Les belles et bonnes fortunes d'un dé
Cette fanfiction participe au jeu d'écriture du forum Fanfictions.fr "Les dés sont jetés" (octobre 2024)
Le but du jeu : lancer un dé à 20 faces pour chacun des six paramètres, ce qui nous donne les clés d’un prompt.
Mon tirage :
caractéristique du héros : 16 - la fourrure
un lieu : 8 - la famille
un objectif : 19 - la fin
un objet : 2 - une tasse
une rencontre : 20 - un cri
un obstacle : 10 - la ville
Les temps sont durs. C’est bien compliqué de remonter le moral des troupes et des habitants, alors que la ville entière souffre sous les bombes. C’est le « Blitz », comme ils disent, et mon boulot, c’est d’assurer un minimum de détente et d’oubli momentané des hostilités ambiantes pour qui veut bien faire l’effort de fréquenter mon théâtre, le « Prince de Galles », dans le West End londonien.
Je vends du rêve, le temps d’une soirée. Avec comme ingrédients l’illusion, les jolies filles et l’alcool. Ma mère tenait ce cabaret avant moi, et ma grand-mère encore avant. Tout le monde me connaît de longue date dans le quartier, la réputation de Mrs Henderson n’est plus à faire, et mon établissement était au faîte de sa gloire il n’y a pas si longtemps. Mais ça, c’était avant. Avant la guerre, s’entend… Cette foutue guerre, qui nous plonge tous dans la crainte et l’incertitude des lendemains. Qui nous tétanise et nous fait rentrer dans nos abris comme des rats.
Chaque soir est est un défi à relever, et le but est d’arriver à la fin sans encombre. Ben moi je vous le dis : c’est pas une vie…
Pour l’heure, je dois faire face à plusieurs problèmes, dont le premier - de taille - est que ma réserve de whisky est à sec. C’est extrêmement compliqué de se procurer de l’alcool de qualité à l’heure actuelle. Heureusement, il y a au marché noir des possibilités non négligeables, pour peu qu’on y mette le prix. Justement, j’ai un « fournisseur » clandestin qui doit arriver avec quarante bouteilles de Talisker, je l’attends d’une minute à l’autre…
Ah ! Tiens ! Le voilà ! Mr Anthony J. Crowley. Toujours aussi classieux dans son costume noir, qu’il porte avec une telle allure et une dégaine… Seigneur ! On voit bien que ce gentleman a les moyens ! A tous les coups il a son tailleur perso. Et puis ce chapeau, et ses lunettes noires, eh bien, si j’avais trente ans de moins, je dis pas que j’aurais pas tenté ma chance. Et puis j’ai toujours eu un faible pour les roux…
Mais bon, c’est de l’histoire ancienne tout ça ! J’ai passé l’âge. Pour l’heure, il faut assurer la soirée, et c’est pas gagné. Mais qui donc est ce foutu blondinet potelé qui l’accompagne ? Jamais vu celui-là. M’a tout l’air de sortir du siècle dernier, avec son costume trois pièces en velours crème élimé. Et qui porte encore une montre de gousset de nos jours ? En tout cas, les rationnements alimentaires n’ont pas l’air de l’affecter…
***********
Crowley s’avança de sa démarche chaloupée vers la tenancière, le chapeau à peine rabattu sur les lunettes noires masquant ses yeux dorés, son sourire le plus charmeur aux lèvres.
- Bonsoir, Mrs Henderson. Voilà la commande promise, ronronna-t-il en posant une valise sur la table. Mais tous deux s’exclamèrent ensemble à l’ouverture :
- Ngk ! fit-il
- Mais elles sont en mille morceaux ! répondit la vieille dame, courroucée. Vous conduisez les yeux bandés ou quoi ? Vos pneus étaient complètement à plat ?
- C’est que… bégaya Crowley, une bombe a malencontreusement explosé près de l’endroit où j’étais garé.
- Ça suffit, petit insolent ! beuglait la patronne. J’ai payé pour quarante bouteilles, et vous allez me les apporter ! Vous avez transformé mon whisky en puzzle, en plus le chauffage est en carafe et mes filles refusent de monter sur scène parce qu’il fait un froid de canard. Et pour couronner le tout, le magicien qui devait se produire ce soir vient d’être arrêté comme déserteur !
Tout en vociférant, elle se rendit compte que la température de la salle s’était comme par miracle réchauffée assez pour assurer le confort des danseuses vêtues d’un simple justaucorps. La chaudière se serait-elle remise en route par l’opération du Saint-Esprit ?
