Hot Church

Chapitre 12 : Jeu de Scrabble, jeu du Diable

18120 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 19/08/2024 19:13

Il n’existe que deux façons pour oublier que votre journée s’est achevée sur un fiasco : vous enivrer jusqu’à ce que votre estomac demande grâce en dansant sur du Kylie Minogue – ou tout autre chanteuse de la décennie des vestes à épaulettes – ou vous occuper de vos ongles de pieds devant un épisode de votre série favorite. N’ayant pas accès à un pub ouvert pour se déhancher sur la piste de danse, tel un démon sur une tête d’épingle, Crowley avait choisi la seconde option qui s’avérait entre nous soit dit, la plus raisonnable.


Après une longue douche chaude durant laquelle sa main gauche s’était quelque peu égarée à la pensée d’un certain lieutenant à bouclettes couvert de boue, notre héros avait revêtu son plus beau pyjama – noir, soie d’exquise qualité, savamment déboutonné au niveau du nombril et du col – et avait infligé une courte séance d’amicale torture à son Monstera deliciosa, qui avait alors les traits d’un certain marchand de tapis. Il s’était ensuite assis sur son lit, avait allumé son ordinateur, le dossier « Morpheus » posé non loin de lui. Il l’avait relu à son retour désastreux du poste après une piètre fin d’après-midi enfermé dans son bureau où il s’était remémoré chaque minute d’une certaine nuit. Un sifflement de Junior le serpent le tira de ses pensées.


– Oui, je sais ! grogna-t-il en direction du reptile qui finissait son repas composé d’une souris blanche bien grasse. Je sais très bien que lui et… et l’autre ne sont qu’une seule et même personne !

Il inscrivit de son écriture désordonnée quelques informations supplémentaires concernant l’ équipier qui s’avérait être l’affreux menteur lui ayant dérobé son pucelage. Ainsi Môsieu la duchesse de Tadfield n’était pas seulement un horripilant mais amusant esbroufeur (Crowley s’était lancé dans la lecture du dictionnaire en ligne pour mieux comprendre certains mots employés par son partenaire), mais aussi un bonimenteur de première catégorie et un sacré bon en… Junior émit un nouveau bruit courroucé l’invitant à faire preuve de retenue langagière.

– Oh, ça va ! bougonna son propriétaire en raturant les mots qu’il venait d’écrire à côté d’un gribouillis censé représenter l’am… enfin Aziraphale. Tu ne vas pas me refaire la leçon à ce sujet !

Junior s’assit sur sa queue et se lança dans la discussion qu’ils avaient déjà eue des dizaines et des dizaines de fois. Crowley l’écoutait d’une oreille distraite tout en agrémentant son dessin d’une paire d’ailes et d’un halo. Le pilleur de vertu était aussi une sorte de quoi ? Aristocrate gallois aux bourses bien pleines ? Un nouveau sifflement de la part de Junior le rappela à l’ordre.

– Quoi ! s’offusqua Crowley en dardant son regard vers le serpent qui par ses petites momeries lui rappelaient une certaine personne. Je parlais de son compte en banque ! Tu peux me croire que son autre capital, je m’en fous pas mal !

Junior secoua la tête pour lui signifier qu’il n’en croyait pas un traître mot.

– Bien sûr que si ! riposta le maître piqué au vif. J’ai fait une croix sur lui ! Sur ce… ce… Il se creusa la cervelle pour tenter de retrouver un des nouveaux mots appris la veille. Sur ce tartufe ! Sur ses pieds charmants, sur sa voix, sur ses lèvres, sur sa … Par la prostate de Satan, arrête de jouer les vierges effarouchées ! M’intéresse plus ! Plus du tout !


En gage de sa bonne foi, il referma le dossier « Morpheus » et le glissa sous son lit. Il sortit deux flacons de vernis à ongles noirs et son nécessaire à pédicure de la table de nuit. Il était temps pour lui d’oublier Tadfield, Aziraphale fredonnant du Velvet Underground, les pommes, les chèvres et autres canards, Aziraphale couvert de boue, l’affaire Morpheus, Aziraphale nu, la Met’, Aziraphale nu dans ce lit, le taux de chômage du Royaume-Uni, Aziraphale nu dans ce lit avec lui habillé, la faim dans le monde, Aziraphale et lui nus dans ce lit, le réchauffement climatique, Aziraphale et lui nus dans ce lit en train de…


Un appel vidéo le tira de ses pensées illicites. Il se saisit de ses lunettes de soleil, les mit et se pencha vers son ordinateur pour accepter l’appel reçu. L’image mit quelque temps avant d’apparaître et il reconnut les lieux en arrière-plan : le bureau de Dowling à la Met’. Il lança un rapide coup d’œil à sa montre indiquant « trop tard » et ne put que souscrire à ce constat : Dowling n’avait-elle donc rien d’autre à faire, comme manger une pizza chorizo-ananas avec son rejeton diabolique, plutôt que de passer des appels à un ancien inférieur hiérarchique ayant sombré dans la déchéance professionnelle ? Cette pensée le surprit : quelques mois plus tôt, lorsqu’il ne tournait pas encore en rond dans son appartement en regardant en boucle Coup de foudre à Notting Hill, il pouvait passer des nuits entières dans ce bâtiment qu’il considérait comme son véritable foyer. Il ne faisait pas usage des toilettes du deuxième étage lors de ces longues soirées mais restait à lire des piles de dossiers, cherchant toujours de quoi occuper son esprit vif d’argent. Combien de fois, sans doute innombrables, avait-il oublié une soirée en tête-à-tête avec Samaël ou même l’anniversaire de ce dernier ? Lors de l’enquête menée sur les Nonnes Satanistes – et pour quel brillant résultat ! –, il ne s’était guère préoccupé de son compagnon d’alors, oubliant de répondre à ses appels ou refusant qu’ils passent un peu de temps rien que tous les deux, loin de la Metropolitan. Il avait sa part de responsabilité dans la débâcle de leur relation. Depuis son arrivée à Tadfield, sa routine nocturne avait quelque peu évolué : il prenait à présent son dîner en compagnie des trois femmes du café et pour passer plus de temps avec elles, il mettait un point d’honneur à quitter le commissariat bien avant vingt et une heures.


– Hey Dowling ! la salua-t-il en se collant un sourire enjoué sur le visage. Que me vaut cet appel noctural ?

– Nocturne, le corrigea son ancienne partenaire. Tu as des nouvelles de Samaël ?

C’était du Dowling tout craché : droit au but !

– Je vais très bien, merci de le demander, rétorqua Crowley en plaçant son séparateur d’orteils sur son pied gauche.

– Crowley, je n’ai pas du tout envie de plaisanter !

– Moi non plus ! s’écria-t-il en brandissant les deux flacons de vernis devant l’écran. Tu préfères lequel : Noir Ténèbres ou Noir Abysses ?

– Crowley, soupira son ancienne mentor en se pinçant l’arête du nez, petit geste qu’il avait appris à interpréter comme signe d’un agacement mesuré, j’ai eu une journée compliquée : j’ai le ministre de l’Intérieur sur le dos et Warlock s’est amusé à dessiner sur les panneaux de St James’s Park alors je te prierai d’éviter ce genre de conversation stupide !

– Moi aussi, figure-toi, j’ai eu une journée bien remplie ! fit l’intéressé en se saisissant de son coupe-ongles. J’ai dû enquêter sur un chèvricide et une disparition de canards !

Il s’abstint d’ajouter qu’il avait également retrouvé un ancien amant en la personne de son nouvel équipier et que si cette peste de Julie Andrews ne s’en était pas mêlé, il l’aurait probablement embrassé au milieu d’un magasin de disques en perte de vitesse financière.

– Est-ce que Samaël t’a contacté aujourd’hui ?

Noir ténèbres, se décida Crowley avant de limer les ongles de son pied droit à présent coupés. Non, pourquoi ? Il a donné signe de vie ?

– Son portable a été retrouvé dans le Pays de Galles, près d’une touffe de poils appartenant à un chien des Baskerville.


Crowley se rattrapa juste à temps avant de s’amputer du petit orteil gauche. Il mit quelques secondes à digérer l’information transmise par Dowling. Celle-ci enchaîna en lui apprenant, sinistre, que le portable de son ancien compagnon avait été découvert non loin d’une ville nommée Port Talbot ; et, fait beaucoup plus inquiétant, certains habitants avaient raconté aux autorités avoir vu un chien des Baskerville – une étrange créature canine du folklore du coin – rôder dans les environs.


– Est-ce que tu lui as dit que tu te trouvais au Pays de Galles ? s’enquit Dowling d’un ton suspicieux.

– Non ! se défendit Crowley qui venait d’abandonner sa pédicure pour effectuer une recherche sur son téléphone, recherche qui lui apprit que ladite ville en question ne se trouvait qu’à une heure de route de Tadfield en voiture.

– Alors pourquoi au nom du Ciel, se trouverait-il actuellement dans ce foutu Pays de Galles ?!


Crowley eut un haussement d’épaules : il n’avait jamais révélé à Samaël la localisation de l’avant-dernier cercle de la rétrogradation, cela faisait partie du pacte passé avec le père de ce dernier qui était intervenu en sa faveur pour lui éviter d’affronter d’autres démêlés judiciaires, pas plus qu’il ne lui avait confié le lien l’unissant… enfin, qui l’avait uni à ce pays de barbares. Crowley ne put réprimer un rictus : ses conversations avec son ancien compagnon excédaient rarement les vingt minutes car tous deux préféraient les activités n’exigeant pas l’emploi de phrases complexes. Saisi d’un doute, il effectua une nouvelle recherche sur la ville en question…


Par les bouclettes de Satan ! s’écria-t-il avec effroi en faisant défiler la page Wikipédia consacrée à la ville de Port Talbot.

– Quoi ? Tu as un indice ? demanda une Dowling désespérée en se soulevant de son fauteuil. Dis-moi que tu as un indice !

Depuis des jours et des nuits, elle recevait des appels du ministre en personne qui n’avait plus aucun contact avec son fils unique. Il l’avait menacée de bien des manières, et elle avait compris que seul le prestige de son époux occupant un poste haut placé à l’Ambassade américaine la sauvait pour le moment d’un petit avertissement de la part des services secrets britanniques.

– Le con… grommela Crowley. C’est à cause de cet acteur…

Dowling lui lança un regard incrédule, s’attendant à une nouvelle pirouette faussement spirituelle de la part de son ancien équipier. Celui-ci pourtant était des plus sérieux.

– Quel acteur ? Crowley ?


Le petit génie déchu de la Metropolitan baissa la tête et finit par avouer que l’année précédente, il s’était pris de passion pour une série télé fantastique parlant de fin du monde, d’un ange et d’un démon. À force de regarder la série en boucle, il avait fini par s’intéresser à l’un des deux interprètes principaux – pas l’escogriffe avec son tarin mais l’autre, le Gallois doté d’un appendice nasal angélique – et, au grand dam de Samaël, avait investi dans toute sa filmographie et avait passé tout un week-end à regarder ses films. Il avait acheté toutes ses lectures audio et avaient regardé toutes ses interviews disponibles sur YouTube, même celles où il parlait dans sa langue de barbare…


– Enfin, langue de barbare… elle n’a rien de barbare, sa langue ! déclara-t-il dans un petit claquement de langue.

– Donc en résumé, reprit Dowling, dents serrées, Samaël pense que tu es en train de vivre une amourette avec ce putain d’acteur gallois ?

– Samaël n’a jamais été très malin, mais il a de jolis pieds… j’espère que le clébard des Basketville ne les a pas dévorés !

– Crowley !



L’inspecteur leva les mains en l’air et promit d’éviter toute remarque au sujet des vertus plantaires du fils unique du ministre de l’Intérieur. Dowling s’empara de son portable et, en quelques appels lapidaires, parvint à se mettre en contact avec la brigade de Port Talbot. Crowley avait toujours été impressionné par la redoutable efficacité de Dowling.


– Tu ne pourrais pas me dégoter le numéro de l’acteur ? quémanda un Crowley innocent en finissant de se vernir les ongles de pieds.

– Toi, tu restes dans ton trou paumé ! aboya Dowling en se retournant vers l’écran. Et tu évites de te faire remarquer.


