Nothing lasts forever
TW ⚠️: Sang et blessures / mention de torture, mais non explicite / nudité
Prologue
13 février 1827 ~ Cimetière d'Edimbourg
Une fois la jeune Elspeth évaporée dans la nuit et le démon revenu à sa taille normale, les deux êtres célestes déambulèrent entre mausolées et tombes anonymes, au beau milieu du cimetière.
— Laudanum… Houhou… Ah, on m’y reprendra plus… T’es passé où ? demanda Crowley, en titubant.
— Je suis là ! Juste là… C’était un acte très gentil de ta part ! Tu as sauvé cette jeune personne… répondit Aziraphale, en le tenant par la taille pour le stabiliser.
— J’ai pas été gentil, c’est le laudanum qui a parlé pour moi ! Je suis pas responsable de mes actes ! s’agaça le démon, en pointant un doigt accusateur devant le visage de l’ange.
— Mais tu ne risques pas d’avoir des problèmes ? Ils auront forcément remarqué cet évènement En-Bas… Tu viens de faire une très bonne action, sans hésitation ! rétorqua Aziraphale, à la fois admiratif et inquiet.
— Crois-moi, si l’Enfer avait remarqué cette petite démonstration, je serais déjà… Je serais déjà… s’immobilisa Crowley en percevant une étrange sensation, tandis que l’ange continuait d’avancer.
— Crowley ? demanda Aziraphale, en se retournant.
Le démon avait disparu.
♡♡♡
13 février 1862 ~ Enfer
Il faisait nuit depuis peu sur Terre, mais depuis toujours au Pandémonium, lorsque le Duc Hastur passa devant la poignée de démons inférieurs, occupés à déchiffrer le mode d’emploi fourni avec l'ascenseur. Ils s’écartèrent brusquement en s’inclinant sur le passage d’Hastur, qui traînait le corps à moitié inconscient et complètement nu d’un autre démon, par une poignée de cheveux roux maculés de sang séché.
— Poussez-vous de là, bande d’incapables ! grogna le démon aux yeux noirs.
— Monseigneur, il est écrit que l’appareil a besoin d’être… l’interrompit timidement un démon, en triturant nerveusement ses doigts.
— Ta gueule, Eric ! l’interrompit Hastur, en faisant brûler la notice d’un claquement de doigt. C’est interdit de lire ici, t’as pas vu les affiches ?
— Mais… Mais si on n’a pas le droit de lire, pourquoi mettre des affiches, Monseigneur ?
Un nouveau claquement de doigt fit se décorporer le démon dans un hurlement aigu, rapidement étouffé par tous les autres, en provenance des différents Cercles de l’Enfer.
— Quelqu’un d’autre a une suggestion à me faire ? demanda le Duc d’une voix traînante.
Les démons inférieurs s’éparpillèrent rapidement pour disparaître de sa vue, provoquant un coassement satisfait de la part du crapaud logeant au sommet de son crâne. Il appuya sur l’unique bouton d’appel de sa main libre et attendit que les portes s’ouvrent sur une cabine blanche, dont la lumière divine perça un instant les ténèbres, l’obligeant à plisser les yeux. L’autre démon, lui, avait les yeux clos.
Hastur le jeta sans ménagement dans la cabine et son corps vint s’écraser lourdement contre la paroi. Il ne cria pas, mais se recroquevilla sur lui-même.
— Et que ça te serve de leçon, Crawly ! grogna Hastur en entrant dans l'ascenseur à son tour pour appuyer sur le bouton “Terre”. Le Maître a autorisé ta sortie, mais je vais t’avoir à l'œil ! Nous… Sommes… Les Damnés… conclut-il en insistant sur chaque mot, tandis qu’il ressortait de la cabine et que les portes se refermaient derrière lui.
