauque. Elle représentait une faucheuse qui tenait un miroir entre ses deux mains. Il y avait un loup allongé à ses pieds, et un oiseau perché sur sa faux, accolée à l’épaule. C’était très particulier, mais finement sculpté avec beaucoup de détails. Margaux, de l’accueil, était mécontente, elle fulminait après le livreur car elle n’attendait pas de livraison. Mais le livreur a insisté en disant que c’était une commande pour le Ministère. Il l’a donc laissée dans le hall et il est parti. Personne n’a osé y toucher. Je m’apprêtais à rentrer chez moi quand j’ai entendu la détonation, tous les murs se sont mis à vibrer. J’ai cru à un tremblement de terre. Quand ça s’est arrêté, je suis sortie du bureau en courant. La porte qui donne accès au hall était bouchée, on n’y voyait plus rien, on entendait juste crier. J’ai fait le tour par le petit couloir pour rejoindre le hall. Là, je suis tombée sur le commissaire Bredole. Il n’était pas beau à voir, il lui manquait un bras. Il était en train de se relever. Il a commencé à donner ses ordres. J’ai aidé comme j’ai pu pour les premiers soins. Puis vous êtes arrivé ; assez rapidement finalement.

—   C’est vous le faucon ?

—   Le faucon ! Quel faucon ?

—   Laissez tomber. Et ensuite ?

—   Eh bien là, juste là, regardez, là où la statue était posée, il n’y a plus rien.

—   Vous voulez dire que…

—   Qu’il y avait un homme dans cette statue, et qu’il a attendu que le ministre passe devant lui pour l’attaquer. J’ai entendu Cléoganne dire à Bredole qu’il avait vu la statue bouger quand Suspis est passé à côté d’elle. Je sais que ça n’a rien d’exceptionnel, mais franchement…

—   Non Sarah, vous avez raison…

—   INSPECTEUR, cria quelqu’un, INSPECTEUR, venez voir !

Martin chercha l’origine de l’appel.

—   INSPECTEUR, PAR ICI !

Il leva la tête, c’était un portrait.

—   Venez voir, suivez-moi !

La silhouette sortit de son cadre. Ils la retrouvèrent un peu plus loin dans un tableau encore accroché au mur.

—   Là-bas ! dit-il en désignant une niche. Il y a un petit tableau, un portrait de monsieur Suspis.

—   Et alors, demanda l’inspecteur, il y en a partout des portraits de Suspis !

—   Et alors ?! Impossible de rentrer dedans, normalement c’est une corbeille de fruits.

L’inspecteur escalada les gravas pour aller vérifier. Le cadre n’était pas bien haut ; il représentait un homme crucifié sur une potence, un poignard profondément enfoncé dans le ventre. Il avait les mains attachées derrière le dos et suppliait le ciel du regard. Martin le dévisagea, c’était bien les traits du ministre. Il voulut décrocher le tableau, mais rien ne bougeait. Bredole et Sarah le rejoignirent. Un petit groupe d’hommes s’agglutina derrière eux.

—   Jamais vu ce tableau, dit Bredole avec un énorme bandage à la place du bras.

—   Etrange, n’est-ce pas ? marmonna Martin.

—   C’est monsieur Suspis ! s’exclama Sarah.

Du sang dégoulinait au niveau du poignard. Martin posa l’index sur la toile, quand il le retira, le bout de son doigt était rouge. Il goûta la substance.

—   Du vrai sang !

La foule se faisait de plus en plus dense dans leur dos. Des agents de tout le pays accouraient au Ministère de la Défense Magique. Le Ministre de la Magie lui-même fit le déplacement entouré de son troupeau de gardes. Martin posa sa main sur le tableau, la toile était chaude.

—   Vous n’arrivez pas à rentrer dans la toile ? demanda-t-il au portrait qui était venu le chercher.

—   Pas du tout inspecteur. Il n’y a aucune ouverture.