Crowley jura de se tenir à carreau, ce qui lui valut un regard méfiant de la part de sa supérieure qui n’en croyait pas un mot, et l’assura de transmettre la moindre information concernant Samaël si celui-ci venait pointer le bout de ses jolis orteils à Tadfield. Cette perspective lui faisait l’effet d’un verre d’eau glacé lancé en plein visage, alors que vous étiez nu sur la banquise. Il n’avait nulle envie de voir débarquer son ancien amant dans la petite ville, car il savait combien le rejeton né avec toute une argenterie dans la bouche, pouvait être très pénible quand il voulait obtenir quelque chose. Il avait découvert ce trait de caractère lors d’une soirée au Ritz : après un frugal dîner composé essentiellement des meilleurs crus et d’une feuille de laitue, ils avaient décidé d’y passer la nuit… Samaël avait parlementé jusqu’à l’aube avec la direction pour obtenir la suite Marie-Antoinette déjà occupée. N’ayant pas obtenu gain de cause, il avait alors juré de ne plus remettre les pieds dans l’établissement. De plus, Crowley ne pourrait pas à dissimuler cette encombrante présence à Aziraphale et il voulait éviter à tout prix, une rencontre entre ces deux-là. Jaloux comme un morpion, Samaël pourrait s’imaginer qu’une liaison était en train de s’écrire entre lui et son lieutenant à bouclettes !


– Au fait, attaqua Dowling qui avait pour habitude de ne pas prendre de gants, même quand la température frôlait les 32° degrés Fahrenheit. Ton nouveau partenaire n’est pas n’importe qui ! Moi qui croyais qu’il s’agissait d’un vieux pépère en pré-retraite atteint d’impuissance et de la cataracte !

– Tu as trouvé quelque chose ? demanda Crowley en rangeant son matériel à pédicure.

Dowling ne put que noter le changement s’étant opéré chez son ancien disciple : il n’arborait plus son rictus exaspérant et avait adopté une position assise plus appropriée à une discussion entre adultes responsables. Elle le vit, chose bien étrange, porter la main à ses lèvres pour en effleurer la lèvre inférieure. Elle ne savait pas ce qu’il pouvait bien trafiquer au Pays de Galles, mais son coéquipier lui paraissait différent…

– Ton Gallois a obtenu de bons résultats à l’académie de police, reprit-elle en consultant le dossier qu’elle avait constitué sur le lieutenant Fell. Pas un crack dans ton genre, mais un élève sérieux et travailleur. Bien noté et apprécié de sa hiérarchie lorsqu’il officiait dans la brigade de Cardiff. Il aurait dû y rester plutôt que s’enfermer dans ce trou perdu, il aurait pu faire une carrière tout à fait honorable. Très jolis yeux bleus, commenta Dowling d’un ton non dépourvu de malice en dissimulant aux regards curieux de Crowley, la photo du dossier d’un jeune Aziraphale sortant de son école.

– Sont pas totalement bleus, marmotta Crowley en se tordant le cou pour tenter d’apercevoir la photographie.

Dowling se cala contre le dossier de son fauteuil, mains croisées sous le menton.

– Dis-moi Crowley, tu aurais pu me le dire…

– Quoi ?

– Zira détective ! hurla Dowling en se redressant d’un bond, comme piquée par un essaim de guêpes. Ton Aziraphale est le fils de Ceridwen Fell ! C’est lui, Zira détective !

– Zira quoi ?

– Zira détective ! Bon sang ! fit Dowling les yeux pétillant de bonheur et arborant – Crowley faillit en avoir une attaque – un mouvement labial s’apparentant à un sourire. Combien j’ai pu lire et relire cette série quand j’étais enfant ! Je suis devenue policière grâce à Zira ! J’ai même pleuré pendant trois jours quand j’ai appris que la série s’arrêtait !

Crowley qui avait du mal à imaginer la commissaire en petite fille à couettes ou à tresse plongée dans une lecture et sanglotant toutes les larmes de son petit corps, se contenta d’un petit signe de tête dubitatif.

– Ne me dis pas que tu ne connais pas Zira détective ! Tous les flics de ma génération et de la tienne le sont devenus grâce à lui !

L’inspecteur secoua de nouveau la tête, ce qui lui valut un regard horrifié de celle qui jadis, avait même fabriqué un autel dans sa chambre à la gloire de Zira détective.

– Tu n’as pas eu d’enfance !

– Excuse-moi d’avoir grandi dans la jungle, élevé par une panthère et un ours ! Il n’y avait pas beaucoup de librairies dans le coin !

– Et tu passais toutes tes journées à te balader dans un pagne rouge ?

– Comment tu as deviné ?


Dowling qui venait de retrouver la petite fille qu’elle fut, et qui contrairement à ce que croyait Crowley portait alors une coupe en brosse, se lança dans une présentation passionnée du héros de son enfance dont elle avait été amoureuse. Elle avait suivi ses aventures dès la parution du premier tome et avait rêvé bien des fois de l’accompagner dans ses péripéties dans la Crique aux Ailés ou dans les rues de Heaven – l’avatar fictif de Tadfield – afin de l’aider à résoudre des enquêtes et à vaincre les plans de la redoutable institutrice de la petite école primaire. Elle connaissait chaque coin de la ville par cœur : les vergers de la douce Miss Marmalade, la librairie du grand-père de Zira, la Grande Rue avec ses nombreux commerçants. Pour la petite fille solitaire qu’elle était, Zira était devenu un ami et elle était même un peu jalouse de sa complicité avec l’impertinente Niya qui l’avait aidé à construire une cabane dans la Forêt de la Crapette. Elle s’était même mise au piano, mais avait très vite abandonné, pour imiter son héros. Son aventure préférée, informa-t-elle Crowley écoutant cette logorrhée avec amusement, était celle où Zira s’était mis en tête de retrouver un trésor dans la Grotte aux Pleureuses, afin d’aider le propriétaire du Bon Gros Géant, l’épicerie de Heaven.


– Je m’habillais comme lui, confessa une Dowling gloussante. J’avais tanné ma mère pour qu’elle me couse un nœud papillon ! Par contre, elle avait refusé que je me teigne les cheveux en blond ! Dis-moi, reprit-elle d’un ton minaudant que Crowley n’aurait jamais cru la voir adopter, il est comment maintenant ? Il est marié ?

– Il est, commença Crowley cherchant ses mots pour décrire son nouvel équipier, il est presque-marié et est un désopilant petit snobinard.

Il s’abstint d’ajouter que plus de vingt ans auparavant, le petit Zira détective devenu grand garçon lui avait fait divinement l’amour.

– Et sinon, tu as d’autres informations à me transmettre ? demanda Crowley qui s’intéressait bien plus à Aziraphale Fell qu’à son double de papier.

Toute trace d’enfance disparut du regard de Dowling et ce fut de nouveau la commissaire qui lui fit face. Ses doigts se replièrent sur le dossier posé à côté de son ordinateur. Une pluie résonnant comme une mise en garde, s’abattit au-dessus de la tête de Crowley. L’image de Dowling fut saisie de tremblements.

– Le reste relève du confidentiel, murmura Dowling qui était tentée, pour avertir Crowley de se tenir sur ses gardes, de passer outre son éthique. Elle avait été plutôt amusée au début de ses recherches en découvrant que le nouveau partenaire de ce casse-pied était le héros de son enfance mais en creusant dans son dossier, l’amusement s’était nué en tristesse… puis en inquiétude , car elle avait compris que l’intérêt de Crowley dépassait la simple curiosité professionnelle.

– Dowling, il se passe des choses ici… une vieille affaire pas claire du tout… J’ai besoin d’en savoir plus sur Aziraphale.


Si elle avait encore un quelconque doute, celui-ci fut balayé par la façon dont il prononça le prénom de son partenaire. Elle jeta un regard au dossier du policier gallois. Elle devrait l’inviter à la plus grande prudence car en plus d’être un personnage de fiction, son équipier avait des liens étroits avec une redoutable personnalité dont le champ d’action ne se limitait pas aux frontières du Pays de Galles. Sans compter ce qu’elle avait pu apprendre sur le lieutenant Fell…


– Crowley, l’interrogea-t-elle en essayant de capter son regard à travers ses lunettes de soleil. S’agit-il seulement d’un intérêt pour un simple équipier ?

– Tu me prends pour qui ?! Strictement professionnel ! mentit-il en manquant d’aplomb.

– Sois prudent, lui conseilla-t-elle en arborant son regard de mère qu’elle prenait uniquement lors des réunions parents-professeurs. Tu ne sais pas à qui…


Son image disparut alors que des trombes d’eau s’abattaient sur la petite ville. Crowley voulut la rappeler mais son appel demeura lettre morte. Il tenta de reprendre le contrôle de son ordinateur figé sur un écran noir. Il essaya de l’éteindre mais le clavier resta hermétique à toute tentative d’approche. Il se saisit de son téléphone et tenta de la joindre par ce biais, il n’obtint pas davantage de résultats. Il attendit quelques instants et son ordinateur parut fonctionner à nouveau, excepté la visio qui refusait de s’allumer. Il décida d’effectuer quelques recherches sur Zira Détective et tomba sur un site Internet à la gloire de cet être de fiction. Plus de trente ans s’étaient écoulés depuis la dernière aventure du petit détective, mais certains pleuraient encore l’annulation du huitième volume des aventures de leur héros favori. Crowley supprima l’avatar dont il usait depuis des années – celui-ci avait fait son temps et méritait de disparaître dans les limbes de la toile – et se créa un nouveau faux profil pour s’inscrire sur le site afin d’accéder à du contenu inédit. Il lut la biographie de Ceridwen, n’apprit rien de plus sur elle, regarda ses photographies et quelques-unes de ses interviews. La curiosité laissa place à un sentiment de gêne lorsqu’il découvrit que des passionné(e)s – des fous furieux – avaient mis en ligne des photos volées à l’époque de la jeune femme et de son fils. Aziraphale était encore un garçonnet indifférent à ce vol de son intimité le montrant dans une rue de Tadfield ou devant son école primaire. Crowley fit défiler une autre page et la nausée lui souleva l’estomac en découvrant qu’une vieille interview d’Aziraphale âgé de sept ans, avait été numérisée. Le petit garçon vêtu d’un beau costume blanc répondait avec gravité aux questions du journaliste en prenant un air d’adulte miniature ; au même âge, Crowley enchaînait les parties de foot dans la boue du terrain de Hellven et faisait vivre diverses aventures à sa Malibu Stacy. Il fut saisi de pitié pour ce petit garçon qui s’efforçait de singer son avatar de papier en donnant des réponses qui auraient pu être celles de Zira. Il aurait pu quitter le site, mais s’y plongea encore davantage, fasciné, cherchant à découvrir ce qui se cachait derrière les divers masques portés par Aziraphale. Il cliqua sur une vidéo de mauvaise qualité, sans doute filmée par un vieux caméscope, uploadée sur YouTube. Il augmenta le volume et vit Aziraphale, si petit, assis derrière un piano. Le garçonnet, qui n’avait pas plus de dix ans, exécutait une sonate avec application, sans manifester la moindre émotion, d’une main mécanique. À la même époque, Crowley alternait entre des tenues imitant celles de Madonna et de David Bowie et se déhanchait sur du Culture Club. Une fois son morceau achevé, la graine de pianiste se releva, réajusta son élégant nœud papillon blanc et fit une révérence timide au public invisible applaudissant sa prestation. L’enfant sourit mais lorsque son regard croisa, fugace, la caméra, Crowley y devina une profonde mélancolie.


Crowley regarda encore quelques photos, lâcha un juron lorsqu’il découvrit des histoires écrites par des fans : si certaines étaient mignonnes et bon enfant en imaginant les nouvelles aventures de Zira Détective, d’autres au contraire, faillirent le faire bondir car celles-ci mettaient en scène un Zira devenu grand et s’amusant à des fouilles qui n’avaient rien à voir avec une quelconque chasse au trésor. Il fut tenté de laisser un commentaire incendiaire aux auteurs qui n’avaient visiblement aucune connaissance sur l’anatomie de Zira devenu adulte ! Il s’en retourna aux photographies s’amenuisant au fil du temps. À partir de la mort de sa mère, l’image de Zira n’existait plus : à croire que l’enfant devenu adolescent avait été protégé – emprisonné ? – et tenu à l’écart du monde extérieur. La plus récente, datant d’une vingtaine d’années, avait été postée par un utilisateur se désignant sous le pseudonyme de « Furry » et se présentant comme un « ami de Zira ». Crowley agrandit l’image et fit face au visage du Gallois menteur. La photographie, prise de profil à son insu, le montrait écoutant avec attention un quelconque interlocuteur, son menton reposant au creux de sa main. Les commentaires ne manquaient pas de flatter la nouvelle silhouette de leur héros d’enfance ayant perdu ses rondeurs ; d’autres au contraire, déploraient la disparition des boucles blondes et les plus nombreux posaient des questions auxquelles « Furry » répondait avec délectation, dévoilant les préférences amoureuses de son « ami » et le vide qu’était sa vie sentimentale. Crowley referma le fil des commentaires pour se concentrer sur ce visage du passé. Il porta la main à sa lèvre inférieure, y déposa un baiser avant d’en caresser la joue d’Aziraphale : malgré les années et la colère l’animant encore – pourquoi l’avait-il trahi ? –, ce qu’il ressentait pour cet être de sang et de chair venait de s’éveiller, flamme qu’il avait tenté d’étouffer mais qui se relevait peu à peu de ses cendres. Les yeux clos, il se laissa submerger par la voix de l’Oisillon échafaudant leur plan de départ pour l’Écosse et lui confiant certains lambeaux d’une vie que le jeune amant qu’il avait été, avait deviné compliquée. Il sourit au souvenir de leurs baisers, ses tous premiers baisers qui lui avaient fait goûter à cet amour contre lequel il se croyait immunisé, lui qui avait traversé l’adolescence et le début de l’âge adulte sans éprouver la moindre attirance physique ou sentimentale.


