Hot Church

Chapitre 6 : La route des escargots

9206 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 26/05/2024 20:34

Depuis quelques années, Crowley avait su tirer profit de l’incroyable souplesse de son corps ; même si cela lui coûtait parfois quelques désagréments, notamment lorsqu’il se réveillait, dans des positions que tout humain normalement constitué n’aurait jamais pu adopter. Ce matin-là, il se réveilla au son de la voix mélodieuse de Julie Andrews, la croupe redressée, le bas de pyjama – soie noire de très bonne qualité – descendu le long de ses hanches et la tête reposant sur le dossier « Morpheus » qu’il arrosait d’un copieux filet de bave. La sonnerie de son téléphone le tira d’un songe mettant en scène son équipier à bouclettes et un congélateur… Il ouvrit un œil et se saisit de son portable. Il décrocha, sans penser à regarder le nom de la personne l’appelant de si bon matin.


– Allô, marmonna-t-il d’une voix mi-enrouée, mi-grognon, tandis que s’évaporaient les dernières images chimériques d’un Cornetto au caramel n’ayant point servi à combler une fringale.

– Anthony ! Tu réponds enfin à mes appels !

Crowley laissa échapper un juron.

– Abrège Samaël, grommela-t-il en s’asseyant en tailleur sur le lit aux draps épars.

– Écoute, je sais que ces derniers mois ont été quelque peu compliqués…

– Compliqués ?! cracha un Crowley éructant. J’ai été mis à pied ! La presse s’est déchaînée contre moi ! J’ai failli perdre mon job et j’ai été envoyé ici ! Le Pays de Galles ! Par ta faute !

– Je sais… on devrait peut-être en reparler… Toi, moi… Mayfair me manque et comme tu n’occupes plus l’appartement.

– Si tu fous un orteil là-bas, sache que j’ai fait l’acquisition de plantes carnivores spécialement dressées pour bouffer du blondinet !

– Anthony… et si je venais te voir ? Pour discuter. En ce moment, c’est un peu difficile pour moi aussi à la Met’… Dowling refuse de me dire où ils t’ont envoyé !

Un curieux rictus, qu’on pourrait qualifier de diabolique, se dessina alors sur les lèvres du capitaine Crowley. Il effectua quelques recherches rapides sur son moteur de recherche et adopta ce ton vocal qui avait su faire les délices de son ancien partenaire.

Cockermouth, mon petit démon… susurra-t-il en employant le surnom qu’il lui donnait aux débuts de leur liaison.

– Tu es sûr que c’est une ville du Pays de Galles ? Ça ne sonne pas tellement « gallois » !

– Qu’en sais-tu, tu n’as jamais quitté Londres depuis que tu es en âge de porter des couches-culottes ! Je t’envoie les coordonnées précises, comme ça, tu pourras me faire une surprise…


Il n’attendit pas la réponse de son ancien amant, raccrocha et lui transmit les coordonnées d’une obscure ville où avait vécu le poète Wordsworth, et qui, comme l’avait deviné Samaël, ne se trouvait pas du tout au Pays de Galles.


Après avoir nourri Junior, qui s’acclimatait plutôt bien à la vie galloise, et s’être occupé de sa plante verte, ce fut un Crowley plutôt satisfait qui descendit au café. Grâce aux bons soins d’Aziraphale, son hématome avait dégonflé. Il porta la main à sa joue. Avant de se coucher, il s’était de nouveau enduit le visage de pommade, mais il devait s’avouer qu’il était beaucoup moins doué en la matière que son nouvel équipier. Il se mit à siffloter d’un air guilleret :


Un petit cochon est allé aux Enfers

Un petit cochon est resté chez lui

Un petit cochon s’est repu de chair humaine crue et fumante […]


Afin d’épargner les âmes les plus sensibles ou les moins mélomanes, la suite de cette chanson ne sera pas retranscrite. Veuillez nous excuser par avance pour cette terrible mutilation de ce chef-d’œuvre musical. Vous pouvez néanmoins en retrouver les paroles dans Comptines pour Antéchrist, contenant des chansons exaltant le vice de vos bambins avec des titres tels que : Un petit cochon, Malbrough s’en va-t-en guerre, Le bon roi Henri VIII, Les petites douceurs d’Agrippine et Damien que ton règne soit grand.


– Bonjour Nina, tu es en beauté ce matin ! gazouilla Crowley en s’installant au comptoir. Toi aussi, Maggie ma radieuse ! s’empressa-t-il d’ajouter à l’intention de la petite blonde qui en gloussa de plaisir.

– Tu es sûr que tout va bien ? Tu es tombé sur la tête ? demanda une Nina bien étonnée de le voir aussi heureux.

– Pourquoi ça n’irait pas ?

Il se tourna ensuite vers Pepper occupée à suer sur un devoir de mathématiques. La fillette poussa un soupir et leva les yeux vers Crowley :

– Ça rapporte bien, le crime ?

– Tu sais quoi ? lui souffla le policier avec malice, je crois que je vais me lancer dans cette nouvelle carrière. Tu veux devenir mon associée ?

– Hé comment !

– Ne lui fourre pas de drôles d’idées dans la tête, marmonna Nina. Pepper, tu devrais y aller.


Tout en promettant de réfléchir à ce projet d’avenir, la fillette fourra son cahier tordu dans son sac et sauta du tabouret afin de rejoindre Adam. Son compère, le nez collé contre la vitre du café, aperçut Crowley. Il lui adressa un sourire en brandissant une pomme dodue. Le policier leva le pouce en l’air afin de saluer son exploit.


– Je te sers le café habituel ? fit Nina en déposant le mug contenant les six shots d’expresso.

Crowley acquiesça et quémanda une minuscule part de tarte aux pommes que Nina, bien que maugréant qu’elle lui compterait sur sa note, finit par lui offrir. Maggie se pencha vers lui et remarqua l’hématome marquant sa pommette gauche.

– Vous vous êtes cogné, capitaine Crowley ?

– Les risques du métier, Maggie.


À cet instant, le carillon tinta. Crowley pivota sur son tabouret mais au lieu des bouclettes espérées, vit apparaître un vendeur de tapis moustachu. Mr.Brown faisait partie des habitués du matin et venait toujours boire son café – sans sucre avec une petite pointe de lait – avant l’ouverture de sa boutique. Le marchand de carpettes le salua mais au lieu de s’asseoir à sa place attitrée, une table non loin de l’antique télévision, s’approcha du comptoir, la moustache frétillante. Crowley ne sut pourquoi, mais il ressentit une pointe d’agacement à la vue de cet homme qui lui était pourtant venu en aide à deux reprises.


