Le Masque des Métamorphoses
Chapitre 9 : Mont-Tartare
6672 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 09/01/2021 18:08
— Je ne vous raconte pas le grabuge. L’étage s’est à moitié effondré, la maison voisine avec... Le quartier est bouclé, il doit y avoir plus de sorciers au mètre carré que dans tout le pays.
Un murmure sourd, vide de sens, parvenait à ses oreilles comme un lointain écho. Henri avait affreusement mal, sa peau en cendres, ses os brisés, les tympans explosés. Toute cette douleur le rattachait à la vie.
— J’ai l’impression qu’il reprend conscience.
Des voix chuchotaient autour de lui, mais Henri n’y prêta pas attention, le corps trop endolori, comme si de la braise ardente s’était glissée dans chacun de ses pores. Il entendait quelqu’un gémir tout près de lui ; il réalisa que c’était son propre cri.
— Sa collègue s’en tire plutôt bien, mais le pauvre Henri, il est dans un sale état.
— Tais-toi imbécile, coupa une voix en colère.
Une lumière blanche s’imprima à travers ses paupières.
— Sarah, essaya-t-il de dire dans ce qui sembla être une longue plainte aigue.
— Chut, je crois qu’il essaye de parler.
— Sarah, recommença-t-il.
Un léger filet d’air sortit de sa gorge.
— Sarah ? répéta une voix plus forte mais rassurante. Ne vous inquiétez pas Henri, Sarah s’en sortira. Elle dort. Vous lui devez une fière chandelle.
— Un diner quoi ! dit quelqu’un d’autre.
— T’es vraiment qu’un imbécile, répliqua une femme.
— Pas trop grande la flamme de la chandelle…OUILLE ! Mais c’est pour rire…
— Sarah, murmura Henri du bout de son souffle avant de se rendormir.
Un rayon se faufila sous les cils clos d’Henri. La douleur avait faibli. Il entrouvrit à peine les yeux, la vue brouillée, ressentant couler dans ses veines une étrange plénitude, douce et chaleureuse, comme un ruisseau d’eau chaude. Henri ne comprenait pas, c’était illogique, il avait mal, mais cette douleur était enfouie sous cette suave chaleur qui fourmillait dans tous ses membres. Il constata qu’il était seul dans la pièce. Un ruban blanc le recouvrait entièrement. C’est lui qui infusait ce sentiment de bien-être. Momifié, il ne pouvait pas bouger, mais il n’en avait pas non plus l’envie. De toute manière son corps n’aurait pas répondu à sa volonté. Henri comprit qu’il était tenu en apesanteur par de mystérieux liens. S’il avait pu tourner la tête, il se serait vu flotter à quelques centimètres au-dessus d’un matelas rempli d’un liquide gélatineux qui épousait parfaitement la forme de son corps quand celui-ci y était déposé. Le ruban glissait lentement autour de sa chair, offrant une agréable fraicheur à la surface de l’épiderme. Il s’endormit de nouveau.
Il se réveilla brusquement, les yeux grands ouverts, libérés de l’ombre du sommeil. Il bougea ses doigts, puis sa main, et enfin s’assura du bon fonctionnement de ses orteils. Tout était en ordre. Il aurait voulu se redresser, mais, retenu par l’enchantement, il ne pouvait toujours pas bouger. Encore momifié, il baignait désormais dans le cataplasme.
Une silhouette vêtue d’une blouse d’arlequin et d’un masque à bec d’oiseau franchit la porte. Elle ôta son masque pour se présenter à Henri. C’était un jeune infirmier.
— Il est réveillé ! dit-il. Comment vous sentez-vous ?
— Etrangement bien, marmonna Henri.
— Tant mieux, répondit le soigneur d’une voix douce. Désolé si je vous ai fait peur, mais je remonte tout juste de l’étage des infections. Ils avaient besoin d’un coup de main pour maitriser un patient qui commençait à mordre un peu tout le monde.
Il fit léviter l’Auror pour l’examiner de la tête au pied.
— Ça n’a pas été une mince affaire que de vous remettre en état, dit-il. Vos jambes jusqu’au bassin étaient complètement brûlées.
Il tâta la bandelette du bout de sa baguette, ouvrit une petite fiole et imbiba le contenu le long des tibias en massant délicatement la bande.
— Vous n’aviez presque plus de peau sur les os. C’était vilain à voir, et surtout à sentir. Il a fallu ressouder votre ossature et tout faire repousser. Votre tête a été relativement épargnée, heureusement, si ce n’est un tympan percé et les cheveux brûlés.