13 février 1862 ~ Soho, Londres
Le pub “La mule chargée” avait ouvert ses portes peu avant et était le premier établissement public de Londres à posséder un ascenseur à vapeur. Aziraphale en avait discrètement supervisé la construction et il avait boosté l’engin par miracle, de sorte que son Ambassade, dissimulée sous l’apparence de l’humble librairie voisine, puisse recevoir la visite des hauts dignitaires du Paradis. L’Enfer, par souci d’équité, avait exigé d’avoir également accès au monte-charge pour envoyer ses émissaires répandre le chaos sur Terre. La permission avait été accordée, mais il apparaîtrait bien plus tard que, par manque de maintenance, l'ascenseur tomberait régulièrement en panne du côté obscur, obligeant les démons à emprunter les escaliers…
L’établissement en question, fermé les mercredis, était désert à cette heure tardive, aussi personne ne put s’étonner de l’ouverture des portes de l’ascenseur. Seul un chat de gouttière au pelage ténébreux, occupé à se nettoyer le bout d’une patte devant le pub, poussa un miaulement effrayé lorsque la lumière blafarde l’aveugla depuis la cabine.
Aziraphale
Ce nom s’imposa encore à Crowley, comme tant d’autres fois en… A vrai dire il ne savait pas combien de temps ça avait duré. Combien de temps Satan l’avait maintenu captif pour le punir de sa bonne action. Le temps était une notion abstraite, si malléable pour lui, qui avait été gratifié du don de chronokinésie. Un don parfaitement inutile en Enfer, aux mains de celui qui, autrefois, répondait au doux nom de Samaël.
Aziraphale
Ce nom, il se l’était récité comme un mantra, pour ne pas perdre la raison. Pour garder espoir. Il l’avait imploré, pleuré, hurlé, en espérant que l’ange puisse l’entendre et venir le délivrer du mal. Ou plutôt du Malin et de ses mains cruelles. De ses humiliations.
De son rire féroce, qui résonnait encore dans ses oreilles, lorsqu’il lui infligeait les pires sévices ou qu’il le livrait aux soins de ses lieutenants pour se divertir.
Aziraphale
Dans les méandres de l’Enfer, il avait attendu. Il avait entendu.
Entendu parlé de cet “ascenseur”, qui reliait le Paradis à l’Enfer, en passant par la Terre.
Il ne faisait aucun doute que l’engin devait être situé aux abords de l’Ambassade du Paradis. L’angelot y avait fondé une librairie en 1800, qu’il s’était empressé de lui faire visiter. Crowley ne l’avait vue qu’à cette unique occasion, mais il était certain de la reconnaître s’il passait devant. Il n’avait, de toute façon, aucune autre option, sinon celle de s’échouer sur le trottoir, d’où il serait extrait pour être emmené à l’hospice, dans lequel il serait probablement soigné par des nonnes. Sans façon, merci bien…
Mobilisant le peu de forces dont il disposait encore, Crowley rampa hors de l'ascenseur, avant de s’immobiliser au niveau de la porte. L’endroit était bel et bien désert, par le grâce de D… De Sat… De qui que ce soit… Il ramena ses jambes contre lui et constata que le sang répandu dans la cabine s’évapora aussitôt par miracle, juste avant que les portes ne se referment brutalement, le laissant à nouveau plongé dans le noir.
La lumière divine lui avait brûlé ses rétines ophidiennes, mais l’obscurité ne lui fut pas pour autant une source de soulagement. L’obscurité était devenue, depuis Dieu sait… Depuis on ne sait combien de temps, sa seule compagnie, et il la redoutait.
La peur lui offrit suffisamment d’énergie pour se remettre à ramper sur le parquet, en direction de la porte vitrée, qui laissait filtrer la lumière des réverbères à huile de la rue.
⛧C’est ça, rampe, mon joli serpent ! ⛧
La voix désincarnée de Satan lui vrillait les oreilles.
Il accéléra le mouvement malgré la douleur cuisante qui n'épargnait aucun millimètre de sa corporation. Une fois sur le seuil, il claqua ses doigts du bas vers le haut, dans un geste qu’il n’avait pas pratiqué depuis… Il ne savait pas combien de temps, mais longtemps…
La porte n’offrit aucune résistance et s’ouvrit, pour son plus grand soulagement. Il avait donc retrouvé ses pouvoirs, restait à récupérer quelques forces pour pouvoir réussir autre chose qu’une ouverture de porte, mais ce simple miracle démonique lui avait drainé le peu d’énergie qui lui restait.