Bredole, décidé, bouscula Martin de sa main valide. Il se positionna devant le tableau et sans hésiter, d’un coup sec, il avança son bras pour transpercer la toile. Au lieu de percuter le fond, sa main s’enfonça, se confondant avec les couleurs de la peinture, comme si l’Auror pouvait rentrer dans le tableau. Bredole attrapa le poignard par le manche et le tira vers lui. Ils ne surent dire si le fond de la toile s’éloignait ou si le crucifié s’approchait, mais le cadre du tableau se disloqua, la peinture se déchira, et apparut, à la vue de tous, le vrai Alicius Suspis, crucifié sur son bout de bois, comme pétrifié, la tête en l’air, la bouche béante, et une idée du supplice enfouie dans le fond des yeux. La foule retint son souffle, un cri d’effroi résonna.

—   Eloignez-vous ! ordonna l’inspecteur.

Tout au contraire, la masse des curieux était encore plus compacte, chacun s’agglutinant les uns sur les autres, effarés, terrorisés, envahis de torpeur, comme subjugués par ce déchainement d’horreur. Une ombre qu’on ne voyait pas recouvrit les cœurs. Alors, Martin fit surgir une barrière pour empêcher la foule de se presser davantage. Le poignard était empalé jusqu’à la garde. Au lieu de s’affaisser comme l’aurait fait n’importe quel corps sans vie, la victime se tenait droite, la tête vers le plafond, pareille à une statue figée dans le temps. Martin pouvait lire dans ses yeux une profonde terreur ; Alicius avait-il compris son inévitable sort avant de recevoir le coup fatal ?

—   C’est un bien triste tableau, dit Bredole, pas beau à voir, l’art a ses limites.

Des murmures traversaient l’assemblée. Un enchantement habitait la lame d’un blanc d’ivoire. Martin saisit le couteau et essaya de le retirer à la force des bras. Il ne bougea pas, pas même d’un pouce. Alors l’inspecteur brandit sa baguette.

« Accio ! »

Rien ne se produisit, si ce n’est l’accroissement des murmures.

—   Inspecteur, réagit Sarah, je crois que la victime a été pétrifiée.

Un flash éblouit le mur. Martin, se retourna pour voir ce qu’il se passait. Un agent de la brigade immortalisait la scène. Il lui fit signe d’arrêter, puis il demanda à Bredole et à Sarah de s’éloigner d’un pas. Il pointa sa baguette vers Alicius Suspis pour prononcer le sortilège qui annulerait l’enchantement du Pétrifus-totalus.

Un hurlement éventra le cadavre et paralysa la foule. Les membres tremblants, le corps du ministre convulsait comme une essoreuse à salade. Un voile d’épouvante submergea le hall piégé par le chant de la mort.

—   IL EST VIVANT, cria quelqu’un, IL EST VIVANT !

Dans un râle d’agonie, Alicius Suspis cracha du sang au visage de Martin qui se précipita pour arracher la dague. Il mobilisa toute son énergie, mais la lame, aussi solide qu’un roc, ne glissait toujours pas. Il relâcha la garde et empoigna directement le tranchant d’ivoire, à vive main, en appuyant sur le ventre du ministre pour se caler. Une atroce douleur lui ravagea la paume. A son tour il poussa un cri de rage et lâcha brusquement prise.

—   Inspecteur ! s’affola Sarah.

Les hurlements insoutenables du pétrifié recouvraient sa voix.

—   L’acier est brûlant, expliqua Martin en montrant sa main.

Des larmes lui montaient aux yeux. Sa peau brûlée était marquée au fer blanc ; un picotement fourmillait douloureusement à sa surface.

Dans la foulé, Bredole essaya un sortilège, mais rien n’y fit ; le corps crachait continuellement son abominable souffrance. Insupportable à voir, inimaginable à entendre, quelques-uns s’évanouirent, d’autres s’enfuirent, tous étaient terrorisés.

