Le Masque des Métamorphoses

Chapitre 6 : Rencontre du troisième type

Chapitre final

6054 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 28/12/2020 09:24

Le jour gagnait la bataille du ciel quand deux balais se posèrent sur un terrain vague. Ils étaient tout près de leur destination mais ne savaient pas exactement où aller. Un bus passa sur la chaussée avant de bifurquer au carrefour, il était suivi par un scooter et un solex.

—   Les Moldus vivent dans le bruit en permanence, remarqua Henri, je ne sais pas comment ils font pour le supporter.

—   Ça égaye leur journée, répondit Martin en sortant de sa cape de voyage un parchemin jauni par l’usure et sur lequel on pouvait lire : Via-Romae, sous-titré, « Veni¸Vidi, Inveni ».

Au premier abord, il représentait un globe terrestre dessiné comme sur ces vieilles cartes que l’on retrouve dans le bazar des grands-parents, mais quand il tapota dessus avec sa baguette magique en murmurant le nom de la ville, une pelote de lumière, aussi appelé le « Pigeon de Remus », partit au quart de tour, aussi vive qu’un vif d’or, pour explorer les rues. Le monde dessiné sur la carte s’effaça et fut remplacé par une ligne d’encre et quelques chiffres. La ligne se scinda en deux droites perpendiculaires qui à leur tour parcoururent la page et renouvelèrent l’opération encore et encore, jusqu’au moment où tous les traits s’assemblèrent pour former un plan. Le « Pigeon de Remus » revint se loger dans la carte comme une balle de jokari.

—   Très bien, dit Martin, nous sommes à deux pas.

Ils longèrent une interminable rue sans charme bordée d’habitations à deux étages. Les maisons laissèrent place plus loin à des parcelles de terrain vides. Encastrées entre ces parcelles, les fondations d’une ruine peinaient à respirer, emmaillotées sous une couverture de ronces et d’orties. On devinait à la couleur noircie des pierres que la maison avait brûlé.

—   Si je ne me trompe pas, ce devrait être ici.

—   Il ne reste pas grand chose à ce que je vois, constata Henri. Voulez-vous vous risquer dans les ronces ?

—   Les charmes Repousse-Moldu sont toujours très actifs, dit Martin en scrutant les alentours. Vous devez savoir que la loi nous oblige à conserver les lieux en état tant qu’un crime n’est pas résolu ? Pourquoi croyez-vous qu’après quarante ans la ruine soit toujours là ? Enquête non résolue, affaire en cours, et comme il n’y a pas de prescription, certaines histoires peuvent courir longtemps.

—   On n’est pas près de réparer le château du Duc de Belterre, remarqua Henri pour se moquer, vu qu’on ne sait toujours pas ce qu’il s’y est passé, et que son fantôme ne veut pas parler. Vous pencheriez pour quoi ? Drame familial ou attaque de dragon ?

—   Ni l’un ni l’autre, dit Martin, j’avoue ne pas avoir réfléchi à la question.

Les deux sorciers s’enfoncèrent dans les barbelés d’épines et disparurent de la vision des Moldus. Après dix minutes à retourner les pierres, ils durent admettre qu’ils ne trouveraient rien. Très déçu, Martin secoua la tête, les deux mains sur les hanches. Il essayait de se représenter la scène du crime.

—   On nous observe, dit Henri en désignant d’un signe de tête une vieille dame qui depuis la fenêtre de sa triste maison regardait dans leur direction.

—   Impossible, répondit Martin, les charmes empêchent les Moldus de nous voir.

Henri eut l’étrange sentiment que la dame les fixait. Elle disparut derrière ses rideaux.

—   Bon inspecteur, que comptez-vous faire à présent ?

Un sourire de coin caressa les lèvres de Martin.

—   Ne me prenez pas pour un fou, Henri, mais j’entends innover.

Martin avait une idée en tête.

—   Voyez-vous, expliqua-t-il, les sorciers négligent facilement tous ceux qui ne leur ressemblent pas. Je suis pourtant convaincu que nous avons beaucoup à en apprendre. Aussi, nous allons interroger le voisinage.

—   Interroger les Moldus ! s’exclama Henri surpris, mais que croyez-vous que ces bougres aient à nous dire ? C’est peine perdue.