Il perdit connaissance.
Une langue râpeuse contre sa joue l’extirpa de son inconscience. Avec une grimace, Crowley redressa son visage pour se trouver nez à nez avec un chat noir, qui l’observait curieusement.
— Merci de m’avoir réveillé, vieux frère…
Sa voix sonnait faux. Elle était terriblement éraillée à force d’avoir hurlé et sa gorge le brûlait atrocement. Après un léger miaulement, l’animal disparut au détour de la rue, sur sa droite. Le démon le suivit du regard et un soulagement immense l’envahit lorsqu’il reconnut la devanture de la librairie de l’ange, A.Z Fell&Co !
Par miracle, aucun humain ne traînait dans la rue. Il essaya de se lever. Sans succès. Ses jambes ne le portaient plus depuis longtemps déjà.
— Ngk…
Il se remit à ramper. Si seulement il avait eu assez de forces pour prendre sa forme animale, il aurait rampé plus vite. Essoufflé et à bout de forces, il s'écroula contre la porte de la librairie de longues minutes plus tard et perdit à nouveau connaissance…
Aziraphale
Il sentit la porte s’ouvrir doucement et glissa brusquement aux pieds du libraire.
— Crowley ? Crowley, c’est toi ?
La voix paniquée de l’ange eut l'effet d’un baume sur le corps meurtri de Crowley. Il le sentit s’accroupir et écarter avec hésitation une mèche de cheveux de son visage, permettant à Crowley de voir enfin ces grands yeux bleu-gris, qui lui avaient tant manqué. Le visage de l’ange était toutefois déformé par l’effroi, tandis qu’il balayait rapidement du regard l’ensemble du corps affalé devant lui.
— Seigneur… Peux-tu te lever, mon cher ? lui demanda-t-il d’une voix tremblante.
Crowley coassa un “non” à peine audible.
— Puis-je… Puis-je te porter ?
Le démon poussa un gémissement qu’Aziraphale prit pour un oui. Il se pencha sur son corps, mais hésita. Crowley songea qu’il devait vraiment le répulser pour qu’il hésite autant à le toucher. En réalité, l’ange avait bien trop peur de le blesser encore davantage en manipulant son corps mutilé. Après un instant de réflexion, il finit par glisser ses bras avec d’infinies précautions pour le tourner d’abord, puis le soulever, en le serrant contre son torse.
Aziraphale
L’odeur de son eau de cologne l’enivra avec bonheur. Il s’abandonna complètement dans les bras puissants de l’ange, qui le soulevèrent sans peine. Il enfouit ensuite son visage dans la robe de chambre tartan, si douce sur sa peau, qui n’avait connu que le sol rugueux et sale de sa cellule depuis si longtemps… La chaleur qui irradiait d’Aziraphale lui fit prendre conscience du froid qu’il ressentait. Il était gelé. Gelé jusqu’aux os !
Il sentit l’ange l’allonger sur le sofa, près de son bureau. Ses mains s’agrippèrent malgré lui aux pans de sa robe de chambre et il poussa un nouveau gémissement. Il aurait voulu rester dans les bras d’Aziraphale. En sécurité. Mais rien ne dure éternellement, il l’avait appris à ses dépens.
Aziraphale disparut momentanément de sa vue, mais revint avec une épaisse couverture en laine jaune, dont il recouvrit son corps tremblant, le souffle court. Il vint ensuite s’accroupir au niveau de son visage et lui offrit un sourire crispé :
— Je ne pensais pas te revoir… Dans de telles conditions… As-tu faim ? Soif ? demanda-t-il, en jetant des regards inquiets vers son corps, agité de soubresauts.
— Soif… coassa Crowley, ses dents s’entrechoquant violemment.
L’ange opina du chef et se releva d’un bond, pour disparaître à nouveau et Crowley se maudit d’avoir demandé à boire. Aziraphale revint rapidement toutefois, portant un plateau qu’il déposa sur le petite table en acajou, à côté du sofa. Il en profita pour allumer des bougies, diffusant une lumière chaleureuse autour d’eux.
