Hot Church

Chapitre 13 : Ineffables entre deux eaux (deuxième partie)

15263 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/09/2024 23:15

Attention: Il s'agit de la deuxième partie du chapitre 13. Lisez bien la première partie avant celle-ci.



Lorsque l’aube mourut pour laisser place au jour, il ne restait que cendres et ruines de ce qui avait fait la fortune d’Ariel. Crowley et Aziraphale furent les derniers à quitter le lieu désolé. L’épouse du vétérinaire avait regagné son logis depuis bien longtemps, abandonnant son mari devenu ombre aux bons soins du docteur Iscarioth.


La Bentley se gara à sa place habituelle. Crowley coupa le contact et se tourna vers Aziraphale dont le visage portait encore les stigmates de la nuit passée. Ils n’avaient guère échangé plus de trois mots depuis quelques heures.

– Qu’en penses-tu ? demanda Crowley en s’éclaircissant la voix.

– Que ce n’est pas un simple incident, répondit son coéquipier en fixant la légère brûlure marquant sa main droite. Ariel n’avait pas d’ennemis pourtant, pas à ma connaissance…


Cette même main fut saisie de violents tremblements. Il tenta de les dissimuler en l’emprisonnant de sa main gauche. Son annulaire, porteur de l’alliance de fiançailles, était en sang mais il ne semblait pas s’en rendre compte. Crowley avait la désagréable sensation qu’une fois de plus, Aziraphale lui échappait.

– Je suis désolé, murmura ce dernier en baissant la tête, tel un enfant pris en faute. Je me suis donné en spectacle et je t’ai fait honte.

– Hey mon ange, chuchota Crowley en réprimant son envie de poser sa main contre la sienne en signe de réconfort. Tu n’y es pour rien…

– Bien sûr que si ! répliqua Aziraphale en masquant à grand-peine ses larmes. J’aurais mieux fait de t’écouter ! À cause de moi, tu as mis ta vie en danger et je ne me suis pas comporté comme je l’aurais dû. Qu’est-ce que cela fait de moi ?

– Un être humain avec ses faiblesses, répondit Crowley en lui adressant un sourire. Si cela peut te rassurer, tu n’es pas l’équipier qui m’a fait le plus honte dans ma carrière.

La main gauche d’Aziraphale se souleva avec lenteur et lui pressa les doigts avec affection. Il la retira avec précipitation avant d’ouvrir la portière de la voiture. Crowley l’imita et lui tendit le trousseau de clefs : Nina et Maggie ne tarderaient pas à revenir pour l’ouverture du café et il ne tenait pas à ce qu’elles découvrent Aziraphale vêtu de ses habits.

– Tu ne rentres pas ? s’enquit Aziraphale. Il est encore tôt. Tu es sans doute fatigué et…

– Je crois qu’il serait préférable de nous retrouver plus tard, au commissariat. Neuf heures, cela te convient ?

Aziraphale acquiesça et admit qu’il avait raison. Crowley s’apprêtait à s’éloigner lorsqu’Aziraphale se rapprocha de lui :

– Merci, mon cher… pour tout.

– Ce fut un plaisir, l’Angelot… par contre, ne me refais jamais un coup pareil, veux-tu ? Je te l’ai déjà dit : je ne tiens pas à perdre mon équipier favori ! Qu’est-ce que je ferais sans toi, avec nos deux bleus et ce branquignol de Furfur ?


L’ange en question se contenta de sourire avant de tourner la tête vers l’horizon, vers le soleil s’élevant dans le ciel. Les rayons se mirent à danser dans ses cheveux, révélant de nouveau ce halo qui paraissait brisé en plusieurs endroits, étrange vision sonnant comme un avertissement. Crowley chassa ce terrible pressentiment de ses pensées, bête perverse le mettant en garde contre Aziraphale qui risquait de lui brûler définitivement les ailes par ses mensonges et son charme dévorant. Mais lorsque le regard menteur croisa le sien, Crowley relégua sa prudence aux oubliettes et succomba un peu plus à la tentation…


Il dut se résoudre, pourtant, à abandonner son compère. Aziraphale ouvrit la porte du café, traversa la salle encore déserte et monta l’escalier d’un pas diligent. En pénétrant dans l’antre de son coéquipier, il fut accueilli par un petit sifflement de la part de Junior. Détournant les yeux du lit que Crowley et lui avaient partagé, les draps épars sonnaient comme un troublant aveu, il se pencha vers le terrarium et gratta la tête du reptile. Celui-ci se mit à jouer des écailles, tout en enchaînant les petits gloussements de pure satisfaction. Un tapotement contre son bras interrompit ses effusions. Aziraphale tourna la tête vers le Monstera deliciosa en quête de tendresse. Junior émit une série de sifflements jaloux mais la plante verte, bien décidée à s’attirer les faveurs du lieutenant à bouclettes, redoubla ses minauderies et se fit câline pour mieux l’attraper dans ses rets. Aziraphale succomba à ce tendre appel et, tout en s’excusant auprès de Junior qui jura de tout révéler de cette trahison à son maître, attrapa le brumisateur pour asperger la plante de quelques gouttelettes en prenant garde de ne pas la brusquer. Les feuilles se détendirent sous l’effet de cette caresse qui s’accompagnait de moult flatteries. Le Monstera deliciosa se déploya de toute sa hauteur et se para de sa plus belle chlorophylle afin de faire honneur au nouvel objet de sa dévotion.


Ayant vidé le brumisateur et épuisé tous les compliments acceptables à faire à une plante verte, Aziraphale s’écarta de la commode et se saisit de ses vêtements de la veille qui bien que froissés, lui conféreraient une allure beaucoup plus en accord avec ses standards. Il prit place au bord du lit, se saisit du col du tee-shirt et le ôta avec lenteur, savourant la caresse du tissu contre sa peau. Ce simple contact le fit frémir. Une fois le tee-shirt retiré, il le garda entre ses mains pendant quelques minutes. Il fit courir ses doigts sur le tissu, cherchant à reproduire par ce geste, les effleurements de la nuit passée. Il se redressa, prenant conscience de la folie qu’il avait commise : en s’exposant de la sorte, c’était Crowley qu’il mettait en danger ! Il devait se ressaisir et s’en tenir au plan initial, sans quoi, il pourrait compromettre son jeu et pire encore, faire courir de graves périls à celui qui était devenu… un ami ? C’était ridicule, au vu de leur passé, de définir Crowley comme un simple « ami », mais lui accorder un autre titre serait changer le rôle qu’il comptait lui faire tenir dans cette mise en scène. Il ferma les yeux et compta jusqu’à sept avant de les rouvrir. Aziraphale avait suffisamment lu de livres pour savoir que la vengeance s’accompagnait souvent du sacrifice de personnes aimées et s’il était prêt à piétiner son existence pour parvenir à ses fins, il ne comptait pas en revanche, sacrifier Crowley. Il se devait de garder le contrôle sur ses pions et se concentrer uniquement sur cette partie. Rien ne devait perturber son jeu. Il porta le tee-shirt à son visage et le pressa contre son nez. Et surtout pas des sentiments renaissants.


♠♠♠


La nuit avait été courte et pleine d’interrogations pour Charles Brown. Il n’avait pas de suite pris conscience de la fuite d’Aziraphale hors de son foyer, trop occupé à répondre aux innombrables messages inondant sa « boîte à questions » à laquelle il aimait consacrer de nombreuses heures. Il avait modifié ensuite quelques détails qu’il jugeait peu satisfaisants sur sa page Wikipédia, avait regardé quelques statistiques, s’était dit que l’adoption lui apporterait encore davantage de vues, et s’était laissé aller à un échange de messages qui n’avaient pas grand-chose à voir avec les chiffres et encore moins les lettres, avec le charmant comptable gallois qui vivait depuis quelques années à Londres. Leurs épîtres numériques s’étaient achevées par quelques photographies qui n’auraient jamais trouvé leur place sur le buffet de la salle à manger de la respectable Mrs. Brown. Après une promesse de rencontre lors d’un prochain passage sur la capitale, il avait fini par mettre des points de suspension à cette conversation. Brown s’était alors levé, la moustache frétillante, jouissant déjà des plaisirs apportés par ce futur rendez-vous secret, et était monté à l’étage, portant entre ses bras un Bartholonew endormi. Parvenu devant la pièce qui lui était interdite, il tendit l’oreille, cherchant à percevoir la respiration de son futur partenaire de déclaration fiscale à travers la cloison. Brown avait donné quelques coups discrets contre la porte et avait emprunté la voix d’un futur époux inquiet. N’obtenant aucune réponse, il tourna la poignée et lâcha un juron, qui aurait outré Crowley, en s’apercevant que celle-ci était verrouillée. Il avait déposé Bartholonew au sol, le petit chien sentant la tempête arriver, s’était réfugié dans la chambre censée être nuptiale. Le ton mielleux s’était chargé de fiel et son poing s’était abattu contre la porte ; les belles roucoulades étaient devenues menaces de brûler jusqu’au dernier livre de sa précieuse collection, si son fiancé ingrat ne lui ouvrait pas la porte dans la minute. L’absence de réponse vint de nouveau le narguer et ce fut à cet instant que Brown comprit que l’oiseau s’était bel et bien envolé de leur foyer.


Brown avait dégringolé les escaliers et lorsqu’il avait ouvert la porte d’entrée, une trombe d’eau se déversa sur lui, comme pour le punir d’un crime dont il s’estimait tout à fait innocent. Il hurla une fois, deux fois, trois fois, le prénom de son fiancé. Sans grand résultat. Il avait senti ses genoux fléchir et avait dû se retenir à l’encadrure de la porte pour ne pas tomber. Si Aziraphale disparaissait, comme il avait tenté de le faire à deux reprises pour s’envoler du côté d’Édimbourg – Brown n’avait jamais compris l’attirance de son fiancé volatil pour l’Écosse –, c’était lui qui devrait rendre quelques comptes. L’Oeil avait été très clair à ce sujet : il ne lui pardonnerait pas une nouvelle erreur. L’écrivain se recula et rentra chez lui afin de se protéger de la pluie accusatrice. Il avait contemplé le manteau de son fiancé accroché au porte-manteau. Il fut tenté de le réduire en pièces avant de se raisonner. Aziraphale n’était sans doute pas bien loin puisqu’il était parti sans rien. Il ne pourrait pas quitter Tadfield sans argent, ni papier ! Cette fugue n’était qu’improvisée – contrairement à ses deux échappées vers l’Écosse – comme nombre de ses petites équipées. Il était sans doute parti pleurer dans le giron de Nina et il finirait par revenir, la queue entre les jambes. Brown tira sur sa moustache. Aziraphale était un lâche et il regagnerait leur foyer l’aube venue, en arborant son air de sainte-nitouche coupable. Il lui pardonnerait. Ils échangeraient quelques paroles bien troussées et le tout serait joué avant que le soleil ne se lève sur Tadfield. Ils savaient si bien jouer leur petite comédie et l’un et l’autre, même si Brown se savait plus malin que son fiancé qui ignorait tout – le naïf !– de ses escapades sensuelles.