—   Votre entrain face à la nouveauté me réjouit, Henri. Avouons-le, nous n’avons pas grand chose à nous mettre sous la dent. Mais n’oublions pas les origines de Celo, c’était un Moldu ! J’entends bien redresser la manière qu’ont nos collègues de voir les choses, enfin sur ce point. D’ailleurs, j’espère à l’avenir refonder notre Cabinet des Affaires Moldues. Il faut lui donner une plus grande importance au sein même de notre service.

—   Si cela consiste seulement à effacer quelques mémoires supplémentaires, répondit Henri peu convaincu, vous perdrez votre temps.

—   Vous ne concevez pas encore tout le potentiel de la démarche, on en reparlera le moment venu. En attendant, allons écouter ce que ces chers Moldus ont à nous dire. Si les hommes passent, leurs histoires demeurent, parfois jusqu'à hanter les vieilles pierres. Il n’y a que des hommes sans âme pour désirer détruire les ruines. Avec les Moldus, ce qui est pratique, c’est que même ceux qui ignorent tout d’une cause ont quand même leur mot à dire. Par exemple, j’ai remarqué qu’ils fabulent souvent sur leur prétendu lien avec les victimes. Comme si la pitié attirait la sympathie. C’est là, Henri, qu’il nous faudra être attentifs, si on veut démêler le vrai du faux. Les rumeurs ont un parfum de vérité, en remontant un filon, de source en source, on finit par retrouver les fondements.

Ils allèrent sonner aux portes. Personne n’ouvrit aux deux premières maisons, à croire que le quartier était désert. La troisième était la bonne, c’est là qu’Henri avait surpris la dame derrière sa fenêtre. C’était une petite demeure bourgeoise, insalubre et grise, à proximité de la ruine. Les vitres étaient trop hautes pour que l’on puisse y jeter un coup d’œil depuis la chaussée. La résidente ne se fit pas prier pour ouvrir. Les joues asséchées, le teint cireux, son cou était décharné, ses clavicules creusées, laissant la peau littéralement épouser la forme de ses os. On aurait pu y déposer une babiole comme dans un porte crayon. Son buste était garni d’un collier bariolé de jaspes d’un sombre tirant plus ou moins entre le rouge et le vert. Henri se demanda si c’était le poids du bijou qui obligeait la dame à se tenir courbée ; la pendeloque gagnait en valeur ce que la femme perdait en beauté. La vieille dame, sous un masque stoïque, fixa les deux sorciers depuis l’entrebâillement de sa porte. Elle finit par sourire de toutes ses dents, révélant un éclat propre à la vieillesse : une lueur de molaires d’argent. Elle sembla ravie de cette visite surprise.

—   Que puis-je pour vous ? leur demanda-t-elle en ouvrant davantage la porte.

Elle avait dans le timbre de la voix un étrange grelot.

—   Bonjour madame, commença Martin, excusez-nous de vous déranger de bonne heure. Voilà, mon collègue et moi recensons les ruines de la région. Nous voulons publier un livre de photos et raconter leur histoire. Or vous avez un échantillon fort intéressant devant chez vous.

—   Cette vieille ruine, interrogea la Moldu en la pointant du nez ?

Elle eut un rire nerveux.

—   Cette vieille ruine, et que voulez-vous que je vous en dise, pourquoi vous intéresse-t-elle ? Il y en a plein des ruines, et des plus jolies. Ce n’est pas une ruine messieurs, c’est un tas de ronces.

—   C’est que nous voulons être précis dans notre travail, madame, intervint Henri, plus nous récolterons d’informations et plus nous aurons le sentiment du devoir accompli. Voyez-vous, nous sommes passionnés par les vieilles pierres, et chaque vieille pierre a son histoire.

La dame ne riait plus. Elle louvoya du regard entre les deux sorciers. Martin devinait en elle une fièvre interne, une lutte d’idées contradictoires d’une femme qui cherche ses mots.

—   Voulez-vous rentrer, je peux vous proposer un thé ?

—   C’est bien gentil à vous, madame, répondit Martin, mais nous ne voudrions pas vous déranger trop longtemps. Nous avons seulement besoin de quelques informations. Que savez-vous de cette triste demeure, que pouvez-vous nous en dire ?

