Hot Church

Chapitre 13 : Ineffables entre deux eaux (première partie)

6398 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/09/2024 23:07

Dormir avait toujours été l’une des activités favorites de Crowley. Il pouvait s’endormir en un instant et dans n’importe quelle circonstance ou lieu – Julius, serveur du Ritz, se souvient encore de l’effroi ressenti lorsqu’il avait découvert Monsieur Crowley roupillant comme un bienheureux sur le plateau inférieur du chariot à desserts. Cette capacité, fort utile, n’était toutefois en rien comparable à l’extraordinaire pouvoir de créativité dont faisait preuve son cerveau au repos. Nombre de nos éminents scientifiques auraient matière à nourrir tout un pan de la littérature médicale au sujet du rêve, s’ils prenaient Anthony J. Crowley comme objet d’étude.


En attendant de devenir cobaye, notre héros se lovait avec délice dans les bras de Morphée afin de goûter à un bonheur chimérique qui l’entraîna loin de Tadfield, Pays de Galles. Crowley s’avançait dans les thermes solitaires, savourant la caresse de la pierre chaude et humide sur ses pieds nus. Des fresques représentant des couples se livrant à des actes génésiques à visée plus ou moins reproductive, s’ébattaient tout autour de lui, lui rappelant de bien jolis souvenirs ou lui donnant des envies d’expérimentation. À travers le voile moite se déchirant peu à peu, il distingua son lieutenant à bouclettes barbotant dans le bain, un plateau en bois recouvert de victuailles flottait devant lui. Crowley retira son habit de romain de cinéma hollywoodien et se risqua à tremper un orteil dans l’eau. Aziraphale reposa la coupe de vin qu’il tenait à la main. Sa bouche avinée s’entrouvrit de surprise. Crowley s’immergea, laissant les gouttes brûlantes imprégner leurs griffes malicieuses sur sa chair. Il gonfla ses pectoraux, plus prononcés que dans la réalité, et darda son regard sur le corps suintant d’huile de son compagnon de bain. Ses yeux suivirent le cheminement d’une goutte effrontée, coulant le long d’un téton rosacé avant de se perdre au creux des hanches rebondies. Crowley esquissa un petit mouvement de langue et jeta un coup d’œil satisfait à son entrejambe qui avait lui aussi bénéficié des largesses du Maître du Royaume des Rêves.


Aziraphale se saisit d’une huître dansant sur le plateau.

– Manges-tu des huîtres ? murmura-t-il en portant le fruit de mer tremblant à sa bouche.

– Lorsque j’en ai, mon ange.

L’ange tentateur s’empara du corps laiteux qu’il fit rouler sur sa langue avant de l’avaler promptement. Il attrapa ensuite un escargot, ôta le corps élastique de la coquille et l’entortilla autour de son doigt.

– Manges-tu des escargots ?

– Lorsque j’en ai la possibilité, mon ange.

– Crois-tu que cela soit moral de manger des huîtres et immoral de manger des escargots ? reprit Aziraphale en levant le menton afin de faire glisser plus aisément la limace dans sa bouche.


Il lui fit exécuter un petit mouvement de va-et-vient, puis la goba toute crue. Il essuya d’un index élégant le jus perlant à la commissure de ses lèvres. Crowley, fasciné, ne perdait pas une miette de cette mise en scène digne d’un péplum de mauvais goût. Aziraphale prit le verre de vin, le finit d’un trait avant de le reposer sur le plateau. Il se leva avec lenteur, laissant son compère onirique se repaître de la vision de sa peau nue. Le subligaculum ceignant ses hanches en révélait bien plus qu’il n’en dissimulait. Crowley laissa son regard se couler sur ces jambes troublant son champ de vision et ses sens. Il se redressa d’un bond, faisant face à l’homme qu’il ne pouvait désirer que dans ses rêves. La main ornée de la chevalière s’avança jusqu’à sa poitrine et se posa contre son mamelon gauche avant de se frayer un chemin jusqu’à son aisselle. La main devint un index qui s’enfonça dans sa chair telle une flèche acérée. La sensation de brûlure s’accentua. Crowley réprima un gémissement et l’ongle poursuivit sa terrible exploration, entailla sa peau, creusa un trou au niveau de son flanc droit avant de se mouvoir, jusqu’à son abdomen, injectant un poison corrosif lui dévorant les chairs….