Il leva les genoux d’Henri, les plia d’un coup sec, et les reposa.
— Tout semble en ordre à présent. Cinq jours de travail laborieux, mais c’est de la belle magie. Vous pourrez remercier le docteur Van Touch, précisa-t-il, c’est elle qui a fait le plus gros des opérations. Vous avez pu conserver vos ongles de pieds, et elle a même su redonner sa forme à la cicatrice que vous aviez apparemment au genou. Vous voilà comme neuf. Vous aurez besoin d’un peu de repos, enfin entendons-nous, de beaucoup de repos, et pas que pour les émotions.
— Et la jeune fille qui était avec moi ? demanda Henri.
— Elle se porte bien, vous la verrez en temps et en heure. D’ailleurs, votre collègue, monsieur Lazare, il est venu vous voir plusieurs fois, avec votre frère et sa femme. Je vais les prévenir de votre réveil. Tenez, buvez ça, ça va vous requinquer.
Il versa dans du cristallin le contenu d’une fiole dans laquelle baignait une tête de vipère.
— C’est une liqueur de camomille, précisa-t-il en voyant la face prudente d’Henri.
— Je veux bien, mais je fais comment pour boire ? demanda l’Auror que plus rien ne dérangeait.
Hormis l’extrémité de ses membres qu’il pouvait à peine bouger, il était complètement immobile.
— Attendez, dit le soigneur.
Il remua sa baguette. Les bandes se déroulèrent délicatement comme des serpents qui se délacent, et il les envoya tremper dans le liquide rouge translucide d’un récipient.
— Comme neuf, répéta-t-il ! alors qu’Henri s’enfonçait dans le moelleux du matelas gélatineux qui l’enveloppa aux trois quarts.
— On vous a mis en apesanteur pour éviter de vous faire davantage de mal, expliqua l’infirmier. Puis c’était plus facile pour vous manipuler, le temps de tout réparer.
— Je ne sais pas à quoi ça ressemblait après l’accident, mais vous avez fait du beau travail, dit Henri, la tête encore dans les vapes.
— On est habitué, rétorqua le soigneur, c’est notre métier, vous n’êtes pas le premier. Restez allongé. Je vais prévenir de votre réveil.
Il s’en alla.
Quelques minutes plus tard on frappa à la porte. Henri s’attendait à voir l’inspecteur, c’était Alicius Suspis en personne. Il était tout seul.
— Ah Henri ! dit-il de sa voix grave en enlevant son chapeau. Je suis ravi de voir que vous allez mieux. Dans quel état on vous a retrouvé mon pauvre vieux ! On aurait dit un poulet déplumé.
Il se racla la gorge.
— Mh-mh… Excusez-moi pour l’image.
— Monsieur le ministre, s’étonna Henri, quelle surprise de vous voir ici !
— Allons Henri, je m’inquiétais pour vous. J’aime prendre soin de mes équipes.
Il serra la main du blessé.
— Je sais que monsieur Horkidor est également passé vous voir, ajouta-t-il, il était très préoccupé.
Henri s’enfonça davantage dans son oreiller.
— Madame Van Toucht et monsieur Latigne ont vraiment fait du beau boulot. Vous êtes en parfait état. A vue d’œil, personne ne pourrait deviner que l’on vient de vous sortir des débris enflammés d’une maison qui s’est écroulée.
— Pouvez-vous me dire où l’on est ? demanda Henri.
— A l’hôpital du Mont-Tartare, répondit Suspis.
Henri essaya de resituer l’institut et demanda :
— Que s’est-il passé, monsieur le ministre ?
— J’allais justement vous poser la même question Henri, que s’est-il passé ?
— Comment suis-je arrivé ici, insista Henri ?
Le ministre fit venir une chaise et prit place au pied du lit.
— Malheureusement je devrais me contenter de vous répéter ce que l’on m’a dit, Henri. Si je remets les choses dans l’ordre…voyons, l’inspecteur Lazare a reçu un SOS en provenance de mademoiselle Nicéphore. Il est arrivé immédiatement sur place, rejoint par une équipe de secours. Ils vous ont retrouvé sous les décombres. D’après l’expert, les charpentes de ces maisons de Moldus sont faites de vieux bois très inflammables, pas pratiques. Vos collègues ont bravé l’enfer pour aller vous chercher. Vous aviez perdu connaissance. Par chance pour vous, mademoiselle Nicéphore était encore lucide, elle a su repousser les flammes et les pierres qui vous encerclaient. A ce que j’ai compris, elle s’est évanouie dès qu’elle a vu les premiers secours arriver. On vous a transportés tous les deux ici en urgence. Et nous voilà, cinq jours après.