La femme réfléchit longuement en se pinçant les lèvres. Sans doute se remettait-elle les idées en place.

—   Je suis arrivée ici il y a plus de trente-cinq ans avec mon mari. Il venait de prendre sa retraite. Il était cuisinier. Plutôt doué d’ailleurs, notamment pour le filet mignon et la mousse au chocolat. Tous les soirs j’avais le droit à de bons petits plats. Mais il travaillait trop et ne mangeait pas assez. Le métier vous savez. Je lui disais de se ménager, mais il ne m’écoutait pas, tête de mule qu’il était. Il a pris sa retraite et il est décédé l’année suivante, d’une crise cardiaque foudroyante, imprévisible. On venait à peine d’aménager. N’est-ce pas malheureux quand même ? René a trimé toute sa vie, pour s’acheter notre maison, pour l’équiper, pour faire plaisir aux enfants, aux amis ; il était toujours prêt à rendre service, à aider les autres, mais quand le temps lui a été donné de s’occuper de lui-même, mon cher époux est parti. Ces sœurs Filandières sont des filoutes, à croire qu’elles coupent leurs fils au hasard. Depuis tout ce temps, je vis toute seule. Rassurez-vous, on s’y habitue par la force des choses. Ce n’est pas plus mal, la vie à deux, ça change un homme, c’est contraignant…

—   Nous sommes désolés madame, interrompit Martin qui ne souhaitait pas s’attarder sur le récit d’une vie. Et la ruine alors, était-elle déjà là quand vous êtes arrivés ?

—   Peut-être voulez-vous un café ? insista la dame.

—   C’est bien aimable à vous, mais nous ne pouvons pas abuser de votre hospitalité.

—   Nous serions pourtant plus confortablement installés à l’intérieur. Vous ne voulez vraiment pas ?

—   Certain, madame, répondit aimablement Martin qui craignait de manquer de politesse.

Il avait entendu dire dans une émission de radio que les Moldus pouvaient vous proposer quelque chose tout en pensant l’inverse, ce qu’ils appelaient la « courtoisie ». Mais il craignait surtout d’en avoir pour la journée en franchissant le seuil de la porte. Le radotage le fatiguait. Aussi préféra-t-il ne pas prendre de risque.

—   Comme il vous conviendra, dit-elle l’air déçu. Je ne suis pourtant moi-même qu’une vieille ruine, dommage que je ne sois pas faite de pierre aux yeux de ces experts. Enfin, au rythme où vont les choses, la prochaine fois que vous me verrez, ce sera entre quatre planches sous un bloc de marbre. Peut-être vous y intéresserez-vous davantage ? A moins qu’ils nous saccagent le cimetière, vous savez que c’est de plus en plus courant…

Martin et Henri échangèrent un regard perplexe, quelque peu inquiet. La vieille femme divaguait sans cesse.

—   Madame ! l’interpella Martin qui commença à regretter d’être venu.

Elle regarda alors la ruine en se pinçant de nouveau le peu de lèvres qu’elle avait, hésitante, perdue dans de lointains souvenirs. Elle cligna des yeux et finit par raconter :

—   Le terrain était déjà à l’abandon quand nous sommes arrivés. Nous avons acheté notre maison à un bon prix. Les propriétaires voulaient s’en débarrasser au plus vite. Ils avaient l’air pressé de partir. Mais enfin, ils n’ont pas dû aller bien loin. J’ai ouïe dire que la ruine était partie en flammes une nuit. Un beau brasier que les pompiers ont eu du mal à éteindre.

Martin sortit un calepin et prit quelques notes de la pointe de sa plume, ce qui n’étonna pas davantage la vieille dame, si ce n’est par un furtif sourire en coin de bouche. Le procédait n’avait plus cours depuis des lustres chez les Moldus, mais l’inspecteur l’ignorait. 

—   Vous souvenez-vous en quelle année exactement ? questionna-t-il.

—   Je l’ignore.

—   Savez-vous ce qu’il s’y est passé ?

—   Je n’ai que des rumeurs en tête, répondit-elle froidement.

—   C'est-à-dire ? Avez-vous entendu parler des gens qui habitaient ici autrefois ?