L’odeur de thé se répandit bientôt dans la librairie, se mêlant aux odeurs de livres et d’encre, que Crowley inspira à pleins poumons. Il lui sembla avoir oublié ces senteurs, aux antipodes de celles circulant en Enfer.
Aziraphale versa le thé dans deux tasses et revint s’accroupir à son chevet :
— Penses-tu pouvoir t’asseoir quelques instants ? Je vais t’aider…
Crowley acquiesça silencieusement et commença à se redresser maladroitement. Aziraphale s’empressa de l’aider, mais lorsque ses mains se posèrent sur le démon, celui-ci tressaillit violemment.
— Pardon ! s’excusa Crowley, par réflexe.
— Ce n’est rien, le rassura Aziraphale, en resserrant avec soin la couverture autour du démon.
Il retourna chercher une tasse, qu'il tendit à Crowley. Le démon extirpa un bras tremblant du plaid pour saisir la tasse en porcelaine. Aziraphale s’éclipsa à nouveau et revint avec une bouteille de whisky, qu’il déboucha en lui souriant d’un air compatissant. Il versa une généreuse rasade d’alcool dans le thé.
— Ça ne peut pas faire de mal je suppose…
— T’es un ange pour moi, plaisanta Crowley.
Mais sa tentative de sourire mourut sur ses lèvres, se muant en une grimace de douleur.
— Arrête de faire le pitre et bois, Crowley !
Il y avait une note de désespoir dans la voix de la Principauté qui remua le démon, qui ne pensait pas que l’ange puisse autant s’inquiéter pour lui. Il but une petite gorgée et s’étouffa avec. Il recommença, encore et encore, jusqu’à ce que son corps se rappelle comment boire, sous les yeux catastrophés d’Aziraphale. Le liquide, chaud, sucré et alcoolisé le réchauffa de l’intérieur.
— Quelle année ? réussit-il à demander, une fois que ses dents cessèrent de claquer.
— 1862, répondit Aziraphale, avec précaution.
Crowley s’immobilisa.
— Tu veux un peu plus de thé ? demanda l’ange, la théière à la main.
— Ça fait trente-cinq ans que je n’ai rien bu…
D’une main tremblante, l’ange remplit à nouveau la tasse. Un tiers de thé, deux tiers de whisky. Il rapprocha ensuite le fauteuil de son bureau et s’assit, en prenant sa propre tasse à la main.
— Hum… Es-tu certain de ne rien vouloir manger ?
— Ma mâchoire me fait mal, l’angelot… Je pourrais pas, même si j’en avais envie !
Crowley se rendit compte que l’ange le dévisageait, promenant son regard, tantôt sur ses cheveux, tantôt sur ses pommettes, ses lèvres ou encore son cou. Il ne devait pas être joli à voir, s’il en croyait son regard épouvanté. Il n’aurait pas dû venir ici tout compte fait… Il aurait dû épargner ça à Aziraphale. Il aurait dû se cacher dans une cave le temps de guérir, puis revenir à sa rencontre l’air de rien, un rictus moqueur aux lèvres, comme il l’avait fait tant de fois auparavant. Mais le fait était que, s’il avait pu passer des décennies sans croiser l’ange auparavant, il avait toujours été libre, se promenant sur Terre. Bien sûr, il avait déjà été aspiré en Enfer pour quelques punitions de temps à autre, mais jamais aussi longtemps ! Il avait besoin de lui. Besoin d’être près de lui, plus exactement.
— Que… Que s’est-il passé ? osa demander l’ange, les mains crispées autour de sa tasse.
— Tu le sais très bien, répondit Crowley, d’une voix tranchante.
— Elspeth… murmura Aziraphale.
— Je ne regrette rien ! affirma le démon, un air de défi dans le regard.
— Je m’en doute, lui sourit le libraire. Est-ce que… Tu t’es enfuis ?
— Où tu crois que j’étais au juste ? Dans une maison de correction pour délinquants juvéniles ? Personne ne s’enfuit du Neuvième Cercle…
Aziraphale absorba l’information avec difficulté. Dans son regard, Crowley pouvait lire la surprise et l’indignation, mais surtout la peur.