Il fallait mettre fin à ce mal. La douleur, mortelle, était une inhumaine abomination. Le corps convulsait soutenu par une force invisible. Martin le savait, il savait qu’Alicius Suspis était déjà mort. L’âme du sorcier ne pourrait pas supporter indéfiniment cette peine. Pourtant, il ne mourrait pas. Il était prisonnier de son supplice. Quelque chose le retenait à la vie.

« Pétrifus-totalus. »

Les cris et les tremblements cessèrent.

—   Quelle horreur, répéta Bredole, le visage plus pâle que la mort elle-même, quelle horreur, quelle horreur…

—   Le poignard, il faut détruire le poignard, décréta Martin. Il faut le briser, vous comprenez ! Une forme d’endolori émane de la lame, elle lui brûle la chair en même temps qu’elle le maintient en vie.

—   Vous voulez dire que si on détruit le poignard, on tue le bonhomme, rajouta Bredole qui commençait à tourner de l’œil.

Martin fit face à l’assemblée encore présente.

—   Nous devons libérer le ministre de son sort, cria-t-il, nous devons détruire le poignard. Plus nous attendrons, plus il souffrira. Mais entendez bien, comprenez qu’en le faisant, le ministre ne survivra pas !

—   IL EST DEJA MORT, cria un sorcier.

—   ALLEZ-Y, QU’EST-CE QUE VOUS ATTENDEZ, cria un autre.

—   Voulez-vous que je le fasse ? demanda Sarah en posant sa main sur l’avant-bras de l’inspecteur.

Elle se découvrait un courage qu’elle ne se connaissait pas. Elle avait le sentiment que si tout s’écroulait autour d’elle, il lui faudrait rester debout pour soutenir l’inspecteur comme Atlas soutient le monde.

—   Cette responsabilité me revient, répondit Martin surpris par cette force de caractère.

Puis se tournant vers Bredole :

—   Vous êtes témoin ?

—   Je suis témoin, Martin, je suis avec vous.

Martin se rapprocha du corps pétrifié qui n’avait plus de sang à cracher. L’assemblée retint son souffle, attendant l’inexorable dénouement, l’apocalypse d’une vie le long des sentiers de l’Enfer.

—   Je vous vengerai, Alicius, murmura l’inspecteur, je vous pardonne et je vous vengerai.

Il toucha le manche du couteau de l’extrémité de sa baguette. L’artefact vibra. Il résista un temps, tremblant de plus en plus fort. Les murmures se transformèrent en voix, les voix en cris, les cris en hurlements, les hurlements en déchirures. La magie de l’inspecteur trouva écho dans les oreilles de tous. Chacun chuchotait son adieu. La pression augmenta, l’air devint suffocant, écrasant de tout son poids chaque parcelle de peau qui ne pouvait même plus se donner la peine de suer. C’était une chaleur de four qui vous dévore la gueule de sa langue enflammée. Le manche du poignard oscilla sans souplesse, mais il ne se laissa pas arracher aussi facilement. Alors Martin fit un pas en arrière et, d’un mouvement net, sans une once d’hésitation, en symbiose avec sa baguette, il lança d’une voix forte, parfaitement claire et sûre d’elle-même : « Reducto Finitae ! »

Le poignard se désintégra, laissant en lieu et place une fumée de sable noir, un spectre ténébreux si étrange, si léger, qui se dispersa, chassé par un souffle invisible. Les murmures se dissipèrent, le silence recouvrait le bruit, personne n’osa profaner cet instant d’épouvante.

Martin scruta les yeux pétrifiés du sorcier. Dans la forme, rien n’avait changé, pourtant, ils lui parurent allégés d’un terrible fardeau. Pour en avoir le cœur net, il libéra le cadavre de ses entraves magiques. La tête et les bras s’affaissèrent, devenus pantins dans les mains de la gravité. L’âme avait quitté le corps à l’instant où le poignard s’était brisé. Alicius Suspis était mort, de la plus horrible manière qui soit.

—   J’espère qu’il va mieux ! se permit Bredole.