La femme resta de marbre, le visage froid, figé. Martin cru avoir manqué de politesse et s’inquiéta.

—   Madame ?

—   C’était une sorcière ! finit-elle par dire.

Les deux hommes sursautèrent. L’inspecteur fit maladroitement tomber l’encrier qu’il avait posé en équilibre sur le creux de son coude. Il s’empressa de le ramasser, au risque de se compromettre d’un mauvais réflexe en mettant la main à la poche pour en retirer sa baguette. Il retint son geste avant de plier le dos en s’excusant pour la tâche d’encre. La femme ne bronchait toujours pas devant cet hurluberlu qui ignorait l’emploi du stylo à bille. 

—   Pardon, déglutina Henri, pouvez-vous répéter ?

—   C’est moi qui suis vieille et c’est vous qui êtes sourd, se moqua-t-elle !

—   Que voulez-vous dire par sorcière ?

Lasse, elle posa sa tête sur le coin de la porte.

—   On m’a raconté que la femme qui vivait là était mauvaise. Elle devait faire des rituels sataniques pour dialoguer avec les morts, vous voyez le genre de fadaises. On est déjà assez emmerdé avec les vivants pour qu’en plus ceux-là viennent nous enquiquiner… D’après ce qu’on m’a dit c’était du genre à étriper ses gamins parce qu’une voix lui aurait ordonné. Ce n’est pas bon d’entendre des voix, ajouta-t-elle pour elle-même. Elle ne devait pas avoir d’enfant, heureusement pour eux, car elle les aurait cramés avec la maison. Les…, les riverains étaient tout effrayés. C’est sans doute pour ça que le quartier s’est vidé. Tout le monde avait peur. Enfin, ça fait parler les crétins. On a toujours besoin d’un bouc émissaire pour justifier nos échecs. Je suppose que ce genre d’histoire est à prendre avec des pincettes. Vous savez, à mon âge, on n’écoute plus les rumeurs avec la même oreille.

—   C’est une bien sombre histoire que vous nous racontez là, dit Martin. Nous sommes…

Un son creux raisonna dans la maison, comme un coup de phalange sur du placo. La dame se retourna, le visage caché par la porte, puis elle reprit place normalement dans l’entrebâillement.

—   Nous parlons depuis tout à l’heure, continua-t-elle avec une pointe d’ennui, je suis vieille et je fatigue, je voudrais m’assoir.

—   Dans ce cas, nous allons vous laisser tranquille, madame, répondit Martin qui ne savait plus comment gérer la situation. Une dernière chose, savez-vous si des membres du voisinage pourraient nous éclairer ?

Un sourire irradia sa face.

—   Je suis navrée messieurs, dit-elle d’un ton calme et convaincu, mais je suis certaine que tous ces gens sont partis ; je suis la résidente la plus vieille du quartier. Il ne sert à rien de déranger les voisins pour cette histoire, vous n’y apprendrez rien.

Son visage se déformait.

—   Je crois que nous en avons suffisamment entendu pour ce matin, précisa Martin, on vous remercie, madame, et encore une fois, nous sommes désolés pour le dérangement.

—   Je vous en prie, messieurs. Je laisse toujours une braise sous le feu, si l’idée vous venait de revenir, j’aurais de quoi vous réchauffer. Il m’arrive d’être au troisième étage. Monter et descendre les escaliers m’est devenu compliqué, ne m’obligez pas à sauter par la fenêtre.

Mal à l’aise, les deux hommes saluèrent la femme et retournèrent vers la ruine sans échanger un mot. Ils avaient parcouru une vingtaine de mètres quand ils entendirent la vieille les rappeler.

—   Messieurs les experts !

Les deux détectives firent volte-face.

—   Il n’est jamais bon de ressasser le passé. La vérité a brisé plus d’un mythe.

Les Aurors se regardèrent plus étonnés encore, puis Martin fit un signe de main définitif.

—   On a déjà entendu cela hier, ajouta Henri.

—   Cette vieille femme est très étrange, vous ne trouvez pas ? s’empressa d’ajouter l’inspecteur. Elle était là tout en étant absente.

—   En effet, mais je crois que les Moldus sont très étranges de manière générale.

