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Chapitre 8 : Princes of the universe

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Dernière mise à jour il y a 9 mois

Pour moi, c'est la fin de l'histoire, mais je sais que j'avais plus ou moins promis des gages... alors je vais essayer de réfléchir à un épilogue. (Pour être tout à fait honnête, j'ai une idée, mais elle ne concerne ni Crowley ni Aziraphale...)


Chapitre 8 : Princes of the universe


Lorsque Gareth les vit entrer tous les deux, il ne put réprimer un sourire. Il en voyait souvent, des amoureux discrets qui ne tenaient pas à s’afficher et pensaient dissimuler habilement leurs sentiments ; et il les accueillait du mieux qu’il le pouvait, sachant à quel point le qu’en-dira-t-on pouvait être pesant. Ces deux-là ne s’étaient pas encore déclaré leur flamme, estima Gareth, mais ils allaient forcément y venir, c’était évident, lumineux, pour qui avait des yeux pour voir.

Dehors, l’orage éclatait en symphonie, le monde s’était obscurci, mais ces deux-là, Gareth le voyait bien, rayonnaient. La petite bougie qu’il installa sur leur table à l’écart des autres clients en même temps qu’il leur apportait le menu n’était qu’un petit coup de pouce. Il se souvint avec émotion du temps désormais relativement lointain où Grégoire lui avait fait découvrir les plaisirs de la gastronomie française dans un petit restaurant savoyard qui n’était pas sans préfigurer celui qu’ils avaient fini par ouvrir ensemble quelques années plus tard – Grégoire aux fourneaux, et lui au service.

Il s’avéra que les deux clients étaient anglais et n’avaient jamais mangé de fondue savoyarde ailleurs qu’en Angleterre, préparée par des Britanniques, abomination que Gareth se devait de rectifier immédiatement. Le plus mince des deux hommes, tout de noir vêtu (très chic, avec chemise moulante, boutons de manchette étincelants, pantalon serré, ceinture argentée), arborait une chevelure flamboyante et un tatouage de serpent tout près de l’oreille droite ; il commanda avec une rapidité qui montrait l’habitude deux bouteilles de vin blanc tandis que l’autre – pantalon crème, gilet blanc immaculé, cheveux pâles et teint de lait – laissait son regard dévier vers la liste des desserts. Deux personnalités bien distinctes, en déduisit Gareth, ce qui est parfait pour former un couple harmonieux : un tempérament fougueux, passionné, peut-être impatient ou irritable, contrebalancé par un caractère plus heureux, posé, un peu trop sentimental à la rigueur.

Lorsqu’il revint avec les bouteilles demandées, Gareth surprit un bout de conversation qui le fit sourire intérieurement.

– Tu n’as pas peur, demandait le client vêtu de blanc, que nous ayons dépensé trop de miracles aujourd’hui ?

Il n’y a jamais assez de miracles dans la vie, pensa Gareth. Profitez-en tant que ça dure.

– Je ne dirais pas ça. Les vêtements, c’est toi qui l’as dit à Paris, ça ne compte pas. Quant au restaurant, disons que nous avons eu de la chance d’avoir une place.

Gareth interrompit son service pour regarder la petite salle pleine à craquer. En effet, les deux Anglais avaient eu un sacré coup de bol : une réservation annulée au dernier moment.

– Oui, mais on en a peut-être fait un peu trop…

– Relax, mon ange. Après tout, il pleut toujours, non ?

Mon ange. La relation de ces deux-là était peut-être plus avancée qu’elle ne paraissait ? Si seulement Gareth avait pu distinguer le regard du plus mince, dissimulé derrière des verres fumés qui devaient d’ailleurs le gêner pour voir… L’autre, probablement le plus sentimental des deux, était amoureux fou, c’était certain. Il n’y avait qu’à voir comment il buvait littéralement les paroles de son compagnon. Il avait parlé de « dépenser des miracles ». N’était-ce pas assez clair ? Une façon adorable d’annoncer à quel point sa vie était miraculeuse en présence de l’autre…

– Aziraphale, ne t’en fais pas pour ça et contente-toi de profiter des choses plus ou moins simples de ce monde. C’est bien pour ça que tu m’as entraîné jusqu’ici, non ?

Adorable.

.

L’ange se sentit rougir. Dit comme ça, évidemment, tout cela semblait un peu absurde. La remarque mesquine de Gabriel sur son empâtement pesait peu en comparaison de l’apocalypse que l’Archange avait voulu déclencher, mais c’était elle qui avait décidé Aziraphale à passer à l’action. L’idée qu’il pourrait être plaisant de faire les choses « comme les humains » ne lui était venue qu’après. Il avait cru que ce serait facile, car il était dur de reconnaître qu’il demeurait intrinsèquement ange et que les miracles lui venaient plus naturellement que la patience, le goût de l’effort ou l’endurance.