Un bruit de sirène arracha Crowley aux thermes et à leurs cruels plaisirs chimériques. Il cligna des paupières et s’étira avec lenteur, bougeant d’abord les orteils avant d’exécuter quelques mouvements de jambes. Il se retourna en essayant de faire le moins de bruit possible afin de ne pas réveiller son visiteur nocturne. Il étendit la main, cherchant à rencontrer le corps endormi à ses côtés mais ses doigts ne palpèrent que la soie d’un drap. Il se redressa, tâta son absence de muscles et mit quelques secondes avant de comprendre, en voyant une lumière bleutée se dessinant dans les parois vitrées l’entourant, qu’il se trouvait dans sa chambre de Mayfair. Il consulta sa montre qui indiquait 4:04 alors qu’habituellement, elle rechignait à lui donner l’heure. Il passa sa main sur son visage tout en jetant un regard à son reflet : qu’avait-il bien pu faire la nuit passée pour se retrouver avec pareille sensation de lendemain de cuite ? La lumière bleutée disparut, l’abandonnant à nouveau à l’obscurité silencieuse. Il massa ses tempes, cherchant à remettre de l’ordre dans ses pensées devenues chaotiques : son petit séjour à Tadfield ne serait-il donc qu’un rêve ? Un vertige le saisit à la pensée que ces quelques semaines écoulées loin de Londres n’étaient que le fruit de son imagination trop fertile.


Crowley attrapa son téléphone portable posé sur sa table de chevet et lut les quelques messages envoyés par Samaël lui rappelant leur rendez-vous prévu pour le lendemain. Son ancien amant, enfin pas si ancien à en croire l’absence de rancune, terminait chacun de ses messages par un émoji explicite. Il ouvrit le tiroir de la table de chevet d’où il retira le manuel d’astromonie. Il feuilleta les pages, fébrile, se rendit jusqu’à la page 67… inexistante ! Une simple erreur d’impression ? Il souleva le livre, le renversa et le secoua mais nulle vieille photographie n’en tomba. Abandonnant le manuel, il se leva avec précipitation et se rendit dans le grand salon où rien n’avait changé, excepté une photographie le représentant avec Samaël, joue contre joue, à la place d’une photo de Junior. Junior ! Saisi d’effroi, il se précipita dans la deuxième chambre qu’il avait transformé en serre. Les plantes vertes n’émirent aucun frémissement à son arrivée. Junior quant à lui, indifférent au trouble de son maître, dormait dans son gigantesque terrarium occupant tout un pan de mur, pelotonné contre ce qu’il restait de la souris au pelage couleur crème dévorée pour son dîner.


– Aziraphale ? appela Crowley d’une voix étranglée par l’angoisse en revenant au salon. Aziraphale ?


Il traversa la pièce pour s’approcher de la table où son ordinateur portable était encore ouvert. Il ne vit pas la silhouette l’observant, dissimulée par les voiles de la nuit. Crowley se pencha vers l’écran mis en veille, bougea la souris, déverrouilla son compte pour accéder à ses fichiers. Son fond d’écran avait changé et au lieu de sa chère Bentley, il se découvrit en compagnie de Samaël, enlacés devant un cottage situé non loin d’une falaise calcareuse. Son ancien amant tenait dans sa main droite, un guide touristique sur les Seven Sisters. Curieuse image d’un bonheur conjugal qui n’avait jamais existé ! Crowley jeta un regard à la date et vit avec stupeur que le temps s’était accéléré et qu’il se trouvait, dans cette étrange réalité, en plein mois d’octobre ; et plus précisément, le 31, jour de son anniversaire supposé. Quant à l’heure, c’était celle qui avait été inscrite sur son acte de naissance, l’heure des sorcières, comme lui avait expliqué Oncle Marylin, féru d’astrologie. Cela n’avait aucun sens ! Il consulta de nouveau sa montre, figée sur une heure différente : 4:04. Il se rendit sur son moteur de recherche et y inscrivit le nom de Tadfield. Un message d’erreur lui invitant à préciser sa requête apparut. Il réitéra l’expérience, notant cette fois-ci le nom d’Aziraphale mais obtint le même résultat. Il tenta une dernière fois, cette fois-ci avec Zira Détective mais eut droit à des réponses qui n’avaient rien à voir avec la demande initiale ! Il entama quelques recherches le concernant et apprit que loin d’être une bavure, l’Affaire des Nonnes Satanistes l’avait auréolé de gloire ! Il avait même obtenu une promotion et découvrit quelques interviews de lui sur des grandes chaînes de télé, à des heures de grande écoute. Il se vit même invité sur un talk-show et conversant en toute amitié, sur un joli canapé rouge, avec l’acteur gallois au charmant appendice nasal.