—   Je suis à peu près certain qu’elle ne nous a pas tout dit, sans doute devrions-nous songer à revenir plus tard. Parfois, à force de ruminer, des souvenirs reviennent.

—   Vous ne voudriez pas utiliser des moyens plus efficaces pour scruter ses pensées ? interrogea Henri.

—   Henri…, Henri ! vous ne voudriez quand même pas l’achever ? se moqua Martin.

—   Je ne vous parle pas de legilimancie.

—   Et comment voudriez-vous vous y prendre ?

—   Avez-vous entendu parler de l’animohypnose ?

—   Vaguement, avoua l’inspecteur.

Henri fouilla dans sa poche et sortit une chainette reluisante d’émail. Une émeraude se balançait au bout de la breloque, encastrée dans un entrelacs de lacets d’argents pas plus épais que des aiguilles de couture. La pierre captiva Martin, il se surprit l’esprit vagabond, comme aspiré par l’amulette qui oscillait sous ses yeux.

—   Qu’est-ce ? demanda-t-il en se remuant les méninges.

—   Je ne voudrais pas perturber l’esprit de cette pauvre dame avec un sortilège, dit Henri. L’animohypnose est une méthode douce. C’est efficace pour faire ressurgir des souvenirs enfouis, même si c’est peu connu, l’émeraude n’est pas facile à trouver.

—   Mmh mmh.

Martin n’aimait pas trop les pratiques peu rigoureuses.

—   On peut aussi s’en servir pour apaiser les âmes tourmentées.

Ils s’arrêtèrent au bord de la ruine.

—   Et ça marche ?

—   Je vous montrerai.

—   Pourquoi pas, si vous savez l’utiliser, répondit Martin, c’est toujours mieux qu’un sortilège impardonnable.

Henri laissa tomber son amulette dans le fond de son pantalon, et tout deux restèrent là, les mains dans les poches, méditant, et sillonnant quelques idées. 

—   Je me demandais, reprit Henri, ce sont bien des Moldus qui ont retrouvé le corps ? Le meurtre n’est peut-être pas d’origine magique ! Vous savez combien temps on a mis à le récupérer ?

—   Je l’ignore. C’est tout le travail des agents du Cabinet des Affaires Moldues. Au passage, il faudrait absolument que vous y passiez pour compléter votre formation.

Henri resta rêveur.

—   Réjouissez-vous Henri, ajouta Martin qui devinait ses doutes, même si nous nous égarons avec ce garçon, nous mènerons deux enquêtes en une. Nous avons tout intérêt à creuser cette piste. C’est un défaut de nos services que de trop négliger les Moldus. Croyez-moi pourtant, si on se donnait la peine de gratter un peu de ce côté-là, on trouverait de vraies pépites. Mais ça, évidemment, ni Suspis ni le Premier Ministre, ne veulent l’entendre.

—   Ce sont des politiciens, inspecteur, nous, les Aurors, on fait ce qu’ils nous demandent, laissons-leur la politique. Quant aux Moldus… j’attends de voir.

—   Votre jeunesse parle pour vous, Henri, mais vous comprendrez que beaucoup de sorciers se trahissent parce qu’ils sont trop certains d’eux-mêmes, ils laissent ici et là des indices trop importants, pensant qu’on y verrait que du feu. Puis la politique, comme vous le dites, c’est partout la même, elle est faite par des hommes. Et nous Aurors, nous devons jongler avec ça, avec la loi, la justice, et notre sens de l’honneur. Il arrive que nos valeurs ne concordent pas avec nos obligations. Vous verrez, on tombe parfois sur de vieux dossiers que nos supérieurs s’évertuent d’enfouir ! Dans notre métier, n’oubliez jamais de suivre votre intuition, c’est une qualité essentielle. Si vous n’avez pas une idée précise de ce qu’est la Justice, Henri, et je parle bien de la Justice avec un grand « J », alors changez de voie. Nous ne sommes là que pour elle, et c’est elle notre vraie maîtresse.

—   Je voudrais partager votre avis Martin, mais pour l’instant, je vais où l’on me dit d’aller. Et j’ai beau suivre mon intuition, je ne vois pas de lien entre Ovide et Celo. Comment relier les deux ?

—   Henri, faites un effort ! insista Martin.