– Vous avez entendu la nouvelle au sujet de ce pauvre David ?

Maggie et Nina échangèrent un regard intrigué, Crowley but une gorgée de café afin de masquer un rictus.

– C’est Mrs.Paddington, la très chère et respectable amie de maman, qui le tient de Mrs.Potter, la voisine de ce malheureux garçon… Il a été transporté très tôt ce matin dans une « maison de repos ». L’infortuné souffrirait de surmenage !

– De surmenage ? répéta une Nina quelque peu sceptique.

– Oui… Selon Mrs.Potter, il est rentré chez lui dans la nuit en divaguant à propos d’un crocodile du Nil, d’un démon et d’ un ange échangeant un baiser sous une pluie de petits pois surgelés.

Cette fois-ci, le rictus de Crowley se changea en ricanement, ce qui lui valut un nouveau coup d’œil de la part de Nina.

– J’espère qu’il s’en remettra, murmura une Maggie compatissante.

– Il a sans doute voulu encore jouer les gros bras et est tombé sur plus costaud que lui. Maintenant que tonton Gomorrah n’est plus là, il va devoir faire profil bas !

– Voyons, Nina, s’insurgea Brown en lissant sa belle moustache, ce n’est pas tellement charitable ! N’est-ce pas, capitaine Crowley ?


L’intéressé leva le nez de son grand mug à présent vide et opina mollement du chef. Le marchand de tapis, ravi de s’être trouvé un compagnon de discussion, se glissa sur le tabouret voisin. Il commanda son inévitable café ridiculement banal et se lança dans un monologue tout à fait inintéressant sur la prochaine rencontre du Club des Joyeux Pédestres et sur la troupe de théâtre de Tadfield dont il était le scénariste et le metteur en scène. Le capitaine de police ne lui prêtait qu’une moitié d’oreille distraite, ses doigts effleurant sa joue encore meurtrie. Brown ayant épuisé ses deux sujets de prédilection, avec les tapis et les concours canins, lui demanda dans un toussotement discret :


– À propos, capitaine, comment va votre blessure ?

– Tout à fait bien ! répondit Crowley en caressant sa pommette, à vrai dire, j’ai eu la chance d’être soigné par un angelot plutôt doué de ses dix doigts…


Crowley, pourtant attentif habituellement à ce genre de petits détails, ne perçut pas le changement s’opérant sur la figure affable du marchand de tapis. Un mouvement quasi imperceptible du côté droit de sa moustache laissant deviner que le capitaine Crowley ne lui était plus aussi aimable. Tout en achevant son café, Brown se dit qu’il ferait bien mieux d’acheter un nouveau sachet de farine et de raisins secs afin de préparer quelques Welsh cakes.


La porte s’ouvrit à nouveau, cette fois-ci sur un Gabriel vêtu de son éternel jogging gris dépourvu de toute tache de sueur. Il sortit son téléphone pour se photographier, comme il le faisait après chaque course à pied, afin d’offrir sa divine silhouette à ses abonnées dévouées suivant chaque matin le déroulement de sa journée parfaite commençant toujours aux aurores après avoir gobé quatre douzaines d’œufs.


– Bonjour la compagnie, s’écria l’agent immobilier en décochant son plus beau sourire tout en dents à ce nouveau public. Nina, jus de carottes, aujourd’hui.

La propriétaire des lieux laissa échapper un bougonnement et se rendit dans la petite cuisine pour préparer la boisson exigée. Elle avait confié à Crowley qu’elle ajoutait toujours une certaine quantité de sucre à ses jus de légumes.

Gabriel s’avança vers Crowley et lui mit son téléphone sous le nez :

– Regardez-moi ça mon vieux, je vous ai dégoté une petite merveille immobilière ! C’est à deux pas de Heavhell. Vous êtes plutôt un citadin, pas vrai ?

Il fit défiler quelques photos et s’arrêta sur celle montrant une chambre abritant un lit aux proportions tout à fait démesurées. Il fit un clin d’œil entendu à Crowley :

– Vous êtes tout à fait le genre de type aimant les grands lits… pas comme ce bon vieux Brown qui peut se contenter d’un petit lit ! Pas vrai, que toi et ton rossignol trop emplumé n’êtes pas très portés sur la chose ? ajouta-t-il d’un ton grivois en offrant une bourrade affective au pauvre marchand de tapis.

– Ce n’est pas… balbutia un Brown rougissant. Ce n’est guère convenable de supposer ce genre de chose… et …

– Deux petits rossignols roucoulants qui se contentent d’un petit nid douillet, fit Gabriel avec un sourire. Mais vous, vous avez besoin de plus qu’un nid d’amour, pas vrai, capitaine ? Si vous me faites une offre, je demanderais à Brown de vous faire une remise sur un tapis ! Je suis sûr qu‘ il serait prêt à vous céder l’une de ses précieuses possessions !


Un appel de haute importance, dixit Gabriel, mit un terme à cette conversation. L’agent immobilier, tout en leur adressant le sourire d’un homme ayant de véritables responsabilités, alla se réfugier dans les toilettes du café pour répondre à son interlocuteur. Un nouvel habitué des lieux entra dans la salle. Ennon, arborant son éternel air maussade, sortit les journaux de sa besace : il en déposa quelques-uns sur une table avant de s’approcher du comptoir. Il se saisit des revues – sur le bien-être canin et le mariage – destinées à Brown et les lui lança sans ménagement, manquant de peu, de renverser sa tasse de café. Le marchand de tapis le réprimanda avec douceur avant de lui demander s’il avait apprécié les Welsh cakes qu’il lui avait offerts quelques jours auparavant. Ennon se contenta d’un vague grognement qui aurait pu passer pour une affirmation alors qu’en réalité, les pâtisseries avaient terminé dans l’estomac des chèvres de la ferme familiale.


Nina revint avec la boisson commandée par Gabriel qu’elle déposa près de la corbeille à fruits. Elle salua le jeune livreur de journaux qui ne parvenait pas à détacher ses yeux de Crowley. Le policier lui offrit un petit signe de tête auquel le gringalet répondit par une grimace avant de quitter l’établissement.


– Vraiment curieux comme gamin, bougonna Crowley.

– Qui ça, Ennon ? C’est juste qu’il n’a pas encore trouvé sa place, répondit Maggie qui revenait vers eux après avoir échangé quelques mots avec Mary, une autre habituée des lieux, qui portait fièrement sa septième immaculée conception.