- Gaby ! hurla-t-elle en direction de son factotum, va vérifier la chaudière !
Le dénommé Gaby revint quelques instants plus tard, l’air dépité.
- Non, Madame, elle est toujours éteinte… Mais le dépanneur ne devrait plus tarder.
Bien entendu, personne ici n’aurait jamais pu deviner que la seule présence d’un démon dans la place suffisait à faire grimper la température ambiante de quelques degrés.
C’est alors que le blondinet intervint :
- Ahem… Si je puis me permettre, je vous propose mes services au pied levé pour assurer le spectacle de magie. Il se trouve que je suis moi-même un adepte de l’art de la prestidigitation, domaine dans lequel je fais montre, en toute modestie, d’un certain talent, dit-il en sortant de sa poche un mouchoir blanc qu’il fit tournoyer dans les airs d’un air ravi et enthousiaste.
Crowley le regardait, les yeux écarquillés, la bouche ouverte sur un « Oh ! » muet, les pensées tournoyant soudain autour de la seule question qui vaille, à savoir « L’angelot, dans quel pétrin tu vas encore te fourrer ? »
- Bon. Je vous fais confiance alors, finit par répondre Mrs Henderson, qui n’avait guère le choix, en fait, pour sauver sa soirée. Il est 18h, le spectacle a lieu à 20h. Ça vous laisse deux heures pour fouiller la malle du magicien, qui a laissé son matériel en coulisses. Tâchez de trouver de quoi meubler un spectacle d’une demi-heure. Et vous, ajouta-t-elle d’un index menaçant à l’adresse de Crowley, retournez chercher mon foutu whisky !
Le démon ne mit évidemment guère de temps à matérialiser quarante nouvelles bouteilles. Il rejoignit ensuite rapidement Aziraphale, à genoux devant une grande malle, dont il sortait le contenu d’un air extasié :
- Oh ! Des anneaux magiques ! Oh ! Des cordes enchantées ! Un navet prodigieux ! Une tasse mystérieuse ! Un fusil miraculeux ! Une bague fantastique ! Un encrier…
- Ouais, c’est parfait mon ange, le stoppa Crowley. Tu vas leur en mettre plein la vue, c’est sûr. Mais il faut aussi le déguisement.
- Tu veux dire le « costume », j’imagine, mon cher, le reprit son comparse d’un air pincé. Oui bien entendu, il y a là tout ce qu’il faut.
Il étala sur une table chemise, gilet et nœud papillon blancs comme neige, pantalon et queue de pie noirs, ainsi qu’un magnifique haut-de-forme rutilant et un crayon à maquillage. À une patère pendait une superbe cape de velours émeraude, ainsi qu’un boa blanc en fourrure, léger et duveteux à souhait. Il passa une nouvelle heure à examiner les accessoires de magie sous toutes leurs coutures, sous le regard mi-amusé mi-inquiet du démon.
- Ça va être à vous bientôt, Monsieur… l’interpela Mrs Henderson depuis la salle, qu’elle s’activait à préparer avec Gaby. Mr comment déjà ? Vous avez un nom de scène, au moins ?
- Dans la grande famille des Arts du Spectacle, on m’appelle « Fell le Merveilleux » !
- Il est temps de te préparer alors, fit Crowley d’une voix teintée d’appréhension.
- Ce sera tickety-boo, le rassura Aziraphale dans un sourire confiant, frétillant d’impatience. Pourrais-tu m’aider à enfiler ce costume ? Et, s’il te plaît, dessine-moi une moustache.
- Pas de miracle alors ? Rien que de la… hem… magie ? Faudrait pas attirer l’attention de nos patrons. Moins ils savent qu’on bosse ensemble, plus ils nous foutent la paix.
- Tout va se dérouler à merveille, uniquement grâce à mes talents de prestidigitateur.
- Mouais… C’est bien ceux-là qui m’inquiètent, j’avoue…
À l’heure prévue, Gaby ouvrit les portes. Crowley s’installa parmi les spectateurs. Sur la scène dansaient déjà les « Dames de Camelot », toutes frétillantes en justaucorps scintillants et serre-têtes emplumés. Malgré la panne de chaudière, la température restait tout à fait acceptable pour ces artistes si peu vêtues.
Après leur prestation, Gaby monta sur scène.