Loin de le ravir, cette vision de lui, Anthony J. Crowley célébré comme un héros de la nation, le plongea au contraire dans la perplexité. Il poussa un juron à l’encontre du dieu ou du démon qui lui jouait ce très mauvais tour, car lui savait que ce n’était pas sa réalité ! Sa réalité était celle où il venait de retrouver Aziraphale et dans laquelle, policier déchu, il chassait des pommes et des canards dans ce foutu Pays de Galles ! Il essaya une nouvelle recherche mais dut se rendre à l’évidence : dans ce monde-là, Aziraphale n’existait pas. Il se redressa et tenta de se raisonner : il se trouvait dans un rêve, rien qu’un putain de rêve ! Il ferma les yeux et compta jusqu’à soixante-six avant de les rouvrir. Il se trouvait toujours coincé dans son salon de Mayfair. Il composa le numéro de téléphone de Nina sur sa montre demeurant bloquée sur la même heure et attendit quelques minutes. Une voix qui n’avait rien à voir avec celle de Maggie, lui répondit :

– Qu’est-ce que vous lui voulez à Nina ?

– Lindsay, intervint une voix que Crowley reconnut comme étant celle de sa propriétaire. Depuis quand…

L’appel stoppa brusquement.


La température, comme sous l’emprise d’un terrifiant tour de passe-passe chuta, un peu de buée s’échappa de ses lèvres. Crowley sursauta lorsque sa chaîne Hi-Fi s’enclencha, diffusant un son grinçant à travers la pièce ; une voix discordante parvenait, une note sur deux, à se faire entendre par-dessus le bruit sinistre, chantant les rossignols et les amours mourantes. La voix devenue métallique se brisa sur un ricanement sanglotant, le livrant à nouveau aux malices du Rêve.


– Qu’est-ce que tu me veux, hein ? s’écria Crowley en exécutant un tour sur lui-même. Ce n’est pas ma réalité ! Tout ça n’est qu’un foutu rêve ! Qu’est-ce que tu veux me faire comprendre ?

L’ombre près de la fenêtre bougea. Crowley se détourna de l’ordinateur et s’approcha de la silhouette d’un pas mesuré, comme s’il craignait de voir l’apparition le fuir.

– Qui es-tu ?

Un gyrophare, rougeoyant cette fois-ci, transperça la vitre, nimbant la silhouette d’un halo et la dévoilant aux yeux de Crowley : l’homme, de haute taille, portait une tenue se confondant avec l’obscurité. Sa peau d’un blanc laiteux, rappelant celle d’Aziraphale, était le seul point lumineux émanant de son corps qui semblait composé d’ombres.

– Ma réalité, croassa Crowley, n’est pas celle-ci…

L’homme esquissa un curieux rictus. Il porta la main à sa bouche et en effleura sa lèvre inférieure, récoltant du sable au creux de ses doigts. L’homme – le Spectre ? – inclina la tête et d’un petit mouvement de main, désigna la montre de Crowley. Celui-ci la consulta et au lieu de l’heure figée, découvrit des lettres se mélangeant sur le cadran pour former un nouveau mot : « Avenir ». Il secoua la tête et s’adressa à nouveau à son interlocuteur mutique.

– Non, ce n’est pas mon futur ! Ce n’est qu’une projection de ce qui aurait pu être, n’est-ce pas, si Aziraphale n’existait pas ?

La créature acquiesça avec lenteur. Il déplia ses doigts arachnéens et souffla sur le sable noirâtre étincelant sur sa peau. Les grains de sable formèrent un nuage qui s’envola jusqu’à Crowley pour se déposer au creux de ses paupières. Aveuglé, il se recula de quelques pas et s’écroula dans le canapé. Il eut beau frotter ses yeux, la sensation de piqûre persistait.



Tout d’un coup, une odeur de nicotine vint lui titiller les narines. Crowley n’avait jamais fumé de sa vie, excepté une fois à l’adolescence, derrière le gymnase de Hellven, mais il en reconnut les effluves. Lorsqu’il embrassait Samaël, il aimait sentir cette odeur sur sa peau, notamment après l’amour. Il redressa la tête, s’attendant à voir apparaître son ancien amant mais fut surpris de découvrir Aziraphale assis dans le fauteuil lui faisant face, vêtu d’un court peignoir blanc, et tenant une cigarette entre ses doigts.


– J’savais pas que tu fumais, l’Angelot, marmonna Crowley.