Rassuré, Brown s’apprêtait à regagner sa chambre pour préparer son petit séjour londonien – peut-être pourrait-il recontacter le damoiseau au camélia et aux yeux chérubins plutôt agile de ses dix doigts à qui il avait laissé un souvenir marquant–, lorsque le téléphone sonna. Il décrocha et lorsqu’il entendit la voix de Hastur lui demander si Aziraphale était réveillé, Brown comprit que son beau mensonge matrimonial commençait à s’effriter.


Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, incapable de songer au lendemain et aux explications qu’il aurait à fournir sur l’absence d’Aziraphale. Brown s’était installé dans le salon, une bouteille de vin à la main, les yeux fixés sur l’écran de télévision éteint. Qu’allait-il inventer cette fois-ci pour se tirer de ce mauvais pas et se voir accorder une autre chance ? Il ne pourrait pas évoquer une simple petite querelle d’amoureux, l’Œil était à bout de patience et cette excuse, bien pratique, ne fonctionnait plus. Il s’était octroyé une rasade avinée plus une autre… avant de terminer la bouteille et de passer à un alcool plus fort afin de lutter contre le sommeil. Perdre Aziraphale était l’assurance de voir son petit royaume s’effondrer et l’héritage de son père, auquel il tenait car il avait toujours été un fils dévoué, disparaîtrait pour de bon. Il s’était levé en titubant pour se saisir d’une autre bouteille de Whisky et était retourné s’allonger. Il avait porté le goulot à ses lèvres en tremblant. L’Œil savait tout de ses sales petits secrets et n’hésiterait pas à s’en servir pour lui nuire. Seul l’accord passé, plus de vingt ans plus tôt, le sauvait pour le moment du déshonneur. Il s’était recroquevillé, sanglotant, sur le canapé autel de l’ébat manqué, la bouteille entamée s’égouttant sur le tapis. L’Œil ne se contenterait pas de le ruiner, il le détruirait. Il avait lâché la bouteille qui avait roulé jusqu’à la table basse : sa carrière littéraire ? Tuée dans l’oeuf. Les différents contrats qu’il avait signés avec diverses maisons de production ? Rendus caducs. Lorsque vous vous déplaisiez à l’Œil, celui-ci s’arrangerait toujours pour annihiler jusqu’à votre existence même. Il n’avait pas eu le pouvoir d’effacer l’œuvre de Ceridwen Fell, mais aurait sans nul doute celui de raturer celle de Charles Brown…


Il s’était finalement endormi aux premières lueurs de l’aube et s’était réveillé après deux petites heures d’un sommeil peuplé de cauchemars le montrant déchu et réduit à mendier dans le dernier cercle de la détestation universelle, à croire que même le Rêve s’était ligué contre lui ! Il avait fini par sortir pour échapper à l’ombre de la ruine le pourchassant dans chaque recoin de son foyer. Bartholonew sous le bras, il s’était rendu jusqu’à sa chère boutique, croyant trouver un peu de réconfort dans le décor de son enfance. Il avait ouvert le rideau du magasin alors que les habitants épuisés par le spectacle de l’incendie, regagnaient leurs logis. Il déposa Bartholonew dans son panier, alluma son ordinateur et jeta un regard à ses ventes qui périclitaient depuis quelques mois. Le carillon retentit, l’avertissant de la présence d’un client égaré… Bartholonew se redressa et salua ce potentiel client d’un aboiement agressif.


– Voyons, Bartholonew… Veuillez m’excuser une petite minute.

– Hello Charlie Boy, fit l’homme qui n’était pas un client en s’accoudant près de son écran.

Brown redressa le menton et fit face à un rictus surmonté d’une paire de lunettes de soleil. Il mit quelques secondes avant d’ordonner à ses muscles faciaux d’exécuter ce sourire qui savait si bien tromper ses imbéciles d’admirateurs.

– Capitaine Crowley ! s’exclama-t-il de cette voix qui lui avait permis d’enregistrer quelques lectures audio pour les enfants sourds de l’hôpital de Heavell, que me vaut l’honneur de cette visite matinale ? J’imagine que vous avez assisté à ce terrible incendie et…

– Écoute-moi bien, la carpette, l’interrompit son visiteur indésirable, si quoi que ce soit arrive à Aziraphale, je… Il acheva sa phrase dans un grognement menaçant.



Brown retint un petit rire méprisant : il se devait de conserver une attitude digne, tout le contraire de cet idiot ! Il avait suffisamment écrit de romans d’amour et fait de fausses promesses sentimentales pour reconnaître une personne éprise. Sa moustache en frétilla d’excitation : voilà qui ne manquerait pas d’intéresser la haute autorité… et pareille information permettrait d’apaiser la colère divine.

– Vous, quoi ? l’interrogea-t-il en prenant son air le plus charmant. Sa voix changea néanmoins, devenant plus grave. À votre avis, qui les gens croiront et soutiendront ? L’écrivain qui a intégré directement à la cinquième place, la liste des « écrivains les plus gentils du Royaume-Uni » ou le pire flic du Royaume-Uni ?

– Espèce de …

– Tutututu, pas de vulgarité, je vous prie, capitaine Crowley.

Brown se pencha vers lui et lui offrit son plus beau sourire d’auteur populaire et bénéficiant d’une large communauté sur les réseaux sociaux.

– Mes fans m’adorent. Si vous saviez le nombre de messages que je reçois de leur part ! Charlie, merci d’être aussi gentil, tu m’as sauvé la vie, tu m’apportes tellement ! Il est si facile d’être gentil, expliqua-t-il en lissant sa moustache – à défaut de pouvoir emprunter les boucles d’Aziraphale qui à coup sûr lui feraient gagner quelques points de bonté, il avait décidé de conserver sa moustache lui conférant une allure débonnaire –. Il suffit juste de jouer le bon rôle, de choisir les bons combats : les veuves, les orphelins et de faire croire à ces fragiles doutant de leur existence même que vous les comprenez et que vous les soutenez. Vous postez quelques charmantes photos de votre chien, évoquez votre cher « fiancé » et votre adorable petit couple et le tour est joué. Dans cette histoire, je suis le gentil, capitaine Crowley et vous, le méchant qui convoite l’innocent fiancé du sympathique écrivain.

– Vous êtes répugnant, cracha Crowley en accentuant chaque syllabe.

– Je suis un auteur, capitaine, et nous sommes les meilleurs des bonimenteurs.

Brown croyant avoir gagné cette partie, s’apprêtait à sourire lorsque Crowley se mit à le fixer. Malgré les lunettes de soleil, l’écrivain perçut la menace contenue dans ce regard dissimulé.

– Je vous arracherai votre petit masque, fit Crowley. Je trouverai bien un moyen de montrer votre vrai visage. En attendant, je vous conseille fortement de changer la recette de vos Welsh cakes ou de vous étouffer avec !

Le capitaine de police se redressa avec lenteur. Le marchand de tapis réajusta le col de son pull afin de ne pas laisser transparaître sa peur. Il avait cru pouvoir le dominer mais cet homme, ce démon, était beaucoup plus dangereux qu’il n’y paraissait ! Mais Charlie Brown n’était pas homme à abandonner une partie de cartes aussi facilement ! Alors que Crowley s’apprêtait à quitter la boutique, il l’interpella une dernière fois :

– Je ne sais pas quel conte vous a inventé Aziraphale mais c’est un excellent menteur. À défaut de savoir se servir de sa langue dans un certain domaine, il sera tout à fait apte à en user pour vous tisser de jolis mensonges…


Crowley porta la main à son étui avant de se raviser. Il aurait pu offrir une réplique salace à Brown en affirmant qu’au contraire, Aziraphale savait très bien comment utiliser sa charmante langue, mais il ne voulait pas rabaisser ce qu’ils avaient vécu cette nuit-là, à une simple expérience charnelle. Il ne jetterait pas en pâture leur éphémère mais intense intimité à cet homme écœurant. Il sortit sans un mot en claquant violemment la porte, faisant trembler jusqu’aux murs de la petite boutique dont la peinture, par endroits, commençait à s’écailler.


Brown suivit la courbe d’une fissure venant d’apparaître et se promit d’effectuer les travaux nécessaires afin de rendre un peu de prestance à la boutique qu’il avait quelque peu délaissée depuis de nombreux mois, trop occupé à gérer sa carrière littéraire. Il se rendit sur son ordinateur, laissa un message à un aimable jeune entrepreneur de Heavell qui avait déjà effectué quelques travaux dans son foyer – Brown avait pu constater que le blondin en question était très doué pour combler les trous – et après avoir rassuré un Bartholonew qui paraissait soucieux, il se saisit de son téléphone afin de poster un long commentaire, assorti d’une photographie du ciel de Tadfield, sur le terrible incendie. Il termina son post par un petit message d’amitié adressé au « pauvre Ariel » et sur la promesse, qu’il ne tiendrait pas, de verser un peu d’argent au pauvre homme pour l’aider à reconstruire sa clinique. Quelques minutes plus tard, de nombreuses réponses vinrent saluer sa générosité. La moustache de Brown se trémoussa de plaisir lorsqu’il vit le jeune comptable commenter sa publication d’une série de petits coeurs. Il envoya un petit message privé et une nouvelle longue discussion, fort peu intellectuelle, débuta entre l’écrivain et son admirateur.


Le carillon retentit de nouveau et des bruits de pas se firent entendre. Bartholonew poussa un petit aboiement terrifié et se réfugia dans un tapis.

– Désolé, bredouilla un Brown rougissant tout en réajustant la boucle de son pantalon et en déposant son portable sur le comptoir, j’étais occupé à …

Il pâlit. Face à lui, se tenait le trio qu’il redoutait de voir apparaître. Brown perdant toute dignité, se fit servile et leur offrit sa plus belle salutation assortie de son plus charmant sourire, mais aucun membre du trio n’étant fan de ses productions littéraires, son charme ne put agir.

– Mon...Monsieur le Maire… Monsieur le Maire aurait-il besoin d’un nouveau tapis ? balbutia-t-il en se tassant un peu plus sur lui-même.

– Monsieur le maire se demande pourquoi votre fiancé portait des vêtements ne lui appartenant pas, répliqua la femme aux escarpins argentés en se penchant vers lui. Mr. Harmony ?