Henri écoutait en silence. Il se remémorait la scène, des bouts d’images par-ci, quelques paroles par-là.
— Seulement nous sommes dans le flou, Henri, reprit le ministre en lançant un œil inquisiteur à l’Auror. On ne sait toujours pas ce qu’il s’est passé. J’espère que vous allez pouvoir nous éclairer.
— Que vous a dit Sarah ?
Suspis eut un instant d’hésitation.
— Eh bien… il semblerait que mademoiselle Nicéphore en soit au même point que nous pour l’essentiel. Selon elle, et l’inspecteur Lazare est témoin de mon dire, elle ne se souvient de pas grand chose. Apparemment, elle grimpait l’escalier au moment de l’explosion. Pourquoi étiez-vous dans cette maison ? Où était la personne que vous recherchiez ? Elle n’en sait trop rien, l’accident semble lui avoir causé quelques trous de mémoire.
— Où est-elle ? demanda Henri.
— Elle se repose dans une chambre voisine. Il a fallu l’obliger à rester au lit. Mais ne vous inquiétez pas, hormis cette légère amnésie, la pauvre s’en sort bien mieux que vous. Une belle expérience qu’elle pourra raconter à ses enfants. Mais alors, dites-moi Henri, que faisiez-vous là, que s’est-il passé…
La porte s’ouvrit en coup de vent. Martin rentra dans la chambre.
— Henri, s’exclama-t-il visiblement joyeux, vous êtes réveillé !
Il s’approcha pour saluer chaleureusement son collègue. Le ministre, un peu hébété, se leva pour échanger les politesses.
— Monsieur l’inspecteur, dit-il en lui serrant la main, je ne vous attendais pas de sitôt.
— Je ne m’attendais pas non plus à vous voir, monsieur le ministre. Cela me touche, et je suppose que cela touche Henri, de voir que vous vous inquiétez pour vos hommes.
— C’est que le bougre a eu très chaud, dit-il en souriant. Je le préfère là qu’entre quatre planches. Un jeune Auror aussi prometteur qui entend devenir inspecteur... J’ai besoin de toutes mes équipes. Je n’ai pas envie de voir mes hommes disparaitre les uns après les autres dans cette affaire.
Puis après un bref silence gênant, il ajouta :
— Je racontais brièvement à Henri les circonstances de sa présence ici, et Henri s’apprêtait à compléter les zones de flou. On peut dire que vous tombez à pique.
Henri, par flashs successifs et saccadés, revoyait les évènements : la moisissure nauséabonde et fétide qui infestait l’air, l’escalier couinant qui s’enfonçait dans l’obscurité, la porte fermée qui ouvrit sur une véritable chambre mortuaire, les ténèbres du tombeau recouvrant la lumière, le mot dans la poussière, puis la créature cadavérique qui l’attendait cachée contre le mur, son râle froid de mort-vivant, sa vivacité pour mettre Henri par terre, la boule de feu, Sarah, et ses dernières pensées au moment de l’explosion. Il échangea une œillade à Martin, se remémorant la défiance de l’inspecteur envers le ministre. Il se lança :
— Je ne me souviens plus très bien, je ne vous promets rien.
— Faites un effort Henri, c’est important, dit le ministre.
Henri prit son inspiration :
— Nous pensions avoir trouvé un témoin, une Moldue qui aurait vu Ovide. Nous sommes rentrés chez elle, elle nous a proposé un thé pour discuter. C’était… étrange.
Le ministre, suspendu à ses lèvres, l’engagea à poursuivre son récit, mais Henri vit l’inspecteur faire la moue par-dessus l’épaule de Suspis.
— Elle nous a dit qu’elle avait quelque chose qui devrait nous intéresser, reprit Henri, j’ai pensé à une photo, ou à un article. Elle est partie le chercher. Comme elle ne redescendait pas, je suis monté pour voir ce qu’elle faisait, et là… quand j’ai ouvert… Je crois que j’ai perdu connaissance au moment de l’explosion. Sans Sarah pour me sauver… La créature a littéralement explosé sous nos yeux.
— Une créature, s’empressa le ministre. Elle a explosé, et puis plus rien ? Comme ça, en ouvrant une porte ? Elle venait d’où cette créature ?
— Presque, en fait, la créature, c’était la dame.
— La dame qui a explosé ? On n’a pas trouvé d’autres victimes, précisa le ministre visiblement agacé, vous êtes sûr qu’il n’y avait pas quelqu’un d’autre ? Il fallait bien qu’elle ait prévu votre venue, non, pour tendre un tel piège ? Vous étiez attendus.