Plongé dans de bien agréables pensées, il ne vit pas son écran se mettre à clignoter, seule une voix l’arracha à son passé :

– T’es là ?

Il quitta le site Au pays de Zira et retourna sur la visio. Dowling avait laissé place à son engeance démoniaque. L’image mit quelques instants à se stabiliser avant de se dévoiler avec un peu de plus de netteté. Crowley reconnut la chambre de son filleul qui pourrait accueillir toute une famille d’éléphants ainsi que leurs voisins de la fosse aux lions, si tel avait été le bon plaisir du morveux qui avait interdiction de fouler la terre du Zoo de Londres après un malheureux incident, selon Dowling Père, impliquant les pandas et une rafale de pétards. Warlock portait un pyjama de soie rouge, devant sans doute coûter le prix d’une bonne partie de la garde-robe de Crowley pourtant dotée en belles pièces de créateurs, et arborait une nouvelle coupe de cheveux : une large mèche noire recouvrait son œil gauche afin de lui conférer une allure mystérieuse. L’infernal chérubin était encerclé par des écrans d’ordinateurs. Crowley examina quelques détails dans la chambre, notant guère de changements : la batte de base-ball ensanglantée, Thaddeus Dowling avait renoncé à lui apprendre les rudiments de son sport favori quand son fils avait malencontreusement fracturé le crâne d’un receveur, gisait encore dans un coin ; la bibliothèque croulait sous les livres jamais lus et la statuette d’un dinosaure démembré à la figure peinturlurée était couché près de son lit.


Crowley consulta de nouveau sa montre indiquant toujours « trop tard ». L’heure était bien avancée, surtout pour un presque-adolescent de onze ans, mais son parrain savait pertinemment que les agents de sécurité chargés de materner son filleul avaient abandonné depuis bien longtemps toute autorité sur son antéchristique personne.


– Tu ne devrais pas être couché ? l’interrogea Crowley imitant le ton qu’employait Nina lorsqu’elle donnait un ordre à Pepper.

– Tu devrais pas arrêter de te peindre les ongles de pieds en noir ? rétorqua le divin enfant en avalant une gorgée de soda.

– Qu’est-ce que tu veux, morveux ?

– J’parie que Dowling Mère n’a pas voulu te transmettre les informations croustillantes sur le blondinet, fit son jeune interlocuteur en plaçant un écouteur non filaire dans son oreille gauche avant de brancher la petite caméra offrant une vue panoramique sur le Bureau ovale.

– Et toi, tu souhaites me les donner, pas vrai, mon filleul favori ?

Warlock esquissa un sourire qui n’avait rien d’angélique et appuya sur le clavier de l’un des ordinateurs situés à sa gauche. Il jeta un regard à l’écran lui permettant de surveiller la situation militaire en Europe de l’Est.

– Dis, Crow, « espion », tu dis ça comment en russe ?

– Débrouille-toi, les traducteurs existent !

– Sont pas encore capables de remplacer les cracks dans ton genre. Alors ?

– Je refuse de te dire quoi ce soit qui pourrait déclencher une guerre nucléaire.

– T’es vraiment pas amusant, comme tous les vioques, soupira Warlock en changeant le point de vue de l’ordinateur qui était à présent tourné vers le Palais de l’Elysée. La Mère Dowling refuse de m’acheter le dernier Apple, tu veux bien me l’offrir ?

– Tu sais très bien que ta mère refuse que je t’achète le moindre cadeau depuis le tricycle quand tu avais six ans !

– Ah ouais, grogna le presque-adolescent en se tournant vers un autre écran l’informant des opérations menées dans le Moyen-Orient. L’incident avec l’escabeau…

– Je crois que c’est surtout la nourrice qui se trouvait sur l’escabeau qui a le plus souffert, lui remémora Crowley.

Voyant que la situation géo-politique n’appelait aucune intervention divine de sa part, Warlock l’abandonna pour se consacrer à son parrain. Il consulta sa tablette et lui répéta les quelques informations déjà données par Dowling Mère.

– Zira détective, fit le divin enfant dans un ricanement dédaigneux, je l’ai toujours trouvé con et j’lui aurais bien fait bouffer son piano et sa foutue loupe !

– Hey, un peu de respect ! s’offusqua Crowley qui n’avait jamais lu, contrairement à Warlock à qui Dowling avait tenté de transmettre sa passion, une seule ligne d’une seule aventure du petit détective. C’est très bien, Zira détective !

– Ouais, ouais, reprit le presque-adolescent en lui offrant son plus beau sourire. Tu veux lui explorer le fond de la Grotte des Pleureuses à ton détective ! Tout à fait ton genre avec ses cheveux de fillette et ses yeux de jolie poupée.

Crowley en resta coi de stupeur et se promit, car après tout n’était-ce pas là son rôle de parrain, de toucher un mot ou deux à Dowling au sujet de Warlock : passe encore qu’il se mêle des conflits internationaux et autres tractations financières mondiales, mais qu’il fourre son nez dans les relations sentimentales des adultes en insinuant des choses douteuses, cela n’était pas acceptable !

– Connaissant la Mater Diabolica, elle a dû évoquer l’éthique, la responsabilité, la confidentialité et blablala, fit l’enfant dans une parfaite imitation de la personne payant ses repas, son loyer, ses loisirs et son école.

Crowley acquiesça d’un petit signe de tête, laissant tout le loisir à Warlock de poursuivre, cette fois-ci, avec une jubilation plus que perceptible :

– Ton Zira n’a pas travaillé pendant des plombes, l’an passé. Long arrêt maladie, si tu vois ce que je veux dire.

L’inspecteur comprenait aisément ce que sous-entendaient les propos de son filleul. Il n’était guère étonné mais ne put s’empêcher de se demander quels événements avaient entraîné son équipier dans les affres de la dépression. Il ne fallait pas être devin pour comprendre qu’il semblait se débattre avec bien des démons.

La pluie redoubla d’intensité, couvrant la voix de Warlock, obligeant Crowley à augmenter au maximum le volume sonore. L’image se ralentit et leur communication devint moins fluide, saccadée.

– C’est pas tout, reprit son filleul dont la parole devenait de plus en plus hachée et inaudible. C’est fou ce que l’on trouve en fouinant dans les dossiers médicaux… Il a passé près d’un mois à Saint…

– Saint, quoi ? Warlock ?

– C’est un …


L’image se figea pour de bon. Crowley poussa un juron au moment où la fenêtre de sa chambre s’ouvrit, déversant un nuage de pluie. L’ampoule se mit à vaciller et la température chuta brusquement. L’inspecteur quitta son lit et tout en prenant garde à éviter la flaque d’eau, s’élança jusqu’à sa fenêtre pour la refermer. Après une courte lutte acharnée contre les éléments, il parvint à ses fins et verrouilla la fenêtre. Il se redressa et s’en retourna à son lit, sans avoir remarqué la silhouette solitaire errant dans la rue, trempée jusqu’aux os. Crowley tenta de rappeler son filleul mais vit avec stupeur que le réseau avait de nouveau disparu ! Il attrapa son téléphone dont l’écran ne répondait pas. Un sifflement attira son attention : Junior s’agitait dans son terrarium et la plante verte tremblante n’en menait pas large également. Un vertige s’empara de Crowley, comme lors de cette nuit d’ivresse passée sur la falaise. Quelque chose, s’agissait-il de ces Tweedle Dee contre lesquels une étrange femme rousse et vêtue comme une voyante de carnaval, l’avait mis en garde ? semblait le cerner. Crowley lâcha un ricanement, se moquant de ses propres peurs : c’était tout bonnement ridicule ! Il était victime de son imagination débordante, rien de plus ! Il tenta d’envoyer un message à Nina et Maggie mais ne parvint pas à leur transmettre. Le souvenir de la femme, qui lui ayant remis une carte de visite qu’il s’était empressé de jeter dans la boîte à gants de sa Bentley, lui revint en mémoire : elle l’avait longuement scruté, comme si elle cherchait à le percer à jour, avant de lui recommander de jeter une poignée de sel tout en tournant six fois sur lui-même afin de se libérer du « souffle venu de l’Autre Monde ». Elle avait ajouté, cette fois-ci d’un ton macabre, que les portes de l’au-delà s’étaient de nouveau ouvertes et que certains êtres le peuplant réclamaient justice… Crowley secoua la tête : des histoires de vieilles chouettes n’ayant pas toutes les cases allumées ! La tempête, non annoncée par BBC Cymru, n’avait rien de surnaturel dans un pays où il pleuvait trois-cent-cinquante jours par an !


Un nouveau sifflement le fit pivoter vers la commode : Junior rampait et essayait de se cacher sous la pierre où habituellement il aimait se prélasser ; quant au Monstera deliciosa, il commençait à perdre ses feuilles et jaunissait sous l’effet d’une terreur sans nom. Crowley eut beau tempêter, menacer de lui arracher chaque centimètre de feuille à l’aide d’une pince à épiler, rien ne put calmer les angoisses de la plante verte. Junior lui, avait replié sa queue sur sa tête et avait cessé de respirer pour éviter de se faire remarquer. Crowley leva les yeux au ciel et s’apprêtait à faire entendre raison à son reptile, lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit. Un courant d’air glacial traversa la petite pièce et le policier vit avec stupeur des traces de pas mouillés se dessiner sur le seuil de sa chambre avant de s’arrêter au niveau de l’escalier. Il en lâcha son téléphone portable, ne trouvant cette fois-ci, aucune explication rationnelle pour justifier pareil phénomène ! Les marches se mirent à craquer une par une avant qu’une faible lueur n’apparaisse non loin de la porte menant au café. Crowley s’élança à la poursuite de cette curieuse lumière, bien décidé à en percer le secret, surnaturel ou pas, et dans sa précipitation, faillit se rompre le cou à trois reprises en glissant sur le bois humide.


Parvenu dans le café, il appuya sur l’interrupteur. Une série de grésillements se fit entendre et la salle se retrouva baignée de lumière. Rien ne semblait avoir bougé dans ce décor familier. Il examina chaque table, chaque chaise, chaque recoin de la vieille télé cathodique accrochée au mur. Il s’avança jusqu’au comptoir, s’y accroupit pour détecter l’éventuelle présence d’un cambrioleur ou d’un mauvais plaisantin mais ne découvrit rien de suspect. Il ouvrit ensuite la porte de la petite cuisine, en fit le tour, regarda dans le four, dans le réfrigérateur, allant même jusqu’à se mettre à plat ventre pour inspecter sous les meubles de cuisine mais là encore, il ne trouva rien. Voilà qu’il devenait fou avec toutes ces maudites histoires de Tinky Winky ! Il s’apprêtait à éteindre la lumière et à regagner sa chambre quand la pluie cessa, laissant place au silence… bientôt brisé par un petit coup donné contre la porte du café. Croyant à un autre effet de son imagination bien malmenée Crowley approcha sa main de l’interrupteur pour l’éteindre, quand un nouveau coup retentit, moins intimidé. L’inspecteur traversa la salle et à travers la porte vitrée contre laquelle ruisselaient des gouttes d’eau, crut distinguer une vague forme humaine. Un troisième coup résonna, cette fois-ci moins assuré, comme si l’individu commençait à renoncer à se voir offrir l’hospitalité. Crowley se saisit de la poignée, déverrouilla le loquet et laissa la lumière du café happer son visiteur nocturne.