Son compère se tenant à sa gauche sortit un portable de sa poche, effectua quelques manipulations et le fit glisser vers Brown. Celui-ci le prit en tremblant et découvrit une photographie de la clinique en flammes. Il mit quelques secondes avant de repérer le couple enlacé devant la bâtisse enflammée : Aziraphale, vêtu de noir, se pelotonnait entre les bras de l’homme qui venait tout juste de le menacer. Brown sentit une vague jalouse le submerger : comment son presque-époux pouvait-il se livrer à pareille fantaisie à la vue de tous ? N’avait-il donc aucun amour-propre, aucun respect pour lui, son cher et tendre ?

– Une explication à nous fournir, Herr Brown ? s’enquit la jeune femme en soulevant sa voilette tout en accentuant son accent allemand.

– Il… commença l’accusé en déglutissant avec difficulté. Il… on s’est un peu disputé… querelle d’amoureux… et il… est parti.

L’homme portant des petites lunettes rondes émit une série de petits claquements linguaux désapprobateurs. Brown fléchit les genoux et tenta de se dissimuler derrière le comptoir.

– Nous avons réparé votre sottise, reprit la femme, vous, vous deviez vous assurer que le petit oiseau ne quitte pas son nid, pas qu’il s’offre en spectacle avec le premier venu !

– Il… ce n’est pas ce que vous croyez, Miss Greta ! Aziraphale n’est pas le genre… vous savez qu’il n’est pas…

La femme tourna la tête vers son deuxième compère. Celui-ci sortit une fourchette à poisson et une autre à viande de la poche de son veston. Greta arqua un sourcil interrogateur en direction d’un Brown dont seule la tête apparaissait à présent derrière l’écran de son ordinateur.

– Préférez-vous le poisson ou la viande, Herr Brown ?

– Je… je … bredouilla-t-il en essayant de deviner la réponse attendue. Je… la viande.

L’homme au front dégarni brandit sa main gauche et d’un geste expert, lança la fourchette à viande. Celle-ci frôla l’oreille de Brown avant de se planter dans la photographie punaisée derrière lui et le représentant serrant la main de l’actuel ministre de la Culture.

– Ceci est un petit avertissement amical, Herr Brown. Ramenez l’oiseau dans sa cage et assurez-vous qu’il y reste, sinon…

Son compère porta la fourchette à poisson à son cou et fit mine de s’entailler la jugulaire.

– Les conséquences pourront être terribles.

L’homme aux petites lunettes rondes lui adressa un petit signe de la main.

– Passez une bonne journée, Mr. Brown.

– Attendez ! cria Brown en se relevant alors qu’ils s’apprêtaient à franchir le seuil de sa boutique. Attendez ! C’est au sujet du capitaine Crowley !

Les trois sinistres individus se tournèrent vers lui dans un mouvement saccadé, comme si le fait de manipuler leurs fonctions corporelles leur était difficile.

– Cet homme… je crois… non, j’en suis sûr. Bien que cela puisse paraître quelque peu… improbable, semble être épris d’Aziraphale.

Les membres du trio infernal échangèrent un regard. Un curieux sourire se dessina sur les lèvres de la jeune femme.

– L’Œil qui voit et qui sait tout, est déjà au courant de bien des choses, Herr Brown, et compte bien régler cette petite histoire très rapidement.


Ils sortirent de la boutique en faisant claquer la porte. Les murs s’ébrouèrent et les fissures s’agrandirent tandis qu’une nouvelle entaille apparut au plafond. Des débris de plâtre tombèrent sur la tête du marchand de tapis. Il éteignit son ordinateur et s’affala sur le tabouret. Il n’avait plus le droit à l’erreur désormais et il devait tout mettre en œuvre pour reconquérir – ce simple mot lui arracha une grimace – Aziraphale. Bartholonew sortit de sa cachette et poussa un long hululement de peur. Brown jeta un regard au cadre photo le montrant en compagnie d’Aziraphale, posé près de son écran. La photographie datait du dernier anniversaire de mariage du couple Suprême. L’un et l’autre portaient un costume semblable et la même cravate fleurie, cadeau de Mrs. Brown, mais ils regardaient dans des directions opposées : si Brown fixait le photographe avec une assurance relevant de l’arrogance, le regard d’Aziraphale était fuyant et cherchait un horizon que lui seul pouvait percevoir. Brown tendit la main vers le cadre et le rabattit d’un geste rageur : il avait beau être le héros de ses admirateurs, il n’était qu’un personnage secondaire pour l’Œil. Il porta la main à son cou ; et il savait, pour avoir usé de ce procédé comme tout auteur, quel sort était réservé à un personnage devenu inutile à l’intrigue…


♠♠♠


Crowley s’était éloigné de la boutique à grandes enjambées . Furieux ! Il était furieux de s’être emporté de la sorte contre l’écrivaillon, de lui avoir montré cette faiblesse qui était la sienne. Ce dégoûtant personnage ne manquerait pas de se venger en s’attaquant à Aziraphale. Il poussa un cri rageur, faisant sursauter la pauvre fleuriste occupée à balayer la devanture de sa boutique, et exulta sa rage en proférant une succession de jurons vouant l’âme des ancêtres et des hypothétiques descendants de Charles Brown à la fosse septique de l’Enfer. Une fois sa colère apaisée, il reprit sa déambulation et se dirigea vers le petit quai où les bateaux rentraient tout juste de leur pêche.


– Dur réveil, capitaine Crowley ? l’interpella une voix familière.


Il s’approcha d’un chalutier fraîchement repeint en bleu céruléen et portant le nom de Bethléem, prénom de la défunte mère de son jeune propriétaire. Assis sur des cordages, Joe examinait ses filets afin de s’assurer qu’aucun accroc ne s’y trouvait. Un homme plus âgé, que le jeune marin présenta comme son père, salua Crowley d’un petit signe de main avant de descendre les bacs contenant la pêche du jour. Crowley s’accroupit devant une caisse et observa avec intérêt les poissons aux écailles argentées. Joe le rejoignit sur le quai et lui apprit avec fierté qu’il faisait partie d’une longue lignée d’hommes ayant voué leurs vies à cette mer aussi fascinante que capricieuse. Il ôta sa casquette et pointa du doigt, vers leur droite, les maisons colorées construites à flanc de falaise au bord de la mer, abritant les familles des marins de Tadfield.


– Marie vend nos poissons sur les marchés, mais en ce moment, elle est en repos, rapport au petit à venir, vous comprenez ? Et puis, Godot ne l’aide pas vraiment… toujours à droite, à gauche, celui-là !



Crowley se releva pour admirer les flots s’offrant à sa vue. Le petit rat d’égout qu’il avait été, s’était pris de passion pour la mer suite à un curieux songe qui l’avait saisi lors d’une fièvre. Il avait ensuite cassé les pieds à Oncle Marylin et Tante Sylvester pour qu’ils l’emmènent au bord de la mer. Ils avaient fini par céder à ses demandes incessantes et le clan de la rue Moll Flanders avait débarqué avec leur protégé, sur la côte écossaise. Même s’il avait apprécié ce séjour, et par la suite avait obtenu la permission d’apprendre à nager, le petit Crowley avait été quelque peu déçu en constatant que la destination choisie ne correspondait pas à celle qu’il avait pu visiter lors de son rêve. Il laissa ses yeux dévier jusqu’au phare perché sur son rocher, avant de se perdre dans les vagues. C’était sans doute cela qu’il l’avait séduit chez Aziraphale lors de leur première rencontre : la couleur de ses yeux lui avait rappelé celle de cette mer rêvée…


– Si vous voulez, proposa Joe en l’arrachant à ses pensées, j’pourrais vous mettre un poisson de côté la prochaine fois !

Crowley le remercia et se tourna vers la falaise se découpant sur leur gauche. Joe suivit son regard et perdit son sourire.

– Si j’étais vous, murmura le jeune homme, j’éviterais de m’y promener, surtout à la nuit tombée…

– Il s’est passé des choses là-haut, intervint le marin plus âgé. Des choses bien tristes…

Le père et le fils échangèrent un regard que Crowley ne sut comment interpréter. Le vieil homme s’approcha du capitaine de police. Il l’examina quelques secondes avant de tendre sa main tannée par le soleil et couverte d’entailles vers son visage. Ses doigts frôlèrent sa peau, l’imprégnant de leur odeur iodée.

– Soyez prudent mon garçon, murmura le vieillard, les portes de l’Autre Monde se sont de nouveau ouvertes et les êtres le peuplant ou dont le sang en contient quelques gouttes, peuvent se révéler trompeurs…


Crowley se contenta d’un haussement d’épaules, trouvant cette mise en garde bien ridicule. Lui savait que les êtres humains, bien réels, étaient beaucoup plus sournois que de prétendues créatures surnaturelles. Après avoir promis à Joe de dire à Godot de le rejoindre sur le quai s’il venait à le croiser, le capitaine de police prit la direction de la falaise tant crainte par les anciens de Tadfield. Le vieux marin poussa un soupir et suivit d’un air désolé la silhouette élancée se faufilant sur le sentier escarpé. Homme de la mer, on lui avait appris à craindre les sirènes et leurs chants mélodieux ; lorsqu’il revenait sur terre, on lui avait enseigné à se méfier des êtres fantastiques qui aimaient berner les hommes ou jouer avec leurs sentiments. Il ferma les yeux, faisant renaître le souvenir d’une femme aux cheveux blonds déambulant sur cette même falaise, son pas s’accordant à celui, aérien, d’un homme fait d’ombres et de songes. Femme qui s’était ri des mises en garde des anciens et qui avait accordé son cœur et son corps à un être qui n’était pas de ce monde et qui en avait payé le prix : l’amour qu’éprouvait un être humain pour une créature possédant du sang venu de l’Autre Monde ne pouvait que se terminer par la trahison ou la mort.


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Au bout du chemin, Crowley reconnut la falaise arpentée lors de sa nuit d’ivresse. En plein jour, dénudé des voiles éthyliques, le lieu offrait un tout autre visage, beaucoup plus accueillant. Il se risqua à s’approcher du précipice et découvrit en contrebas, une petite crique frappée par les vagues. Saisi de vertiges, sa phobie du vide s’était pourtant atténuée lorsqu’il avait atteint l’âge adulte, Crowley se recula. Et c’est là qu’il l’aperçut, la maison aux volets jaunes et à la façade rouge. Il se frotta les yeux, se croyant victime d’une hallucination, car il ne l’avait pas vue lors de son arrivée ; mais lorsqu’il ôta ses mains de son visage, il dut se rendre à l’évidence : il se trouvait bel et bien face à cette maison au milieu des ajoncs, qui n’était pas un délire de son esprit imbibé d’alcool et en proie aux souvenirs. Il s’approcha de la petite habitation et gravit les trois marches menant à un perron surmonté d’un auvent craquelé. La maison ployait sous les coups de butoir du vent qui venait tout juste de se lever et paraissait tenir à peine sur ses fondations. Crowley pressa son nez contre l’une des fenêtres et à travers la vitre, découvrit un salon encombré, se composant d’un piano croulant sous le poids de livres, de deux fauteuils dépareillés et d’un sofa défraîchi sur lequel gisait un plaid en tartan. Des piles de livres occupaient chaque centimètre disponible de la pièce et d’autres innombrables ouvrages se livraient à une âpre bataille sur les étagères d’une immense bibliothèque faisant tout le tour de la pièce.