En guise de réponse, le lieutenant à bouclettes lui offrit son plus joli jeu de jambes, révélant une absence totale de sous-vêtement – alors qu’il n’était même pas écossais – et replia sa jambe droite sur sa cuisse gauche. Sentant ses instincts les plus basiques s’éveiller, Crowley se cala contre le dossier du canapé et porta la main à son haut de pyjama. Puisqu’il se trouvait dans un rêve, dans son rêve, peut-être était-il temps d’en reprendre le contrôle ? Il défit les boutons mal ordonnés avec une lenteur calculée et fit glisser le vêtement le long de ses épaules, mettant son torse à nu, génisse s’allongeant d’elle-même sur l’autel sacrificiel. L’Angelot écrasa la cigarette contre l’accoudoir, ce qui ne déclencha pas un seul grognement de la part du rêveur. Il ôta son peignoir et s’avança vers lui, enveloppé d’un parfum de nicotine qui ne lui appartenait pas. Crowley ferma les yeux, prêt à se laisser consumer par cette chaleur chevillée à ce corps chimérique. Sa main se posa contre sa joue. Il quémanda ce baiser qu’il n’osait espérer dans la réalité. Il ne put retenir un gémissement lorsqu’il sentit le corps de l’Angelot se presser contre le sien. Il ouvrit les yeux et le découvrit, assis sur lui, ses mains palpant son visage. Le baiser qu’ils échangèrent lui arracha un cri de souffrance et ses lèvres s’imprégnèrent d’un liquide corrompant ses chairs jusqu’à la dernière pelure. Aziraphale redressa le menton, ses traits se mirent à se mouvoir, puzzle cauchemardesque. Crowley vit avec horreur le visage se changer en celui d’un immonde palmipède ! L’affreuse créature se mit à cancaner, entremêlant ses cris diaboliques à des mots en gallois. Crowley parvint à repousser la chimère. Elle se redressa et s’avança d’un pas titubant, tendant des mains supplicatrices. Une odeur de fumée s’éleva dans les airs, tandis que la cigarette mal éteinte entamait son œuvre incendiaire…


Crowley ouvrit les yeux et seul le bruit d’une respiration qui n’était pas la sienne, répondit à son cri lancé dans la nuit. Craignant de découvrir un monstre, il tourna la tête et fut soulagé de voir son visiteur nocturne recroquevillé contre lui, son front reposant contre son avant-bras. Crowley prit une profonde inspiration afin de retrouver un rythme cardiaque à peu près normal. Ce n’était guère le moment de décéder ici, dans ce lit, avec son équipier ! Quoique l’idée fût plutôt séduisante… Il examina de nouveau l’endormi, savourant le contact de sa peau et de ses cheveux contre son propre corps. Il n’osait bouger davantage, redoutant de le réveiller, lui qui avait sans nul doute de nombreuses heures de sommeil à rattraper. Il résista à la tentation de passer ses doigts dans les boucles blondes. Il avait beau être dans une chambre minuscule, déchu jusqu’au dernier degré de la dégradation, il n’échangerait cette réalité pour rien au monde. Il sentit son compagnon de rêves se mettre à bouger. Celui-ci ouvrit les yeux et d’une voix entrecoupée de bâillements, murmura :

– Quelle heure est-il ?

– Beaucoup trop tôt pour les angelots.

Aziraphale esquissa un sourire encore marqué de sommeil.

– Crowley, demanda-t-il dans un froncement de sourcils, qu’as-tu sur les lèvres ?

Joignant le geste à la parole, il tendit sa main vers la bouche de Crowley, l’effleura d’une caresse et en retira de curieux grains de sable noirâtres qu’il examina avec curiosité.

– C’est très étrange, commenta-t-il en frictionnant les grains sableux entre ses doigts.

– Comme tout ce qui se passe dans cette foutue ville, rétorqua son compagnon. Les canards artistes, les pommes volantes, le sable magique, les Tunnock’s.

– De quoi parles-tu donc ? s’enquit Aziraphale en se dressant sur ses deux coudes.

– Les trucs qui viennent du Monde d’à côté selon la vieille chouette rousse…

– Des Tylweth Teg, le corrigea son compère avec amusement.

– Si tu veux ! Et il y a aussi les angelots couverts de pluie qui débarquent en pleine nuit !

Ils échangèrent un sourire. Aziraphale se pencha vers lui. Crowley demeura impassible, guettant ce qui allait s’ensuivre. L’odeur d’Aziraphale, celle qui lui était familière aiguisait son appétit, mais il réfréna son désir de l’embrasser. Il croisa ses mains sur sa poitrine. Un seul petit mouvement de sa part et leurs lèvres, si proches, seraient déjà pressées l’une contre l’autre.