♠♠♠


– Aziraphale, murmura Crowley.


Le lieutenant Fell, vêtu d’une simple chemise orpheline de son éternel nœud papillon et d’un pantalon en lin, semblait bien misérable. Aziraphale sentit son cœur émettre un battement plus prononcé lorsqu’il entendit son prénom, non un surnom ou un faux nom, chuchoté par Crowley.


Par les poumons de Satan, s’écria son coéquipier retrouvant sa verve habituelle. Reste pas planté là, tu vas choper une pnoumonie !

– Pneumonie, le corrigea machinalement Aziraphale qui bien que trempé des pieds à la tête, n’en oubliait pas pour autant l’orthographe.


Il entra dans le café, Crowley verrouilla la porte derrière lui. Aziraphale porta ses mains à ses épaules et les frictionna avec vigueur afin de réchauffer ses membres engourdis. Crowley se risqua – au nom de la science anatomique – à jeter un petit d’œil à la silhouette de son partenaire : le fin tissu de la chemise, peu adaptée pour une randonnée nocturne sous la pluie, laissait plus que deviner les courbes de son corps. Son regard effleura la colonne vertébrale avant de se faufiler contre ses poignées d’amour qu’il mourrait d’envie de saluer du bout des doigts. Aziraphale se retourna d’un geste brusque, comme si un coup de soleil venait de lui lécher la peau. Crowley fit mine de consulter sa montre.


– Nina… commença le lieutenant aux bouclettes détrempées.

– Elles étaient invitées à un repas de famille à Heavell ; elles doivent rester dormir là-bas et ne reviennent que demain matin.


Nina et Maggie, soutenues par Pepper, lui avaient proposé de les accompagner, Maggie avait même ajouté que la tante de Nina lui aurait offert bien volontiers de dormir dans le canapé de son salon, mais Crowley avait décliné l’invitation : il n’avait jamais été un féru des dîners familiaux et le dernier – et seul – subi avec le clan de Samaël l’avait vacciné pour un bon moment contre cette pratique.


– Oh, je vois… balbutia son coéquipier. Je… je ne veux pas te déranger. Je vais…

Il fit un pas vers la porte, Crowley s’interposa entre lui et la sortie.

– Où comptes-tu aller, bordel ? Tu n’as que cette foutue tenue sur le dos !

– C’est vrai, constata le lieutenant en palpant sa poche inexistante en quête d’une clef invisible. Et vu qu’on doit maintenant fermer la porte du commissariat, je ne peux pas m’y rendre, ajouta-t-il d’un ton accusateur. Pourrais-tu me prêter ta clef ?

– Et si tu me disais plutôt ce que tu fais ici, en pleine nuit, après avoir vagabondé sous la pluie ? Je doute que tu chasses des escargots !

Aziraphale baissa la tête. L’averse reprit, comme pour empêcher le lieutenant de s’échapper. Crowley tenta une boutade :

– T’as buté ce foutu clébard, pas vrai ? Si c’est le cas, j’vais devoir vous interroger, lieutenant Boucle d’Or ; par contre, si tu t’es débarrassé du marchand de carpettes, j’peux t’aider à foutre son cadavre dans une benne d’ordures : c’est le meilleur moyen pour se débarrasser d’un corps !

Il se tut, guettant l’indignation… mais rien ne vint. Il espéra un petit mouvement de tête ou un gloussement, mais ne reçut que le silence. Comprenant qu’il avait fait preuve d’indélicatesse et que son coéquipier n’était pas d’humeur à supporter ses maudits sarcasmes et autres entrechats narquois, Crowley s’inclina vers lui.

– Hey… murmura-t-il d’un ton contrit. Je n’aurais pas dû… Ce n’était pas du meilleur goût.


Aziraphale redressa la tête avec lenteur. Leurs visages étaient si proches qu’il pouvait sentir l’odeur de la crème de nuit de Crowley lui chatouiller les narines. Comment n’avait-il pas pu le reconnaître lors de leur première rencontre alors qu’il n’avait pas changé : sa voix, ses expressions, son langage quoique un peu plus policé qu’avant ? Il avait beau ne pas avoir accès à l’ensemble de son visage à cause de ces maudites lunettes de soleil, Crowley et l’amant étaient bel et bien une seule personne et ce, jusqu’à ses effluves.


– Qu’est-ce que c’est que ça, bordel ! s’écria Crowley qui venait de remarquer les traces marquant la pomme d’Adam.

– C’est… C’est rien, fit Aziraphale en frottant sa peau meurtrie. Je… je ferais mieux de partir !

Il s’écarta, se jeta sur la poignée de porte qu’il agita avec frénésie avant de s’acharner contre le loquet lui glissant entre les doigts. Il laissa échapper un « saperlipopette » tout en essayant de déverrouiller la porte.

– Je ne peux pas te retenir mon ange, lui souffla la voix de Crowley, et il n’est pas question de te forcer mais si tu le veux, tu peux rester avec moi pour cette nuit.

– Je ne suis sûr qu’on apprécie cette idée…

– Et toi, qu’en penses-tu ?


Aziraphale parvint à lever le loquet. La porte s’ouvrit. Le vent lui mordilla les joues et la pluie vint de nouveau lui caresser la figure. Ce qu’il pensait ? Ce qu’il désirait ? Cela faisait bien longtemps qu’on ne se souciait guère de son avis. S’il était honnête avec Crowley, il lui dirait qu’à cet instant, il voulait qu’il le serre dans ses bras et qu’il le rassure, comme il l’avait si bien pu le faire lors de leur première – et qui resterait leur seule – étreinte. Qu’il n’avait pas d’endroit où aller car Nina était son refuge lorsqu’il ne savait plus vers qui se tourner. Qu’elle avait essayé de lui faire entendre raison mais qu’à chaque fois, il s’en retournait à sa cage fleurie. Allait-il de nouveau s’enchaîner à sa prison et admettre une fois de plus, qu’il avait échoué dans sa fuite éperdue ? Combien de fois avait-il tenté de prendre la route, en pleine nuit, menant à Heavell et avait finalement renoncé en atteignant l’orée de la ville ? Elles avaient été innombrables… Il n’était jamais allé plus loin, excepté à deux reprises, lorsqu’il avait réussi – quelques semaines après l’abandon de l’Amant – à atteindre Edimbourg. La deuxième fois, il s’était également échappé en direction de la capitale écossaise, l’an passé, juste avant le terrible événement, sonnant comme un châtiment, ayant étouffé toute graine de rébellion. Il s’avança d’un pas, désireux de disparaître dans la nuit, lorsque il se recula et claqua la porte. Il aurait dû décliner cette invitation tentatrice et trouver un coin tranquille pour achever cette nuit avant de rejoindre, à peine l’aube levée, sa cage, mais il ne le voulait pas. Comme lors de cette nuit à Cardiff, il refusait d’écouter sa raison. Il verrouilla le loquet et se tourna à nouveau vers Crowley. Peut-être pourrait-il enfouir ses troubles sentiments pour tenter de le considérer comme un… ami ? Crowley l’observait avec attention, cherchant à décrypter les multiples émotions s’affrontant sur son visage. Son regard revint sur les empreintes rouges marquant sa peau, s’y attarda comme pour en atténuer le feu, avant de se glisser au creux de sa poitrine où se nichait le petit grain de beauté coquin qu’il avait baisé à … trois ? Quatre reprises ?


– Tu… t’as faim ? marmonna-t-il en détournant les yeux pour résister au chant séducteur de cette petite particularité physique.

– Non.


Aziraphale se mit à se balancer d’un pied sur l’autre, comme saisi d’une envie pressante ; Crowley enchaîna une série de petits bruits de bouche incompréhensibles. Ces deux grands empotés étaient redevenus les jeunes hommes maladroits et gauches de cette certaine nuit, résistant à proférer une parole ou à esquisser un geste qui les entraînerait vers des contrées qu’ils ne désiraient pas, croyant que l’autre le rejetterait, explorer à nouveau. À Cardiff, c’était Aziraphale qui avait initié leur premier baiser et qui avait suggéré au jeune Crowley de poursuivre leur aventure dans sa chambre ; mais cette nuit-là, il ne put retrouver le courage qui l’avait animé, jadis, pour répondre aux attraits de la tentation. Crowley lui fit signe de le suivre. Le café se retrouva de nouveau plongé dans l’obscurité et tous deux, en silence, entamèrent la courte ascension de l’escalier menant à la chambre de l’inspecteur. Arrivés sur le palier, le souvenir de cette certaine nuit se rappela à eux lorsque Crowley laissa échapper un juron en essayant d’ouvrir la porte un peu dure des gonds. Aziraphale se tenait derrière lui et assistait, amusé, à sa lutte contre la porte récalcitrante. Vingt ans plus tôt, c’était lui, qui avait cherché sa clef pour ouvrir la petite chambre étudiante qu’il occupait. Crowley s’était alors penché vers lui et avait piqueté sa nuque de multiples baisers, le dépouillant des derniers grains de raison subsistant en lui. Une fois la porte ouverte, il s’était retourné et l’avait attrapé par le col de sa veste pour l’entraîner dans son nid… Aziraphale se hissa sur la pointe des pieds et approcha son visage de la nuque offerte. Il lui suffirait d’un petit toucher du bout des lèvres pour reproduire ce geste amoureux. Un seul petit… la porte s’ouvrit sous le cri triomphal de Crowley, Aziraphale s’écarta, tortillant ses doigts afin de dissimuler sa gêne.


– Bienvenue dans mon royaume, déclara Crowley en embrassant sa petite chambre d’un large mouvement de bras.


Aziraphale franchit le seuil de la pièce dont les dimensions se rapprochaient de celle de cette petite chambre d’étudiant où ils s’étaient donnés l’un à l’autre. Il connaissait les chambres louées par son amie et put constater, sans surprise, que Crowley s’était empressé d’imprégner les lieux de son empreinte : le couvre-lit aux roses rouges, choisi à l’époque par la mère de Nina, avait laissé place à des draps de soie noire, un télescope – nouvel indice confirmant que l’Amant et Crowley étaient une seule et même personne – était posé près de la fenêtre. Sur la commode, il avisa un brumisateur noir, une plante verte nerveuse et un …


– Serpent ?! s’écria l’invité nocturne en franchissant les quelques centimètres le séparant du terrarium. Est-ce un véritable reptile ?

– Non, répliqua Crowley en se plaçant à ses côtés, il est en plastique… bien sûr qu’il est vrai !

Aziraphale posa sa main droite sur le verre. Junior ouvrit un œil et remis de ses émotions, vint saluer ce nouvel hôtel qu’il examinait d’un regard curieux. Le lieutenant ne put réprimer un sourire et s’empressa de taquiner son inspecteur en lui demandant si son tatouage, qui faisait les gorges chaudes de nombreuses vieilles dames de Tadfield, était un hommage rendu à son animal de compagnie. Crowley aboya qu’il n’était pas un « sentimental » et que son tatouage était juste un foutu tatouage !

– Comme le « J » ? rétorqua Aziraphale avec amusement. Il est venimeux ? ajouta-t-il en esquissant une caresse à l’encontre du serpent ondulant derrière la paroi de verre.

– Seulement avec les maudits Gallois disant saperlipopette, marmotta Crowley en guise de réponse.


Aziraphale laissa échapper un petit rire et s’empressa de demander quelques informations sur Junior que Crowley lui fournit bien volontiers. Ravi d’être le centre de l’attention du charmant policier, Junior entama une danse du ventre tout en coulant des regards langoureux à Aziraphale dont il appréciait grandement la chaleur corporelle. Ses pupilles se dilatèrent sous l’effet d’un incommensurable plaisir et il émit une série de sifflements séducteurs. Crowley s’interrompit au milieu d’une explication sur les besoins nutritifs des reptiles, et d’un sourcil arqué, lui fit comprendre qu’il devait renoncer à cette parade ridicule ! Junior lui tira la langue avant de frotter sa tête contre la main d’Aziraphale. Crowley, qui ne comptait pas laisser le reptile lui voler la vedette, mit un terme à cette discussion et d’un petit sifflement – qu’Aziraphale ne put déchiffrer – ordonna d’un ton autoritaire à son animal de compagnie de cesser ses minauderies ! Junior lui décocha un regard vexé et tout en lui souhaitant les pires infamies, alla bouder sur sa pierre.


– Crowley, je crois que tu l’as blessé, fit Aziraphale en se tournant vers lui.

– C’est un foutu serpent, l’Angelot ! T’inquiète pas pour lui.