Tout d’un coup, une silhouette fit son apparition dans le salon, avant de se diriger vers la porte d’entrée. Crowley eut juste le temps de se dissimuler parmi les ajoncs avant que la porte ne s’ouvre sur Gabriel, dans toute sa suprême nudité. L’agent immobilier fit quelques pas sur le perron et exécuta quelques mouvements de gymnastique, livrant son corps aux caresses du soleil. Il prit une profonde inspiration, planta ses mains contre ses hanches et fit gonfler ses pectoraux afin de montrer toute l’étendue de sa virilité parfaite à la nature qui ne manquerait pas de tomber en pâmoison face à pareille perfection. Crowley le vit lever les yeux au ciel et d’une voix de Stentor, Gabriel Suprême rendit grâce aux cieux de l’avoir pourvu d’un temple corporel digne d’un ange guerrier et viril, rien à voir avec ces angelots efféminés aux boucles dorées ornant les vitres des magasins lorsque approchait Noël. Crowley esquissa une grimace à la vue de ce que Gabriel couvrait d’un œil tendre et saluait avec ferveur en lui accordant le nom de « trompette céleste ». Une fois sa cérémonie matinale accomplie, Gabriel s’en retourna d’un pas lent dans la petite maison, afin de laisser Mère Nature contempler de ses yeux intimidés par tant de beauté, son divin postérieur.


Crowley s’assura que la porte était bel et bien refermée avant de se relever. Il avait cru, à la vue des nombreux ouvrages régnant en maîtres, que la maison était la fameuse maison du pêcheur appartenant à Aziraphale mais si celle-ci était la maison d’enfance de son ancien amant – équipier ! – comment expliquer la présence d’un Gabriel nu en ce lieu ? Le monstre aux yeux verts s’éveilla, distillant son venin pernicieux. Il tenta de se raisonner, en se rappelant qu’Aziraphale avait passé la nuit avec lui et qu’il l’avait raccompagné au café, au petit matin. La créature jalouse lui susurra, dans un souffle putride, qu’il avait fait un détour avant de venir se perdre sur la falaise et qu’Aziraphale aurait pu avoir le temps de rejoindre un amant dans cette demeure. Il répliqua à ce monstre qu’Aziraphale n’était certainement pas ce genre d’homme, que la maison ne lui appartenait sans doute pas et qu’il… Le monstre eut un rire caverneux et lui murmura, d’un ton séducteur, d’aller vérifier par lui-même… Crowley se refusait à user de pareil procédé mais la jalousie, cette maudite jalousie que vous ne savez comment contrôler et qui empoisonne jusqu’à votre raison, fut la plus forte. Succombant à ce chant diabolique, Crowley fit le tour de la maison et avisa une petite fenêtre recouverte d’un rideau ; devinant qu’il s’agissait d’une chambre, il y jeta un coup d’œil. Celle-ci, plongée dans l’obscurité, ne lui dévoila rien. Il retint à grand-peine un juron et s’apprêtait à abandonner ce jeu de cache-cache lorsque son instinct le conduisit jusqu’à une autre fenêtre. Il se hissa sur la pointe des pieds, ne vit d’abord que quelques meubles de cuisine avant d’apercevoir Gabriel penché au-dessus d’une silhouette plus petite, alanguie sur le carrelage. Il eut juste le temps d’apercevoir un bout de chaussette en tartan taquinant les reins suintants du Suprême imbécile, avant de s’écarter de la fenêtre avec précipitation, refusant d’en découvrir davantage.


Il s’éloigna de la petite habitation, abandonnant le couple illégitime à leurs activités matinales, pour emprunter un autre petit chemin étroit flirtant dangereusement avec la falaise. Il faillit glisser à trois reprises lorsque son pied roula contre les cailloux. Les vagues en contrebas redoublèrent de vigueur, se fracassant dans un rire narquois contre les rochers, rythmant l’unique pensée tempêtant sous son crâne : « Menteur », « Menteur » ! Crowley s’était toujours enorgueilli de cerner les personnes croisant sa route mais Aziraphale toujours et encore, lui demeurait insaisissable. « Menteur, Menteur ! » hurlaient les vagues mugissantes. La ville de Tadfield ne serait-elle donc peuplée que de menteurs et de tricheurs ? Il avait la désagréable sensation d’être le pion déplacé dans un jeu dont il n’avait nulle connaissance des règles. La brume tomba, l’enveloppant dans ses bras humides. Il se saisit de son téléphone et actionna son GPS mais la carte n’était qu’une vaste étendue grisâtre. Il ne s’était pas perdu ! Il lui suffisait de faire demi-tour et … il se retourna et se retrouva nez à nez avec un brouillard rendant impossible tout retour en arrière, sous peine de se retrouver écrasé sur les rochers. D’étranges petites lueurs se mirent à danser autour de lui, comme pour l’inviter à se joindre à leur ronde infernale. Les points lumineux se rassemblèrent, devenant une forme qu’on aurait pu croire humaine. Le froid s’insinua à travers ses vêtements, couvrant sa peau de petits baisers mortifères. Avait-il d’autre choix que de suivre cette lumière ? Il rangea son téléphone et s’approcha de la silhouette émettant une chaleur réconfortante, qui parvint à endormir cette maudite créature jalouse lui grignotant le cœur et la raison. La brume se dispersa et la silhouette disparut lorsqu’ils atteignirent des murs encerclant un manoir. Crowley s’approcha d’un haut portail hérissé de piques affûtées et voyant que celui-ci était entrouvert, pénétra dans la propriété. Il franchit un jardin où à défaut de parterres fleuris, rien ne semblait pouvoir s’épanouir sur cette terre stérile, il découvrit de multiples statues faites de la même pierre calcaire que la falaise. Il s’approcha de l’une d’elle représentant une femme ailée, assise sur une pile de livres, les yeux bandés et pointant un index accusateur devant elle. Crowley déchiffra les titres des livres gravés dans la pierre : Soumission, Respect, Obéissance et Vertu. Il leva les yeux vers cette personnification de la Justice dépourvue de pitié. À qui pouvait donc appartenir ce domaine ? Qui pouvait vivre dans pareil lieu dépouillé de toute humanité ? C’était l’endroit idéal pour emprisonner un oisillon aux ailes brisées… Il remarqua alors l’imposante lucarne en verre, formant comme un œil, se découpant dans la bâtisse. Un œil qui pouvait voir au-delà de la falaise et dominait Tadfield.


L’Œil était dans la tombe et regardait Caïn.


Crowley se retourna et fit face à un vieil homme à la barbe et aux cheveux blancs. Vêtu d’un costume gris, il se tenait appuyé sur une canne blanche dont le pommeau finement ficelé était un œil bleu scrutant son interlocuteur à travers une paire d’ailes d’ange repliées. Un grand Danois blanc se dressait à ses côtés. L’animal aboya. L’homme le retint par le collier et lui intima l’ordre de se taire. Le chien replia ses oreilles contre son crâne. Le vieillard détailla Crowley des pieds à la tête, s’attardant sur ses cheveux roux, son tatouage et ses lunettes de soleil.


– Pourriez-vous m’expliquer la raison de votre intrusion dans mon Eden, capitaine Crowley ? s’enquit l’homme en se redressant de toute sa hauteur.

Le vieil homme avait beau être plus petit que lui, Crowley se sentit rapetissé par son aura écrasante.

– Je vois que vous me connaissez déjà, répliqua Crowley en essayant de reprendre un semblant de courage, à qui ai-je l’honneur ?

Le regard d’un bleu céleste se planta dans le sien, comme s’il venait de percer le secret dissimulé par son armure occulaire. Crowley à cet instant, redevint ce petit garçon mis de côté par ses camarades et moqué pour sa différence. Il déglutit et voulant échapper à ce regard acéré, se recula de quelques pas. Face à cet homme, il était redevenu le rat d’égout qui avait dû se forger une carapace pour affronter une existence qui ne lui pardonnerait aucune erreur.

Tadfield ne cesse de parler de vous et de vos… exploits, capitaine Crowley, reprit le vieil homme dédaignant de répondre à sa question. Aurais-je commis une quelconque infraction ? Souhaitez-vous m’aider à ramener l’un de mes oiseaux égarés au sein de mon foyer, capitaine ?poursuivit-il en désignant du bout de sa canne, une volière de belles dimensions. Il paraît que la chasse aux oiseaux au cœur tendre est l’une de vos spécialités.

Crowley n’avait jamais ressenti un tel degré d’hostilité, même lorsque la presse s’était déchaînée contre lui, à son encontre. Le père de Samaël lui-même, qui l’avait pris en grippe dès leur première rencontre lors de ce dîner à la grimace, n’avait pas manifesté une telle répugnance. Cet homme le haïssait.

– Il vous suffit de me le demander et je vous viendrai en aide, répondit-il dans un rictus, adolescent insolent cherchant à s’opposer à l’autorité.

– Vous faites preuve d’orgueil, capitaine Crowley et de trop de curiosité. Cela risque fort de vous nuire. Les pourvoyeurs de chaos ne font pas long feu à Tadfield.

– J’ai cru comprendre qu’en effet, les incendies sont monnaies courantes par ici…

– Prenez garde, Anthony J. Crowley de Hellven, à ne pas vous approcher trop près de la falaise, celle-ci peut être trompeuse. Il leva sa canne et se servit du pommeau pour obliger Crowley à lui faire face. Il est si facile de se laisser envoûter par les jolis yeux clairs, ses yeux menteurs, de cette mer traîtresse.

Il retira sa canne du visage de Crowley et relâcha son chien. Celui-ci s’apprêtait à bondir sur leur visiteur, mais d’un sifflement autoritaire, son maître para toute tentative d’attaque.

– À l’avenir, reprit-il tout en s’éloignant de son pas claudicant, suivi de son animal, évitez de souiller ce qui m’appartient, capitaine Crowley. Sa Toute-Puissance ne sera pas toujours aussi bien disposée à votre égard.


Il disparut dans la brume qui venait d’encercler le manoir, laissant Crowley, seul, aux pieds de la Justice aveugle.