– À la rentrée, il doit repartir pour Cardiff, reprit Nina, afin d’entamer sa quatrième…

– Cinquième, chérie, la corrigea Maggie.

– Cinquième première rentrée universitaire. Droit, c’est bien ça ?

– Non, Médecine.

– Non, ça, c’était l’année dernière.


Les deux femmes échangèrent un sourire complice. Crowley se dit qu’elles devaient être le couple le plus amoureux du café : il plaignait la pauvre personne partageant la vie de Gabriel, et Brown semblait connaître quelques déboires avec son mystérieux rossignol. Le marchand de tapis ouvrit l’une de ses revues et se plongea dans sa lecture. Crowley pivota sur son tabouret et aperçut une silhouette familière passer devant le café. Prétextant avoir du travail, il prit congés de Nina et Maggie.


Alors qu’il s’apprêtait à quitter les lieux, Crowley fut interpellé par une Mary un brin inquiète : elle lui demanda s’il n’avait pas vu Godot, son compagnon, qu’elle et Joe, son autre partenaire, cherchaient depuis la veille. Le policier répondit par la négative et lui promit qu’il lancerait un avis de recherche si ce dernier ne réapparaissait pas dans la journée. La jeune femme posa sa main sur son ventre de femme enceinte tout en le remerciant pour son amabilité.


Gabriel ressortit des toilettes, quelque peu contrarié, au moment où Crowley traversait la rue. Il se saisit de son jus de carottes et l’avala d’un trait rageur. Il tourna la tête vers l’extérieur et aperçut un amas de bouclettes dorées bien connu de la communauté.


– Tiens, ne serait-ce pas notre replet rossignol ? Cela fait un moment qu’il n’est pas venu au café ! s’étonna-t-il en se tournant vers le marchand de tapis.


En guise de réponse, Brown poursuivit sa lecture d’un article tout à fait passionnant sur l’hypersensibilité olfactive des canidés et les moyens d’y remédier.


♠♠♠



Crowley rejoignit son équipier quand celui-ci se trouvait au niveau de la librairie. Il le salua avec chaleur, le faisant sursauter. Le lieutenant parut quelque peu surpris mais répondit bien volontiers en lui offrant un sourire. Crowley s’approcha de la boutique et colla son nez contre le carreau aux stores baissés.


– La propriétaire est en vacances, l’informa Aziraphale. Elle devrait revenir d’ici une ou deux semaines…

– Elle est de votre famille, je présume, déclara Crowley en pointant du doigt le nom de la librairie s’étalant en lettres dorées sur la devanture.

– Non, elle l’avait rachetée à ma mère… Mon grand-père en avait été le propriétaire, comme son père avant lui… Pour ma part, j’aurais fait un bien piètre libraire ! J’aime les livres, mais je n’aime guère m’en séparer !

Aziraphale tourna la tête vers son équipier. Crowley se dit alors que les tubes de crème pouvaient faire des miracles en matière de rapprochements humains !

– Vous cherchez un livre en particulier ? Qu’aimez-vous lire ?

– À vrai dire, confessa Crowley en passant une main dans ses cheveux, je ne suis pas féru de littérature… disons que c’est de la simple curiosité.

– Vous comptez devenir ami avec tous les commerçants de Tadfield ?

– Règle n°1 apprise à Soho : toujours se mettre les commerçants dans la poche ! Ils sont de sacrés bons informateurs !


Crowley se tourna alors vers sa Bentley garée devant le café et lui adressa un petit signe de la main. Il se mit à trottiner près de Boucle d’or qui marchait d’un bon pas, les mains croisées derrière le dos ; lui, adopta une démarche plus désinvolte, vaguement trébuchante. Les deux compères formaient un étrange duo qui ne manqua pas de susciter la curiosité des quelques habitants vaquant à leurs occupations matinales. Aziraphale, qui avait décidé de servir de guide touristique, présentait et saluait chaque commerçant croisant leur route. Goliath balayait le seuil de son magasin en esquissant quelques pas de danse – à croire que le repos forcé de son associé l’avait libéré d’un poids ! –. À la vue des deux policiers, il leur adressa de grands gestes amicaux avant de reprendre son surprenant ballet. Aziraphale évita sciemment le raccourci qu’il prenait en temps normal et poursuivit son babillage tout en vantant les beautés de sa ville natale. Le trajet, qui n’aurait dû leur prendre qu’une petite dizaine de minutes, s’étirait en longueur.


Lorsqu’ils passèrent devant la boutique du roi du tapis encore fermée, les aboiements de son roquet vinrent couvrir la voix d’Aziraphale. Le petit chien, la truffe pressée contre la porte, leur montrait ses crocs ruisselants de bave.


– Ce clébard me déteste, fit Crowley en accélérant le pas.

– Rassurez-vous, répondit Aziraphale en dardant un regard autoritaire en direction de l’animal qui se changea en furie baveuse et hurlant à la mort, il me hait encore plus !

– Qu’est-ce que vous lui avez fait ?!

– Ma simple présence le dérange… marmonna le lieutenant, il paraît que ma nouvelle Eau de Cologne « indispose son museau délicat ».

– Je l’aime bien, moi, votre Eau de Cologne !

– Oh, s’exclama un Aziraphale ravi, merci mon cher ! Je l’ai changée dernièrement sur recommandation de mon barbier et …


Crowley n’écoutait plus un traître de mot des explications d’Aziraphale qui s’était lancé dans une longue palabre sur les bons conseils donnés par son barbier lui faisant aussi office de coiffeur. Il comprit que son équipier était affligé d’un mal affectant nombre de lettreux dans son genre : le goût pour la digression inutile. En temps normal, un telle infection lui aurait été insupportable, mais il le trouvait amusant avec son langage châtié et sa manie d’user du langage comme d’une parure sur laquelle il ajoutait des perles plutôt que de dire clairement les choses. Sans compter qu’il aimait vraiment son odeur. Il leva le nez et se mit à palper l’air comme s’il désirait en conserver une trace. Prenant ce geste pour une marque d’ennui, Aziraphale s’excusa, toujours avec ce ton ampoulé le caractérisant, pour ses « insupportables circonlocutions ». Crowley s’empressa de le rassurer par un vague grognement et tous deux reprirent leur déambulation à travers Tadfield.


Ils arrivèrent enfin au commissariat, après avoir emprunté divers chemins de traverse qui leur avait pris une bonne demi-heure de plus, les bras chargés de divers présents offerts par les commerçants rencontrés au cours de leur pérégrination. Aziraphale lui avait confié qu’à Tadfield, un secret ne faisait pas long feu et que les marchands étaient sans nul doute au courant de leur petite altercation de la veille avec David… et du départ précipité de la petite frappe dont le règne de terreur venait de s’achever grâce au capitaine Crowley. Aziraphale posa les deux bouteilles de vin données par la propriétaire du restaurant français, pour ouvrir la porte d’entrée.