Afin de détourner le regard de son lieutenant de ce maudit reptile, Crowley ouvrit la commode et en retira un jogging et un tee-shirt, qu’il portait comme une robe par temps de canicule, achetés dans une boutique de Camden Town. Il les tendit à son équipier.

– Tiens, reste pas avec tes fringues mouillées.

Aziraphale examina la tenue offerte et tenta de la lui rendre, arguant que celle-ci n’entrait pas dans ses standards.

– Rien à foutre de tes standards vestimentaires ! Tu salopes la moquette ! Allez, zou, à la douche aussi! J’ai pas envie que tu te retrouves cloué au lit à cause d’une fichue grippe, j’tiens pas à chasser des canards et des pommes avec Furfur !

– Tu ne l’aimes pas vraiment, n’est-ce pas ? s’enquit Aziraphale en caressant le large tee-shirt.

– Faut pas leur dire, murmura Crowley d’un ton complice en se penchant vers lui, mais tu es mon favori…

Aziraphale esquissa un sourire et déclara, facétieux :

– Me retrouver mouillé en ta compagnie semble être ma spécialité.


Les lèvres de Crowley s’entrouvrirent, formant un « o » tout à fait étonné. Comprenant ce que pouvait sous-entendre sa phrase, Aziraphale s’empêtra dans de nombreuses excuses inaudibles, ce qui pour fâcheux effet de dessiner un rictus sur le visage de son inspecteur. Afin d’échapper à ce sourire diabolique, Aziraphale accepta la proposition de Crowley et se réfugia dans la petite salle de bains. Une fois à l’intérieur, fébrile, il se cogna contre la cuvette et laissa échapper un « saperlipopette » accentuant l’égaiement de son coéquipier. Il verrouilla la porte et commença à fouiller dans les nombreux produits de beauté de Crowley. Il attrapa un shampooing et un gel douche à la menthe mais avant d’entrer dans la petite cabine de douche, il s’assit sur la cuvette et tête basse, se mit à sangloter, la main posée contre sa bouche.


Derrière la porte, Crowley perçut ses pleurs étouffés. Il leva la main gauche, voulut frapper à la porte mais renonça. Il appuya son front contre le bois, se sentant impuissant à venir en aide à l’homme qu’il avait aimé… il n’était pas stupide et savait fort bien ce qui avait pu provoquer de telles traces sur la peau pâle d’Aziraphale. Il serra la poignée pour réprimer le flot colérique bouillant en lui : combien de femmes battues avait-il rencontrées au cours de sa carrière ? Femmes confrontées à la violence de leur bourreau usant des pires stratégies pour les garder sous leur emprise : les finances, les enfants et même leur vie… Il avait pris aussi en charge des hommes à la peau couverte de bleus et de griffures. Des personnes vivant de leurs charmes avaient également franchi le seuil de son bureau après un coup donné par un proxénète ou un client. C’était lui que ces personnes rejetées par la société venaient voir lorsqu’elles avaient un problème, lui qui connaissait les bas-fonds de Londres mieux que sa poche. Ce Londres interlope que Samaël considérait avec horreur et dont il refusait d'entendre parler, tout comme il ne voulait pas en savoir davantage sur le passé de Crowley qui avait baigné dans ce monde souterrain dès ses premiers instants sur Terre. Crowley redressa la tête. Les empreintes marquant la pomme d’Adam de son nouvel équipier – et ancien amant – lui rappelaient celles constatées, quelques semaines avant sa Chute, sur le cou de Kelen, l’un de ses meilleurs informateurs. Il avait tenté d’encourager le jeune prostitué à porter plainte mais le jeune homme, naviguant dans les hautes sphères, s’y était refusé, argumentant que cela faisait partie « des risques du métier ». Un curieux soupçon s’insinua dans l’esprit de Crowley, tandis que les sanglots furent remplacés par le bruit de l’eau s’écoulant de la douche. Kelen avait pour habitués des hommes politiques et certains artistes… il se promit lors d’un prochain passage à Londres, d’interroger son jeune informateur au sujet d’un certain écrivaillon… Avant de s’écarter de la porte, il replia son poing gauche contre le bois et murmura qu’il veillerait désormais sur lui…





Aziraphale ressortit vingt minutes plus tard de la douche. Crowley qui avait essayé en vain de rallumer son ordinateur, sentit un frisson lui glisser contre l’échine lorsqu’il réalisa que la peau de son équipier était couverte de zébrures rouges : sans doute avait-il frotté plus que de raison et s’était livré à la morsure de l’eau chaude pour effacer des traces de caresses que Crowley avait deviné non désirées. Il rabattit l’écran de son ordinateur avec violence. Aziraphale eut un petit mouvement de recul, il s’empressa de le rassurer en marmonnant que c’était ce fichu portable qui le mettait en rogne ! En réalité, c’était la tête d’un maudit marchand de tapis qu’il aurait bien voulu réduire en cendres !


Aziraphale poussa un soupir en examinant sa tenue d’un œil critique :

– Ce n’est vraiment pas élégant.

– Pardon, votre altesse, répliqua Crowley en se redressant. Le tailleur est couché à cette heure de la nuit.

– Je n’ai pas porté de jogging depuis le lycée ! geignit le policier en nouant le lien du pantalon.


Crowley, lui, le trouvait tout à fait à son avantage dans cette tenue improbable : le noir lui seyait et offrait un contraste intéressant avec sa peau pâle. Il laissa son regard se poser sur l’épaule droite découverte par l’encolure trop large du tee-shirt. Aziraphale pourrait être vêtu d’un sac à patates, il continuerait de le trouver attirant. Son corps avait beau avoir changé, il ne pouvait nier que son charme continuait d’agir sur lui… à croire qu’il serait prêt à aimer un Aziraphale dont l’apparence changerait toutes les heures ! Repoussant ses pensées indécentes au vu des circonstances, Crowley avisa en râlant les vêtements mouillés dans la salle de bain. Aziraphale s’excusa pour le désordre causé et suivant la suggestion de son équipier, étendit les vêtements humides sur le radiateur qu’il alluma afin de les faire sécher.


Ils se retrouvèrent à nouveau face à face, embarrassés. Aziraphale triturait sa maudite alliance. Crowley ne savait comment entamer une nouvelle discussion, incapable d’une réflexion cohérente, tant il était intoxiqué par l’odeur émanant de son coéquipier : l’association de son shampooing et de la peau d’Aziraphale avait de quoi le mettre dans tous ses états ! Junior profita de cet interlude silencieux pour se manifester. Crowley l’aperçut, jouant des écailles pour tenter d’attirer l’attention d’Aziraphale, par-dessus l’épaule droite dénudée. Le reptile s’immobilisa et tendit la pointe de sa queue vers son propriétaire. Geste qu’il n’eut aucun mal à interpréter : non, se défendit-il en dardant son regard vers le serpent indiscret, il n’avait aucune, mais alors aucune envie d’embrasser son équipier ! Le souvenir d’une phrase imbécile, proférée lors de cette nuit unique – et qui le demeurerait, foi de Crowley ! – lui revint en mémoire : comment avait-il pu être aussi stupide ?! L’inexpérience ne pouvait pas tout expliquer et surtout pas la sottise dont il avait fait preuve… Aziraphale retira sa main de son alliance et se mit à fixer son partenaire dont le regard était rivé au reptile. Il se mit à se balancer d’un pied sur l’autre, mains croisées derrière le dos, pour réfréner l’envie de poser ses mains sur son visage. Il sentit ses joues s’empourprer : il mourait d’envie de l’embrasser, comme lorsqu’ils s’étaient retrouvés sous cet auvent. Il baissa les yeux, conscient qu’il ne se trouvait pas dans un roman sentimental et qu’il devait taire ce genre d’idées ridicules.


– Bon, grommela Crowley pour tenter d’échapper à la tension s’étant établie entre eux. Je t’aurais bien proposé de nous vernir les ongles des pieds en nous matant un bon vieux porno comme deux vieux losers que nous sommes, mais mon ordinateur est à plat !

– Losers ? répéta Aziraphale en fronçant les sourcils.

– Ouais, deux perdants magnifiques ! J’avais un appart’ à Mayfair et je me retrouve dans ce cagibi qui n’a même pas la taille de la cuvette des chiottes du Ritz ! Et toi… bein toi, t’es Gallois !

La bouche de l’Angelot se tordit sous l’effet de la colère. Crowley laissa échapper un ricanement satisfait : la provocation avait fonctionné… Aziraphale se redressa de toute sa hauteur, animé par son maudit orgueil, un éclat de fureur étincelait dans ses yeux clairs – Dieu, enfin Satan et toutes les divinités de tous les Panthéons morts et survivants, combien il le désira à cet instant !.

– Je ne suis pas un perdant ! se rebella Aziraphale dans un déferlement de bouclettes rageuses. Et tu peux bien parler, tu es Écossais ! Ton camp ne porte pas de sous-vêtements !


Crowley s’inclina vers lui, lui octroya une amicale pichenette et rappela à son ancien am… nouvel équipier, que les Gallois étaient réputés pour leur amour un peu trop prononcé pour les moutons – des moutons, l’Angelot ! –. Cette perfidie ne pouvait rester impunie et, au nom de tous les habitants de Tadfield et des alentours, Aziraphale se lança à corps perdu dans cette nouvelle joute verbale, en renchérissant que les Écossais eux, ne savaient pas distinguer une aubergine d’une pêche ! Vexé, son adversaire, qui pourtant n’était pas connu pour son chauvinisme débordant, répliqua que la langue galloise était un langage de sauvages, ce à quoi, Aziraphale rétorqua que l’accent écossais ressemblait à un cri d’ours mal embouché ! Cette bataille se poursuivit pendant de longues minutes, dans leur langue respective. Les mots écossais s’unirent aux longues expressions galloises, créant une curieuse petite musique à la tendre tonalité. Ayant épuisé tous les stéréotypes entourant leurs deux nationalités, ils en vinrent à la conclusion suivante, la seule à laquelle ils pouvaient arriver : ils étaient quand même bien meilleurs que les Anglais !


Le débat se clôtura sur un grand éclat de rire. Ils se firent de nouveau face, osant à peine se regarder.

– Je crois que Nina a des jeux quelque part, dit Aziraphale en se mettant à jeter des coups d’œil frénétiques à travers la pièce. Peut-être un jeu de cartes !

Par le neurone de Satan, se lamenta Crowley, alors qu’Aziraphale prenait la direction de la table de chevet, épargne-nous l’un de tes tours de magie !

Il n’eut pas le temps d’arrêter son hôte qui avait déjà ouvert le tiroir du petit meuble et s’était lancé en quête d’un jeu de cartes. Aziraphale repoussa un guide touristique et sous une Bible sous blister, découvrit une certaine boîte qu’il ne put s’empêcher d’examiner.

– C’est… C’est pas à moi ! se défendit Crowley. En plus, ils ne sont pas du tout de la bonne taille ! Et je ne les aime pas fruités !

– Je sais, murmura Aziraphale avec malice, Nina prend juste ses précautions depuis cette histoire avec les Américains.

– Les Américains ?

– Il y a de cela trois ans, commença son équipier en lisant avec grand intérêt le contenu de la boîte, des Américains qui assistaient à un séminaire à Heavell ont loué toutes les chambres. Quelques mois plus tard, la femme a assigné Nina en justice, car elle était tombée enceinte de l’un de ses collègues. Selon elle, Nina aurait dû faire le nécessaire pour l’empêcher de se retrouver dans cette fâcheuse posture.

– Elle a gagné ?

– Non, mais depuis, Nina préfère prendre les devants, répondit Aziraphale en abandonnant la boîte sous le guide touristique.

– Ou les derrières, marmotta Crowley en détournant les yeux.


Aziraphale continua de fouiner dans le petit tiroir, écarta la Bible dont il n’avait pas envie de lire quelques passages. Ses doigts rencontrèrent un livre qui n’appartenait pas à son amie. Poussé par la curiosité, il le souleva et découvrit qu’il s’agissait d’un manuel d’astronomie. Il effleura la photo illustrant la couverture représentant une constellation et fit courir ses doigts sur la reliure argentée.


– Non ! s’écria Crowley en voyant son équipier ouvrir la page de la table des matières. Ce livre, repose-le !

– Oh, je vois… c’est un cadeau, s’excusa Aziraphale en remettant l’ouvrage à sa place.