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Aziraphale avait rapidement quitté la chambre de Crowley et lorsqu’il traversa la rue pour gagner les locaux du Tadfield Echo, il vit la voiture de Maggie manquer de peu un lampadaire avant de se garer de guingois sur le trottoir. Il s’engouffra dans le petit bureau du journal afin d’éviter ses amies et sa filleule. Il allait demander à Newton de cesser son enquête sur son équipier. Maintenant qu’il savait que Crowley et l’Amant n’étaient qu’une seule personne, à quoi bon continuer cette investigation ridicule ? Une petite voix insidieuse, qu’il reconnut comme étant celle de la jalousie, lui injecta son venin au creux de l’oreille et lui murmura, perverse, qu’il avait peur de découvrir celui ou ceux qui avaient su effacer son souvenir de la mémoire de Crowley. Il chassa l’odieuse pensée en lui rétorquant qu’il n’avait que faire de la vie sentimentale de son équipier, et poussa la porte du petit bureau. Il fut surpris de percevoir une voix inconnue converser avec Newton qui, mis à part quelques rares habitants et Ennon livrant les journaux, ne recevait guère de visites. Aziraphale s’avança dans la petite salle où flottait une curieuse odeur de sauge recouvrant celle de moisi et de vieux relents de repas peu équilibrés. Il aperçut le journaliste aux multiples casquettes en grande discussion avec une jeune femme brune assise sur son bureau et tenant serré contre elle, un vieux livre qui ne pouvait qu’attiser la curiosité du policier féru de littérature.


– Aziraphale ! s’exclama le journaliste en retirant ses lunettes embuées afin de les essayer avec un pan de son gilet crasseux. J’ai trouvé…

La jeune femme tourna la tête vers Aziraphale et le détailla avec intérêt. Un curieux sourire se dessina sur ses lèvres et elle effleura le collier, composé de divers grigris, qu’elle arborait autour du cou.

– Aziraphale, s’empressa d’ajouter Pulcifer en coulant une œillade à la jeune femme, je te présente Miss Anathème Bidule qui m’a transmis des informations très intéressantes sur notre nouveau capitaine de police.

– À ce propos, commença Aziraphale en triturant son alliance, je …

– Votre nouvel équipier n’a pas tout dit sur l’Affaire des Nonnes Satanistes, l’arrêta la demoiselle, et le public est en droit de connaître la vérité !

– Miss Bidule est une grande spécialiste du crime et du paranormal ! expliqua Newton avec un enthousiasme trop prononcé pour être totalement honnête. Tu savais que le Géant de Cerne Abbas avait été dessiné par des Martiens ?

– Vénusiens, corrigea l’enquêtrice. Ce sont de très grands artistes, précisa-t-elle à l’intention d’un Aziraphale incrédule.

– Miss Bidule sait beaucoup de choses !

– Je n’en doute pas, répondit Aziraphale en essayant de conserver un ton poli.


Il s’approcha du bureau sur lequel étaient éparpillées quelques photographies et un épais dossier relié composé de plus de cinq cents pages. Anathème lui expliqua alors qu’elle travaillait depuis des mois sur l’Affaire des Nonnes Satanistes et qu’elle avait quitté les États-Unis pour mener son enquête sur le terrain, notamment en Écosse et à Londres où elle avait pu récolter, difficilement reconnut-elle, des informations sur l’infâme capitaine Crowley. Aziraphale, succombant à la tentation, souleva une photographie de la Bentley et tomba sur une photo de piètre qualité montrant Crowley embrassant à pleine bouche un très bel homme blond, un poil plus grand, vêtu avec élégance, à la sortie d’un restaurant.


– Votre équipier protège des personnes haut placées, affirma l’enquêtrice en pointant un ongle sur lequel étaient dessinés des pentacles, vers la photographie. Il est l’amant du fils du ministre d’Evil. Samaël d’Evil qui était son coéquipier à la Metropolitan.

Aziraphale délaissa la photographie et en découvrit une autre, sans doute obtenue de façon fort peu légale, montrant les deux compères débraillés sortant d’une petite église : Samaël remontait la fermeture éclair d’un pantalon tellement serré qu’on aurait pu le croire peint à même la peau, tandis que Crowley reboutonnait sa chemise.

– Il est aussi lié à cette affreuse harpie de Harriet Dowling, grimaça son informatrice en désignant une autre photographie montrant cette fois-ci Crowley en compagnie d’une femme fixant l’objectif avec autorité. Dowling dont l’époux est le secrétaire de l’ambassadeur américain. C’est un complot sataniste !

Aziraphale parvint difficilement à détacher son regard d’une troisième photographie montrant Crowley assis sur un banc, massant les pieds dénudés de son compagnon allongé.

– Si j’étais vous, reprit Anathème en tapotant l’os de chouette en plastique pendue à son cou, je me méfierais de lui… Ce type est à la tête d’un réseau infernal. Je n’ai pas réussi à obtenir un entretien avec un membre de son curieux clan, mais tout correspond : sa date de naissance, son heure de naissance et regardez… fit-elle en s’emparant d’un portrait de Crowley. Si on relie les taches de rousseur de son visage, on obtient le numéro de la Bête !

– Qu’êtes-vous venue faire ici, Miss Bidule ? l’interrogea Aziraphale en relevant la tête.


La jeune femme parut déconcertée par cette question. Newton Pulcifer, super-héros dépourvu de cape, voulut voler au secours de la demoiselle en détresse mais un coup d’œil du lieutenant l’en dissuada. La pseudo-détective, il rechignait à lui attribuer le titre d’enquêtrice, avait des intentions peu louables et semblait bien déterminée à ruiner ce qui restait de la réputation de Crowley. Il devait trouver un moyen de l’éjecter de sa partie d’échecs avant qu’elle ne compromette son Plan par des actions inconsidérées. La main droite d’Aziraphale, celle ornée de la chevalière, se replia contre le portrait de son équipier. Anathème poussa un soupir, murmura quelques mots dans une langue inconnue, qu’Aziraphale devina être un mélange de latin et de grec piochés sur un traducteur peu fiable, avant de déposer son grimoire sur le dossier. Aziraphale eut le temps de déchiffrer le titre s’étalant sur la couverture en cuir : Les Belles et Bonnes Prophéties d’Agnès Barge, avant que la jeune femme n’ouvre une page marquée d’un signet. Elle fit glisser l’ouvrage jusqu’au lieutenant de police. Celui-ci se pencha et lut le quatrain désigné par la jeune femme :



En ceste fille de Tadfield,

doist fe rendre petite fillotte

asfin de rompre el fil

des meurtres qui fe cachottent.


– La rime est fort mauvaise, commenta Aziraphale.

– Agnès Barge est mon ancêtre ! s’empourpra la descendante professionnelle qui avait toujours défendu la plume prophétique de son aïeule. C’est l’une des meilleures sorcière que le monde n’ait jamais connue !

– Agnès Barge ? La sorcière de la Forêt du Tarot ?

– Celle-là même !


La jeune femme fit alors le récit des aventures de son ancêtre, condamnée au bûcher par le pasteur Vous-Ne-Commettrez-Point-L’Adultère Pulcifer –. La famille de Newton, avant d’engendrer une lignée de journalistes qui avait avec Descartes Pulcifer ayant renié l’héritage familial en choisissant les voies impénétrables de l’investigation plutôt que celles de la religion, avait donné jour à un nombre assez conséquent de pasteurs et de bonnes paroissiennes qui s’étaient reproduits par les voies pénétrables, afin de répandre vertu et probité au sein de la petite communauté de Tadfield. Le clan Pulcifer avait cependant commencé à péricliter lorsque le petit Descartes avait été le seul représentant viril à atteindre l’âge d’homme. Le petit garçon, devenu adulte, avait alors compris que la consanguinité, en plus de vous doter d’un physique ingrat ne permettant pas de séduire la dame de vos pensées, avait alors refusé la main de sa cousine, Ceinture-De-Chasteté Pulcifer dont la mère était aussi sa tante et son père était son oncle, afin de convoler en justes noces avec la demoiselle de son cœur : une aveugle vieillissante appartenant à la famille Métatron, qui ne fut guère révulsée à la vue de sa lippe tombante, de son nez pourvu d’une seule narine et de sa fâcheuse tendance à accompagner chaque consonne sifflante d’un filet de bave. Les deux tourtereaux avaient donné jour à une nouvelle lignée et avaient su effacer certains traits hérités de la famille Pulcifer.


Agnès quant à elle, n’avait que faire de ces histoires de mariage contractées entre membres d’une même famille. À l’époque où sévissait l’autorité du pasteur Pulcifer, elle préférait vaquer à ses occupations de sorcière dérangée incluant la préparation de diverses potions, les danses rituelles à chaque pleine lune en s’aspergeant d’eau bénite et de sel, et l’assassinat de chèvres pour bénir les petites créatures venues de l’Au-Delà qui lui rendaient visite tous les dimanches, à cinq heures, pour l’heure du thé. Quand elle ne vous déclenchait pas des crises hémorroïdaires ou vous infligeait des pustules, Agnès dans sa petite cabane au fond des bois – si vous en cherchez l’emplacement, elle se situait entre l’Arbre des Pendus et le tapis moussu des Amants –, rédigeait l’œuvre de sa vie. Elle prétendait, aux rares personnes l’interrogeant sur son ouvrage, que les prophéties lui étaient dictées par le Maître du Songe dont elle se disait être la maîtresse et qui, toujours selon les dires d’Agnès, lui rendait visite tous les jeudis soirs après vingt heures, lorsqu’elle s’endormait vêtue de sa plus belle nudité, sur le tapis moussu des Amants. Le pasteur Vous-Ne-Commettrez-Point-L’Adultère lassé de ce mauvais exemple offert à la petite communauté, soutenu par le clan Métatron et en dépit des protestations du bailli Fell, avait obtenu de la part du roi, une ordonnance lui permettant d’arrêter Agnès et de l’exécuter le lendemain, sans procès, dès laudes chantantes, sur la place publique. Au petit matin, lorsque le pasteur avait voulu se saisir de la sorcière pour la conduire au bûcher douillet construit à sa seule intention, il découvrit que l’oiseau de malheur s’était envolé, ne laissant derrière elle que la tenue de toile dans laquelle, elle aurait dû être exécutée.


– Elle doit la vie à votre ancêtre, lieutenant Fell, conclut Anathème Bidule dans un sourire. Il l’a aidée à fuir de prison et elle a ensuite pu prendre un bateau pour se rendre aux Amériques.

– J’ignorais cette partie de l’histoire, avoua un Aziraphale quelque peu perplexe.