—   Je ne vois toujours pas inspecteur, mais j’espère que vous allez m’éclairer.

—   Ça m’étonne, dit Martin après un bref soupir, qu’un esprit aussi brillant que le vôtre ne fasse pas les connections nécessaires ! Il va vraiment falloir que vous fassiez un stage au Cabinet des Affaires Moldues.

Il insista intentionnellement sur le dernier mot.

—   Pardonnez-moi, mais je ne vois pas le rapprochement entre un fils décapité qui a une mère Moldue et un tueur sanguinaire qui nous a échappé pendant vingt ans et… et qu’on a retrouvé dans une maison de Moldus… A moins que...

—   A moins que ?

—   Non, ça ne colle pas, finit-il par dire en se caressant le menton, Ovide était un tueur de Moldus, un tueur de Moldus, répéta-t-il !

—   Souvenez-vous de l’époque, l’orienta Martin, replacez l’évènement dans son contexte.

—   Je sais à quoi vous pensez, répliqua Henri qui n’était pas sûr de lui, vous pensez à un « Sang-de-Bourbe » qui aurait voulu effacer les traces de ses origines.

—   Peut-être, acquiesça Martin en réfléchissant les doigts devant la bouche. Croyez-vous que cela soit impossible de modifier un cadavre ? Rien ne prouve que la tête fût véritablement la sienne, surtout pour un sorcier doué en métamorphose.

—   On pourrait même aller plus loin dans ce cas, fit remarquer Henri, rien ne prouve qu’il s’agissait vraiment du corps de la mère. Il faudrait savoir qui a identifié les corps. C’est étrange, n’est-ce pas, que les Moldus soient arrivés avant nous !

Martin claqua sa langue contre son palais et suivit du regard la longue trace blanche qu’un avion avait laissée dans l’azur.

—   Ils auraient pu faire croire à leur mort, compléta Henri en se tenant le menton les pupilles rivées au sol, pour fuir quelqu’un, quelque chose, ou peut-être tout simplement que le garçon voulait protéger sa mère ?

Il balança sa tête comme s’il n’était pas d’accord avec lui-même. Il s’accroupit pour aider un scarabée qui avait entrepris de traverser la chaussée et l’aida à trouver un carré d’herbe sécurisé.

—   Et si le tueur était simplement un Moldu, reprit-il naïvement, un Moldu qui ne savait pas à qui il avait affaire ? Ça écarterait complètement la piste d’Ovide et nous serions en train de perdre notre temps…

L’inspecteur ne releva même pas la dernière proposition d’Henri, elle paraissait insensée. 

—   Cela n’explique pas comment Ovide aurait appris à se passer de magie, répondit-il. Aucun sorcier de parfaite origine ne saurait le faire. On se laisserait mourir à petit feu en essayant de faire cuire nos patates sans notre baguette.

Les deux hommes continuèrent silencieusement leur réflexion, l’un la tête en l’air, l’autre la tête par terre.

Une idée farfelue traversa brusquement l’inspecteur. Il se retourna pour la partager avec son acolyte :

—   Henri, n’y voyez-vous pas là un crime « hautement symbolique » ? Imaginez que le fils ait cherché à effacer toute trace de son passé, quels que soient les moyens utilisés, afin de faire croire à sa propre mort. Ce serait machiavélique n’est-ce pas ? A la suite de quoi, comme par magie, un tueur de Moldus surgit de nulle part sans que personne ne sache d’où il vient ! Ça collerait avec l’absence d’identité d’Ovide !

Henri grimaça pour montrer sa désapprobation.

—   Ovide a travaillé pour les Mangemorts, rappela Martin afin de justifier le fond de sa pensée. Mais comme il fallait montrer patte blanche et sa carte de sang pur…

—   Si j’admets votre hypothèse, intervint Henri, cela voudrait dire que Celo aurait tué sa propre mère ? C’est difficilement imaginable, non ? conclut-il en hochant nerveusement la tête, horrifié par cette idée.