— Si j’étais attendu ?
Henri réfléchit trente secondes.
— Je n’ai pas l’impression, finit-il par dire. Sans doute attendait-elle quelqu’un, mais le piège pouvait être destiné à un autre que moi, un Moldu par exemple…
— Oubliez cette piste, coupa le ministre plus amer, c’est de la magie noire qui vous attendait. Un charme puissant, puissant et très sombre. C’est ce qu’il ressort de votre analyse, n’est-ce pas inspecteur ?
— Tout à fait monsieur le ministre. Nul doute que celui qui est responsable de ce sort connaît parfaitement les arcanes de la magie noire. Vous flairiez une vraie piste, Henri.
— Ah si, reprit Henri, elle a répété plusieurs fois un truc du genre « il est trop tard pour déranger les morts ».
Le ministre devint blême, comme s’il s’étouffait, ce qui n’échappa ni à Henri, ni à l’inspecteur. On sentait la colère bouillir en lui.
— Le sorcier que vous recherchez, avertit Alicius le ton acerbe, n’est pas à prendre à la légère. Je veux que vous me le retrouviez rapidement. Au moindre doute, vous entendez Martin, au moindre doute, n’hésitez pas… autrement, c’est lui qui vous aura. La preuve.
Il désigna Henri.
— Vous viendrez me voir, inspecteur, pour éclaircir la situation. Mais à la prochaine bévue, Martin, je n’aurai d’autre choix que de vous retirer l’enquête. J’ai déjà bien du mal à camoufler l’affaire… Si les journaux s’en emparent ! s’affola-t-il, si les journaux s’en emparent… Entendu ! Je vous laisse Henri. N’oubliez pas de remercier mademoiselle Nicéphore. C’est elle qui vous a sauvé la vie.
— Ne vous inquiétez pas, monsieur le ministre, répondit Henri morose, je ne l’oublierai pas.
Le ministre ouvrit la porte, hésita, puis ajouta :
— En fait, où est votre baguette ?
— Je l’ai récupéré, dit Martin avant qu’Henri n’ait pu répondre. Je l’ai vérifiée, elle n’a rien d’intéressant à nous dire.
Sur ces paroles, le ministre quitta la pièce.
— Bévue ? interrogea Henri.
— Difficile de dissimuler une explosion de ce genre, dit Martin. Il fait tout pour éviter que le nom d’Ovide ne réapparaisse publiquement. Je ne sais pas quelle histoire il va nous inventer, mais je le sens bien embarrassé. Il doit craindre pour sa carrière. Il est de plus en plus oppressant, ce n’est pas facile à gérer. Puis il me reproche de ne pas vous avoir accompagné vous et Sarah. Mais même des Aurors expérimentés comme vous et moi ne peuvent pas prévoir un pareil guet-apens lors d’une simple interrogation de Moldu. Que je sois là ou non, l’affaire n’aurait pas changé.
Martin s’assit le long du mur. Ni l’un ni l’autre ne dire mot pendant quelques minutes. Henri se sentait mal à l’aise, il avait eu le sentiment de mentir ouvertement au ministre. L’inspecteur devina le dilemme moral de son acolyte, car il prit la parole d’une voix rassurante.
— Votre frère et sa femme sont venus vous voir. Des gens très charmants. Il est éleveur de Cornedouces, j’ai cru comprendre, un sacrée bonhomme votre frangin.
— Ravi qu’il vous ait fait bonne impression. Philipus peut être très pénible quand il s’y met.
— C’est un homme passionné, reprit Martin.
— Ah ça ! Il ne vit que pour ça, sans arrêt à parcourir le monde. Je me demande souvent comment ma belle-sœur fait pour le supporter.
— Ce doit être un homme de qualité. Il est venu vous voir par deux fois dès que j’ai transmis la nouvelle de votre « accident ». Il est presque arrivé à l’hôpital avant vous. Il était très inquiet.
— Je crois plutôt que cela l’aurait fait marrer de me voir entre quatre planches, dit Henri en plaisantant d’un air sérieux.
— Détrompez-vous Henri, vous comptez vraiment pour votre frère.
— Je n’en doute pas, et c’est aussi quelqu’un sur qui on peut compter. Un peu tête brûlée, mais qui a grand cœur.
Martin se rapprocha d’Henri, marquant un silence.
— Nous devons parler de choses plus sérieuses, dit-il à voix basse, êtes-vous d’accord ?