– Son exil est raconté dans les premiers quatrains, fit la sorcière en jouant avec la petite plume de chouette synthétique cognant contre sa poitrine. Ma famille a une dette envers votre ancêtre et lorsque j’ai su par Mr. Pulcifer que ce démon se trouvait à Tadfield, j’ai compris qu’il était temps pour moi, d’accomplir ma destinée de descendante. Je dois vous en protéger.

– M’en protéger ?

Quatrain 666, l’informa la jeune femme en pointant le grimoire de son majeur orné d’un tatouage représentant un crâne de licorne.

Aziraphale se rendit à la page indiquée pour y lire une autre des prophéties inspirées à Agnès par le Maître des Songes. L’Autre Monde ne connaissant pas le concept de frontières et méprisant les moyens de locomotion classiques, Agnès avait pu poursuivre sa liaison nocturne avec celui qu’elle nommait tendrement son marchand de sable, car il laissait toujours derrière lui, une quantité phénoménale de sable lorsqu’il la quittait au petit jour. Leur amourette s’était pourtant brutalement arrêtée et le marchand de sable avait disparu, abandonnant la sorcière en exil à sa tristesse qu’elle combla néanmoins avec un pauvre mortel, fils d’un pasteur de Salem, qu’elle sut détourner de la religion pour lui offrir un tout autre type de communion…


L’Anfe tenté par el démon

Sutera dans za déféance

Entraînant le Neuil du Sermon

Et toustes victimes de za terrible venfeance.


Aziraphale voulut feuilleter l’étonnant ouvrage mais Miss Bidule lui retira des mains avant qu’il n’eût le temps de lire d’autres quatrains prophétiques évoquant une certaine nuit et le « démon vêtu d’un pagne quittant le nid d’un ange après l’empoigne » et ceux, plus tardifs, parlant de certaines activités inter angéliques et démoniques impliquant un « nuptial lit » dans une cabane jaune aux volets rouges, une cuve à pattes de lion de « forte étroitesse », un déluge à la voix céleste, un chariot de feu possédé, une paillasse de jacinthes des bois, un antre fait de moult plantes et les latrines du deuxième étage du château abritant les soldats de la paix, situé en plein cœur de la cité du Grand Brouillard.


– Les prophéties de mon ancêtre ne mentent jamais, s’entêtait la descendante tandis que les deux hommes échangèrent un regard quelque peu embarrassé.

– Crowley vous dirait qu’il s’agit de fadaises, répliqua Aziraphale.

– Le démon agit toujours ainsi pour mieux endormir votre méfiance : il vous fait prendre des mensonges pour vérités et des vérités pour des mensonges.

Un court instant, le lieutenant de police envisagea la possibilité d’éliminer Anathème Bidule, au sens propre du terme, et d’enterrer son corps dans la Forêt du Tarot. Cette pensée le fit frémir d’effroi et tout en se réprimandant pour ses envies assassines, il tenta de réfléchir à un tout autre plan qui lui épargnerait de salir ses vêtements.

– Miss Bidule, avez-vous un lieu d’hébergement ?

– Je lui ai suggéré de dormir chez moi, intervint Newton qui se félicitait d’avoir enfin jeté les nombreux kleenex usagés dormant sous son lit.


Au vu de la grimace esquissée par la sorcière, Aziraphale comprit que la perspective de partager la chambre de Newton et les repas de la famille Pulcifer, était loin de la ravir. Une nouvelle idée germa dans son esprit. Il lui proposa, en arborant son sourire le plus aimable, de l’accompagner chez son amie Nina qui tenait l’unique café / hôtel / pub de la ville de Tadfield. La jeune femme parut hésiter, après tout, il n’était guère prudent de suivre un homme dans une ville inconnue, mais Newton tenta d’apaiser ses peurs :

– Tu n’as rien à craindre du lieutenant Fell, il est marié avec notre marchand de tapis qui est aussi un homme gay !

– Presque-marié, corrigea Aziraphale machinalement et qui venait de se rappeler qu’il aurait aussi à s’occuper de cette désagréable affaire dans la matinée.



Anathème Bidule, rassurée par le fait que Monsieur Fell était aussi respectable qu’un réparateur de bicyclettes, laissa échapper un petit soupir de soulagement. Aziraphale transmit quelques informations au sujet de l’incendie à Newton qui n’avait pu le couvrir pour cause de sommeil trop profond, et sortit du bureau du journaliste en compagnie de la spécialiste du crime et du paranormal. Lorsqu’ils entrèrent dans le café, Nina s’affairait déjà derrière le comptoir ; Maggie quant à elle, refusant d’écouter les tendres recommandations de sa compagne lui demandant de se ménager, essayait les tables avec énergie.


– Tu es bien matinal, Aziraphale, le salua Nina en remplissant la machine à café. Dure soirée à ce que j’ai cru comprendre…

Maggie eut un triste sourire.

– Pauvre Ariel…

Aziraphale leur donna quelques détails glanés par Crowley auprès des pompiers épuisés. Maggie ne put réprimer un petit cri d’effroi lorsqu’elle apprit que de pauvres animaux avaient péri dans les flammes. Nina, elle, remit en cause l’efficacité du capitaine des pompiers.

– Hastur occupe ce poste depuis longtemps, tenta de le défendre Aziraphale en se balançant d’un pied sur l’autre afin de masquer sa gêne. Il est sans doute compétent…

– Dans son incompétence, sûrement ! répliqua Nina en levant les yeux en l’air. C’est pas lui qui faisait cramer des insectes dans la cour de l’école et qui avait mis le feu à l’étouffoir de Miss Trunchbull ?

– Je vous présente Miss Bidule, s’écria alors le lieutenant à bouclettes afin de détourner la conservation. C’est une grande journaliste d’investigation !

– Elle enquête sur quoi ? s’enquit Nina en s’accoudant au comptoir. Le prochain festival de Tadfield ?

La sorcière voulut ouvrir la bouche mais Aziraphale la devança :

– Tout à fait ! Pour un reportage qui passera sur BBC Cyrmru !

– Ça fait des années que la BBC ne se déplace plus… marmonna son amie.

– Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis, déclara le policier en poussant la jeune femme vers sa future propriétaire. Aurais-tu une chambre à lui louer ?

– M’en reste une, répondit Nina en se plaçant derrière l’écran de son ordinateur. Je vais bientôt recevoir les deux couples d’habitués qui réservent les deux chambres communiquant entre elles. L’autre est toujours occupé par ton Écossais… il a dû se sentir bien seul, hier soir…

Aziraphale lui offrit son air le plus innocent.

– Bon, fit Nina en se tournant vers la jeune femme, tu as un serpent ?

Celle-ci secoua la tête. La propriétaire du café lui demanda quelques informations auxquelles la sorcière répondit de façon laconique.

– Tu règles maintenant ou plus tard ?

– À la fin de mon séjour, répondit Miss Bidule en évitant sciemment le regard de sa future logeuse.


Depuis qu’Anathème avait quitté les États-Unis pour se lancer dans son enquête, elle n’avait aucun moyen de subsister et avait dormi à la belle étoile et s’était nourrie de plantes, ce qui lui avait valu quelques déboires gastriques.


Nina attrapa le trousseau de clefs suspendu derrière elle et le lança à Maggie. Tout en l’exhortant à faire attention à ne pas glisser dans les escaliers, elle lui demanda d’accompagner Anathème à la chambre « Jasmin ». Maggie, heureuse de rendre service, s’acquitta de sa tâche avec joie et fit signe à la sorcière de la suivre. Le policier surprit le tendre regard que son amie posait sur sa compagne sortant de la salle. Il sentit une pointe d’envie s’enfoncer dans sa poitrine et dut se faire violence pour chasser cette pensée jalouse de son esprit.


– Nina, est-ce que tu pourrais garder un œil sur elle ? demanda Aziraphale à son amie d’enfance. Je pense qu’elle va ennuyer Crowley.

– Crowley, hein ? fit Nina avec malice en se penchant vers lui. Dis donc, il était habillé quand il a débarqué au beau milieu de la nuit sur cet incendie ou il était à poil ?

– Il porte un très joli pyjama en soie !

– Comment sais-tu…

À cet instant, une tornade qui s’avérait être l’enfant de Nina et la filleule d’Aziraphale fit irruption dans le café, traversa la salle avant de s’immobiliser près du policier.

– Oncle Zira ! brailla la presque-adolescente en privant les deux adultes d’une bonne partie de leur audition. C’est quoi ta chanson romantique préférée ?

– Ma chanson… balbutia Aziraphale, tu sais, je ne suis pas tellement…

– Allez ! J’ai déjà posé la question à … peu importe ! J’en ai besoin pour un exposé pour l’école. Mademoiselle veut que nous présentions nos chansons d’amour favorites, expliqua Pepper en croisant ses doigts derrière son dos.

A Nightingale Sang in Berkeley Square, répondit un Aziraphale hésitant.

– Pour moi, commença Nina, c’est…

– Je m’en fous, Nimum, mais merci quand même ! répliqua la charmante bambine avant de courir hors du café, sous les regards éberlués de l’auteur de ses jours et de son parrain.


Nina secoua la tête en maugréant qu’elle ne parvenait pas à la comprendre depuis quelques jours. Pepper avait emprunté des romans sentimentaux à Maggie, avait regardé l’intégrale des films de Richard Curtis et écouté une bonne partie de la discographie de Céline Dion, Mariah Carey et Whitney Houston. Elle avait également découvert dans sa chambre, une curieuse recette de cuisine griffonnée sur un bout de papier comprenant du chocolat, de l’ail, des huîtres et des fraises. Aziraphale ne put réprimer un petit rire amusé en jetant un regard par la fenêtre et en voyant sa filleule en grande discussion avec Adam Young dont les boucles désordonnées étincelaient au soleil. Il reporta son attention sur Nina et lui décocha un clin d’œil entendu. La mère de famille secoua la tête avec incrédulité et s’offusqua de la pensée qu’elle croyait deviner chez son ami : Pepper n’était qu’une petite fille et n’avait pas encore l’esprit farci par de ridicules histoires d’amour !


– Contrairement à d’autres, murmura-t-elle en arborant un petit sourire alors que les deux membres du quatuor enfourchaient leurs bicyclettes. Tu n’aurais pas une ou deux choses à m’avouer, par hasard ?

– Des… certainement pas ! bredouilla Aziraphale en se levant du tabouret. Pour ce qui est du pyjama, j’ai juste supposé que… Saperlipopette, je n’en sais rien !


Un fredonnement suivi du bruit du carillon tintant le tira de son embarras. Ennon, vêtu de son éternel K-way vert froissé se dirigea vers eux d’un pas sautillant. Le jeune homme avait perdu son air maussade. Il secoua ses longs cheveux afin de les libérer des pétales de fleurs les parsemant. L’étudiant en transition exécuta un petit pas de danse avant de sortir la pile de journaux qu’il déposa – autre étrangeté – avec douceur sur la table se trouvant à sa portée.


