Sea, Six and Sun - Ineffable summer 2024

Chapitre 10 : Feu de joie - Bonfire (prompt n°22)

1742 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 22/08/2024 17:35

L'occasion s'était présentée, en se promenant le soir sur la plage, d'observer des groupes de jeunes rassemblés autour d'un feu. Bien sûr cette image d'Épinal avait comblé d'aise Aziraphale, toute manifestation de bonheur humain éclairant aussitôt son visage d'un regard bienveillant et d'un sourire attendri. Il s'était dit que ces jeunes personnes avaient bien de la chance de partager un moment de complicité, au coucher du soleil autour des flammes dansantes, au milieu de chants plus ou moins justes et de guitares pas toujours mélodieuses, quand ce n'était pas de bruyants appareils émetteurs de son (plus quelques canettes de bière, il faut le dire aussi). Et ça riait, s'apostrophait, toute la vitalité d'une jeunesse qui ne pensait pas aux lendemains.

Crowley lisait à livre ouvert dans ses yeux, et s'attendait d'un jour à l'autre à ce qu'il lui demande d'organiser pareille réjouissance. De bonne humeur, il décida de prendre les devants :

- Tenté, mon ange ? Allez, dis pas le contraire, je te connais trop bien, fit-il avec un sourire enjôleur.

- Eh bien... hem... pourquoi pas ? Ce serait divertissant, non ? Et nous pourrions en profiter pour y concocter le dîner. Que dirais-tu de faire griller une côte de bœuf ? Et aussi ces délicieux cubes de guimauve roses et blancs ?...

- Des chamallows, précisa le démon, amusé mais guère surpris de la tournure que semblait prendre ce futur feu de joie.


Le lendemain, ils partirent en ville acheter une belle pièce de viande aux « Bouchers Doubles », un Bordeaux millésimé chez le caviste, ainsi qu'un énorme sachet de chamallows et des brochettes en bambou à la supérette du coin.

En fin d'après-midi, ils parcoururent la plage à la recherche de bois flotté, et en amassèrent une quantité tout à fait remarquable.

Le soir approchait, Aziraphale sautillait comme un cabri, piaffant d'une agitation non dissimulée.

- Ah ! Crowley ! Comme ça va être plaisant ! N'est-ce pas, mon cher ?

Le sourire qui illuminait son visage et son regard pétillant auraient liquéfié l'âme démoniaque la mieux trempée, alors Crowley, vous pensez bien...

Le soir venu, ils creusèrent un trou dans le sable, tapissèrent le cratère ainsi formé avec de gros galets, puis placèrent les morceaux de bois au milieu. La côte de bœuf attendait dans la glacière, et dans un panier d'osier deux bouteilles de Pomerol.

Le libraire s'agaçait avec la boîte d'allumettes : même les plus petites brindilles refusaient de s'enflammer. Bien entendu, aucun des deux ne souhaitait attirer l'attention de leurs « patrons » en exécutant le moindre miracle. Cependant, le démon avait plus d'un tour dans sa musette :

- Laisse, mon ange. J'ai déjà signé un contrat d'une traînée de feu, je suis capable d'allumer ces bouts de bois. Tu sais que je peux faire des étincelles avec mon doigt ?

Aziraphale observa d'un œil appréciateur le diabolique index, puis répondit avec une mimique invitante :

- Mais je t'en prie, très cher. Je suis impatient de profiter de tes talents...

En vain. Crowley s'énervait à son tour au dessus du foyer récalcitrant.

- On aurait dû acheter des allume-feu, geignit l'ange en se tordant les mains, l'estomac mis à rude épreuve à la pensée de cette divine côte de bœuf qu'il lui tardait de mordre à belles dents, sans parler du dessert. Et maintenant les magasins sont fermés. Oh ! Crowley ? Qu'est-ce qu'on va faire ?

- Pas de panique, le rassura le démon. Ce bois est gorgé d'humidité et de sel, on arrivera à rien. Sans parler de miracle, je peux demander un coup de main... Je connais un expert en pyrokinésie.


D'un claquement de doigts, il invoqua un démon aux cheveux noirs crépus formant deux cornes sur le haut du crâne, aux grands yeux sombres frangés de cils interminables, et vêtu de sinistres hardes en déliquescence.

- Éric ! Sois le bienvenu à West Wittering Beach ! l'accueillit Crowley, affable.

- Votre disgrâce, salua la créature des abysses en s'inclinant respectueusement. Ce faisant, il recula d'un pas et se prit le pied dans un bout de filet de pêche en polyamide qui traînait tout près. Avec la déveine caractéristique de ce malheureux, une étrille avait justement élu domicile entre ces mailles. Furieuse de l'intrusion, elle referma vivement ses pinces sur le gros orteil de l'infortuné.

- Par les griffes du Diable ! Un crabe aux yeux rouges ! s'écria Éric en sautillant à cloche-pied, se tenant l'autre à deux mains.

- Vraiment pas de bol, ce garçon ! soupira Crowley en arquant un sourcil désabusé.

Par chance, ils avaient emporté, dans le panier, un pot de miel (pour tremper les chamallows) dont Éric se servit pour enduire l'entaille laissée par l'animal sur son orteil. C'était bénin.

Reprenant ses esprits, le jeune démon fit face aux deux touristes. Il détailla Aziraphale, songeur.