— Je t’ai déjà dit que mon camp ne se contentait pas de petites réprimandes à la con comme te sert Gabriel ! cracha le démon.
Pourquoi était-il aussi agressif envers l’ange ? Il n’en avait aucune idée. Ou peut-être que si… Il avait tant espéré qu’il vienne le sauver, échangeant les rôles pour une fois. Pendant trente-cinq ans, il l’avait appelé à l’aide, mais il savait bien que ce n’était pas sa faute ! Jamais un ange n’aurait pu s’introduire en Enfer, encore moins au Neuvième Cercle, sans parler du fait qu’il n’en valait pas la peine ! Dieu l’avait chassé à la première incartade et même son propre camp le haïssait depuis la Chute. Seuls les humains le toléraient…
Et lui, pensa-t-il, en croisant le regard de l’ange.
Aziraphale
Il ne l’aurait jamais laissé souffrir s’il avait pu l’éviter. Si ce n’était par fraternité, sa nature d’ange gardien l’aurait empêché de fermer les yeux. Non… L’ange n’avait pas entendu ses suppliques. Reclu dans la sécurité de sa librairie et entouré de ses précieux livres, il n’aurait pu entendre son nom, hurlé depuis les tréfonds de l’Enfer, loin, si loin de lui…
— Je suis désolé, Crowley, déclara l’ange d’une voix éteinte.
— Ngk… ‘S pas ta faute…
— Tu ne méritais pas ça ! ajouta fermement l’ange.
— Je suis impardonnable, n’oublie pas… Je mérite tout ce qui m’est arrivé. Depuis le début. C’est pas moi qui l’a dit, c’est Elle !
L’ange détourna le regard en se pinçant les lèvres. Crowley le connaissait suffisamment pour savoir qu’il était en conflit entre ce qu’il pensait et ce qu’il aurait dû penser.
— Tu… Il fait plus chaud dans ma chambre, tu devrais monter, proposa-t-il soudain. Tu peux marcher ?
— Peut-être bien, bredouilla Crowley, en posant les pieds au sol.
Il s’assura de couvrir le plus possible son corps avec la couverture avant de se lever, l’ange à côté de lui, n’osait pas le toucher, tant pour préserver son corps que sa dignité. Crowley réussit à faire deux pas en boitant, avant de s’effondrer contre Aziraphale, qui le rattrapa sans peine.
— Je vais te porter, ce n’est pas grave !
— Ngk… grogna le démon.
Aziraphale
La Principauté le souleva à nouveau et Crowley passa timidement ses bras autour de son cou. L’ange sentait si bon, alors que lui… Lui empestait l’odeur douceâtre du sang et celle du soufre. Sans parler de celle des autres démons et de leur maître, qui collait à sa peau, telle une pellicule infernale dont il lui semblait qu’il ne pourrait jamais se débarrasser.
Malgré tout, Aziraphale ne broncha pas et aucune grimace de dégoût ne déforma ses traits. Il adressa au contraire un sourire rassurant au démon et grimpa les escaliers avec la même aisance que s’il avait transporté une encyclopédie. Avec la même prévenance aussi, remarqua Crowley, avec reconnaissance. Il n’était jamais monté à l’étage de librairie et il n’en distingua pas grand-chose dans l’obscurité. L’ange finit par pousser une porte du bout du pied et ils entrèrent dans sa chambre. Le démon trouva curieux et curieusement satisfaisant de passer le seuil de la chambre, porté de cette façon dans les bras d’Aziraphale.
Une odeur de feu de bois et de chocolat chaud régnait dans la petite pièce, encombrée de livres et de rouleaux de parchemins anciens. Crowley remarqua une petite cheminée dans laquelle crépitaient quelques bûches dévorées par les flammes, juste en face du grand lit où le déposa Aziraphale. Le démon s’assit en tailleur au milieu et observa l’ange ôter sa robe de chambre pour la suspendre dans la penderie. Il faisait effectivement beaucoup plus chaud ici qu’au rez-de-chaussée ! Lorsque l’ange revint près du lit, ses yeux se posèrent sur les pieds de Crowley. Ses plantes de pieds étaient couvertes de sang, coagulé autour de traces de lacérations plus ou moins récentes. Le démon tenta de les dissimuler sous la couverture en laine. Trop tard.