- Et maintenant, Mesdames et Messieurs, nous avons l’honneur et l’avantage de vous présenter l’unique, le talentueux, le fabuleux, l’ineffable artiste, qui va vous éblouir et vous ensorceler avec ses extraordinaires tours de magie ! Applaudissez bien fort... Fell le Merveilleux !!!
Aziraphale s’avança en hésitant sur la scène, dans son magnifique costume, un sourire crispé aux lèvres. Tout ange qu’il était, il avait un trac de tous les diables. Il se demandait s’il s’était suffisamment entraîné pour ses tours, dans le trop court laps de temps dont il avait disposé. Il ôta son boa de fourrure pour être plus à l’aise, et s’éclaircit la voix :
- Ahem… Bonsoir Mesdames et Messieurs. Permettez-moi en premier lieu de tester la magie du lieu ce soir. J’ai dans la main un navet, que je vais devant vos yeux éblouis transformer en… hum… eh bien, en encrier !
Il plaça un foulard sur le navet, souffla dessus, prononça bien fort une vague formule et retira le foulard pour dévoiler… un encrier ! Il en fut manifestement le premier surpris. Quelques spectateurs applaudirent mollement.
- Et maintenant, cher public, voici une tasse magique, une bague et un ruban. J’attache la bague avec le ruban, je fais un nœud solide, et je place les deux dans la tasse.
Après avoir montré les trois objets, il recouvrit la tasse de son foulard. Un souffle angélique et une incantation plus tard, il souleva le foulard et fit tomber dans sa main la bague séparée du ruban, qu’il montra fièrement à la cantonade.
- On voit rien ! cria un spectateur frustré.
- Hou ! Hou ! Quelques sifflets fusèrent du fond de la salle.
Paniqué, il se tourna vers le démon qui lui adressait de grands signes et tentait de lui faire comprendre, par gestes, qu’il valait mieux passer à un tour beaucoup plus spectaculaire s’il voulait capter l’attention du public.
Aziraphale comprit le message et attrapa le fusil.
- Pour le numéro suivant, je vais avoir besoin de la participation d’un volontaire. Qui accepterait de monter sur scène avec moi ?
Quelques mains se levèrent, dont celle de Crowley, au dernier moment.
- Alors vous, Monsieur, soupira l’ange avec soulagement. Venez, venez, ne soyez pas timide…
Le démon grimpa près du magicien d’un soir, lui murmurant au passage :
- Fais gaffe quand même, mon ange… Pense à la paperasse…
- Mesdames et Messieurs, clama Aziraphale avec emphase, ce parfait inconnu ici présent va maintenant me tirer une balle en pleine tête, que je vais attraper avec… mes DENTS !!!
Ils savaient l’un comme l’autre qu’un accident qui surviendrait à leur incarnation humaine les décorporerait à coup sûr, provoquant ainsi la plus vive agitation, des questions à n’en plus finir et la suspicion éternelle de leurs camps respectifs. Sans compter les divers formulaires, procès-verbaux et autres constats qu’il leur faudrait sans nul doute remplir.
C’est donc avec une appréhension palpable que Crowley chargea le fusil, visa l’ange avec soin (un peu à gauche de son visage), et appuya d’un doigt tremblant sur la détente.
- Bordel de merde ! hurla Mrs Henderson, un cri venu du cœur que tout un chacun put entendre au milieu des exclamations des spectateurs affolés, en même temps que les plombs sautèrent car une nouvelle bombe venait d’exploser non loin du « Prince de Galles ».
Manifestement, une ville sous les bombes n’est pas un endroit serein, et l’on ne sut que plus tard si le dernier numéro d’Aziraphale avait réussi à mettre un point d’orgue à cette soirée, ou s’ils s’étaient tous deux décorporés, l’un à cause d’une balle en plein visage, l’autre par un malheureux ricochet.
***********
- Crowley, mon étoile ! Déjà de retour parmi nous ? entendit le démon mystérieusement transporté au pied du trône lugubre de Belzébuth, au cœur des entrailles de la terre. Qu’est-ce que j’apprends ? Tu as encore fait l’andouille avec ton pote emplumé ? Tst, tst, tst… ajouta-t-elle avec désapprobation.
- Aziraphale… Aziraphale… Pourquoi ce nom me dit quelque chose ? s’entendit demander l’ange miraculeusement projeté dans les couloirs rutilants et aseptisés du plus haut des cieux. Ah mais oui ! L’ancien gardien de la Porte Orientale du Jardin d’Eden ? Le libraire de Soho ? Qu’est-ce qui t’amène ce soir ?