Ne pas pouvoir vivre en humain risquait de s’avérer dangereux, et cette pensée tournait en boucle dans son esprit.

Les jours, les semaines avaient passé, certes, mais l’enfer et le paradis n’avaient pas oublié. Une alarme avait probablement été installée, reliée directement au bureau de Michel qui adorait surveiller tout et tout le monde, une alarme qui s’activait au moindre petit bout de miracle qui lui sortait des doigts. Il ignorait de quels mécanismes d’espionnage terrestre disposait la concurrence, mais il imaginait sans peine les dispositifs ingénieux destinés à savoir quand Crowley bougeait un orteil…

– Ils ont peur de nous.

Le démon avait attendu que le serveur dépose sur la table une énorme marmite emplie d’une mixture crémeuse et divinement odorante pour prononcer cette phrase, qui faisait écho aux pensées les plus intimes d’Aziraphale. Ce dernier, pour se donner une contenance, piqua délicatement un petit bout de pain sur la longue pique destinée à cet effet et la plongea dans le fromage.

– Ils ont eu peur, rectifia-t-il, mais pour combien de temps ?

– Tant qu’ils resteront persuadés que tu peux survivre au feu infernal et moi à l’eau bénite, ils nous foutront la paix parce qu’on les fait vraiment flipper. Il faudrait vraiment qu’on les contrarie de nouveau dans leurs plans foireux, ou qu’on fasse un miracle vraiment dingue, pour qu’ils reviennent mettre leur nez dans nos affaires.

Aziraphale se brûla la langue sur l’onctueux délice parfumé au vin blanc qu’il venait de retirer de la marmite. Il n’aimait pas aborder des sujets aussi graves alors que toute son attention aurait dû être accaparée par le succulent repas qu’on venait de leur servir – mais Crowley, séché, vêtu de neuf de pied en cap et détendu par l’excellent Chignin-Bergeron autant que par la promesse de son comparse d’abandonner définitivement tout idée de randonnée, semblait d’humeur bavarde. Il s’agissait d’en profiter, car, depuis l’apocalypse ratée, le démon avait eu tendance à se replier sur lui-même, réticent à évoquer le ciel ou l’enfer, l’Antéchrist ou les Cavaliers.

Or, fondue ou non, certaines questions devaient être mises sur la table.

– Justement, hasarda Aziraphale, si jamais… si jamais nos camps respectifs reprennent ce que tu appelles « leurs plans foireux »… qu’est-ce que tu comptes faire ?

Le regard ophidien du démon glissa par-dessus ses lunettes.

– Tout dépend de ce que tu comptes faire, toi, objecta-t-il.

L’ange avala une nouvelle bouchée pour se donner un peu de temps (et aussi, il fallait bien l’avouer, parce que ce repas était tout simplement addictif). Depuis quand Crowley attendait-il de savoir ce que comptait faire Aziraphale pour décider de la meilleure manière d’agir ? L’ange n’avait pas envie de porter le poids de cette responsabilité.

– C’est la Terre, murmura-t-il. Ce sont les humains. Ils sont ma raison de vivre depuis des milliers d’années.

– Justement, est-ce que ce n’est pas le moment de prendre des vacances – je veux dire de vraies vacances, sans randonnée ? Nous ne sommes plus ambassadeurs maintenant.

Aziraphale sentit un frisson courir le long de sa colonne vertébrale.

– C’est maintenant que tu vas me reparler d’Alpha du Centaure, c’est ça ?

.

Crowley sentit un frisson courir le long de sa colonne vertébrale. Oui, il pourrait lui reparler d’Alpha du Centaure – et peut-être, peut-être que l’ange accepterait de le suivre, cette fois, après tout ce qui s’était passé à Tadfield. Mais il venait de le dire, l’humanité était sa raison de vivre, et Crowley, tout démon qu’il fût, n’avait pas le cœur de l’arracher à ce qui comptait vraiment pour lui.

Peut-être qu’il n’était pas loin de partager son point de vue.

– Non, déclara-t-il avec une tranquillité toute feinte en goûtant prudemment un morceau de pain brûlant imbibé de fromage alcoolisé (pas mal, pour des Français – mais peut-être que ça venait de Suisse ?).

Il ne manqua pas la lueur de soulagement dans les yeux trop candides de son interlocuteur, peut-être parce qu’il la guettait. Tant pis pour Alpha du Centaure.

– Quand je parlais de vacances, reprit-il prudemment, je pensais plutôt à mettre un message sur le répondeur téléphonique, du style « nous sommes absents pour un bon moment, merci au ciel et à l’enfer de repasser plus tard, dans vraiment très longtemps ».

L’ange fronça les sourcils tout en essayant de mastiquer une énorme bouchée de fondue qui lui faisait des joues de hamster. Crowley refusa de sourire.