Quelques notes de Velvet Underground déchira le silence complice. Aziraphale s’écarta avec précipitation. Crowley attrapa son téléphone s’égosillant sur la table de nuit et, tout en se jurant de clouer Shax à l’aide de sa maudite agrafeuse sur la porte d’entrée du commissariat si elle était à l’origine de cet appel, s’assit afin de prendre la communication. Aziraphale s’agenouilla et prêta une oreille attentive à cette conversation plus que matinale. Crowley n’entendait rien, si ce n’était un étrange ricanement et crut deviner à l’arrière-plan, des cris et des crépitements. Une voix masculine, qu’il ne connaissait pas, se manifesta et il nota le ton moqueur de celle-ci. Il aboya sur son interlocuteur qui se présenta comme le « capitaine des pompiers » et se calma en apprenant la raison de cet appel.


– Aziraphale, dit-il en se tournant vers lui après avoir mis fin à l’échange téléphonique.

Celui-ci fixait le ciel devenu rougeoyant d’un regard fasciné.


♠♠♠


L’air était saturé d’odeurs nauséabondes provenant de la clinique vétérinaire livrée à la furie des flammes. Le jour n’était pas encore levé mais les habitants de Tadfield, tirés du Royaume des Songes par l’agitation régnant sur la colline devenue colonne enflammée, se massaient dans la grande rue pour se repaître de ce spectacle destructeur. Le malheur attirait l’être humain. Au cours de sa carrière, Crowley avait dû faire face à de nombreuses reprises à la curiosité morbide de la foule à laquelle s’ajoutait, depuis quelques années, une soif de sensationnalisme et au vu des nombreux téléphones enregistrant l’incendie, Tadfield n’échappait pas à la règle. Crowley appuya sur la pédale d’accélération, faisant s’écarter les badauds et parvint à se frayer un chemin jusqu’à la sortie de la ville. Plus la Bentley s’approchait de la colline embrasée, plus la fumée s’épaississait, plongeant le capitaine dans les limbes du souvenir. Cette nuit-là, il faisait bien plus sombre et, seul derrière le volant de sa voiture, il commençait à s’impatienter, guettant l’appel de Samaël qui ne venait pas. Cela faisait des jours qu’il avait sacrifié son sommeil et mis de côté sa vie personnelle, pour se livrer corps et âme à cette maudite enquête. Il guettait le bon moment pour prendre sur le fait, les nonnes aux noirs desseins. Des semaines d’investigation, seul contre tous, vécues sous le joug des remontrances de Samaël, des pressions exercées par des grosses légumes de la Met’ recevant des ordres « d’en haut » et des mises en garde, restées lettres mortes, de Dowling. Crowley savait qu’il jouait gros avec cette affaire. Il s’était entêté en mémoire des cadavres des nourrissons anonymes déterrés qui avaient marqué le début de son enquête. Cadavre qui aurait pu être le sien, lui, le rat d’égout sans identité, trouvé flottant sur le Léthé, l’un des principaux fleuves de Hellven. Cette nuit-là, il avait dû s’assoupir, à vrai dire, il ne se souvenait plus vraiment de ces quelques minutes écoulées avant le drame ayant réduit en cendres, sa réputation. Ce fut le bruit d’une explosion qui le tira de son sommeil. Il s’était précipité vers le couvent mais c’était trop tard : les flammes avaient déjà entamé leur ouvrage purificateur, emportant avec elles, son espoir de rendre justice aux nouveaux-nés assassinés.


Le capitaine de police ralentit l’allure une fois la Forêt du Tarot franchie, et se risqua à jeter un œil à son lieutenant à bouclettes. Celui-ci lui indiquait la route d’un ton monocorde, les yeux rivés à l’empyrée incandescent. Crowley lui avait proposé de rester dans sa chambre mais celui-ci, têtu, avait décliné en disant qu’il devait avant tout accomplir son devoir. Plus ils approchaient de l’incendie, plus Crowley regrettait d’avoir cédé à cette demande : il pouvait sentir l’angoisse étreignant le corps de son partenaire. Le bruit assourdissant des sirènes couvrit ses pensées. Il gara la Bentley non loin d’une berline blanche aux phares éteints.


Aziraphale ?



Son coéquipier s’anima et, tel un pantin manipulé par un marionnettiste particulièrement retors, inclina la tête. Il tendit la main vers la poignée de la voiture mais se ravisa, ramenant ses doigts vers son alliance qu’il se mit à tourner avec nervosité. Crowley avait toujours eu en horreur les spectacles de marionnettes, notamment ceux mettant en scène, l’ignoble Mr Punch. La rue dans laquelle il avait grandi, nichait en son sein, un vieux montreur de marionnettes qui prenait plaisir à effrayer les enfants en exhibant le fourbe pantin à la peinture écaillée. Sinistre guignol qui avait nourri nombre de ses cauchemars d’enfance impliquant un bébé qui lui ressemblait étrangement, jeté par la fenêtre, répétition chimérique du geste infanticide accompli par le pantin. Tout dans l’attitude d’Aziraphale lui rappelait à cet instant, l’affreux bonhomme : de son sourire factice jusqu’à ses gestes saccadés. Son lieutenant parut enfin se rappeler sa présence et tourna la tête dans sa direction. Les flammes se reflétaient dans ses yeux clairs, les rendant presque verts, de cette couleur oculaire souvent associée à la sorcellerie. Le doute, venin tout puissant, s’insinua à nouveau en Crowley : à qui faisait-il face à cet instant ? À l’Aziraphale qu’il croyait connaître ou à l’être dissimulant bien des secrets ?