– Après vous, créature de Satan, fit-il à l’intention de Crowley en lui ouvrant le passage.

– Merci, serviteur de Dieu, répondit Crowley sur le même ton en inclinant la tête.


Ils échangèrent un regard amusé et s’engouffrèrent dans le hall d’entrée en pouffant comme deux adolescents venant de sécher les premières minutes du premier cours de la matinée. Ils passèrent devant la réception et se contentèrent de saluer à peine Shax occupée à se tartiner la figure d’un masque à l’argile. Celle-ci, qui venait tout juste de prendre son poste, avait été quelque peu étonnée de voir que les deux policiers n’étaient pas encore arrivés alors qu’Aziraphale était toujours sur place, dès potron-minet. Elle se souleva de son siège et se pencha vers eux alors qu’ils franchissaient la porte de la salle de repos. Elle avait bien entendu eu vent de l’étrange rumeur disant que le capitaine Crowley et le lieutenant Fell avaient chassé l’abominable David de sa supérette. Shax, qui préférait diffuser les rumeurs plutôt que d’en être informée, avait tout d’abord refusé de croire à ce nouveau bruit, mais en les voyant tous deux si complices, dut se résoudre à lui accorder un semblant de crédit. Les yeux de la diabolique secrétaire et pourvoyeuse de ragots en chef se plissèrent, se réduisant à deux fentes malicieuses. Elle se saisit de son téléphone et envoya un texto à « titre informatif » à sa nouvelle amie – au grand dam de Furfur qui n’avait plus la primeur de ses commérages –, la nouvelle assistante du maire aux escarpins si originaux !


La nourriture trouva refuge dans le petit frigo de la salle de repos. Crowley offrit le gigot d’agneau, reçu de la part de la bouchère, à son coéquipier qui lui échangea, avec une pointe de regret nota Crowley, contre les deux bouteilles de vin. Aziraphale confessa qu’il n’avait pas le droit de boire autre chose que du thé et de l’eau jusqu’à nouvel ordre. Lorsqu’il s’enquit de la raison, le lieutenant détourna les yeux et marmonna que lors de la soirée d’adieux du capitaine Gomorrah, il avait un peu abusé de la boisson et sous l’effet de l’ivresse avait commis une « regrettable erreur ». Ce simple mot suffit à attiser la curiosité de Crowley qui le pressa de questions auxquelles sa tête de mule d’équipier refusa cependant de répondre.


– Je finirai par vous tirer les vers du nez, l’Angelot ! s’écria Crowley en emportant un cactus, présent offert par la fleuriste, dans son bureau.


Pour son plus grand malheur, le cactus fut placé aux côtés du Ficus. Celui-ci agita ses feuilles et dans son langage chlorophyllé, se lança dans un discours terrifié, entrecoupé de sanglots, pour l’informer du sort qui l’attendait. Le cactus déboussolé en perdit quelques épines, ce qui lui valut une sévère réprimande de la part de Crowley qui le mit de suite au parfum en l’invectivant et en lui faisant comprendre qui était à présent son seigneur et maître. En dépit des protestations d’Aziraphale, l’invitant à faire preuve d’un peu de compassion envers ses pauvres plantes, Crowley se saisit de son brumisateur et entama une agréable petite séance de torture matinale. Lorsqu’il sentit les gouttes d’eau froide s’abattre sur lui, le petit cactus eut une pensée pour ses compagnons restés dans la boutique et laissa échapper un pleur de désespoir.


Au bout d’une heure, et après avoir exigé du cactus de faire repousser les quelques épines tombées, Crowley commença à s’ennuyer. Bien décidé à ne pas s’enfermer dans une routine faite de paperasse et des inévitables coups de fil de R.P Tyler, il s’invita dans le bureau voisin. Aziraphale leva la tête lorsqu’il franchit la porte inexistante et ne put s’empêcher de pousser des cris indignés lorsque son coéquipier s’affala sur son sofa. Il lui rappela que ledit sofa n’était pas fait pour se livrer aux bras de Morphée, mais destiné à recueillir les confidences d’ éventuelles victimes qui pourraient se présenter à eux.


– Je suis une victime ! rétorqua Crowley en adoptant une posture tout à fait décontractée, victime de l’ennui.


Aziraphale, comprenant qu’il devrait s’accommoder de la présence de son diabolique capitaine, poussa un soupir défaitiste et se plongea dans la lecture d’un rapport rédigé – torché serait le mot le plus exact mais le lieutenant Fell n’employait guère ce genre de langage –, par Furfur.


– Au fait, s’enquit-il en entamant une discussion de courtoisie, appréciez-vous votre séjour chez Nina et Maggie ?

– Au poil, répondit Crowley en se tournant sur le flanc, son menton posé au creux de sa main gauche. J’ai même la chance d’être réveillé tous les matins par Julie Andrews ! J’espère qu’elle brûle en Enfer !

– Elle n’est pas morte, marmonna Aziraphale en redressant ses lunettes sur le bout de son nez.

– Z’êtes sûr ? fit Crowley en effectuant une rapide recherche. Ah oui, dommage… mais pourquoi nous infliger pareille harmonie céleste ?

La Mélodie du bonheur est le film préféré du maire… répondit Aziraphale tout en essayant de détourner la conversation. Nina fait le meilleur café du Pays de Galles et probablement du Royaume-Uni, vous ne trouvez pas ?

Crowley ne fut pas dupe de la manœuvre mais décida d’entrer dans son jeu. Il saurait l’apprivoiser pour l’amener à parler de ce maire qui semblait exercer un certain pouvoir sur la ville de Tadfield.

– Je doute que vous ayez beaucoup de points de comparaison, l’Angelot !

Le capitaine vit la colère poindre sous le masque impassible.

– J’ai vécu à Cardiff ! s’offusqua le lieutenant dans un bruissement de bouclettes outragé. J’ai fait mes études là-bas et j’ai même exercé quelque temps au sein de cette brigade !

Cardiff. Il n’aurait jamais dû s’aventurer sur ce terrain-là… Regrettant d’avoir conduit son équipier à évoquer cette ville maudite, Crowley tenta à son tour de changer le cours de la discussion par une pirouette tout à fait désagréable :

– Oh, quel dépaysement ! Laissez-moi deviner : à cette époque, vous vous écrouliez tous les soirs sur votre petit lit d’étudiant, en larmes, pleurant sur votre chère Tadfield !