– Le capitaine Crowley n’est pas là ? demanda-t-il dans un gloussement tout en portant une rose, volée dans les parterres de la maison de retraite, à son nez pour en humer le délicat arôme.

Nina et Aziraphale échangèrent un regard supris. Ennon s’approcha d’eux et se saisit d’une pomme dans la corbeille à fruits, fit rouler le fruit défendu entre ses doigts avant d’en caresser la chair tendre.

– Ennon, s’enquit une Nina un brin inquiète, tout va bien ?

– Pourquoi ça n’irait pas, susurra Ennon dans un long battement de cils destiné au fruit appétissant qu’il porta à ses lèvres. La pluie qui glisse sur sa peau nue, commença-t-il en croquant un morceau de pomme. Vos cheveux dans les renoncules et vos pieds chatouillés par le tapis herbeux de vos ébats…

Il rosit et tout en continuant sa dégustation, se perdit dans d’agréables pensées lyriques.

– Pourquoi ai-je l’impression que la vie sentimentale de certains est devenue bien plus passionnante que la mienne ? demanda une Nina facétieuse. Je te sers un thé aux renoncules, Aziraphale ?


Il déclina l’offre, comprenant que son amie tenterait de lui tirer les vers du nez au sujet de la nuit passée. Il bénit à cet instant le café de ne posséder aucune caméra de surveillance car à coup sûr, elle n’aurait pas hésité à visionner la bande de la veille pour découvrir le pot aux roses. Ennon, sa pomme terminée, en rangea le trognon dans sa poche pour le planter dans son petit potager qu’il entretenait avec soin dans un coin de la ferme. Madame Tracy lui avait transmis quelques secrets pour attirer l’amour de sa vie : jusqu’à présent, ses tentatives s’étaient révélées un échec, même le rituel qu’il avait pratiqué une nuit de pleine lune avec les cheveux du lieutenant Fell récupérés chez son barbier n’avait été guère concluant, mais cette fois-ci, il croyait dur comme fer à la réalisation de son souhait le plus cher. Il leva les yeux vers le policier à bouclettes et se surprit à le trouver beaucoup moins intéressant depuis qu’il avait succombé aux charmes de son mystérieux amour de la forêt. Il se promit alors de déterrer le nœud papillon, volé sur le fil à linge du lieutenant Fell, et de le remettre dans la boîte aux lettres de son propriétaire afin de ne pas compromettre les chances du nouveau rituel magique qu’il s’apprêtait à accomplir afin de rappeler à lui, la créature des bois.


Le jeune homme salua les deux amis avant de sortir du café ; alors qu’il s’apprêtait à reprendre sa bicyclette, il sentit une présence derrière lui.

– Ennon, l’interpella le lieutenant Fell, pourrais-tu me rendre un service ?

Quelques jours plus tôt, cette demande aurait suffi à lui tournebouler les sens mais ce jour-là, il l’accueillit d’un soupir ennuyé et d’un vague mouvement de tête. Ennon avait surtout hâte de terminer sa tournée afin de repartir en quête d’ineffables plaisirs forestiers.

– Aurais-tu l’obligeance de me conduire chez moi ? demanda Aziraphale en jetant des petits coups d’œil furtifs vers le café.

– Vous n’avez pas pris votre bicyclette ?

– La situation est un peu compliquée, admit le policier en faisant bouger son alliance.


La contrariété du jeune homme s’envola : il ne pouvait décemment rien refuser au lieutenant Fell. Il attacha sa besace sur le porte-bagages et l’invita à y prendre place. Aziraphale s’installa tant bien que mal sur le siège improvisé, tandis qu’Ennon prit les commandes de son engin. Il se souleva de sa selle afin de donner l’impulsion nécessaire et entama leur chevauchée à travers les rues de Tadfield à présent bien éveillées. Aziraphale ferma les yeux et tout en réprimandant le jeune homme pour sa conduite chaotique, s’agrippa au porte-bagages en priant pour sa survie. Ils manquèrent de peu de renverser un petit groupe d’élèves, empruntèrent dans un nuage de poussière, un raccourci que seul Ennon connaissait et faillirent s’encastrer dans la voiture pétaradante de la redoutable directrice de l’école primaire. Après avoir écrasé quelques escargots et manqué de peu d’écourter la vie de Vera la rossignolette, Ennon qui avait donné de la voix tout au long de ce parcours du combattant cycliste, délivra son précieux colis, un brin nauséeux, à bon port. Aziraphale descendit du porte-bagages d’un pas peu assuré.


Mrs. Magpie, qui s’apprêtait à passer une nouvelle journée dévolue à son train-train quotidien fait de cuisine, d’un peu de crochet et de longues heures passées à observer le voisinage, souleva son rideau en macramé et faillit s’étouffer d’indignation lorsqu’elle découvrit le lieutenant Fell titubant dans son allée.


– C’est tout à fait scandaleux ! fit-elle d’un ton outragé à son mari qui consultait les fluctuations de la bourse dans le journal. Le lieutenant Fell file un très mauvais coton. Ivre, alors qu’il n’est même pas neuf heures ! Phyllis devrait être morte de honte au lieu de se pavaner !

Mr. Magpie replia son journal avant de s’attaquer à son œuf bien cuit comme il les aimait – c’était l’une des rares qualités de son épouse ; elle cuisinait les œufs à la perfection.

– Ce garçon a toujours été un peu excentrique, reconnut l’époux gourmand en portant un morceau de jaune à ses lèvres. Sa mère l’était aussi…

– Non, mais regarde un peu qui vient de l’accompagner : le gamin des Uz ! C’est du propre ! s’étrangla l’épouse. J’ai beau ne pas porter Phyllis en haute estime, son fils est un jeune homme charmant qui ne mérite pas d’être trompé de la sorte ! D’abord avec ce gigolo en cuir et maintenant, ce gamin qui tète encore le sein de sa mère !

– Margaret, soupira Mr. Magpie, le fils Uz a la vingtaine.

– Tout de même, cela ne se fait pas ! Comme le disait ma défunte mère « la pomme ne tombe jamais bien loin du pommier » et Cerdiwen avait elle aussi, des accointances douteuses, ajouta-t-elle en prenant place face à son mari afin de savourer son thé à la bergamote. Elle avait à ses pieds le meilleur parti possible et elle lui a préféré ce… cet étranger douteux.

Son époux déposa ses couverts contre son assiette. Elle surprit son regard désapprobateur.

– Quoi ? Qu’as-tu, Philip ?

– Tu ne comprends décidément rien à rien, ma pauvre Margaret et ce, depuis des années, conclut-il en se dissimulant à nouveau derrière son journal.


Aziraphale s’avança sur le perron et sortit la clef de la porte d’entrée d’une jardinière. Il déverrouilla les différentes serrures et pénétra dans le vestibule. Avisant son manteau, il s’en revêtit avant d’attraper les deux trousseaux de clefs identiques posés dans la petite corbeille de la desserte. Il en ôta la clef de son prétendu foyer et la déposa sur le meuble. Il s’apprêtait à gagner l’étage lorsqu’un bruit attira son attention. D’un pas prudent, il s’avança jusqu’à la salle à manger d’où s’échappaient des effluves éthyliques et découvrit Brown, allongé sur le tapis, prenant une photo de lui, sa tête reposant contre celle de Bartholonew. Ce n’était pas tant la mise en scène qui intrigua son presque-futur époux, Charlie avait l’habitude d’abreuver ses admirateurs d’images de lui et de son chien, mais plutôt sa tenue : il avait troqué sa panoplie habituelle pour le costume noir qu’il avait porté aux funérailles de sa grande-tante Violette et surtout, détail encore plus troublant, avait teint ses cheveux en roux et avait adopté une coupe très différente de celle de bon père de famille qu’il arborait depuis des années. Bartholonew aboya en direction d’Aziraphale, son maître se retourna, révélant la paire de lunettes de soleil tenant de travers sur son nez.


– Aziraphale ! roucoula-t-il en relevant ses lunettes de soleil sur son crâne. J’ai appris pour le terrible incendie ! Quel malheur pour ce pauvre Ariel… et toi, mon petit moineau, tu dois être é-pui-sé après pareille nuit ! As-tu seulement déjeuné ?

Il se redressa et passa sa main dans ses cheveux afin de leur donner un aspect plus feu follet seyant davantage à son nouveau plumage. Abandonant son portable sur la table basse, jonchée de cadavres de bouteilles, il se dirigea d’un pas chaloupé, imitant maladroitement la démarche de Crowley, vers Aziraphale. Il s’inclina, tenta de lui dérober un baiser, mais ce dernier l’évita en se reculant.

– Mon oiseau de Tadfield, reprit Brown en prenant un ton chaton. Je crois que nous devrions discuter de ce qui s’est passé hier soir. On s’est comporté comme des idiots, tu ne crois pas ? Ces derniers mois ont mis mes… nos pauvres nerfs à rude épreuve.

Il se pencha vers lui, entrouvrit les lèvres et effleura sa bouche de son haleine chargée d’alcool.

– Je suis là, tu es là, on pourrait peut-être en profiter pour se retrouver tous les deux, susurra-t-il en esquissant un geste vers la chemise de son compagnon.

– Certainement pas ! répliqua Aziraphale avant de se précipiter vers l’escalier.


Il gravit les marches, accompagné de la voix devenue geignarde de son presque-fiancé :

– Aziraphale, mon rossignol ! Attends ! Qu’est-ce que tu comptes faire ? Et nous ? Tu oublies tout ce que nous avons construit ensemble ? Mon cœur, la prunelle de mes orteils… enfin de mes yeux, tu ne peux pas tout détruire pour une simple petite dispute !

Le fiancé en question s’agrippa à la rampe de l’escalier et se tourna avec lenteur. Croyant qu’il s’agissait d’un début d’armistice, Brown franchit les quelques marches les séparant l’un de l’autre.

– Mon précieux petit trésor, reprit-il d’une voix plus assurée, croyant la partie sur le point d’être gagnée. Je peux te réciter du Charles Dickens, si tu veux, pour me faire pardonner ! Un chant de Noël, ton préféré ! Je sais à quel point, tu adores m’entendre te raconter des histoires !

– La dernière fois que tu m’as proposé cela, c’était il y a dix ans, tu étais revenu ivre d’une petite virée à Heavell, après m’avoir laissé seul pour mon anniversaire !

– C’était le jour de la Saint-Valentin, ma tourterelle.

– C’est la même date ! s’écria Aziraphale en reprenant son ascension.