Tout le monde pleurait, l’incompréhension était totale. Ceux qui avaient eu le courage de rester pour assister à la tragédie en seraient pour toujours bouleversés. Des sorciers s’accolèrent pour partager leur tristesse. Beaucoup avaient détourné la tête, préférant ne pas regarder l’irregardable. Aucune magie ne saura jamais apaiser leur souffrance, Martin le savait.

Alors que le matin même il éprouvait encore de la colère contre son supérieur, l’inspecteur avait désormais cet homme en pitié. « Il faut beaucoup de haine pour imaginer une chose pareille », se disait-il. Le meurtrier avait privé Alicius de sa propre mort. Le ministre aurait pu souffrir éternellement si on ne l’avait pas retrouvé. Mais qu’avait donc fait l’homme pour mériter le pire des châtiments que l’on puisse imaginer ? Martin n’avait jamais entendu parler d’un tel sortilège. Il avait certaines notions de magie noire, connaissait quelques préceptes obscurs, il s’était confronté à des incantations ignorées de tous, et il savait que les anciens rites pouvaient avoir une part d’obscurité que la plupart des sorciers n’étaient pas capables de concevoir, mais réussir à piéger l’âme d’un autre dans un objet de torture, pour l’empêcher de mourir, et ce dans le but de le faire souffrir, cela dépassait l’entendement. Le mal a-t-il une limite ? La flamme de la détermination s’empara de l’inspecteur. Il retrouverait Ovide, le chercherait sans relâche, le poursuivrait dans l’antre du Diable s’il le faut, mais il ne vivrait désormais que pour cette mission. Il se promit en lui-même qu’il ne quitterait pas la Terre avant d’avoir résolu entièrement l’affaire. En cet instant il ne voulait plus savoir qui était Ovide, ni comment il avait accompli son meurtre, non, en cet instant il le voulait juste…mort.

Epuisé, traumatisé derrière ses traits stoïques, l’inspecteur avait besoin de sortir pour voir la lumière du jour, il avait besoin de respirer un bon bol d’air frais, les idées embrouillées en sac-de-nœuds gordiens.

En passant sur le perron du ministère, ignorant les visages pleins de pitié qui le regardaient, il reconnut, allongé sur le sol, le cadavre de la femme qu’il avait aidé à évacuer en nettoyant son visage. Complètement confus ; il interpella un soigneur :

—   Comment est-elle morte, comment c’est possible ? Elle était vivante tout à l’heure, mal en point, mais vivante…

—   Je suis désolé inspecteur, vous devez vous tromper. Celle-là vient de nous arriver, on l’a retrouvée sous des débris.

Martin s’écroula ; il prit dans ses mains la tête de la femme. Elle semblait paisiblement endormie loin de tous soucis.

—   Je ne comprends pas, répéta-t-il, je ne comprends pas.

Il se leva et chercha le sorcier qui avait aidé la femme. Il le retrouva un peu plus loin, recouvrant un autre corps d’un drap blanc.

—   Hé ! Toi ! Explique-moi, comment as-tu pu la laisser mourir ?

—   De qui parlez-vous inspecteur ? s’étonna le sorcier soucieux.

—   La femme que tu as soutenue tout à l’heure, Mérilia, celle qui s’est évanouie quand je suis arrivé, avec l’oreille arrachée.

—   Excusez-moi inspecteur, mais vous devez vous tromper. Je l’ai raccompagnée dehors et elle s’est réveillée. Elle m’a dit qu’elle avait besoin de rester seule et d’aller marcher, je l’ai laissée pour retourner au plus urgent.

Ses barrières psychiques se brisèrent. Fatigué, épuisé, exténué, Martin se laissa tomber en pleurs, le cœur débordant de larmes. C’était plus qu’il ne pouvait en supporter. Tout ce monde qui s’agitait autour de lui. Cela semblait si lointain, un cauchemar, un rêve, un songe. Il allait se réveiller. Au contraire, sa vue se brouilla, ses oreilles bourdonnèrent. Il se sentit transporté. Quelqu’un s’occupait de lui.


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