— N’est-ce pas la raison pour laquelle nous avons attendu que le ministre soit parti ?
— Exact Henri, et vous connaissez mes raisons. Je préfère éviter les interférences entre le judiciaire et le politique, encore plus quand ce dernier est concerné de loin, ou de près.
— Je dois vous avouer quelque chose, chuchota Henri.
— Vous n’avez pas dit toute la vérité au ministre, coupa Martin, je le sais, et vous avez bien fait. Comme quoi une mimique vaut mieux qu’un long discours.
— J’avais peur de mal vous avoir interprété. Mais pour Sarah ?
— Sarah a eu la même réaction que vous. Disons que j’étais déjà là quand Alicius Suspis est venu la voir. Je ne suis pas étonné qu’il ait demandé au personnel de Mont-Tartare d’être le « premier prévenu » lors de votre réveil. Monsieur Latigne m’a donné l’information.
— Je ne comprends pas, inspecteur, pourquoi ne voulez-vous pas tout dire au ministre ? J’avoue ne pas suivre votre entêtement.
— Mon intuition était bonne, Henri, finit par répondre Martin, Alicius Suspis est concerné personnellement par cette histoire, trop concerné pour qu’on l’implique davantage. Après ce que je vais vous dire, vous comprendrez que mes raisons sont justifiées. Cependant, Henri, j’aimerai entendre le véritable récit de votre mésaventure. J’ai examiné les lieux et on les examine encore. Entendez-le, vous êtes un miraculé, oui, votre survie tient du miracle. Les sœurs Parques ont coupé votre fil, vous devriez être mort. Le sort qui s’est retourné contre vous n’est pas un banal sortilège, c’était un enchantement très puissant et parfaitement exécuté, une magie qui n’est pas à la portée du premier venu. Alors dites-moi, que s’est-il réellement passé ?
Henri remit ses souvenirs en place. Il commença son récit. L’inertie de la porte d’entrée, le discours du Moldu, le thé avec la femme, l’exploration de la demeure, puis la créature, son aspect cadavérique qu’il essaya de détailler.
— Une sorte d’Inferi, marmonna Martin, continuez.
Henri parla de la voix, de la boule de feu, et de l’intervention de Sarah.
— Vos propos concordent avec ceux de mademoiselle Nicéphore, ajouta Martin, à ceci près que Sarah n’a pas perdu connaissance. Elle était derrière vous, mais je crois que c’est comme si vos deux sortilèges se sont additionnés pour n’en faire qu’un plus puissant. Je n’ai jamais vu cela et je ne saurais pas expliquer pourquoi. En tout cas elle a pu bénéficier d’une double protection. C’est elle qui a repoussé les flammes et les pierres qui s’écroulaient sur vous. C’est aussi elle qui m’a prévenu. Elle vous a maintenu en vie, Henri, avec beaucoup de courage et de sang-froid. Je dois avouer que je suis très impressionné. Elle a toutes les qualités d’une Auror de ce point de vue. En tout cas, félicitez-la, et félicitez-vous de maitriser les charmes de protection à la perfection.
— La chose nous attendait, avoua Henri avec émotion. Le sortilège nous était réservé. Quelqu’un savait qu’on allait venir, que l’on fouillerait la maison ; cette personne essaye de nous faire peur.
— Nous faire peur ! s’écria Martin stupéfait. Cela va beaucoup plus loin que ça ! Tentative de meurtre sur agents du ministère. Sans compter un meurtre en plus à déterminer, celui de la vieille dame, car je suis persuadé que l’Inferi, si on peut l’appeler ainsi, c’était elle. Savez-vous pourquoi les habitants ont déserté cette rue Henri ? Les Moldus pensent qu’elle est maudite. Et je les comprends. Il y a eu pas moins de huit disparitions non élucidées dans cette seule rue en vingt ans. Cela remonte, mais nous tenons là un gros filon, quelque chose qui vous emmène aux Détraqueurs sans passer par la case procès. Nous sommes dans le coup, Henri. Nous avons ferré le poisson. On est en train de remuer quarante ans d’une sombre histoire de meurtres et de disparitions. Cela dérange, et a priori, pas seulement Ovide, cela dérange tous ceux qui aimeraient oublier, tous ceux qui n’ont pas la conscience tranquille ; les mêmes qui espèrent que le temps efface les indices et les mémoires. Il y a trop de meurtres dans cette histoire pour qu’ils ne soient l’œuvre que d’un seul homme. Ecoutez bien ce que je vais vous dire.