– Non !

– Tellement provincial et prévisible, cracha Crowley avec davantage d’amertume qu’il n’aurait voulu.


Aziraphale posa son stylo-plume devant lui et se leva avec lenteur. Il serra les poings, tentant de réprimer la colère bouillant dans ses veines. Il prit une profonde inspiration et confessa, malgré lui :

– En vérité, je m’y plaisais. J’ai même tenté d’y retourner, Nom de … Il plaqua sa main contre sa bouche, retenant un juron de justesse. Pourquoi je vous raconte ça ! Vous êtes tellement désagréable !

– Peut-être parce que je suis le seul être humain à peu près sensé dans ce fichu commissariat ? proposa le capitaine en s’asseyant.

– Laissez-moi rire !

– Alors, l’interrogea Crowley dont la maudite curiosité avait chassé la mauvaise humeur. Pourquoi avez-vous décidé de revenir ici ?

– J’avais promis, murmura un Aziraphale au regard fuyant. Je me devais de respecter la parole donnée. Maintenant, laissez-moi travailler.


Il se rassit et reprit la lecture du rapport afin de chasser les souvenirs ravivés par cette discussion. Les lettres dansaient devant ses yeux et il ne parvenait pas à se concentrer. Il jeta un regard à l’endroit où aurait dû se trouver le portrait de la personne partageant sa vie ; avant de se rappeler qu’il l’avait cassé, par maladresse, lorsqu’il était revenu la veille dans son office après avoir raccompagné Crowley. Le cadre fissuré, un cadeau de sa belle-mère, avait été dissimulé dans le dernier tiroir de son bureau. Aziraphale avait appris qu’il ne valait mieux pas provoquer les foudres de cette dernière. Celle-ci pouvait se montrer particulièrement irritante lorsqu’elle se sentait meurtrie dans son orgueil maternel, elle qui se considérait comme « la mère de substitution » d’Aziraphale. Un sourire amer se dessina sur les lèvres du lieutenant. Il secoua la tête et se promit de cacher cet incident afin d’éviter une nouvelle « mésintelligence » conjugale.


– Je m’ennuie ! reprit un Crowley gémissant. Vous n’auriez pas une aventure plus palpitante à me proposer ?

– Furfur doit aller poser un radar au niveau de la Forêt du Tarot, accompagnez-le !

– Certainement pas !


La simple perspective de passer de longues heures en tête-à-tête avec l’officier horrifiait Crowley. Il n’aurait sans doute pas la patience de supporter les tentatives d’approche de l’agent, et finirait par faire la une de la presse locale et même nationale pour meurtre sur collègue. Il se leva du sofa et s’approcha du bureau de son équipier avec la lenteur d’un reptile s’apprêtant à croquer un oisillon tombé du nid.


– Venez avec moi, murmura-t-il en se penchant vers son lieutenant, le fessier au garde-à-vous et le coude posé près du pot à crayons. Ça vous changera de toute cette paperasse !

– Mon travail…

– Vous êtes flic, pas bureaucrate ! Allez !

Sous les yeux ébahis d’Aziraphale, Crowley tira une pièce de monnaie de la poche de son pantalon et la lança en l’air avant de le rattraper de sa main gauche.

– Pile, vous venez avec moi ; face, j’y vais avec Furfur… mais je ne vous garantis pas de vous le ramener en un seul morceau !

– Je n’ai pas le temps pour ces inepties !

– Allons, laissez-vous tenter, l’Angelot. Je vous laisse le choix : pile ou face ?

Aziraphale arracha ses lunettes et pinça le bout de son nez pour contrôler son exaspération.

– Pile et maintenant, laissez-moi faire mon travail !

Crowley fit sauter la pièce et la recueillit au creux de sa paume. Un sourire se mit à flotter sur son visage.

– Pile, excellent choix ! Vous venez avec moi !


Le lieutenant le scruta d’ un air suspicieux. Crowley s’empressa de replier ses doigts contre la pièce, craignant que son équipier n’ait découvert la supercherie. Aziraphale se leva et se dirigea vers le porte-manteau. Avait-il deviné que le pari était truqué et que la pièce avait deux côtés pile ? Crowley fut incapable de répondre à cette question, mais lorsqu’il vit son équipier enfiler son manteau, le capitaine sut qu’il venait de gagner la partie.


♠♠♠


Les surprises de Crowley ne s’arrêtèrent pas cependant en si bon chemin. Il suivit Aziraphale dans le garage attenant au poste de police. Son équipier actionna l’interrupteur, la lumière blafarde révéla la présence de l’unique véhicule utilisé par la brigade de Tadfield. Crowley poussa un couinement indigné avant de se tourner vers son coéquipier :

– C’est une blague ?!

– Quoi donc ?

– Ce… ce truc ! répliqua le capitaine en pointant du doigt la Mini Cooper ancienne génération à la carrosserie éraillée et repeinte grossièrement aux couleurs de la noble police britannique.

– Non, répondit son lieutenant, c’est notre voiture de fonction.


Crowley fit le tour de la petite voiture, examina le pare-choc cabossé – un regrettable accident incluant Muriel et le derrière d’une camionnette –, releva quelques éraflures sur le capot – une malheureuse rencontre entre Muriel et une boîte aux lettres –, ainsi qu’une large fissure sur le coffre – une triste entrevue entre Muriel et un mur. Il grommela en constatant que deux pneus étaient dans un état déplorable et que la portière arrière ne fermait pas. Alors qu’il revenait à son point de départ, il avisa une porte qu’il n’avait pas vue en entrant dans le garage. Aziraphale suivit son regard et se mit à se balancer d’un pied sur l’autre en marmonnant que cette pièce ne contenait rien de bien intéressant. N’en croyant pas un mot, Crowley se saisit du trousseau remis à son arrivée, déverrouilla la porte… et tomba sur la réserve personnelle du capitaine Gomorrah. Aziraphale le rejoignit tandis qu’un Crowley blême de fureur découvrait une collection d’objets divers en rien utiles à l’exercice de leur fonction – à l’exception peut-être des nombreuses paires de menottes rangées par couleur sur une étagère.


– Je vous avais bien dit que cette pièce n’était pas intéressante…


Le capitaine se mit à parcourir la salle d’un pas rageur, poussa un juron lorsque son pied entra en contact avec un objet non identifié et dont il refusait de connaître l’emploi et la provenance. Il prit une profonde inspiration et hurla le nom de Furfur. L’officier répondit à cet appel sauvage et débarqua dans le garage. En voyant la porte de la salle privée ouverte, il dénoua sa cravate et adapta une démarche qu’il espérait sensuelle. Il se figea en apercevant Aziraphale.