— Crowley… Je dois… Il faut nettoyer tes blessures, autrement tu vas mettre beaucoup plus de temps à récupérer tes forces…
C’était vrai. Pourtant, le démon ne voulait pas dévoiler son corps. Pas dans cet état. Pas à lui.
— Ngk…
— Je vais chercher ce qu’il faut ! insista l’ange, en disparaissant dans une pièce attenante à la chambre.
Sûrement une salle de bain à en croire le bruit d’eau. Aziraphale revint rapidement, en tenant une bassine en faïence à bout de bras, qu’il déposa sur la table de chevet. Il avait une serviette sur son épaule.
— Hum… Je vais commencer par ton visage, déclara-t-il, d’une voix déterminée.
— Qu’est-ce qu’il a mon visage ?
L’ange haussa un sourcil, puis miracula un élégant miroir à main en laiton, qu’il lui tendit avec hésitation.
— Es-tu sûr de vouloir…
Crowley attrapa le miroir par le manche dans un geste vif, qui surprit le libraire.
— Je suis pas en sucre, l’angelot !
Et pourtant, il eut bien du mal à se reconnaître ! Ses cheveux avaient poussé, tombant désormais largement sous ses épaules. Ils étaient d’un roux terne et tâchés de sang au niveau du cuir-chevelu, là où les griffes de Satan l’avaient lacérées en soulevant son visage du sol par les cheveux, encore et encore. Et encore.
Son visage…
De grands cernes s’épanouissaient sous ses yeux gonflés, encadrés par des pommettes saillantes, couvertes d’hématomes. Sa lèvre supérieure était enflée et fendue et son nez était légèrement dévié, à force d’avoir été brisé. Son arcade sourcilière avait été récemment fracturée, certainement le jour même, lorsque Satan, lassé, avait décrété que sa punition était terminée. Son cou portait des traces de strangulation, sur lesquelles il porta sa main libre, avant de reposer le miroir, à l’envers sur le lit.
— T’es pas obligé de faire ça.
Dans un silence de cathédrale, Aziraphale essora des linges dans l’eau de la bassine et tendit une main vers sa tempe.
— Puis-je ? demanda l’ange, comme s’il n’avait rien entendu.
Crowley se rapprocha lentement du bord du lit pour lui faire face.
C’était étrange. Personne ne lui demandait jamais son autorisation pour le toucher. Il n’était qu’une propriété, un bien immatériel, comme on ne cessait de lui répéter depuis toujours. Plus encore ces trente-cinq dernières années…
Mais l’ange attendait manifestement une réponse. Il ne faisait aucun doute qu’il ne le toucherait pas sans son autorisation à en croire son regard, braqué sur lui, et son geste, suspendu.
— Mhm… grogna Crowley, en hochant sa tête.
Aziraphale nettoya comme il put les croûtes dans ses cheveux et sur son visage. Il dut rincer plusieurs fois la bassine, qui contint rapidement plus de sang que d’eau. Il poursuivit silencieusement et méticuleusement le nettoyage de ses plaies après que le démon ait fait glisser la couverture sur ses hanches, en évitant son regard.
Il entendait la respiration saccadée de l’ange et ses gémissements étouffés, tandis qu’il passait le linge humide sur les lésions de son torse et de ses bras, avant de lui demander de se tourner.
Crowley pivota sur ses fesses avec précaution et l’ange entreprit de laver les estafilades qui parsemaient son dos et ses côtes.
Une fois terminé, Crowley le sentit hésiter.
— Quoi ? demanda-t-il, inquiet.
— Tes, hum… Tes ailes ? Sont-elles… Sont-elles abîmées ? demanda l’ange, d’une voix blanche.
Il connaissait la réponse, même s’il gardait un infime espoir. La foi, sûrement…
— Tu croyais quand même pas qu’Il allait se priver de la partie la plus sensible ? répondit Crowley, avec ironie.
Aziraphale soupira en se redressant pour aller changer l’eau une nouvelle fois.