Martin s’assura que la porte était bien fermée, puis il ouvrit un petit portefeuille et en sortit une photo qu’il glissa sous le nez d’Henri.
— La reconnaissez-vous ?
C’était une photo en noir et blanc d’un groupe de filles. Chacune d’entre elles prenait des poses extravagantes et grimaçait de joie. Henri parcouru les visages.
— Celle-là, précisa l’inspecteur en désignant une jeune femme qui rigolait à pleines dents.
De longs cheveux lui tombaient sur les épaules.
— Effectivement, répondit Henri, ce visage me dit un truc.
Martin lui fila alors un croquis retrouvé dans la maison d’Ovide.
— Mais oui ! s’exclama Henri qui se redressa avec un mal de dos. C’est elle, la ressemblance est flagrante. Vous avez réussi à l’identifier ?
— Pendant que vous étiez à votre enquête, je suis retourné à Beauxbâtons. Je me suis intéressé à la promo de Celo Sancielo, et j’ai découvert qu’une certaine Blanche Cuhn-uh vivait encore aujourd’hui à Paris. C’est elle qui tient la boutique de chaussettes en peau de dragon, place des Pavés. Et c’est aussi elle qui m’a donné cette photo. Elle a été prise lors d’une petite fête d’étudiantes. La fille qui nous intéresse, vous êtes d’accord pour dire que c’est la même que sur les dessins d’Ovide ?
Henri hocha la tête.
— Eh bien, reprit Martin, elle s’appelait Penny.
— Penny, Penny comment ?
— Penny Burnfire.
— La sœur de Berni Burnfire, réalisa Henri, l’ami d’Alicius ? Il devait la connaître, c’est pour ça qu’il a aidé Berni…
— Je vous arrête, ce n’est pas « il devait », mais, il « la » connaissait. C’était sa petite amie.
— Sa petite amie !
— Oui, madame Cuhn-uh est formelle. Ils avaient un an d’écart, mais Alicius Suspis a bien eu une histoire avec la sœur de Berni Burnfire.
— Ce qui veut dire que nous sommes à peu près sûrs, continua Henri qui venait de comprendre, qu’Ovide et Alicius ont fréquenté la même fille, et donc qu’ils se connaissaient peut-être, ce qui donne davantage de crédit à votre hypothèse. Ovide et Celo seraient la même personne.
— Restons prudents, corrigea Martin, rien ne prouve encore l’identité d’Ovide. Mais comme Celo Sancielo et Penny Burnfire étaient à l’école en même temps, elle avait juste un an de plus que lui, on peut supposer effectivement que nous avons bien retrouvé l’identité de notre homme, ou du moins, que nous en sommes très très proches.
Henri riait au fond de lui-même. Il s’en voulait de ne pas avoir cru l’inspecteur plus tôt. Avoir eu cette intuition dès le début était la preuve d’un talent indéniable d’Auror. Non, l’inspecteur Lazare n’était pas n’importe qui. Il demanda :
— Une sorte de triangle amoureux, vous croyez ?
— Pourquoi pas, dit Martin qui pétillait du regard.
— Et qu’est devenue cette Penny ?
— Vous vous souvenez de ce que nous a dit Inradix ? Il nous a dit que Celo Sancielo fréquentait une jeune femme. Je pense que c’était Penny Burnfire. De plus, Alicius m’a raconté qu’une Auror Anglaise, Andréas Perkins, était venue enquêter, à l’époque, autour de la disparition d’une étudiante. Je pense encore que c’était Penny Burnfire. A mon avis, elle avait découvert quelque chose, et Ovide a dû lui faire payer. On peut supposer qu’il était fou amoureux et que, rongé par la jalousie, il a tué Penny Burnfire. Un crime passionnel. En tout cas c’est probable, parce qu’il a eu du mal à tourner la page, pour en faire des portraits quarante ans après…
— Et ensuite il se serait occupé de madame Perkins ? Ça fait beaucoup à emmagasiner d’un coup, inspecteur. Mais pourquoi monsieur Suspis ne vous aurait pas parlé de cette histoire ? Il aurait dû le faire ! Faudrait peut-être que vous ayez une vraie conversation avec lui ?
— Vous avez raison, Henri, je ne me l’explique pas. Mais la raison pour laquelle Alicius ne m’a rien dit est la même que celle pour laquelle il faut mieux éviter le sujet avec lui. Entendez bien une chose, si vous parlez de cette découverte à quelqu’un, soyez sûr que ce sera pour nous la fin de l’enquête. Le ministre saura nous envoyer avec les harpies au bagne de Saint-Charon.
— Je ne vous suis pas, inspecteur !