– Oui ? demanda-t-il d’un ton calme, comme s’ils étaient assis dans un salon de thé coquet pour y déguster quelques pâtisseries.

– Tu restes ici, ordonna Crowley, et ce n’est pas négociable.


Il s’attendit à des protestations mais ne récolta qu’un assentiment donné du bout des lèvres. Il lui fit quelques recommandations qu’Aziraphale accueillit sans réticence, et tout en se disant qu’il s’apprêtait à commettre une erreur, Crowley descendit de la voiture. Un homme vêtu d’un uniforme de pompier rapiécé et couvert de cendres vint à sa rencontre. La lueur dansante des flammes creusait de profonds sillons sur son visage couvert de brûlures.


– Bonsoir, capitaine Crowley, susurra l’homme aux cheveux blancs tout en coinçant une cigarette au coin de ses lèvres.

Crowley reconnut alors son interlocuteur au ton narquois. Celui-ci esquissa un curieux sourire en jetant un regard en direction de la Bentley.

– La clinique de ce pauvre Ariel, murmura l’homme dans un ricanement, n’est pas la seule à s’être enflammée cette nuit.

Le capitaine de police s’apprêtait à répliquer que son travail était de circonscrire – circoncire ? – bref, d’éteindre ce foutu incendie, pas de donner dans le sous-entendu douteux, lorsque un craquement, suivi d’aboiements terrifiés se firent entendre. Le groupe des pompiers, une dizaine à tout casser, redoubla d’efforts, ne comptant pas sur les ordres donnés par leur capitaine qui par principe n’en donnait jamais.

– Capitaine Hastur, se présenta-t-il en grattant une allumette contre ses dents. Mes gars vont pas réussir à sauver la clinique, encore un regrettable incident, poursuivit-il en allumant sa cigarette.

– Regrettable incident ?

– À Tadfield, capitaine Crowley, les incendies ne sont que de regrettables incidents.


À cet instant, une partie de la toiture s’effondra, entraînant avec elle, nombre de tuiles qui s’écrasèrent en projetant des échardes brûlantes. Hastur se tourna vers la bâtisse enflammée et Crowley surprit avec effroi, un air de pure jouissance se dessiner sur son visage. Le capitaine des pompiers héla alors un jeune soldat du feu et l’enjoignit de conduire le capitaine Crowley à l’écart. Le jeune homme parvint à entraîner Crowley vers le trio se tenant en sécurité près d’un camion de pompiers. Une femme, portant un peignoir blanc et couverte de bijoux, était adossée contre le véhicule. Le policier reconnut le vétérinaire Ariel, assis au sol, fixant les flammes d’un œil éteint, tandis qu’un homme accroupi à ses côtés lui administrait un calmant.


– Là, là, mon ami… murmurait l’homme d’une voix qui déplut de suite à Crowley. Tout cela n’est qu’un mauvais moment à passer…

Soudain, la main du vétérinaire s’enroula autour de la cheville de Crowley et tira sur son pantalon, tel un enfant cherchant à attirer l’attention d’un adulte. Faisant fi des regards désapprobateurs du médecin, Crowley s’accroupit auprès d’Ariel.

– Les animaux… murmura-t-il. Je ne voulais pas… Les chèvres, vous aviez raison. Moi, je ne voulais pas… je n’aurais pas dû…

– Que voulez-vous dire ? l’interrogea Crowley d’un ton qu’il espérait compatissant.

Combien il regrettait l’absence d’Aziraphale à ses côtés qui aurait su, lui, employer les bons mots pour ne pas brusquer l’état mental fragile du vétérinaire. Un curieux sourire craquela les lèvres d’Ariel et Crowley comprit qu’il faudrait bien du temps avant que l’homme ne se remette de cette épreuve.

– L’Œil voit tout, l’Œil sait tout, faites attention à vous.

– Quel œil ?

– Ça suffit ! intervint le médecin. Laissez ce pauvre homme tranquille ! Vous voyez bien qu’il n’est pas en état de répondre à vos questions. Vous n’êtes pas face à un criminel, capitaine Crowley, ni dans la salle d’interrogatoire de la Metropolitan !