Il ne s’agissait pas d’un cadeau, c’était un livre qu’il avait dégoté lors de l’une de ses déambulations dans Soho dans une librairie coincée entre Le Paradis infernal – une boutique proposant des jouets pour adultes – et l’Enfer des Anges – une autre enseigne du même type. Crowley ne fréquentait pas les librairies londoniennes, préférant commander sur Internet, mais lorsqu’il était passé devant la façade rouge du magasin, son regard s’était posé sur le propriétaire plongé en pleine lecture et l’ayant trouvé très à son goût (le maître des lieux, pas le livre qu’il lisait), il était entré afin de mieux profiter de ce charmant spectacle. Le libraire avait failli le flanquer à la porte en argumentant qu’il n’avait pas le livre qu’il recherchait mais avait finalement accepté de le laisser parcourir les rayonnages de son échoppe. Pour le plus grand bonheur de Crowley qui avait exploré pendant une bonne heure les rayonnages, rien que pour le plaisir de se sentir observé par ledit libraire qui semblait le trouver tout à fait charmant ! Il était finalement ressorti avec le manuel d’astronomie, cédé pour un prix tout à fait dérisoire, mais sans le numéro du propriétaire.Il n’était jamais retourné à la librairie, car quelques jours après, Samaël avait fait irruption dans sa solitude… Crowley, la nuit suivant son achat, avait lu jusqu’à l’aube et avait glissé une photographie prise dans un photomaton de Cardiff, dans l’une des pages consacrées à l’Alpha du Centaure. Ce n’était pas tant le livre qu’il désirait protéger du regard d’Aziraphale mais la photographie en question composée de trois clichés aux couleurs fanées représentant deux jeunes hommes : l’un aux cheveux teints en noir et l’autre, oisillon famélique au crâne rasé…


Aziraphale se détourna de la table au chevet, aperçut le dossier « Morpheus » dépassant de dessous le lit, esquissa un curieux sourire, et se dirigea vers l’armoire. Crowley le laissait agir à sa guise, tout en râlant qu’il empiétait sur son espace personnel. Son lieutenant faisant fi de ses bougonneries, ouvrit l’armoire, écarta les tenues noires impeccablement exposées sur leurs cintres, s’accroupit et fouina parmi les nombreuses chaussures noires lustrées avec soin. Il écarta quelques vestiges de l’enfance de Nina entreposés là, parmi lesquels une poupée mannequin aux cheveux coupés au visage couvert de faux boutons, un ours en peluche borgne et une petite arbalète en bois, et trouva ce qu’il cherchait. Il poussa un petit cri satisfaisait et se releva, portant fièrement une boîte de Scrabble poussiéreuse. En dépit des protestations de Crowley qui exécrait tout jeu faisant appel à du vocabulaire, il ouvrit la boîte et installa le jeu sur le lit avant de s’y asseoir en tailleur.


– Voilà qui est divertissant !

– Divertissant ?! s’étrangla son capitaine en prenant néanmoins place de l’autre côté du lit, dos calé contre un oreiler. Je ne vois pas en quoi ce foutu jeu puisse être intéressant !

– Tu as une meilleure idée ? rétorqua Aziraphale en secouant le petit sac de toile contenant les lettres.

– Se réciter des passages de la Bible en usant de la boîte à « précautions » de Nina ? proposa Crowley en toute innocence.

– Tout à fait exclu, répondit son coéquipier en plaçant d’autorité un chevalet devant lui. Connais-tu les règles ?

– Ouais, ouais… destruction de l’endomètre, période de cinq jours, tout ça tout ça…

– Celles du Scrabble, Crowley.

– Oh, celles-ci ? Bien sûr que oui ! fanfaronna son adversaire en piochant sept lettres dans le petit sac. J’ai même été champion de Scrabble dans ma jeunesse ! Tu me files le dé ?


Aziraphale leva les yeux au ciel et avec une patience toute angélique, se lança dans la récitation du règlement exhaustif du jeu de société afin de lui en expliquer toutes les subtilités, sans en omettre certaines variantes. Explication dont son équiper ne retint que l’essentiel : créer des mots et les déposer sur les cases pour marquer des points. La partie débuta. Elle fut tout d’abord silencieuse, Crowley se concentrant – l’orthographe n’avait jamais été son point fort – puis renouant avec sa nature profonde, il s’anima et la partie fut perturbée par nombre de ses jurons et ses règles orthographiques toutes personnelles.


– Bien sûr qu’épris prend deux « p » ! s’exclama Crowley en déposant ses lettres sur le plateau de jeu.

– Non, répondit Aziraphale en essayant de garder son calme.

– On peut être « éppris » plusieurs fois, donc ça s’écrit avec deux « p », assura Crowley en écartant la main de son adversaire de sa double consonne.

– Ça ne fonctionne pas ainsi ! s’offusqua Aziraphale qui venait de former le mot « Apocalypse » avec l’un des « p » de Crowley.

Son capitaine jeta un regard à son chevalet et ne voyant aucun mot à former pour le moment avec un « f » et deux « ll », plongea sa main dans le petit sac en toile, en retira un « a » et un « i » qui ne suscitèrent aucune idée de sa part et, sans se soucier de l’accusation de tricherie portée par son compère, en retira plusieurs lettres pour former le mot « Velvet Underground ».

– Les noms propres ne sont pas autorisés ! s’indigna Aziraphale, scandalisé par ce manquement aux règles les plus élémentaires.

– Par qui ? Personne n’est là pour venir vérifier ! Et que penses-tu de ce mot-là ?

– Ce mot est autorisé, admit Aziraphale, même si cela n’est guère décent… et ça ne s’écrit pas de la sorte !

– Même règle que le mot précédent : il y a un double « d » car on peut en faire une tout en l’étant également, mugit Crowley qui venait de s’attribuer de nouveaux points.

– Fort bien ! Puisque tu veux jouer à ta façon, allons-y ! s’emporta le lieutenant à bouclettes qui n’aimait guère perdre au Scrabble.


Oubliant le réglement et ses propres principes en la matière, Aziraphale lui arracha le petit sachet en toile des mains, le vida avec rage sur le plateau et sans tenir compte des cris rageurs de Crowley lui reprochant d’être un « mauvais joueur », il créa le mot « dithyrambique » (les noms de maladie ne sont pas autorisés tenta de contester Crowley, sans grand résultat) et il enchaîna, sans attendre son tour avec les mots « ignivome », « immarcescible » et « ouroboros ».


– C’est quoi ce truc ?

– Un serpent qui se mord la queue, l’informa Aziraphale tout en notant ses points sur un bout de papier. Il effectua un rapide calcul que Crowley, plus doué avec les chiffres, s’empressa de corriger.

– OK, je te l’accorde ! Mais une inclination, fit Crowley en pointant un autre mot déposé sur le plateau, ça n’existe pas ! Pas comme les inclinaisons.

– Cela signifie avoir un faible pour quelqu’un, répondit Aziraphale en levant les yeux vers lui.

Crowley inclina la tête sur le côté et observa son partenaire de jeu. Son regard se perdit contre la clavicule dénuée et s’insinua au creux de sa poitrine, aimanté par le petit grain de beauté tentateur. Sa peau avait-elle la même saveur qu’à l’époque ? Son odeur avait changé, mais le goût de sa chair ? Ses yeux se posèrent alors sur sa pomme d’Adam tremblant légèrement. Crowley se maudissant pour son indélicatesse, détourna les yeux.


Il examina la consonne « x » bien esseulée sur son chevalet et l’inspiration lui vint. Il se saisit de quelques lettres parmi celles éparpillées par Aziraphale et déposa un nouveau mot sur le plateau. Celui-ci le lut avec lenteur avant de déclarer, d’une voix quelque peu enrouée :

– Cette fois-ci, c’est bien orthographié.

– Parce qu’on ne peut l’être réellement qu’une seule fois dans son existence, mon ange.

– Je ne te savais pas si romantique, fit Aziraphale en tournant la tête vers la fenêtre.


Crowley en profita pour changer de position et s’allonger sur le lit. Son partenaire contempla leurs deux silhouettes se reflétant dans la fenêtre emperlée de pluie : lui, assis en tailleur, essayant de garder un semblant de dignité alors qu’il portait des vêtements de piètre coupe ; Crowley affalé au travers du lit, son haut de pyjama déboutonné laissant deviner le dessin de sa poitrine et celui, encore plus charmeur, de son ventre. Aziraphale se risqua à un examen oculaire plus approfondi : la poitrine glabre s’était couverte de quelques poils roux et une fine toison s’épanouissait au niveau de son nombril et serpentait jusqu’à sa ceinture, Aziraphale ne dut pas faire beaucoup d’efforts pour comprendre vers quoi conduisait cette ligne séductrice. Il laissa échapper un soupir qu’il ne put rattraper et seule la peur d’un rejet le retint de balancer le plateau de Scrabble – oui, le plateau de Scrabble ! – afin d’effleurer ce ventre du bout des doigts. D’un geste mécanique, il porta la main à sa bouche et pressa sa lèvre supérieure entre ses ongles. Il devait cesser de se bercer d’illusions : cette nuit appartenait à un passé révolu et aucun rappel n’était envisageable. À quoi bon espérer ? Crowley étant Crowley, il avait sans doute trouvé d’autres corps pour oublier le sien… Brown avait raison sur un point : son coéquipier n’était pas le genre d’homme, dans l’esprit d’Aziraphale les hommes comme Crowley avaient de nombreuses conquêtes, à rester bien longtemps seul.


– C’est l’une des rares choses que je prends au sérieux, marmonna Crowley en écartant le plateau afin d’être plus à son aise.


Il se tourna sur le dos et jambes pendantes dans le vide, attendit que son coéquipier fasse le premier pas : s’il l’interrogeait sur sa vie sentimentale, alors, il finirait par tout lui avouer. Il ferma les yeux et le supplia d’oser poser cette maudite question. Il lui confesserait qu’en dépit de la rancœur qu’il ressentait encore à son encontre, il n’avait pas cessé d’être hanté par le souvenir de cette nuit passée ensemble. Mais Aziraphale étant Aziraphale, la question posée ne fut pas celle espérée :

– Pourquoi tu ne m’interroges pas sur la raison de ma présence ? Après tout, j’ai atterri ici, au beau milieu de la nuit…

Crowley dissimula sa déception d’un grognement et tourna la tête vers lui.

– Tu as des choses à me dire, mon ange ?

Aziraphale le scruta avec attention, touché par la douceur émanant de l’homme allongé devant lui. Brown avait tort sur un point concernant Crowley : en dépit de la rudesse de son langage et de ses manières, il avait été un amant tendre et attentionné. À cet instant, il fut tenté de lui confesser ce passé déplorable qui était le sien, cette pathétique farce sentimentale dans laquelle il s’était laissé enfermé par crainte de l’abandon… et surtout lui avouer que lui, Crowley, était l’un des plus beaux souvenirs de son existence…


– Je… je… commença Aziraphale avec difficulté, cherchant ses mots. Je ne suis pas… Il replia ses genoux sous son menton avant de murmurer : il y a tellement de choses qui m’importunent…

Il posa sa main droite sur le couvre-lit et s’amusa à tirer sur l’un des fils dépassant du tissu pour trouver de quoi occuper son esprit et éviter de trop en dévoiler.

– Comme ton nouveau capitaine qui est un grand con ?

– Non ! s’écria Aziraphale avec véhémence. Tu n’es certainement pas un… un … Enfin, je veux dire que tu n’es pas ce genre d’individu ! Tu es…

– Je suis ? répliqua Crowley avec malice en se tournant sur le flanc, son menton reposant au creux de sa main.

– Tu as un langage déplorable, tu roules beaucoup trop vite et tu ne connais rien au Scrabble mais…

– Mais ? Dis-moi que je suis brillant ! Je sais que tu brûles d’envie de me le dire ! Allez, Boucle d’Or, dis-le ! Crowley, tu es si brillant, si intelligent !

– Et modeste avec ça ! Tu es surtout un enquiquineur de premier choix !

– L’Angelot, personne n’utilise le mot « enquiquineur » depuis au moins trois siècles !

Cette fois-ci, le gloussement auquel il était habitué se mua en un rire véritable. Un vrai sourire se mit à flotter sur les lèvres de son visiteur nocturne et Crowley reconnut en lui, le jeune homme qui, après leur seconde étreinte à trois heures et six minutes du matin, lui avait récité un poème sur des jacinthes des bois écrit par Anne Brontë, avant de se lancer dans une défense passionnée de cette fratrie d’écrivaines. Quelques semaines après, malgré la rancune, un Crowley au cœur brisé avait regardé de nombreuses adaptations des œuvres de sœurs Brontë.