— Faites-moi confiance, Henri. Je connais trop bien le ministre pour savoir que s’il n’a rien dit, c’est qu’il ne voulait pas que les choses se sachent. Je vous demande encore cet effort, et j’en suis désolé, mais n’en parlez à personne, c’est une question de vie ou de mort.
— Dans ce cas nous sommes morts, conclut Henri.
Il pointa du doigt la porte qui se tenait derrière Martin. La tête de Sarah dépassait de l’ouverture.
— Je suis désolée, bafouilla-t-elle, je ne voulais pas vous espionner, je venais juste voir comment Henri allait. Je pensais qu’il dormait.
— Sarah, s’exclama Martin, rentrez donc !
Elle avança plus gênée que jamais.
— Inspecteur, je dois vous avouer… J’ai entendu un bout de l’histoire.
Elle avait les larmes aux yeux.
— Le ministre, sa copine…
Martin sortit sa baguette.
— Je suis désolé Sarah, dit-il l’air grave, je vais être obligé de vous effacer la mémoire.
— Vous n’allez pas…
Elle était affolée, les yeux écarquillés.
Henri regarda ailleurs en baissant les yeux.
— Inspecteur, vous n’allez pas…
L’inspecteur hocha la tête, l’air de dire, désolé, puis il répondit :
— Non ! C’est une blague de mauvais goût.
Il rigola bêtement.
— Après tout ce que vous venez de faire, Sarah, je ne pourrai pas. Elle ne semblait pas rassurée. Vous avez ma parole que je n’en ferai rien. Mais j’ai la vôtre en retour que ce que vous venez d’entendre ne quittera pas votre bouche.
— Soyez certain, monsieur, que je n’ai pas envie de perdre la mémoire.
Elle ne savait plus si elle devait rire ou non, parce qu’elle ne trouvait cela pas drôle.
— Soyez sûre ma chère que ce n’est pas dans mes intentions.
— Sarah, intervint Henri, souriant pour la première fois depuis son réveil. Comment vous portez-vous ?
— Mieux que vous apparemment.
— Asseyez-vous, proposa l’inspecteur en attirant une chaise vers eux.
— Monsieur Lazare, reprit Henri, m’a raconté toute l’histoire. Je ne sais comment vous remercier. Vous m’avez sauvé la vie alors que je nous ai mis en danger.
— Ne pensez pas ainsi, répliqua Sarah d’un ton sec, nous étions en mission, je n’ai fait que mon devoir. Vous auriez fait pareil.
— Vous avez de vrais réflexes, ajouta poliment Martin.
— Vos compliments me mettent mal à l’aise, répondit Sarah en rougissant, vraiment. Mon instinct de survie a pris le dessus, rien de plus.
— Instinct de survie ou pas, vous avez fait preuve d’une grande efficacité sous un danger immédiat, fit remarquer Martin. C’est une qualité que l’on recherche chez les Aurors. Peut-être devriez-vous y songer.
— Je n’ai pas le diplôme, inspecteur, je suis une bille en potion, et je ne suis pas aventurière pour un sou. Je crois que suis bien plus utile pour m’occuper des Moldus.
— Quoi qu’il en soit, votre habilité sur le terrain n’est pas passée inaperçue. Vos connaissances approfondies du monde des Moldus sont plus que les bienvenues dans l’enquête que nous sommes en train de mener. Aussi, en tant qu’Auror en chef du Département des Affaires de Criminalité Magique, je tiens absolument à ce que vous poursuiviez l’aventure avec nous, mademoiselle Nicéphore. Cette mission est à votre portée, vous venez de le prouver. De toute manière, maintenant que vous êtes dans la confidence, vous n’avez plus trop le choix.
Martin agita sa baguette sous les yeux de Sarah qui aurait préféré se faire toute petite.
— Mais, monsieur, balbutia-t-elle, je n’ai pas les diplômes pour…, ni la formation…
— Sachez qu’une formation de terrain est parfois plus enrichissante qu’un cours, votre diplôme ne vous aurait pas sauvé. Vous êtes sous ma responsabilité, personne, en dehors du ministre lui-même, ne peut contester mes décisions. Je gère mon personnel comme je l’entends.
L’inspecteur baissa la voix et prit un air confidentiel.
— Ecoutez Sarah, ce n’est plus votre supérieur hiérarchique qui vous parle, mais un homme d’expérience. Vous venez de montrer que vous avez les épaules pour. Henri et moi avons besoin de compétences comme les vôtres, surtout Henri d’ailleurs. Aujourd’hui vous êtes dans la confidence, et jusqu’à preuve du contraire, nous sommes ici les trois seuls à connaitre les détails de votre agression. Je vous remercie de ne pas avoir tout dit au ministre. J’ai mes raisons et je vous les expliquerai le moment venu.