– Capitaine, murmura-t-il, vous savez… je ne suis pas tellement pour le partage…

– Écoutez-moi bien Furfur, aboya le capitaine en question en le saisissant par le col de sa chemise, vous allez nous débarrasser de tout ce foutoir !

– Mais… mais… bredouilla Furfur, qu’est-ce que je vais en faire !

– J’en sais foutrement rien ! Offrez tout ce merdier à la maison de retraite si ça vous chante, ça les changera de la Belote, mais à mon retour, je veux que cette salle soit vidée, compris ?

– Oui, oui, capitaine… murmura l’officier en lançant un regard désolé aux objets qu’il aurait aimé tester avec son supérieur hiérarchique.

– Bien, fit Crowley en relâchant son emprise. Pour les menottes, vous arracherez les ridicules petits pompons et vous les laverez : elles pourront toujours nous être utiles. Fell, s’étrangla-t-il en voyant son coéquipier occupé avec un fouet, reposez-moi ça, tout de suite !

Aziraphale fit claquer la lanière, d’un geste non dénué d’adresse, contre le sol. Furfur poussa un cri terrifié et se réfugia derrière leur capitaine.

– On pourrait peut-être le garder ? demanda le lieutenant d’un ton quémandeur.

– Certainement pas ! s’offusqua Crowley.


À regret, Aziraphale reposa le fouet entre la cravache et le martinet. Crowley se retourna vers Furfur afin de lui donner ses dernières instructions. Le lieutenant en profita pour subtiliser un objet de la collection privée du capitaine Gomorrah qu’il glissa dans sa poche.


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La Mini avait connu bien des frayeurs en compagnie de Muriel, mais toutes ces mésaventures étaient des vrais parcours de santé comparées à ce qu’elle s’apprêtait à vivre avec le capitaine Anthony J. Crowley aux commandes ! La petite voiture sut que son destin allait prendre un tout autre tournant dès sa sortie du garage, tonitruante à souhait. En dépit des protestations apeurées d’un Aziraphale agrippé à la poignée de maintien, Crowley fit vrombir le moteur de la petite voiture et se faufila à toute allure dans les rues étroites de Tadfield. La pauvrette crut sa dernière heure arrivée, lorsque son conducteur « omettant » de s’arrêter à l’unique feu de circulation que comptait la ville, faillit percuter une voiturette rose bonbon. Le lieutenant reconnut avec effroi en la conductrice, la très chère et respectable Mrs.Paddington qui le dévisageait, bouche bée. Il lui adressa un petit signe de la main avant que la Mini ne reparte sur les chapeaux de roue, dans un rugissement infernal.


Ils parvinrent bien vivants, Dieu ne sait comment, à la Forêt du Tarot. Crowley gara la Mini dans le chemin indiqué par Aziraphale et descendit de la voiture, en se contorsionnant afin d’ en extraire sa carcasse dégingandée. La petite voiture laissa échapper un soupir motorisé de soulagement. Crowley, mains plantées sur les hanches, contemplait le paysage s’offrant à sa vue : de l’autre côté de la route, se déployait une falaise donnant sur la mer. Aziraphale tapota le capot de la miséreuse secouée par tant d’émotions, et tenta de la consoler en lui promettant qu’après cette journée, il ne laisserait plus jamais le capitaine s’approcher de son volant.


– Pourquoi l’appelle-t-on la Forêt du Tarot ? demanda Crowley tout en observant le lieutenant dépliant les pieds brinquebalants du radar qu’ils avaient réussi à caser sur la banquette arrière.

– Une sorcière y vivait jadis. Les habitants venaient la voir pour qu’elle leur tire les cartes et elle avait même écrit un livre de prophéties.

Aziraphale sortit un mouchoir de sa poche pour essuyer l’appareil.

– Personne ne sait ce qu’elle est devenue… Elle a été condamnée au bûcher pour sorcellerie, mais a réussi à fuir Tadfield. Depuis ce jour, on prétend que cette forêt continue d’être protégée par la présence invisible d’Agnès Barge.

– Vous y croyez, vous, à ces conneries ? marmotta Crowley en posant son divin séant sur le capot de la Mini.

– Pas vous ? fit Aziraphale avec vivacité, la magie est un art !

– Tout juste bon à divertir les mioches, au même titre que les clowns, rétorqua son coéquipier en songeant au dernier goûter d’anniversaire de son filleul qui s’était soldé par le ligotage du clown en question par une bande de marmots déchaînés.

– Je pratique l’art de la prestidigitation ! l’informa Aziraphale avec enthousiasme. Voulez-vous une petite démonstration ?

– Allez-y, l’Angelot, surprenez-moi !


Ravi de faire étalage de toute l’étendue de son talent, Aziraphale se plaça face à Crowley et se concentra quelques secondes. Il sortit une plume noire de sa poche, la plaça au creux de sa paume droite qu’il tendit à son coéquipier sceptique. Il souffla dessus et replia ses doigts sur la plume.


– Elle a disparu ! s’exclama l’apprenti magicien d’une voix haut perchée.

– Non, répliqua Crowley en se redressant, elle est dans votre poche.

– Bien sûr que non !

– Alors, videz votre poche, Boucle d’Or.

– Certainement pas ! refusa le lieutenant en se reculant de quelques pas.

– Si vous n’obéissez pas, je me verrai contraint de procéder à une fouille corporelle… alors ?


En soupirant, Aziraphale retira la plume noire qu’il avait effectivement cachée dans la poche de son manteau. Crowley l’examina et fut pris d’un curieux soupçon en croyant reconnaître sa provenance. Il laissa échapper un juron et accusa son coéquipier d’avoir outrepassé ses ordres en dérobant l’un des objets de la collection de Gomorrah ! Aziraphale protesta… puis finit par se rendre. Il sortit un loup noir de sa poche et le remit à son coéquipier.


– Je le trouve joli…

– Joli ?! Vous ne savez même pas où ce truc a traîné !

– Ce n’est qu’un masque, répliqua Aziraphale en reprenant ce qu’il considérait à présent comme son bien.