– Excusez-moi, Monsieur Aziraphale, d’être un écrivain célèbre et d’avoir des responsabilités impliquant parfois de multiples déplacements !

– Tu n’étais pas encore édité à cette époque, répliqua son fiancé en s’enfermant dans sa pièce.


Brown se jeta contre la porte et l’assomma de coups rageurs avant de se laisser glisser au sol, gémissant. Il tendit la main vers la poignée et entama une longue litanie faite de repentances et de supplications. Il jura de faire amende honorable, d’être un fiancé digne de ce nom, de cesser de se comporter comme un homme égoïste, s’en défendit en disant qu’il avait bien le droit de l’être car après tout, il était un grand écrivain, se corrigea, promit de le chérir comme il le méritait. N’obtenant aucune réponse, il redoubla de tendresses murmurées au creux de la serrure mais celles-ci ne parvinrent pas à l’époux préparant sa fugue.


Aziraphale sortit sa valise et son sac en tapisserie dissimulés sous un fauteuil et entreprit de vider sa commode des quelques vêtements qu’il possédait en ces lieux – le reste se trouvait dans la maison de son enfance. Il souleva deux pyjamas en tartan et retira des vêtements noirs qui ne lui appartenaient pas : un pantalon, une chemise, une veste en cuir, une paire de chaussettes et de souliers, ainsi qu’une ceinture argentée dont la boucle représentait une pomme incrustée de faux rubis. Les reliques d’une certaine nuit. Il se saisit de la ceinture et la pressa contre sa joue, indifférent aux faux chants d’amour fredonnés derrière sa porte. C’était tout ce qui lui restait de cette nuit passée entre les bras de Crowley. Il avait gardé ses affaires depuis toutes ces années, prenant un plaisir coupable et douloureux, à les toucher lorsque le manque devenait trop intense. Il embrassa le cuir du bout des lèvres. Il s’était accroché à ces vestiges pour perpétuer le souvenir et empêcher qu’il ne s’efface. Son cœur se serra à la pensée de la série de clichés prise dans le photomaton qu’il n’avait jamais pu récupérer. Il avait eu beau fouiller chaque recoin de sa petite chambre, la photo était demeurée introuvable. Il avait supposé qu’elle s’était envolée par la fenêtre, quand Crowley s’était échappé de leur nid d’amour. Il mit la ceinture dans son sac et attrapa la chemise qu’il frotta contre sa bouche. L’odeur s’était atténuée au fil du temps, mais dans son esprit, le parfum de Crowley demeurait vivace.


– Aziraphale, le héla la voix de l’adversaire, brisant en éclats sa tendre réminiscence. Si tu ne m’ouvres pas cette porte, je vais faire cramer tes maudits livres et toi avec !

Aziraphale plia les vêtements avec soin et examina sa commode à présent dépouillée, sans tenir compte des menaces de mort proférées à son encontre.

– Aziraphale, je te jure que je vais te tuer ! Ouvre-moi, tu m’entends ?! Ton cher capitaine ne sera pas là pour te sauver la mise ! Aziraphale !


Aziraphale s’approcha de son tourne-disque, lui offrit un dernier sourire en sachant qu’il ne pourrait pas l’emporter, et mit un vinyle afin de couvrir les hurlements de celui qui ne partagerait plus son existence. Il se redressa avec lenteur, balayant du regard la pièce devenue son refuge depuis qu’il avait emménagé dans cette cage. Il devrait abandonner bien des objets, mais ses plus précieuses possessions se trouvaient déjà en lieu sûr et n’auraient pas à subir la destruction vengeresse de Brown. Il se saisit de son plaid rapiécé et en enveloppa la statuette de l’ange soumis à la tentation qu’il déposa avec précaution au fond de son sac. Il s’approcha de ses bibliothèques et effleura du bout des doigts, ses chers livres. Certes, ils n’étaient pas ceux auxquels il tenait le plus mais c’était un véritable crève-cœur pour lui, de se séparer d’une partie de ses ouvrages. Il ne put retenir ses larmes. La musique, loin d’adoucir ses pensées, parvint toutefois à couvrir ses sanglots, refusant cette victoire à Brown. Il ne lui montrerait pas sa peine, pas cette fois-ci. Les hurlements avaient laissé place à des martèlements rageurs. Combien de fois était-il venu pleurer sur sa vie misérable au milieu de ses compagnons de papier ? Elles étaient innombrables. Combien de nuits sans sommeil s’étaient écoulées dans son nid, notamment après une étreinte hygiénique pendant laquelle son esprit s’envolait pour se livrer à des assauts qu’il ne désirait pas vraiment ? Infinies. Il se saisit d’un recueil de poèmes et le posa dans sa valise. Il n’était plus temps d’hésiter ou de s’appesantir sur son passé, les dés étaient jetés et il ne reviendrait pas sur sa décision. Il présenta de muettes excuses aux livres sacrifiés, la liberté qu’il commençait à retrouver avait un goût quelque peu amer. Une fois ces deux bagages complets, il les ferma et ouvrit la porte.


Brown était agenouillé dans le couloir. Il joignit les mains et adopta à nouveau les accents de l’amoureux afin de tenter de retenir son compagnon. Aziraphale passa près de lui sans lui décocher un seul regard et descendit les escaliers sans un mot. Charlie se redressa d’un bond et s’élança à sa poursuite, dans un déluge de prières, de promesses, entrecoupées de nouvelles menaces morbides. Ne sachant quelle stratégie mettre en place pour reconquérir ce qu’il s’apprêtait à perdre, il les utilisait toutes : usant de la douceur comme de la violence verbale pour parvenir à ses fins. Aziraphale tendit la main vers la porte d’entrée lorsqu’il sentit le souffle de Brown courir contre sa nuque.


– Aziraphale… murmura celui qu’il s’apprêtait à quitter. On peut tout recommencer, mon rossignol…

Joignant le geste à la parole, il effleura sa peau d’une caresse et fit glisser son index le long d’une jugulaire.

– Je te montrerais comment je peux être tendre et délicat, susurra-t-il en s’inclinant vers lui. Le meilleur des amants. Qu’en dis-tu, Aziraphale ?

Celui-ci lui fit face. Croyant qu’il allait lui offrir le baiser de la douce réconciliation, Brown pencha la tête vers lui.

– C’est terminé.

Le sourire du presque futur ancien fiancé devint grimace.

– Si tu pars, cria Brown dans un mouvement de colère en brandissant sa main droite, je dévoilerai ton sale petit secret ! Et ça sera terminé pour toi, l’ange gardien de Tadfield.

Aziraphale se saisit de la main s’apprêtant à s’abattre contre son visage et l’éloigna de lui.

– C’est tout ce que tu as trouvé ? murmura-t-il en secouant la tête. Tu sais pertinemment que si tu t’amuses à ce petit jeu-là, l’Œil ne te le pardonnera pas.

Brown déglutit avec difficulté. Aziraphale parvint à faire glisser l’anneau nuptial comprimant son annulaire. Son ancien fiancé lâcha de nouvelles suppliques, se dépouillant de son arrogance en laissant transparaître sa peur d’être abandonné. Aziraphale retira l’anneau nuptial ensanglanté et d’un geste lent, le fit tomber aux pieds de celui qui avait partagé sa vie depuis trop d’années.

– Adieu, Charlie.

– Tu… tu ne peux pas… tu n’as pas le droit ! Tu as… tu as besoin de moi ! Je suis…

– Tu n’es plus rien, Charlie et cela fait bien longtemps que tu ne représentes plus rien pour moi.

– Mais… mais… je tiens à toi !

– Tu mens.

Aziraphale, menant à présent le jeu, lui souffla d’une voix rauque :

– Crois-tu que je sois si stupide, Brown ? Je suis au courant pour tout : tes soi-disant nombreux rendez-vous chez tes éditeurs, ton fourreur et certains de tes chers admirateurs. Si tu t’avises à me nuire, l’Œil ne sera pas le seul à vouloir te détruire…

Il ponctua sa phrase d’un petit sourire amical avant d’ouvrir la porte. Il déposa ses valises sur le porte-bagage de sa bicyclette et les sangla avec précaution. Brown s’anima à nouveau et le rejoignit alors qu’il traversait la petite allée.

– Tu ne peux pas quitter ton foyer, notre foyer ! tenta de le raisonner Charlie en prenant garde à ne pas hausser le ton afin de ne pas attirer l’attention des oreilles indiscrètes. Notre histoire… tu ne peux pas la briser de cette façon, pas comme ça ! Plus de vingt ans, Aziraphale ! Tu n’as pas le droit ! Je t’aime !

Aziraphale se retourna vers lui, dévoilant ses yeux où l’on pouvait deviner des larmes contenues. Brown lui chuchota à nouveau de belles et vaines promesses d’amour. Son compagnon secoua la tête, s’approcha de lui et, dans un ultime geste de tendresse, parce qu’ils avaient eu quelques rares moments de bonheur au début de leur relation, lui caressa la joue et le força à relever le menton. Leurs regards s’affrontèrent avant de s’accrocher l’un à l’autre.

– Il y a de cela quelques mois, dans une interview, tu avais dit que tu écrivais des romans d’amour, car tu ne savais pas vraiment ce qu’aimer signifiait…

– Aziraphale…


Aziraphale prit une profonde inspiration et contempla le visage vieilli. Le souvenir de l’adolescent que Charlie avait été, resurgit dans sa mémoire. Il l’avait adoré, ce garçon contemplant la fin de l’océan et qui, dans ses écrits de jeunesse, avait su si bien décrire cette solitude, qu’ils connaissaient l’un et l’autre, refuge propice à l’éclosion de l’imagination. Il avait aimé sa plume et avait cru que lui seul avait compris les peurs d’un jeune homme qui ne parvenait pas à interpréter le monde des adultes et celui de ses pairs. Il se détacha de l’homme qui s’était révélé n’être qu’une illusion.


– Moi, je ne sais plus comment t’admirer. Il est temps de continuer mon histoire sans toi.

– Aziraphale.


Il se hissa sur la pointe des pieds et dans un murmure, lui souffla un dernier « adieu », avant de s’éloigner. Brown fit un pas vers lui, mais cette fois-ci, le laissa s’échapper de ce foyer qui n’avait jamais été leur foyer. Il ramassa l’alliance. Le bijou avait perdu de son éclat. Il avait su charmer Aziraphale par ses mots mais ce jour-là, ils n’avaient pas suffi à le retenir et ces mêmes mots, ayant perdu de leur magie, ne parviendraient plus à séduire quiconque.


Ineffables blablas:

1. "Le monstre aux yeux verts" désigne la jalousie dans la pièce Othello de Shakespeare: "O beware, my lord, of jealousy, it is the green-eyed monster which doth mock the meat it feeds on."



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