– D’accord, reconnut Aziraphale, tu es le plus brillant des enquiquineurs. En vérité, poursuivit-il en tirant sur le fil qu’il parvint à arracher, ce n’est pas toi, c’est tout ça. Son doigt se faufila dans le trou créé. Ce mariage, cracha-t-il en agrandissant le petit trou dans le tissu.


Crowley nota la métamorphose s’étant opérée chez son coéquipier et il se rappela l’ambiance oppressante, à l’odeur de naphtaline et de désinfectant, régnant au numéro 7 de la rue Clifford Chatterley. Il s’était donc fourvoyé lorsqu’il avait beuglé à Nina qu’il vomissait l’écœurante petite mélodie du bonheur du couple Fell-Brown. Mélodie discordante à en croire la rage animant Aziraphale et le fait qu’il se trouve ici, dans cette chambre, plutôt qu’entre les bras du marchand de tapis. Quant aux marques souillant la peau pâle… Crowley savait pertinemment qui en était à l’origine : l’écrivaillon à carpettes dissimulait fort bien son jeu sournois derrière ses airs benêts et ses écrits sirupeux, dégoulinants de moralité.


– Il essaye de me faire vendre la Maison du pêcheur, reprit son équipier en retirant son doigt du large trou.

Confesser un détail sans importance au sujet de ses désaccords avec Brown pour éviter de confesser le véritable nœud du problème était l’une des stratégies employées par Aziraphale qui savait quelle information offrir à un interlocuteur se montrant trop curieux. Le mensonge était un art dans lequel il se perfectionnait depuis de nombreuses années.

– La Maison du pêcheur ?

– Ma maison d’enfance. Je sais que je ne devrais pas y être autant attaché et qu’on me répète sans cesse de me créer de nouveaux souvenirs, mais cette maison, c’est tout ce qui me reste de mon enfance. Enfin, tu comprends ce que je veux dire !


Ainsi, apprit Crowley, la maison avait survécu à l’incendie ayant coûté la vie de Ceridwen Fell. Il se promit de dénicher l’emplacement de la demeure afin d’examiner la configuration des lieux et des alentours afin de nourrir sa propre enquête. Aziraphale esquissa un sourire absent, comme perdu dans de lointains souvenirs, probablement des rares souvenirs de son enfance. L’image de l’enfant sage « Zira », celle du Gallois menteur « Raphaël » et de l’homme lui faisant face « Aziraphale » se superposèrent alors dans l’esprit de Crowley : il avait cru, en découvrant son passé, que l’identité d’Aziraphale lui était inaccessible car multiple, en réalité, il ne parvenait pas à la cerner car celle-ci était faite de morcellements difficilement recollés d’un seul et même être : celui d’un petit garçon vivant dans l’ombre de son double de papier aux talents écrasants, de l’amant qu’il avait aimé et haï et celui de l’équipier qui pourrait devenir un ami. Perdu dans ses réflexions, Crowley fit mine de ne pas entendre l’avertissement de Junior qui d’un sifflement, tenta de le mettre en garde contre ses propres sentiments…


– Non, avoua Crowley en contemplant le visage étreint par des émois indéchiffrables, je ne sais pas…

Voyant la perplexité prendre le pas sur toutes les autres émotions, Crowley tenta de s’en tirer par une pirouette afin d’éviter toute confession sur son enfance à lui :

– À huit ans, j’ai été vendu à un croque-mort qui me faisait dormir dans un cercueil. Par la suite, j’ai été recueilli par une bande de voleurs et…

– Crowley, tu n’es pas Oliver Twist !

– Qui est cet Oliver Twist? Ce salaud m’a piqué mon enfance !

Aziraphale sentit un flot bienheureux couler dans ses veines lorsqu’il assista, médusé et amusé, à une diatribe à l’encontre de ce petit « fumier » d’Oliver Twist le malandrin (Où Crowley avait-il déniché ce nouveau mot ? se demanda son équipier) à qui il promit d’intenter un procès pour vol d’histoire personnelle.

– T’en fais pas mon ange, reprit un Crowley redevenu sérieux, ça finira par s’arranger. Et si tu veux te débarrasser de l’encarpaté, fourre-le dans l’un de ses tapis, personne n’y va jamais dans sa foutue boutique !

Aziraphale le réprimanda en lui rappelant que leur rôle de « gardien de la paix » excluait toute vengeance personnelle et qu’ils devaient montrer le bon exemple à la population en respectant les règles à la lettre. Crowley avoua qu’il lui était arrivé de s’affranchir de certaines règles stupides pour le bien d’une enquête ou d’une personne à protéger. Aziraphale accueillit cette confession d’un petit cri indigné en lui rappelant qu’il lui avait fait la leçon sur les principes lorsqu’il avait pris la défense d’Adam Young ! Crowley reconnut qu’il n’avait pas été sympathique ce jour-là. Aziraphale osa l’interroger sur sa vie à Londres, non pas sur sa vie sentimentale, car il croyait que le sujet était encore sensible, mais sur son poste à la Met’.


– La Met’ ? fit Crowley en se repositionnant sur le dos et en fixant le plafond fissuré. Les toilettes du deuxième étage sont plutôt chouettes… Pour le reste, qu’est-ce que tu veux savoir au juste ?

– Tu pourrais me raconter l’une de tes nombreuses enquêtes ?

– Ouais, tu veux m’entendre parler de ma dernière fameuse enquête, mon énorme bavure, ironisa Crowley d’un ton amer. J’ai fait une connerie, j’y ai laissé des plumes, j’ai payé le prix fort, point.

– Non ! Tu n’es pas que cette affaire ! Tu es…

– Le « pire flic du Royaume-Uni » répliqua Crowley en reprenant le surnom que lui avait attribué la presse au cours de ces quelques mois d’acharnement médiatique.


À cette époque, comme tous les membres de sa brigade, Aziraphale avait suivi cette affaire avec intérêt et tristesse, d’autant plus qu’elle concernait le héros de la Metropolitan dont il s’était régalé des faits de gloire quelques mois auparavant. Il jeta un rapide coup d’œil au plateau de jeu délaissé. Lire les exploits de Crowley avaient été son unique plaisir lorsqu’il avait perdu le goût de vivre, l’année précédente. Il forma le mot « merci » avec les lettres éparpillées. Ses démons s’étaient alors de nouveau attaqués à lui et l’avaient fait replonger dans ce marasme dans lequel il se débattait depuis son adolescence. Il défit certaines lettres pour recomposer un autre mot : « châtiment ». Les démons étaient une juste punition après son ultime tentative de rébellion. L’Oeil l’avait de nouveau averti : chaque fois qu’Aziraphale tenterait de s’échapper pour manquer à ses obligations d’ange gardien de Tadfield, le passé se rappellerait à son bon souvenir. Ces longues semaines solitaires, à fixer le néon blafard de sa petite chambre-cellule de Saint-Syméon, avaient annihilé ses plaisirs et sa volonté. Il en avait perdu le mécanisme de la parole, même ses sourires factices, son appétit de lecture et son imagination s’étaient envolés. Il forma un troisième mot, oubliant les règles du Scrabble  : « Crowley ». Lorsqu’un journal oublié dans la grande salle où il avait été traîné de force lui était tombé sous la main. Journal où était relaté la dernière enquête du génial Anthony J.Crowley…


– T’as déjà entendu parler du gang Austen ? s’enquit Crowley en l’arrachant à ses souvenirs. Les fameuses braqueuses ?

– J’en ai entendu vaguement parler, répondit Aziraphale qui délaissa le plateau pour renouer avec le moment présent.


Crowley croisa les mains sous la nuque et se lança dans une narration de cette histoire qui avait tenu les bijoutiers et les banquiers de Londres en une haleine terrifiée pendant deux bons mois. Crowley n’avait pas le talent de conteur d’Aziraphale, mais il savait, en dépit de quelques erreurs de syntaxe et de vocabulaire, capter son auditoire. Il commença par évoquer le premier braquage commis par les cinq femmes vêtues de robes d’époque, dissimulant des armes de pointe et portant des masques à l’effigie de cinq héroïnes de Jane Austen : Lizzy Bennet, les sœurs Dashwood, Anne Elliot et Catherine Morland. Elles avaient surgi de bon matin dans les locaux de Banque d’Angleterre et avaient obligé la « vieille dame de Threadneedle Street » à se dépouiller d’un grand nombre de billets. Elles s’étaient enfuies en empruntant les égouts de Londres, dont elles avaient appris le plan par cœur, et les policiers avaient perdu leurs traces non loin de Kensington. Les demoiselles braqueuses avaient refait parler d'elles quelques semaines plus tard, en s’attaquant à deux bijouteries de luxe à New Bond Street. Elles étaient reparties avec un beau butin et s’étaient volatilisées, en dépit des policiers lancés à leur trousse, au niveau de l’île aux canards de St James’s Park. Crowley avait passé de longues journées à étudier leur modus operandi et s’était arrangé pour organiser une fausse vente aux enchères chez Christie’s pour appâter les voleuses en crinoline. Il était parvenu à les appréhender au moment où elles tentaient de s’emparer d’un bonnet ayant appartenu à l’auteur d’Orgueil et préjugés.


Aziraphale, bien que savourant chaque miette de cette palpitante enquête, se surprit à envier son équipier qui avait vécu nombre d’aventures alors que lui… mis à part ces trois années, arrachées de longue lutte, passées à Cardiff, il n’avait jamais connu ce type d’expériences. Son regard se perdit sur les mains de Crowley mimant l’arrestation du plus redoutable membre du gang infernal qui l’avait entraîné dans une course éperdue à travers Londres qui s’était achevée par un combat au corps à épée – Anne Elliot savait manier la lame à la perfection – sur un toit d’immeuble situé à Baker Street. Si Crowley, il était ridicule de sa part de dissocier son partenaire de son amant de jeunesse, ne l’avait pas abandonné au petit matin et l’avait emmené avec lui, à Édimbourg, aurait-il connu ces poussées d’adrénaline animant la vie d’un policier londonien ? Auraient-ils travaillé, ensemble, à la Metropolitan ? Aziraphale, tout en écoutant la suite de cette aventure, lorsque Crowley blessé par un coup d’épée avait dû ruser pour menotter la furie voleuse, effleura du bout des doigts le mot « amoureux » créé par son équipier : peut-être qu’à deux, ils auraient pu résoudre l’Affaire des Nonnes Satanistes et éviter la déchéance à Crowley. Le lieutenant Fell leva les yeux vers son hôte qui poursuivait son récit en expliquant comment il était parvenu à faire prendre le métro à la braqueuse aux poings liés. Auraient-ils vécu cette longue histoire d’amour dont il s’était imaginé devenir le héros lors de leur première rencontre ou auraient-ils fini par se séparer, en comprenant qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre ? Il n’était qu’un idiot. Aziraphale retira ses doigts du jeu. Crowley et lui n’étaient pas forgés dans le même acier : Crowley était taillé pour la Met’, les gangs de voleuses, le Professeur Satan et les nonnes aux noirs desseins alors que lui… lui n’était fait que pour aider les petites vieilles à traverser la rue et à courir après les pommes et les canards ! Crowley aurait fini par se lasser de lui et dès le départ, leur histoire était vouée à devenir un formidable échec, car ils appartenaient à deux sphères totalement différentes. Aziraphale, réprimant un cri rageur, donna un petit coup contre le plateau.


– Mon ange, tout va bien ? l’interrogea Crowley qui venait d’achever son récit.

Aziraphale retira une par une les lettres présentes sur le plateau, détruisant les mots composés par l’un et l’autre lors de leur partie, et en forma un seul, au beau milieu du plateau. Crowley lut le mot « accord » et lui décocha un coup d’œil perplexe, auquel son partenaire répondit par un regard dépourvu d’émotions.

– On pourrait conclure un accord, toi et moi, proposa-t-il en pointant son mot du bout de son index droit.

– De quel genre ?

– Je t’aide à résoudre une enquête qui pourrait te permettre de regagner ton poste à la Met’.

– Tu me détestes tant que ça… murmura Crowley, tête basse.