Avant de le remettre dans sa poche, il s’amusa à le poser contre son visage, ne laissant apparaître que ses yeux clairs. Crowley le scruta avec attention et ressentit un curieux frisson lui chatouiller le bout des doigts et des orteils. Le souvenir d’un autre visage mutin, se cachant derrière un drap et se dévoilant peu à peu, resurgit dans sa mémoire… Le sourire empreint de malice du lieutenant s’effaça, comme s’il se sentait écrasé par le poids du regard de Crowley qu’il ne pouvait percevoir mais qu’il devinait tout de même …

– Capitaine, murmura-t-il, est-ce que tout…


La main de Crowley se déplia vers le masque pour le lui arracher. Il sentit ses doigts lui frôler la peau. Il ne tenta pas de se dérober à cet effleurement … Soudain, le bruit d’un moteur pétardant brisa ce curieux instant suspendu où le présent et quelques bribes du passé s’étaient entremêlés. Ils s’écartèrent l’un de l’autre et Crowley aperçut un tracteur filant à une allure de tortue sur la route. Il reconnut Ennon, perché derrière le volant, vêtu de son éternel K-Way vert. Le policier s’approcha du radar et voulut l’interpeller, prétextant une infraction. Aziraphale replaça le loup dans sa poche, et l’en dissuada en le tirant par le bras.


– Laissez ce pauvre garçon tranquille, il n’a commis aucun excès de vitesse !

Le tracteur passa devant eux. Le jeune homme leur jeta un regard surpris avant d’accorder un petit sourire timide à Aziraphale qui lui répondit bien volontiers.

– Vous voyez ! répliqua Crowley en s’arrachant à son emprise, mauvais positionnement des doigts ! J’vais lui coller une amende salée à ce petit délinquant !

– Vous n’en ferez rien, soupira son équipier tandis que le véhicule s’éloignait dans un nuage de fumée. Ennon est le fils du fermier Uz et le seul livreur de Tadfield !

– Il pourrait être le fils du maire que je m’en contrecarrais l’oignon ! Son tas de ferraille là, je suis sûr qu’il n’est même pas homologué ! J’vais lui coller une suspension, oui ! Pour pollution excessive !

– Si vous le privez de permis, nous n’aurons plus de lettres, de journaux et de pizzas. Vous n’aurez même plus droit à vos pâtisseries du matin !


Crowley lui adressa un regard surpris. Aziraphale lui expliqua que « l’étudiant en transition » selon la formule familiale consacrée, rendait nombre de services aux habitants de Tadfield en assurant de nombreuses missions au sein de leur petite communauté. Il lui apprit que c’était lui, et non Shax, qui chaque matin, apportait les pâtisseries dont la brigade se régalait à la pause déjeuner. Le lieutenant, bien décidé à défendre le jeune homme, poursuivit en disant que celui-ci venait par ailleurs tailler les haies de son jardin et s’occupait de son parterre de fleurs un samedi sur deux et ce, gratuitement ! Il conclut son plaidoyer en déclarant qu’Ennon Uz était un garçon tout à fait adorable et qu’il ne comprenait pas l’attitude belliqueuse de Crowley à son égard.


– L’attitude belliqueuse ? vociféra Crowley. Je ne lui ai rien fait à ce mioche !

– Ce n’est pas ce qu’il m’a dit, répondit Aziraphale. Vous l’enquiquinez depuis votre arrivée. Qu’est-ce qui vous déplaît tant chez lui ?

– Erreur, se défendit l’accusé, c’est lui qui a je-ne-sais quel foutu problème avec moi !


Aziraphale roula des yeux en déclarant qu’il n’en croyait pas un mot. Vexé de ne pas être cru par son coéquipier, Crowley s’enferma dans un mutisme buté et refusa toute nouvelle discussion. Un autre tiers d’heure passa, suivi d’un autre, tout aussi dépourvu d’événements. Les bras croisés contre sa poitrine, le capitaine boudeur jeta un regard à son coéquipier qui, dédaignant le confort relatif d’un capot de voiture, se tenait raide comme la justice près du radar qu’il soutenait d’une main pour l’empêcher de tomber au moindre coup de vent.


Une autre demi-heure s’écoula dans l’inactivité et l’absence de paroles. Crowley poussa un profond soupir et esquissa quelques pas afin de dégourdir ses pauvres jambes ankylosées. Il ne demandait pas la lune, pourtant ! Juste de quoi occuper son esprit pour le tirer de cet ennui lui collant à la peau telle une mélasse inextricable. Ne pouvant supporter ce silence, il se mit à siffloter un air de musique mais cela ne suffit pas à susciter l’intérêt du seul être humain à des kilomètres à la ronde. Soudain, son regard fut attiré par un petit groupe d’escargots qui sentant la pluie arriver, venait de faire son apparition sur la route déserte. Il s’en approcha et s’accroupit pour mieux observer leur démarche baveuse. Il arracha deux des pauvres gastéropodes du bitume et, sous les yeux ébahis d’Aziraphale, les emporta près de la Mini.


– Angelot, ordonna-t-il en retirant le morceau de tissu qu’Aziraphale ne pouvait décemment nommer une cravate, prêtez-moi votre nœud pap’.

– Quoi !? Certainement pas !

– Ordre de votre supérieur hiérarchique, lieutenant Boucle d’Or, fit-il en plaçant sa cravate dénouée sur le sol.

– Je m’appelle Aziraphale, marmotta l’intéressé tout en se pliant à cette étrange lubie.


Poussé par la curiosité, il se délesta de son nœud papillon et l’apporta à son coéquipier. Celui-ci le plaça à une vingtaine de centimètres de la cravate avant d’y déposer les deux escargots.


– Que comptez-vous faire ? demanda un lieutenant Fell intrigué par cette curieuse distraction.

– Quitte à faire quelque chose de stupide, autant faire quelque chose de profondément idiot ! Une petite course d’escargots, ça vous tente, l’Angelot ?

– Une… course… d’escargots… bredouilla Aziraphale d’une voix troublée, c’est une tradition écossaise ?

– J’en sais foutrement rien. Vous prenez lequel ?


Aziraphale ne répondit pas, les yeux rivés à la silhouette longiligne de nouveau accroupie. Une course d’escargots… Les images d’une course semblable lui revinrent en mémoire. Prétextant avoir senti une goutte de pluie, il se précipita dans la voiture et en sortit un parapluie à l’armature tordue et au tissu troué. Il l’ouvrit et s’avança vers son équipier qui n’avait pas perçu son émoi, trop occupé à encourager l’un des deux participants de cette course improvisée. Aziraphale inclina le parapluie vers Crowley afin de le protéger de l’averse devenant menaçante. Indifférent aux gouttes de pluie, le capitaine s’époumonait, encourageant le plus lent des gastéropodes.


– Pourquoi soutenir celui-ci ? l’interrogea Aziraphale.