Crowley se redressa d’un bond. Le médecin se permit un petit sourire qui ne fit que confirmer les impressions du capitaine de police à son égard. Il se mit à le détailler avec attention, notant son costume hors de prix et la montre de luxe ornant son poignet et surtout, l’air suffisant qu’il arborait.

– Venez, mon cher, fit l’homme aux cheveux roux tout en aidant le vétérinaire à se relever.

– Où comptez-vous l’emmener ?!

– Dans mon établissement de santé, répondit le médecin en agrippant l’épaule tremblante d’ Ariel d’une serre possessive.

– Iscarioth, souffla le vétérinaire, et les animaux ?

– Ne vous inquiétez pas pour cela.


L’un des pompiers cria un ordre inaudible pour le petit groupe. Les lances d’eau cessèrent leur action inutile. Une musique s’éleva alors dans les airs, couvrant pendant quelques minutes le cri des flammes et des hommes luttant contre l’incendie.


When dawn came stealing up

All gold and blue

To interrupt our rendezvous

I still remember when you said :

Was that a dream or was it true ?


Reconnaissant la mélodie, Crowley se tourna avec lenteur vers la Bentley : ses phares allumés nimbaient la scène incendiaire d’un curieux halo et sa portière côté passager était ouverte.


♠♠♠



« Aziraphale »


C’était le Rêve qui l’avait empêché d’accompagner sa mère dans cet autre Royaume dont nul être ne pouvait revenir. Il s’était réveillé, confus, d’un sommeil agité et peuplé d’images tenant plus de visions que de songes : des bribes de sa journée, des manifestations de ses émois naissants dont il avait honte, et cette peur lancinante qu’il ressentait depuis quelques jours, qu’il ne savait expliquer. Il s’était levé, chancelant, percevant plus qu’il ne la sentait, cette curieuse odeur de brûlé et d’essence. Il avait tendu sa main et la poignée devenue fer rouge l’avait brusquement ramené à la réalité. Tous ses sens étaient à présent mis en alerte et il avait entendu le crépitement des flammes derrière la porte close. Comment était-il parvenu à s’échapper ? Probablement par la fenêtre de sa petite chambre. Et ensuite ? Ensuite… il porta sa main à ses tempes aux pointes vrillantes. Il ne savait plus… Il ne l’avait jamais véritablement su… Il s’était retrouvé à errer sur la falaise, ses mains empestant l’essence, tournant le dos à la maison de son enfance dévorée par les flammes…


Aziraphale ! Aziraphale !


Crowley s’était précipité vers la bâtisse en flammes, se maudissant pour sa propre sottise. Il n’avait fallu que quelques minutes à Aziraphale pour échapper à sa vigilance. De quoi avait parlé ce médecin répugnant dans un sourire obséquieux ? Du feu agissant comme un stimulus sur l’esprit d’Aziraphale. Idiot, il n’était qu’un idiot ! Il aurait dû l’enfermer à double tour dans sa chambre ou mieux, rester avec lui dans ce lit, loin de cet incendie !


– Aziraphale !

– Qu’est-ce que vous foutez là !? l’intercepta un pompier en relevant la visière de son casque. Fichez-moi le camp !

– J’suis flic, couillon ! rétorqua Crowley avant de s’engouffrer au cœur des flammes.


La chose étant bien plus aisée à imaginer qu’à exécuter, Crowley dut slalomer entre une demi-douzaine de pompiers, échapper à une tentative de croche-pied de la part d’une jeune recrue, décocher une bonne droite à un pompier faisant quelques kilos de muscles de plus que lui, pour se frayer un chemin vers cet enfer miniature.


– Aziraphale ! Aziraphale ! Espèce de … espèce de sale… espèce d’idiot ! T’es là ?


Seul le craquement du papier qui flamboie, des bris de verre qui crissent et du bois qui se fendille lui répondit. Il inspecta l’entrée avec nervosité, laissant l’espoir le fuir, cherchant son Aziraphale, priant une quelconque entité de lui venir en aide. Une étagère vacilla, déversant une cascade de sacs de croquettes et de boîtes de pâtée sur le sol. Les flammes cernaient Crowley, menaçant de dévorer le cuir de son pantalon, mais il n’en avait cure. Une fenêtre fut brisée de l’extérieur et un déluge le frappa en pleine poitrine, le projetant contre le comptoir de l’accueil. Des voix se firent entendre, lui ordonnant de sortir au plus vite. Il se redressa, trempé jusqu’aux os. Il hésita à se rendre et à sortir de la fournaise mais son instinct lui hurlait qu’Aziraphale se trouvait dans ce brasier. Crowley laissa échapper un juron, maudissant le Pays de Galles, les vétérinaires, les incendies et surtout les angelots lui faisant perdre le peu de raison qu’il possédait.