Ses ailes… Crowley en avait toujours été fier ! Déjà lorsqu’il était un ange-un Séraphin- il en prenait grand soin, les lissant chaque jour avec application. Devenu démon, il avait continué à les chérir. Après tout, seule leur couleur avait changé, pas leur taille, ni la douceur de leurs plumes.
Lorsque Aziraphale revint, son air accablé culpablilisa le démon.
— Je peux faire ça tout seul, tu sais…
— Vraiment ? Permets-moi d’en douter…
— Finissons-en, maugréa Crowley. Mais je te préviens, c’est pas pour les enfants de chœur… ajouta-t-il, en déployant ses ailes.
Aziraphale recula, mais les ailes ne vinrent pas le bousculer. L’angle douteux dans lequel elles jaillirent eu pour effet qu’elles s’affaissèrent plus qu’elles ne se déployèrent. La manœuvre était, en temps normal, parfaitement indolore, mais le démon hurla lorsque les appendices lui sortirent du dos. Ce qui heurta l’ange, en revanche, furent les innombrables projections de sang, qui éclaboussèrent tant son visage, que ses boucles blondes et le pyjama en flanelle qu’il portait.
— Miséricorde…
— Un concept surfait, si tu veux mon avis ! Plus personne ne la pratique, rétorqua Crowley, essoufflé.
L’ange miracula une serviette propre pour essuyer grossièrement le sang du démon de son visage et de ses cheveux.
— Je constate que malgré tout, nul n’a pu te dépouiller de ton humour !
— Me fallait bien quelque chose à quoi me raccrocher, l’angelot, répondit Crowley, sarcastique.
Ca et toi… Toi surtout, songea le démon.
— Elles sont brisées, Crowley… A de multiples endroits… vérifia l’ange.
— Dis moi quelque chose que j’ignore, plutôt !
— Je ne vais pas… Je ne vais pas pouvoir les réparer ! Juste les nettoyer… expliqua Aziraphale, contrit.
— Ce sera déjà pas mal ! De toute façon je tiens plus debout, enfin assis, va falloir que je m’allonge…
L’ange commença à nettoyer, plume après plume, les reliefs de sang. Il ôta ensuite les minuscules fragments osseux qui sortaient des fractures afin de faciliter la régénération des os. Il termina par finir d’extraire les plumes trop abîmées et les posa avec révérence sur une serviette propre, qu’il avait miraculé sur le lit.
— Arrache-les, t’embête pas !
— Je pense que… Je pense qu’on t’en a arraché suffisamment. Je vais les enlever délicatement, je ne suis pas un barbare !
— Comme tu veux, abdiqua Crowley, en tendant un bras pour attraper un coussin et le serrer contre lui.
Aziraphale
Ses doigts délicats sur ses ailes meurtries étaient une bénédiction. Il ne ressentit aucune douleur pendant qu’il retirait les plumes froissées et tordues avec douceur, si ce n’était dévouement. Il le sentit caresser les quelques plumes encore entières, en retenant son souffle.
— Pourquoi ? l’entendit-il murmurer.
La question semblait être adressée à une entité supérieure plus qu’au démon, toutefois celui-ci ne put s’empêcher de répondre d’un ton acerbe :
— Parce que c’est ineffable, à tous les coups…
L’ange suspendit son geste, avant de déclarer tristement :
— Je ne pourrai rien faire de plus…
— De quoi tu parles ? C’est parfait ! rétorqua le démon, d’une voix ensommeillée.
— Je, hum… Si tu veux bien enlever le plaid, je pourrais… S’il y a des plaies à nettoyer… bredouilla Aziraphale, le feu aux joues, en pointant le bassin du démon.
— Tu veux pas voir, crois-moi… répondit Crowley, en serrant le plaid contre ses hanches.
— Tu, hum… Ahem, tu devrais t’allonger alors, conseilla Aziraphale, embarrassé.
— Mhm… Je vais me coucher par terre ! Je peux me mettre devant la cheminée ou tu préfères que j’aille dormir en bas ?