—   Il aurait aussi pu faire croire à sa disparition comme vous l’avez dit. Mais convenez d’une chose Henri, il n’est pas rare que les nouveaux venus, pour se faire accepter dans un groupe, adoptent des comportements extrêmes, surtout s’ils veulent prouver quelque chose. Or, Ovide était un spécialiste pour zigouiller les Moldus. Supposons un instant que lui-même était un « Sang-de-Bourbe », n’aurait-il pas eu intérêt à le cacher en s’acharnant sur eux ? Et plus encore s’il voulait fricoter avec Lord Volde…

—   J’entends bien l’idée inspecteur, coupa Henri, mais on a retrouvé le corps de la mère avec la tête du gamin dans le ventre, insista-t-il. Et si on s’en tient à ce qu’on vient de dire, pour le moment, on n’est même pas sûr que ce soient bien eux. N’est-ce pas suffisant pour dire qu’Ovide n’a peut-être rien à voir avec ça ? Puis même, si c’est lui le meurtrier, ce qui lui correspondrait bien, à votre place, j’en déduirais plutôt qu’il connaissait sans doute Celo. Dans ce cas, il faudrait plutôt chercher du côté des camarades de classe, quelqu’un d’un peu détraqué par exemple, qui aurait été frustré par les talents du garçon et qui aurait voulu se venger, ou qui connaissait ses origines et qui voulait lui faire payer.

—   Vous avez peut-être raison, Henri, mais nous ne pouvons quand même pas écarter cette idée. Vous connaissez beaucoup de rituels magiques où il faille découper des têtes ? Pensez-vous qu’un sorcier, dépeint par ses professeurs comme étant aussi talentueux, puisse se faire avoir par quelqu’un de moins doué que lui ? Ovide a échappé à la justice magique pendant quarante ans, et il a réussi à me filer entre les doigts. Rien que ça me laisse supposer que ce n’est pas un branquignole.

—   Mais inspecteur, persista Henri, beaucoup sont morts pour moins que cela, puis Ovide, Ovide, son visage, sa voix, rien ne concorde, rien ! Vous avez vu ses yeux ? Ça ne s’oublie pas des yeux comme ça…

—   Comme je vous l’ai déjà dit, reprit Martin, un visage se transforme facilement. Polynectar, ou talents de Metamorphomage ! Même, pourquoi pas un quelconque procédé de transformation Moldu. Après tout, non seulement Celo était un élève doué en Métamorphose, mais avec une maman Moldue il devait bien connaître les astuces des non-mages, non !

—   Les Metamorphomages ne peuvent pas modifier complètement leur visage, expliqua Henri, en plus le talent est héréditaire, ce qui ne colle pas avec Celo.

—   Peut-être les traces d’un ancêtre !

—   Allons Martin, vous savez bien que c’est impossible.

L’inspecteur sourit.

—   Puis pour l’hypothèse du Polynectar, continua Henri un brin agacé de l’entêtement de l’inspecteur, pensez-vous vraiment qu’Ovide se soit amusé à prendre de la potion pendant vingt ans ? Nous n’avons pas trouvé un seul outil magique chez lui, pas un ingrédient, pas un chaudron, pas une louche. Peut-être qu’il gardait tout sur lui, c’est possible, pour s’enfuir rapidement en cas de pépin, mais enfin… Il semblait bien établi dans sa demeure. A moins qu’il ait inventé une potion aux effets éternels, ce dont je doute, je pense plutôt que vous avez vu son vrai visage, le même que celui que tout le monde connait depuis le début. Or il ne correspond pas à celui du jeune Celo…

Henri se désespéra :

—   Ahhhh, les sorciers et leur culte du secret ! Cela ne nous dit pas où il se trouve.

—   Vous avez raison Henri, calma Martin, peut-être devrions-nous essayer de trouver Celo pour l’interroger directement. Savez-vous où il est ?

Henri répondit non.

—   Donc, continua l’inspecteur, c’est à mon sens une piste suffisamment sérieuse pour que nous ne l’écartions pas. Et si nous nous trompons, ajouta-t-il pour rassurer son compère, au moins aurons-nous essayé de mettre en lumière le crime de cette femme et de son fils. Après tout, eux aussi méritent que justice soit faite.

Henri fit comprendre qu’il partageait son point de vue.

—   Cependant Henri, il va falloir nous mettre d’accord, continua Martin.

—   Nous mettre d’accord sur quoi ?