Sarah, visiblement émue, un peu troublée, ne savait pas quoi répondre.
— Vous me proposez une mission où je risque ma peau, c’est bien cela ?
— C’est cela même, ou plutôt, d’officialiser une mission où vous avez déjà risqué votre peau.
— Je suppose que ça me changera de la paperasse ?
— Plus d’action et moins de parlotte, c’est vrai.
— Plus de chance de tomber nez à nez avec des cadavres qui parlent, rajouta Henri.
— Tout cela est très alléchant inspecteur, un peu d’action ne me fera pas de mal. Laissez-moi réfléchir….
— C’est tout entendu.
— Nous n’avions jamais été aussi proches d’Ovide ces derniers temps, rappela Henri, après qu’ils lui eurent résumé toute l’affaire, je mettrai ma main à couper qu’il voulait se débarrasser de nous, en même temps que d’un témoin gênant. Croyez-vous que c’était déjà lui la première fois, lorsqu’on a parlé à la vieille ? Je crains le pire pour la suite, d’autres meurtres vont avoir lieu.
— Pour la Moldue, dit l’inspecteur, je me pose encore la question, lui ou un Imperum. Dans tous les cas, il a bien joué ses cartes et a su nous induire en erreur. Je dirais même qu’il avait plusieurs coups d’avance sur nous. Il a compris, il se doute que nous avons découvert qui il était vraiment. Suspis risque de ne pas approuver, mais il serait bon d’alerter la presse. Nos semblables doivent se tenir sur leur garde.
— Rien ne vous oblige à révéler l’identité d’Ovide, proposa Sarah, vous pouvez juste évoquer un tueur en série.
— De toute manière nous ne dirons rien sur Celo. Il faut ménager Suspis. Je m’occuperai personnellement du ministre et essayerai de comprendre ce qu’il nous cache. Mais j’ai peur d’être confronté à un mur, Alicius est très habile pour manipuler son monde. J’ai l’impression qu’on se fait berner de tous les côtés.
— Je vous laisse assumer votre jugement, inspecteur, répondit Henri.
— Éclairez-moi, comment avez-vous retrouvé Ovide, demanda Sarah ?
— Une lettre anonyme. A l’évidence, si celui qui l’avait écrite pouvait se révéler à nous…
— C’est peut-être par là qu’il aurait fallu creuser, non ? dit-elle. Quelqu’un connaissait Ovide, l’a retrouvé, et l’a dénoncé.
— Vous avez raison Sarah, mais le problème d’une lettre anonyme, eh bien, c’est qu’elle est ... anonyme.
— Puis, Ovide ne se cachait pas vraiment, ajouta Henri. Il vivait simplement comme un Moldu. Tout le monde le croyait mort. Mais même si nos services avaient continué de le rechercher, on aurait poursuivi un homme protégé par une tonne de sorts, terré à l’autre bout du monde, et non pas vivant tranquillement, comme si de rien n’était, sous notre nez.
— Croyez-vous vraiment, questionna Sarah, qu’un sorcier soit capable de renoncer à toute forme de magie pour vivre comme un Moldu, alors que beaucoup de Moldus paieraient cher pour mettre un peu de magie dans leur vie ?
— Celo Sancielo était d’origine moldue, rappela Martin, il les connaissait très bien. Cela colle parfaitement avec notre bonhomme. J’imagine déjà la trame du scénario : un jeune sorcier tue la petite copine dont il est amoureux (encore faut-il déterminer si cela est vrai, ainsi que les circonstances qui auraient conduit à un tel crime). Il cherche alors refuge auprès du plus grand mage noir de tous les temps en s’inventant une nouvelle identité. Mais il doit, pour ce faire, renier ses origines au point de les haïr, allant jusqu’à tuer sa propre mère. Malheureusement pour lui, Vold..., enfin je veux dire Vous-Saviez-Qui, est vaincu. Alors, pour échapper au sort qui lui est réservé, à un moment où tous les sorciers du monde le traque, notre homme fait croire à sa mort et se cache là où il sait que personne ne viendra le chercher. Pas de bol, vingt ans après, quelqu’un le retrouve, et voilà où nous en sommes. Aussi habile que soit le magicien, le spectateur averti finit toujours par trouver le truquage, même dans le tour le plus parfait, car la magie laisse toujours une trace.