— Quoi ? Mais enfin qu’est-ce que tu racontes ? demanda l’ange, en faisant disparaître bassine, serviettes et plumes d’un élégant mouvement de ses doigts de haut en bas.
Il écarta l’épaisse couverture du lit et tendit un doigt vers les oreillers :
— Tu vas dormir ici, voyons !
Crowley était trop épuisé pour protester. Avec un grognement, il se glissa sous la couverture en cramponnant le plaid autour de sa taille.
— Veux-tu un pyjama ? proposa gentiment Aziraphale.
— Il sera aussi ridicule que le tien ?
L’ange leva des yeux exaspérés au ciel :
— Si tu continues à te moquer comme ça, il pourrait bien être pire que le mien ! le menaça-t-il.
— Ngk… ‘K… abdiqua le démon.
La vérité était qu’il était resté nu et vulnérable bien trop longtemps ! Même si l’ange n’en profiterait pas pour lui faire du mal, il se sentait plus en sécurité avec des vêtements. Déjà qu’il n’avait plus ses lunettes… Aziraphale lui miracula un pyjama confortable et chaud, en flanelle, entièrement noir. Le démon fit glisser la couverture jaune au sol et fixa l’ange :
— Je la brûlerai demain !
— Et puis quoi encore ? C’est ma couverture préférée ! s’indigna Aziraphale.
— Merci, l’angelot…
— Il n’y a rien à… C’est tout naturel… Repose-toi, Crowley. Tu n’as rien à craindre ici, ajouta-t-il avec tendresse.
Mais Crowley dormait déjà, le visage enfoui dans l’épais oreiller.
Aziraphale
L’ange s’approcha pour s’asseoir au bord du lit, devant le démon. Il l’observa longuement, les mains jointes et crispées sur ses cuisses, le visage soucieux. Crowley tourna le sien vers lui dans son sommeil et ses cheveux dégagèrent le tatouage de serpent, lové devant son oreille droite. Il y avait un moyen de soulager la souffrance du démon, de réparer les os de ses ailes et de refermer ses plaies.
Mais il n’avait pas le droit de faire ça !
Tout comme personne n’avait le droit de brutaliser ainsi son ami. Personne, pensa-t-il, en serrant les poings.
L’ange releva sa main droite devant son visage pour observer sa chevalière en or.
Il l’abaissa ensuite vers le visage de Crowley et effleura le tatouage de serpent avec la bague. Un rai de lumière violette jaillit depuis le point de contact entre la chevalière et la marque du démon, dont l’arcade sourcilière et la lèvre se refermèrent aussitôt par miracle.
Il se mordit la langue plutôt que de demander pardon à Dieu pour ce qu’il venait de faire.
Qu’Elle le damne lui aussi ! Il affronterait tous les démons de l’Enfer et leur Seigneur. Il leur ferait payer pour ce qu’ils avaient fait à Crowley. Chacune de ses plaies était un péché capital aux yeux d’Aziraphale. Il n’avait pas besoin d’une épée flamboyante, ni du soutien de sa hiérarchie.
Ils avaient torturé son meilleur ami. Il ne s’était jamais senti aussi en colère !
Un œil sur sa vieille pendule lui apprit qu’il était déjà deux heures trente du matin. Il ne mènerait aucune croisade à cette heure-ci… Il hésita sur ce qu’il convenait de faire. S’asseoir sur la chaise à côté du lit ?
Redescendre pour s’allonger sur le sofa de la boutique ? Ou bien lire à son bureau ?
Crowley s’agita dans son sommeil, tandis qu’il marmonnait des paroles inintelligibles. L’ange posa délicatement une main sur son épaule.
— Pitié, implora le démon dans son sommeil, en se recroquevillant.
— Chut… tenta de le bercer la Principauté. Je suis là !
— Aziraphale… murmura Crowley, en cramponnant son oreiller.
Aziraphale vit une larme perler au coin de son œil et son cœur se serra. Il se leva pour contourner le lit et après une dernière hésitation, souleva la lourde couverture pour se glisser en dessous. Il se tourna ensuite en direction du démon, remonta la couverture sur ses frêles épaules et murmura :
— Je suis là maintenant… Je veille sur toi…
A suivre…