—   Nous mettre d’accord sur ce que l’on peut dire au ministre et ce que l’on doit garder pour nous.

—   Que voulez-vous dire, inspecteur ? Vous ne faites donc pas confiance à votre supérieur ! Ne vous a-t-il pas demandé formellement d’être tenu informé dès que possible ?

—   Je ne voudrai pas que le ministre interfère dans une enquête qu’il risque de prendre trop à cœur. Il m’a demandé de ramener Ovide mort, ce qui n’est pas mon travail. Je suis un Auror, pas un tueur de troll. Je percevrais la chose comme un échec si je devais ramener un cadavre. Je voudrais donc me charger entièrement de la partie communication, puis-je vous faire confiance là-dessus ?

—   Entendu inspecteur, je le renverrais vers vous s’il arrivait que le ministre vienne me voir, ce qu’il n’a jamais fait jusqu’à présent.  

Il sortit une tige de siwak qu’il mordilla nerveusement. Il n’était pas dans ses habitudes de s’inquiéter. Pourquoi le ministre viendrait-il le voir directement ? « Si tu veux devenir inspecteur, l’avertit une petite voix dans sa tête, il faut que tu t’habitues à ce genre de responsabilités ».

 

Quelques jours après l’interrogatoire de l’étrange Moldue, alors que l’enquête piétinait déjà d’un chouilla et que le ministre se faisait de plus en plus pressant dans le dos de l’inspecteur, un hibou déposa une lettre A l’attention de monsieur Dessouche, ou de monsieur Lazare (au choix). Le rapace, n’étant pas un âne, trancha de son libre arbitre et profita que la nouvelle fenêtre d’Henri soit grande ouverte pour s’engouffrer à vive allure par les carreaux. Il était fier d’impressionner la galerie en passant devant la volière, d’où le regardaient de magnifiques chouettes au plumage kaki et un célèbre harfang blanc appelé Perruche ; il voulut atterrir avec élégance sur le bureau. Hélas, les imprévus étant rarement prévisibles, il glissa d’un dérapage mal contrôlé sur le bois fraichement lustré par l’apprenti inspecteur. Henri ramassa le hibou dans la corbeille à papier, les deux serres en l’air, et coincé par la lampe à pétrole qu’il avait entrainée dans sa chute. Vexé d’une telle humiliation, le hibou s’envola sans demander ses restes. L’Auror déplia l’enveloppe et la lu attentivement. C’était une lettre de monsieur Soupoudré, à l’évidence elle intéresserait l’inspecteur. Il se précipita, papier en main, pour lui transmettre le message. Il déboucha devant le bureau de Martin Lazare, le souffle court, et toqua. 

—   Entrez !

—   Inspect…

Il n’y avait personne. Son chapeau était pourtant posé comme à ses habitudes, au porte-manteau, et sa veste était adossée au dossier de son fauteuil. Les chandelles éclairaient sagement une plume d’oie qui grattait quelques mots sur un parchemin. Charlie roupillait, point troublé. Henri, étonné, referma la porte. Le crâne du sorcier flamand avait dû parler à la place de l’inspecteur, ce dernier devait sans doute trainer dans les couloirs. Il entendit alors tousser, rouvrit brusquement. Martin était assis sur son fauteuil avec l’allure d’un homme qui se réveille.

—   Henri, que me vaut votre visite ? demanda-t-il comme si de rien n’était.

—   Monsieur, répondit-il sans poser de question mais curieux d’élucider ce mystère, nous avons reçu du courrier. Une lettre de monsieur Soupoudré qui pourrait vous intéresser.

—   Que dit-il ? demanda Martin en s’emparant du papier que lui tendait Henri ?

—   Il dit que suivant le conseil de madame Maxime il a pu contacter un ancien professeur de Beauxbâtons, le professeur Ligno Inradix, enseignant de Métamorphoses. Il était en fonction à l’Académie pendant la période qui nous intéresse. Il explique qu’il est disposé à nous recevoir pour nous en dire davantage.

—   Et où pouvons-nous trouver ce monsieur Ligno Inradix ?

—   En Bretagne, monsieur.

Martin relut le manuscrit plusieurs fois.

—   Restez habillé Henri, nous partons pour Brocéliande. 

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