Aziraphale voulut contester cette affirmation, mais craignant de ne pas savoir trouver les mots justes ou de s’empêtrer dans des mensonges qu’il ne pourrait pas maîtriser, il se contenta de rester silencieux, ce que Crowley prit pour une confirmation. Le capitaine redressa le menton et scruta son équipier, si différent de l’Oisillon dont il était tombé amoureux. Cette proposition était un rappel brutal de ce qu’il ne pourrait plus jamais obtenir : un geste tendre de sa part. Il comprit alors qu’il faisait partie d’un passé que son équipier avait oublié et qu’il était le seul à espérer… quoi au juste ? Qu’avait-il commencé à espérer en comprenant que le couple Fell-Brown n’était qu’une façade fissurée ? Qu’Aziraphale lui revienne et qu’ils reprennent leur petite danse là où celle-ci s’était brusquement arrêtée ? Il n’était qu’un idiot, doublé d’un indécrottable optimiste. Cette nuit-là, il n’avait été qu’une expérience pour son premier amant qui s’était joué de lui pour goûter aux plaisirs de la chair… Aziraphale baissa les yeux vers les lettres affichées sur le plateau de jeu : Crowley ne méritait pas de rester à Tadfield, sans compter qu’il avait atterri ici, par sa faute. Il devait le protéger du mal qu’on pourrait lui faire. Son cœur se serra à cette pensée. Surtout si l’Oeil apprenait qui était réellement Crowley pour Aziraphale. L’Oeil avait bien soupçonné un lien sentimental rattachant l’Ange Gardien de Tadfield à l’Écosse mais à la connaissance de ce dernier, son secret n’avait jamais été dévoilé…


– Et toi, qu’est-ce que tu y gagnes ? s’enquit Crowley d’un ton qui se voulait détaché.

L’assurance de ne pas m’éprendre à nouveau de toi, songea Aziraphale.

– Je récupère ton poste, débita-t-il avec précipitation, trouvant le premier mensonge lui venant à l’esprit.

Il s’en souciait comme d’une édition moderne des œuvres complètes d’Oscar Wilde de ce poste ayant appartenu au capitaine Gomorrah ! S’il l’avait vraiment désiré, il n’aurait jamais demandé à Eric de pénétrer le réseau des services du ministère de l’Intérieur pour « offrir » cette mutation à Crowley. En réalité, Aziraphale n’avait aucun plan en perspective après le Déluge qu’il s’apprêtait à provoquer. Crowley l’ignorait, mais Aziraphale savait déjà quelle enquête il comptait lui confier ; et au vu du dossier mal dissimulé sous le lit, Crowley s’était déjà piqué d’intérêt pour l’affaire en question. La partie d’échecs entamée par Aziraphale s’annonçait redoutable et il devait à tout prix faire attention à la stratégie à adopter avec son ancien amant – sa Reine – car cette pièce était la plus imprévisible de toutes.


– Très bien, fit Crowley en tendant sa main au-dessus du plateau de jeu, marché conclu.


Aziraphale accepta cette poignée de main. Ce simple effleurement suffit à lui arracher de délicieux picotements. Il devait achever sa partie au plus vite, afin de ne pas changer de plan d’attaque car, lorsqu’il s’était arrangé pour faire venir Crowley à Tadfield, il était loin de se douter que le génie déchu de la police londonienne et son amant d’une nuit n’étaient qu’une seule et même personne, découverte qui lui compliquait singulièrement la tâche… il retira sa main avec précipitation, conscient de ses propres mensonges et de ce périlleux jeu de dupes qu’il était en train de mener…


– Marché conclu, répéta-t-il les yeux baissés vers les lettres éparpillées devant lui et avec lesquelles, il aurait pu former le mot « menteur ».


L’Accord mit un terme à leur partie de Scrabble. Aziraphale rangea la boîte de jeu, tandis que Crowley, baillant à s’en décrocher la mâchoire, préparait son lit. Chaque soir, tel un serpent se fabriquant le plus confortable des nids, Crowley mettait un point d’honneur à préparer l’un de ses endroits favoris : il tapotait son oreiller, tirait le drap protégeant le matelas pour éviter les plis désagréables au toucher et s’allongeait de tout son long, exposant son corps aux caresses de la nuit. Une fois le jeu rangé dans l’armoire, ce fut un Aziraphale un brin hésitant qui se plaça au pied de son lit.


– Un problème ? lui demanda Crowley qui venait de jeter un oreiller à sa droite.

– Il n’y a qu’un seul lit.

– Bien vu, Sherlock.

– Je pourrais peut-être dormir ailleurs, proposa son équipier.

– Ouais, tu pourrais dormir dans la douche, mais cela ferait de moi un mauvais hôte ; et comme je n’ai pas envie de te prêter mon pieu pour roupiller dans la salle de bain, tu vas devoir accepter de partager ma couche, l’angelot. C’est toi qui vois.


Crowley qui avait gardé ses lunettes de soleil, se mit à onduler afin de trouver une position confortable, apte à lui accorder les faveurs de Morphée. Les paupières mi-closes, il observait son visiteur nocturne. Aziraphale tourna la tête vers la fenêtre dont les rideaux entrouverts laissaient voir la rue frappée d’une averse. Le lieutenant était en proie à une âpre lutte avec lui-même… mais son goût du confort et, nous l’avouons bien volontiers, ses sentiments troublés, furent les plus forts. Il se glissa à la place vide et remonta le drap jusqu’à son menton. Il poussa un soupir et jeta un regard à son coéquipier.


– Peut-on faire scène plus cliché ? fit Crowley en regardant le plafonnier projetant une lueur intime.

– Que veux-tu dire ?

– Toi, moi, un seul lit, la pluie qui tombe… si j’étais Sandra Bullock et toi Hugh Grant dans une comédie romantique, nous serions déjà en train de faire l’amour sur un slow des années 80.

– Oh, rougit le lieutenant à bouclettes en se piquant toutefois à ce curieux jeu de séduction, et comment… comment tu me ferais… enfin, ce que tu sais.

Ce nouveau jeu qu’ils venaient de débuter pouvait se révéler, l’un et l’autre en avaient conscience, des plus dangereux, mais tels deux papillons de nuit prêts à se griller les ailes sur l’ampoule de l’applique éclairant votre jardin – nos lecteurs nous pardonneront cette comparaison éculée à souhait –, ils ne parvenaient pas à s’en détourner. Crowley se dressa sur un coude et s’inclina vers son partenaire. Aziraphale, les mains serrant avec force le drap noir, ferma les yeux et laissa les mots interdits s’insinuer au creux de son oreille et lui chatouiller le tympan.

– C’est possible ? murmura-t-il lorsque la voix de Crowley se retira de son conduit auditif.

– Avec un peu de salive et beaucoup de souplesse, oui.

Aziraphale tourna la tête vers son voisin d’oreiller et le fixa d’un air ébahi. Tout en esquissant un rictus, Crowley lui souffla avec malice :

– Et toi, que me ferais-tu ?

– Moi ? Oh ! Mais je ne suis pas… Pour l’amour du Ciel, cela ne serait pas décent !

Ce simple mot lui valut un ricanement de la part de son équipier. Piqué au vif, Aziraphale planta son regard dans le sien et à voix haute, sans user de métaphores ou de périphrases, lui détailla une série d’actes amoureux dont la crudité fit rougir jusqu’aux feuilles du Monstera deliciosa.

– Et je t’embrasserai, conclut Aziraphale en reprenant sa position allongée, mains croisées sur la poitrine.

– C’est fou ce que l’on peut apprendre dans les livres, murmura un Crowley sidéré par l’imagination débordante de son angelot dans ce domaine.


Crowley s’écarta, laissant une distance respectable entre leurs deux corps. Il avait joué suffisamment avec le feu – encore une image éculée ! – pour la nuit et comptait profiter des, il consulta sa montre indiquant « Vas-y, idiot ! », dernières heures de la nuit pour rêver à ce qu’il ne pouvait obtenir dans la réalité. Il s’étira et s’apprêtait à plonger dans un sommeil qui à défaut d’être réparateur, serait sans nul doute riche en émotions chimériques, lorsque son regard se posa sur Aziraphale bien éveillé et décidé à ne pas se livrer à l’un des vices favoris de Crowley.


– Tu veux que je te chante une berceuse ? proposa-t-il en tournant la tête vers lui.

– Tu connais des berceuses, toi ? fit Aziraphale d’un air sceptique.

Crowley se dressa à nouveau sur un coude et entama la seule comptine qu’il connaissait de sa voix chargée de fausses notes :


Go to sleep,

and dream of pain,

doom and darkness,

blood and brains.

Sleep so sweet,

my darling boy,

you will rule,

when Earth’s destroyed.


Ses paupières s’alourdirent et vaincu par sa propre berceuse, Crowley sentit le sommeil le conquérir. Il tenta de résister à cette douce tentation mais le royaume du rêve lui ouvrait en grand les portes de son royaume en répandant de délicieuses images faits de souvenirs et du moment présent. Il se tourna sur le flanc, se gratta le ventre et dans un bâillement, sauta à pieds joints dans le jardin des chimères où l’attendait un Aziraphale vêtu d’une toge romaine dévoilant sa charmante clavicule…


– Crowley ? demanda Aziraphale, tu dors ?


Seul un ronflement lui répondit. Aziraphale repoussa le drap et se mit à observer le râleur endormi. Crowley avait adopté une posture décontractée : sa jambe droite repliée en équerre était posée contre sa jambe gauche tendue, tandis que sa main gauche reposait sur son ventre et son bras droit coincé sous sa nuque. Aziraphale lui souhaita de passer une bonne nuit avant d’étendre le bras pour atteindre l’interrupteur situé au-dessus de la tête de son partenaire. La chambre se retrouva plongée dans une presque pénombre, perturbée par l’éclat de la pleine lune se découpant à travers les rideaux ouverts, scénographie lui rappelant, douloureusement, celle de cette unique nuit partagée à Cardiff.


– Je ne te déteste pas, murmura Aziraphale en se rapprochant du corps endormi, je ne pourrai jamais te détester…




Crowley marmonna dans son sommeil et fit glisser sa main gauche jusqu’à son entrejambe. Aziraphale se tourna sur le flanc et laissa sa main effleurer le visage endormi. Ses doigts se mirent à jouer avec les rayons de la lune dont il caressa chaque trait de la figure de l’amant retrouvé. Il se pencha, mourant d’envie de l’embrasser, avant de se redresser. Cela serait tout à fait incorrect ! Il reprit sa tendre contemplation, le souffle haletant. Sa main suivit le chemin tracé par le rayon de lune, se plaça au-dessus de la poitrine et se glissa, sans le toucher, jusqu’au ventre découvert. Crowley exhala un curieux gémissement et Aziraphale vit ses orteils s’agiter, comme s’il se trouvait en proie à de bien délicieux tourments. Le pays des songes devait être accueillant, pensa Aziraphale en voyant un sourire se dessiner sur les lèvres endormies. Il se saisit d’un rayon de lune et le fit tomber sur le nombril dénudé. Un frisson perceptible s’empara de Crowley qui souffla quelques mots indéchiffrables. Aziraphale relâcha le rayon de lune qui s’égara, taquin, au creux de la cuisse s’offrant à lui et s’y nicha avec délice. Aziraphale reporta son attention sur le visage paisible et poussa un soupir : il avait beau être le fils d’un Rêve, il ne possédait pas la clef qui lui permettrait d’accéder à ce royaume tant convoité pour y rejoindre l’endormi. Aziraphale se demanda s’il serait criminel d’appuyer, juste quelques minutes, sa tête contre l’épaule de Crowley pour glaner un peu de tendresse. La lune, cette vile tentatrice et qui avait été la complice de leur étreinte passée lui soufflait de bien licencieuses pensées. Juste quelques minutes, se décida l’ange tenté en pressant sa joue contre le bras de son partenaire. Un court instant de bonheur pour retrouver les sensations passées. Juste un… Il étouffa un bâillement. Rien qu’un moment. Ses yeux se mirent à picoter. Rien qu’un… Et le fils du Rêve qui se privait de sommeil depuis de longues nuits succomba au sort de son père et franchit à son tour, les grilles du royaume des songes.


Ineffables notes:

1. La scène du tricycle évoquée par Crowley est directement du film d'horreur La Malédiction ( The Omen) dont le scénario a inspiré Good Omens. Dans le film, Damien le petit Antéchrist renverse une domestique avec son tricycle. 

2. Crowley veut parler des Tylwyth Teg (des créatures du folklore gallois évoquées dans un précédent chapitre) mais se trompe de nom : les Tweedle Dee désigne un personnage d'Alice au pays des merveilles et le nom Tinky Winky est un personnage de cette étrange série pour enfants qu'était Les Teletubbies

3. La comptine fredonnée par Crowley est celle chantée par Crowley dans la saison 1 de la série au jeune Warlock. 



Laisser un commentaire ?