- On s'est déjà rencontrés, non ? fit-il, perplexe. À Heaven, oui, je me souviens, Gabriel m'avait fait venir là-haut, pour allumer un feu, pour vous br...

- Ahem ! le coupa l'ange. Ce n'est pas... Je n'étais pas...

- En fait, il n'était pas là, conclut le déchu. Longue histoire. Ça va pas t'intéresser. Allez, au boulot ! Cette fois, tu vas nous allumer un feu vraiment utile ! Mon ami a faim.

Sans difficulté aucune, Éric projeta ses mains infernales en direction du foyer improvisé, et aussitôt les flammes s'élevèrent en dansant dans l'air du soir. Aziraphale battit des mains comme un gosse devant un sapin de Noël, tandis qu'un large sourire illuminait son visage.

- Merci ! Oh ! Merci, dit-il, éperdu de reconnaissance. La côte de bœuf tourbillonnait déjà devant ses yeux, il en salivait d'avance.


Quelque temps plus tard, la braise était parfaite. Il posèrent au-dessus une grille métallique sortie du panier, puis l'appétissante pièce de viande.

- Monsieur Éric, nous ferez-vous l'honneur de partager notre modeste repas ? s'enquit l'ange aimablement.

- Oh, moi, vous savez, manger c'est pas trop mon truc... Mais après tout, pourquoi pas ?

Aziraphale sortit trois assiettes en fine porcelaine, ainsi que trois verres à pied, qu'il disposa sur une nappe blanche ornée d'un élégant monogramme A.Z brodé à chaque coin, posée sur un large rocher plat. Il avait même prévu les serviettes de table assorties. Il déboucha la première bouteille, remplit les verres (juste un doigt pour lui), puis il coupa la côte en trois parts absolument inégales, se réservant le plus gros morceau. Incapable d'attendre davantage, ils allaient déguster cette viande saignante.

Et l'ange commença son repas, sous l'œil interloqué d'Éric et le regard captivé de Crowley.

Ah ! C'était un spectacle ! Aziraphale, devenu tout à coup indifférent au monde qui l'entourait, découpait soigneusement chaque bouchée, la portait à ses lèvres entrouvertes laissant voir un petit bout de langue gourmande, la mâchait religieusement, les paupières closes sur des yeux voyageant vers de suaves et séducteurs paradis, accompagnant le processus de doux murmures appréciateurs et comblés. De temps en temps, il s'essuyait le bord des lèvres d'un discret tapotement de sa serviette. Les deux démons en oubliaient de manger, mais pas de boire.

- Par les papilles de Satan ! souffla Éric, pratiquement transformé en statue de sel.

Quant à Crowley, il ne put qu'émettre une suite de consonnes inintelligibles, incapable d'aligner deux mots un tant soit peu cohérents. Il aurait vendu une âme au diable - s'il en avait eues plusieurs - pour que les gémissements qui naissaient dans la gorge de l'ange viennent s'échouer au fond de la sienne, et se sentit tout à coup très mal à l'aise dans son jean.

- Mmm. Positivement ineffable, soupira Aziraphale en reposant ses couverts. Vous ne mangez pas ?

- Ngk, articula Crowley en déglutissant à grand-peine. Tu peux finir, ajouta-t-il après un coup d'œil à l'assiette d'Éric, intacte elle aussi.

Pendant que le libraire se délectait de la totalité de cette exquise côte de bœuf, le jeune démon laissait son regard errer de l'un à l'autre de ses deux hôtes.

- Vous... il... je veux dire... tous les deux... est-ce que... bégaya-t-il

- Nah ! cracha le déchu, sur la défensive. C'est juste... un ange que je connais, assura-t-il avec un aplomb qui ne trompait personne.


Crowley avait retrouvé ses fonctions vocale et respiratoire, avec la contribution de deux verres de Pomerol derrière sa fine cravate grise.

Ce fut de courte durée. Aziraphale avait enfilé quelques chamallows sur une pique en bambou, qu'il tenait au dessus des braises fumantes. Après quelques minutes, il fit tournoyer sa brochette sur une flamme qui s'était ravivée, histoire de bien faire caraméliser les cubes de guimauve, sans nul doute fondants à souhait à l'intérieur. Puis il porta cette divine sucrerie à sa bouche, après avoir minutieusement soufflé dessus. Le long bourdonnement extatique qui suivit renseigna illico les deux autres : c'était bon, indubitablement.

Éric eut alors un éclair de génie :

- Bon, si vous n'avez plus besoin de moi, je vais vous laisser, hein...

Et il disparut avant que le déchu ait pu ajouter un mot, accaparé qu'il était à dévorer l'ange des yeux.

Quand enfin Aziraphale eut achevé la dégustation du dernier chamallow, il décocha au démon un sourire radieux, de ses lèvres roses de plaisir et gonflées de la chaleur des confiseries moelleuses tout juste savourées. Il y a beau temps que les bouteilles étaient vides, hélas, et Crowley dut déployer des trésors de volonté insoupçonnés pour ne pas se jeter sur cette bouche sucrée, pelucheuse et envoûtante. Ils allaient éteindre le feu et ranger vite fait leur dînette, et une fois rentrés au cottage, il en ferait son dessert, foi de Démon !



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