Un miaulement mit fin à ces imprécations. Il baissa les yeux et le vit. Un chat noir tremblant, la moustache roussie. Il s’agenouilla en silence, afin de ne pas effaroucher l’animal paniqué et le serra contre lui. Le félin lui octroya un coup de griffe et dans un sifflement, s’enfuit vers une salle située à leur droite. Crowley lui offrit une salve de titres plus insultants les uns que les autres lorsque le félin s’immobilisa, le fixant de ses grands yeux verts. Crowley s’avança de quelques pas et le chat partit en courant, comme invitant le capitaine de police à le suivre. Bien que trouvant cette idée stupide, Crowley s’élança à la poursuite de l’animal.


Ce qui restait du toit s’écroula dans un grondement d’ogresse affamée. Le bâtiment tomba à genoux en une pluie de briques et de débris ardents.


À l’extérieur, les pompiers se dévisageaient avec terreur. Hastur donna son seul ordre de la nuit en demandant à ses coéquipiers, contre leur volonté, de cesser d’asperger la bâtisse. Quelques-uns tentèrent de protester, mais il leur rappela quelle était sa position. Il retira sa cigarette de ses lèvres et l’écrasa d’un coup de talon. Il n’avait pas tout à fait suivi le plan prévu. Il se mit à couver les flammes d’un œil amoureux. Le feu était la seule chose qui lui permettait de goûter aux délices de la volupté et chaque incendie était pour lui, source d’un ineffable plaisir…




C’est alors que Crowley émergea des flammes, soutenant Aziraphale par la taille. Le chat noir se faufila parmi la petite foule incrédule et disparut dans la nuit. Le capitaine de police marcha quelques mètres avant de s’écrouler, entraînant Aziraphale dans sa chute. L’un des pompiers qui avait tenté de le retenir se mit à le houspiller, lui criant qu’il était un inconscient, doublé d’un détraqué ! Crowley se contenta de lui répondre d’un ton virulent que lui, n’était qu’un sale con.


Aziraphale tenta de se redresser. Crowley l’attira contre lui. Son lieutenant se mit à le rouer de coups de poings, hurlant de le laisser partir. Crowley tint bon et parvint à lui saisir les poignets, Aziraphale commença à se débattre afin de s’arracher à cette emprise. Comprenant qu’il était en train de perdre ce combat, il cessa de s’agiter et leva les yeux vers Crowley : des larmes coulaient le long de ses joues blêmes.

– On doit y aller, supplia-t-il dans un murmure déchirant. S’il te plaît, Crowley. Il faut que tu m’aides à la sauver, je t’en prie !

Devinant qu’à cet instant, le passé et le présent s’entremêlaient dans l’esprit de son partenaire, Crowley libéra ses poignets et enveloppa ses épaules de ses bras.

– Crowley, Crowley… je t’en prie… Elle a besoin de moi…


Crowley serra Aziraphale contre lui. Son équipier nicha sa tête au creux de sa poitrine et se laissa bercer par les paroles réconfortantes de son ancien amant. Il le protégeait, comme il l’avait fait lors de cette nuit-là, quand il lui avait confié certains de ses tourments. Crowley l’étreignit avec force et se mit à lui chuchoter des mots tendres en gaélique. Cette nuit incendiaire fut chassée par le souvenir réconfortant de la nuit qu’ils avaient passée dans les bras l’un de l’autre.

– Chut, chut… mo chridhe… je suis là, souffla-t-il en pressant ses lèvres contre son front. Je suis là.

Les sanglots se turent. La respiration d’Aziraphale devint une mélodie plus apaisée. Emmaillotés dans leur bulle, ni l’un ni l’autre ne virent les ombres les encerclant, porteuses de mauvais présages.


Ineffables blablas:

1. Le dialogue d'Aziraphale et de Crowley, au sujet des huîtres et des escargots, est une reprise du dialogue entre Crassius et Antonius dans le film Spartacus

La scène du "jeu de jambes" d'Aziraphale vêtu d'un peignoir blanc est quant à elle inspirée d'une scène culte du film Basic Instinct

Dans cette fanfic, j'ai décidé de montrer l'imagination de Crowley comme étant nourrie par le cinéma, celle d'Aziraphale étant quant à elle, nourrie par la littérature. 

2. La scène de l'incendie et de Crowley affrontant le brasier est inspirée du roman et de la série. 

3.Tunnock's: nom d'une entreprise écossaise de confiseries.



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