– S’ils veulent remettre l’Apocalypse sur la table, ils seront obligés de passer par nous, puisqu’on est toujours là. Je pense qu’ils tenteront la corruption avant la menace – pour l’enfer, j’en suis sûr. Quelque chose du style « promotion », « grand-duché », « appart de fonction plus grand », ce genre de trucs…

– Mais tout cela t’est égal ! protesta Aziraphale, qui était finalement venu à bout de son colossal bout de pain (et réitérait avec une expression de pure délectation).

– Oui, toi, tu le sais parce que tu me connais, mais eux sont incapables d’imaginer qu’un démon puisse penser autrement.

– Tant que ce n’est qu’une tentative de corruption, on est tranquilles, s’écria joyeusement l’ange.

– Ah bon ? ricana Crowley.

Il n’avait pas voulu que les mots sortent de façon aussi sarcastique – mais ils étaient sortis comme ça, il faudrait faire avec.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

Le démon se jeta à l’eau (façon de parler). La question l’obsédait de toute façon depuis qu’il avait compris que le ciel n’en resterait pas là non plus. S’il ne l’avait pas posée jusqu’ici, c’est parce qu’il avait trop peur de la réponse.

– Je veux dire qu’ils finiront par te proposer des choses, à toi aussi.

– Et ?

– Et je pense que tu regretteras plus vite le paradis que je ne regretterai l’enfer. Ose me dire que tu dirais non au poste de Gabriel !

La bouche entrouverte, Aziraphale en avait oublié de manger.

– Moi ? Archange suprême ? Mais, Crowley, c’est ridicule ! Tous les anges me détestent ! Pour eux, je suis le traître !

Le démon ne s’attarda pas sur le fait que son acolyte n’avait pas répondu à la question.

Il avait vraiment trop peur de la réponse, aussi botta-t-il en touche.

– Tu avais rencontré Capone, à la grande époque ?

L’air à la fois effaré et indigné de son interlocuteur amena un sourire sur les lèvres fines du démon.

– La légende veut qu’il ait dit « on arrive à de meilleurs résultats avec un mot gentil et un revolver qu’avec le mot gentil tout seul ». Je ne sais pas si c’est vrai, mais je l’ai entendu dire à plusieurs reprises que « la corruption marche bien mieux que la menace ». Et je pense que nos deux camps ont bien intégré cette maxime.

Aziraphale semblait à présent perdu et décontenancé.

– Qu’est-ce que tu entends par là ? Que Gabriel, après m’avoir – enfin, t’avoir – jeté au bûcher, va venir me proposer son poste ?

Crowley hocha la tête. Son ami était tellement naïf parfois…

– Bien sûr, si ça peut leur permettre de te remettre de leur côté ou de s’assurer au moins ta neutralité, ils n’hésiteront pas. Ils sacrifieront Gabriel, ou Michel, ou n’importe qui, pour que tu cesses de leur mettre des bâtons dans les roues.

– Qui, « ils » ? Tu veux dire… tu veux dire Dieu ? souffla Aziraphale.

Le démon, comme toujours, se sentit accablé en entendant ce nom. Il continuait à vouloir croire que Dieu n’avait pas voulu tout ça, que Métatron tirait les ficelles parce qu’Elle était déjà partie depuis longtemps… Parce que sinon…

– Je ne sais pas, dit-il, prudent. Je veux juste dire que trois Archanges sacrifieront sans état d’âme le quatrième qui sera forcément moins dangereusement humain que toi. Et si jamais ils le faisaient vraiment, qu’est-ce que tu leur répondrais ? Tu es sûr que rester sur Terre te suffira pour l’éternité ? Que tu ne regretteras jamais le paradis ?

L’ange ouvrit la bouche, probablement pour répondre « bien sûr que non », puis il la referma, probablement parce qu’il était profondément honnête. Crowley ne savait pas si ce trait de caractère peu répandu chez les anges comme chez les démons le désespérait ou le fascinait. Aziraphale prit un nouveau morceau de pain et le plongea dans le fromage d’un air pensif.

– Je ne pense pas. Je passais déjà la grande majorité du temps ici, tu sais. Ça ne changera pas grand-chose.

– Sauf que tu sauras que tu ne peux pas y retourner, insista le démon qui devait être vraiment masochiste. La porte est fermée à clef, et ils ont changé la serrure.

Aziraphale s’arrêta de touiller son bout de pain et regarda son interlocuteur dans les yeux.

– Tu n’as pas l’intention de devenir grand-duc de l’enfer, n’est-ce-pas ?

Crowley faillit s’étrangler avec son vin de Savoie.

– Tu plaisantes, j’espère !

– Alors tout va bien. Si tu restes, je reste.

Le démon voulut lui faire remarquer que rien n’était aussi simple, mais peut-être qu’ils avaient vraiment mérité de prendre des vacances, et que cela signifiait tout oublier pour un instant…

.

– Crowley…

– Mmmmh ?

– J’ai laissé tomber mon bout de pain dans la marmite.

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