– J’ai toujours eu un faible pour les perdants, avoua Crowley en se tournant vers lui.


Les doigts d’Aziraphale se mirent à trembler. Cette conversation, il l’avait déjà eue, plus de vingt plus tôt, dans un parc jouxtant l’école de Police de Cardiff, tandis qu’au loin résonnaient la musique et les cris provenant d’une fête qu’il s’était empressé de fuir. Il avait trouvé refuge dans ce lieu encore épargné par les allées et venues d’étudiants alcoolisés, et avait marché jusqu’à son coin préféré pour y trouver un peu de tranquillité, lorsque son regard s’était posé sur un jeune homme accroupi et poussant des cris de damné. Il s’était approché et avait toussoté pour manifester sa présence. L’inconnu aux yeux bruns, arborant une coupe déstructurée d’un noir corbeau qui n’avait rien de naturel, lui avait alors demandé, avec un fort accent écossais, s’il voulait participer à une course d’escargots. Le jeune Aziraphale avait tout d’abord décliné l’étrange proposition mais gagné par le grain de folie de l’inconnu, s’était finalement laissé tenter… et s’était positionné à ses côtés pour encourager le gastéropode délaissé par l’Écossais.


– Lieutenant l’Angelot ? s’enquit Crowley d’une voix où transperçait une petite pointe d’inquiétude. Tout va bien ?


En guise de réponse, Aziraphale s’accroupit à ses côtés et soutint l’escargot qui n’avait pas obtenu les faveurs de son équipier. Crowley, ravi de cette compétition, se mit à crier plus fort pour encourager son favori. Aziraphale se surprit à se prendre au jeu et hurla à son tour sur le gastéropode s’approchant de la ligne d’arrivée. Malgré tous les efforts du capitaine Crowley, son protégé ne parvint pas à battre son rival et il dut reconnaître sa cuisante défaite. La pluie avait doublé d’intensité et le parapluie cassé ne les protégeait plus de l’eau glissant le long de leurs figures rendues rouges par l’excitation de la course.


Tout d’un coup, des éclats de voix perturbèrent cette fin de course. Ils échangèrent un regard en reconnaissant les bruits caractéristiques d’une vive dispute. Aziraphale referma le parapluie et tous deux décidèrent de se diriger vers le lieu de la discorde. Ils se firent les plus discrets possible et s’enfoncèrent dans la Forêt du Tarot devenue beaucoup moins accueillante depuis que le ciel s’était obscurci. Crowley ne put réprimer un frisson et d’un geste machinal, porta ses doigts à son étui à pistolet. Aziraphale, qui le guidait à travers la forêt qu’il connaissait depuis son enfance, s’arrêta net en découvrant les deux silhouettes se tenant à quelques mètres d’eux. Il attrapa son coéquipier par le bras, le força à se dissimuler derrière un buisson et lui désigna les deux belligérants. Crowley mit quelques secondes à reconnaître Gabriel se tenant face à une personne beaucoup plus petite et portant une abomination vestimentaire en guise de chapeau.


– Qu’est-ce que Gabriel vient foutre ici, il compte acheter la forêt ? Et qui est la personne l’accompagnant? murmura-t-il à son équipier.

– C’est une militante écologiste, elle a eu quelques déboires avec la justice, il y a de cela deux ans.

– Pour quoi ? fit Crowley dans un ricanement, port illégal de pantacourt ?

Aziraphale, ne goûtant guère à la plaisanterie, répondit d’un ton à fait sérieux :

– Elle avait jeté des œufs pourris sur l’agence immobilière de Gabriel… je ne comprends pas pourquoi, ils sont ici…

– Elle l’a menacé dernièrement ?

– Pas à ma connaissance… Je croyais que leurs tensions s’étaient apaisées, ajouta Aziraphale. Ils font tous les deux partie de la troupe de théâtre de Tadfield !


À cet instant, ils virent le visage de la petite personne s’empourprer sous l’effet de la colère. Gabriel quant à lui, arborait son meilleur sourire immobilier. Il planta un index faussement menaçant vers le nez de son interlocutrice qu’il effleura d’une pichnette. Elle le repoussa avant d’abattre ses petits poings furieux contre sa poitrine. Gabriel se rit de ses efforts et lui saisit les poignets pour lui faire entendre raison. Les cris de la petite femme furent remplacés par des murmures inaudibles. Crowley savait pertinemment que ce n’était le genre d’attitude qu’on pouvait avoir avec une personne avec qui, on avait eu quelques déboires judiciaires. La petite femme cessa de gesticuler et avec la grâce d’une mouche, se faufila entre les bras de l’agent immobilier. Crowley perçut un bruit de succion.


– Ce n’est pas sa femme, pas vrai ? chuchota-t-il tandis que des rires amoureux chassèrent les cris rageurs.

Le couple pas tout à fait légitime s’enfonça dans la forêt. Crowley se releva d’un bond.

– Je ne … je ne comprends pas… déglutit un Aziraphale sonné par une telle découverte.

– Quoi donc ? cracha un Crowley amer, l’infidélité ? Faut croire que certains n’ont aucun foutu principe moral !


Conscient de se montrer un peu trop touché par cet épineux sujet, le capitaine détourna les yeux. Aziraphale se redressa avec lenteur. Crowley sentit la blessure d’orgueil se raviver, mordillant son cœur alors qu’il avait cru en être enfin débarrassé ! Les quelques mois écoulés et son exil loin de Londres n’avaient donc pas encore guéri cette plaie encore à vif ! Il donna un petit coup de pied rageur à un petit caillou se trouvant à sa portée. Aziraphale, percevant la peine sous cet éclat colérique, lui suggéra de retourner au commissariat afin d’éviter d’attraper une pneumonie. Et puis, ajouta-t-il dans une piètre tentative d’humour manquée, ils ne pouvaient pas arrêter Gabriel pour flagrant délit d’adultère. Crowley grommela que c’était bien dommage, avant de suivre son coéquipier. Ils retrouvèrent leur chemin sans difficulté jusqu’à la Mini. Les escargots s’étaient faits la malle, laissant pour seule trace de leur passage, une longue traînée de bave reliant la cravate argentée au nœud papillon en tartan.


Ineffables blablas.

  1. La comptine du "cochon" et celle de Malbrough s'en va-t-en guerre sont les deux comptines chantées par nounou Astaroth au petit Seth (Warlock) dans le roman Good Omens.
  2. Le titre du chapitre est une référence au titre d'un roman The Crow road qui apparaît dans la librairie d'Aziraphale dans la saison 2 de la série.


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