Mad Love (Jerome Valeska)
Jérôme ne revit pas Kaysha le lendemain. Le cirque devant reprendre la route depuis l’Illinois pour rejoindre le Wisconsin quelques jours plus tard, les deux adolescents ne firent que s’apercevoir. Il lui semblait que Kaysha n’avait pas réagit comme à l’usuel. Elle l’avait regardé un long instant sûrement, sans qu’il ne la voit, dos à elle. Il ne la remarqua qu’en se retournant, une caisse remplie des pinces qui servaient à maintenir le chapiteau debout, dans les mains. Il lui avait souri, en essayant d’être rassurant, mais la jeune femme avait hésité. Elle avait mit du temps avant de lui répondre.
On lui bouscula l’épaule, et il fut obligé de se tourner. C’était Haly qui lui ordonnait de poser sa caisse. Lorsqu’il renvoya ses yeux pour retrouver Kaysha, elle n’était plus là. Il passa lentement sa langue sur ses lèvres, faisant voyager ses pupilles sur tous les visages, mais aucun n’était celui de la jeune femme. Il se mordit l’intérieur des joues, en essayant de se concentrer sur son rangement, mais il ne put empêcher son esprit de divaguer, aliéné à la frustration qu’il ressentait. Mais un autre sentiment désagréable s’y mêlait, qu’il eut du mal à reconnaître d’abord. Il comprit enfin que ce devait être de l’appréhension : il craignait que Kaysha l’ait vu riant maladivement sur le sol.
Il rangeait machinalement les caisses, contenant son anxiété et ses inquiétudes. Il vérifiait régulièrement autour de lui cependant, en quête du visage familier de Kaysha. Mais il dut se rendre à l’évidence, et se résigner à rejoindre sa mère pour que le cirque puisse enfin démarrer.
Cependant, en se dirigeant vers la voiture, il eut enfin la chance de tomber sur le visage concentré et sérieux de Kaysha qui parlait avec Christopher. Rapidement, il jeta un regard vers sa mère, qui parlait avec un des hommes du cirque qu’il ne prit pas le temps d’identifier, hésita quelques secondes, et lorsque Christopher s’éloigna, il s’élança sur Kaysha avant qu’elle n’eut le temps de le remarquer.
La jeune femme s’était détournée, et allait d’un pas décidé vers le dernier étalon qui n’était pas rentré dans le camion. Il lui posa une main sur l’épaule. Elle se retourna brusquement, sur la défensive.
- Hey, c’est moi, rassura-t-il.
Son regard buta lorsqu’elle vit le visage de Jérôme. Elle prit le temps de l’observer longuement, avant de répondre.
- Désolée, j’étais dans mes pensées, dit-elle en se retournant vers le cheval pour lui détacher le licou.
- Ça va ? hésita-t-il, comme s’il ne savait plus comment lui faire la conversation.
Il avait en effet cette impression qu’une distanciation avait été mise entre eux deux, il ne savait pas vraiment à quoi elle était due, mais il la sentait bien présente. Et même pesante. Elle fit bouger le cheval.
- Attention, prévint-elle en s’avançant sans répondre.
- Kaysha ? insista Jérôme.
Elle fit monter le cheval dans le van géant, lui tapota son énorme épaule, et en descendit pour fermer les portes après avoir vérifié eau et nourriture. Elle revint en face de Jérôme, frappant ses mains entre elle pour enlever la saleté. Elle se posta avec aplomb sur ses jambes, et fixa Jérôme qui n’osait plus parler. Il n’oubliait cependant pas de vérifier de temps à autres que sa mère ne le cherche pas.
- Depuis combien de temps on se connaît ? questionna-t-elle, en l’inspectant de ses iris noisette.
Surpris, il eut une expression confuse.
- Presque neuf ans, répondit-il.
Elle acquiesça.
- Et tu crois que je le vois pas quand y a un truc bizarre ?
Il fronça légèrement les sourcils. Ils restèrent l’un en face de l’autre, en attendant que l’un prenne la parole. Mais rien ne vint, et le monde autour s’estompa. Jérôme entrouvrit la bouche comme pour parler, mais seul un léger souffle en sortit, imperceptible. Il battit plusieurs fois des cils, ne sachant que dire.
- Tu as un truc de changé, Valeska, dit-elle tranquillement.
On appela la jeune femme par derrière le van.
- J’arrive ! répondit-elle à son père, tournant sa tête de trois quart.
Elle laissa ses yeux trainer sur le visage de Jérôme, qui était resté immobile.
- On se revoit dans le Wisconsin, Rouquin. Pas de bêtises entre temps, ajouta-t-elle avec un clin d’œil complice qu’il ne comprit pas.
Elle s’éloigna, et monta dans la voiture avec Christopher. Tout le monde s’affairait aux derniers préparatifs du départ, et les moteurs démarraient déjà. Il rejoignit sa mère, et s’installa dans la voiture avant elle.
Les paroles de Kaysha lui restèrent gravées plusieurs minutes. Il avait changé, c’était vrai. Il ne savait pas trop comment, et n’aurait pas su l’expliquer, même si Kaysha lui avait demandé. Il savait juste qu’il n’était plus le même. Il avait grandi, très vite, et en peu de temps. Non seulement physiquement, il était devenu un garçon grand, puissant même, bien que puisse en penser sa mère. Il avait beaucoup de force, il le sentait bien. Mais il ne réfléchissait plus de même façon.
De ce fait, les paroles de Kaysha l’auraient perturbé, il aurait essayé de chercher pourquoi elle disait cela, en quoi elle pouvait le trouver étrange. Mais alors, Jérôme n’avait pas procédé à cette rapide introspection, et sa première pensée fut que si Kaysha avait remarqué son changement, alors d’autres sûrement le remarqueraient. Les gens du cirque s’ennuyaient tellement souvent, qu’ils savouraient la moindre rumeur, le moindre commérage.
Lentement, l’idée que sa mère remarque ce curieux changement lui vint à l’esprit. Discrètement, il observa cette dernière du coin de l’œil. Elle était concentrée sur la route, et ne semblait même pas remarquer sa présence. Il pinça ses lèvres, et serra les poings.
Il ramena sa pensée à quelques souvenirs des mois passés, cherchant depuis quand il avait bien pu changer ainsi. Mais rien ne lui vint à l’esprit. Il n’y avait pas eu de rupture, pas eu de petite voix distincte qui lui aurait dit « Tu n’es plus le même à partir de cette seconde ».
Jérôme en vint à l’idée que ce nouveau n’était peut-être pas si nouveau, et qu’il l’avait peut-être porté en lui plus longtemps qu’il pouvait le penser. D’un côté, cette hypothèse le rassura, et il laissa s’échapper un petit soupir satisfait, en collant sa tête contre la vitre.
On ne change jamais vraiment, pensa-t-il, on devient juste plus ou moins ce pourquoi on a travaillé toutes ces années, on grandit dans la continuité de ce qu’on était. La seule question qui apparut brièvement était de savoir ce que Jérôme avait toujours été réellement. Question qu’il fit disparaître assez rapidement, ne trouvant pas pertinent de devoir y penser dans l’immédiat.