We will rock you
Avec un an de retard, voici la suite de cette fic. Je suis de retour à la montagne, j'ai refait la rando de la passerelle de Bionassay et je me suis dit que c'était cruel de les laisser là tous les deux bloqués à quelques mètres de ladite passerelle. Je précise que le chapitre 7 est déjà écrit et que le chapitre 8 (qui sera le dernier) est en cours, avec peut-être un épilogue si j'ai de l'inspiration... Et merci à celles et ceux qui continuent à me lire malgré mes longues périodes sans écriture.
Chapitre 6 : (Don’t) stop me now
Si Aziraphale voulait être parfaitement honnête, il devait avouer que les lieux commençaient à être légèrement bondés. Jean-Claude et Frédéric avaient fini par rejoindre les deux randonneuses, que leur rencontre avec la marmotte enragée envoyée par Crowley n’avait pas spécialement contribué à détendre. Ni, malheureusement, suffi à faire taire, car elle était en train de raconter à qui voulait bien l’entendre l’agression sauvage et incompréhensible dont elle avait été la victime. Ils avaient été rapidement suivis par tout un groupe de retraités, visiblement ravis de passer leur dimanche dans la montagne et de s’arrêter pique-niquer juste à l’endroit qu’avaient choisi les deux amis pour reprendre haleine. Quatre Néerlandais et trois Espagnols avaient également jeté leur dévolu sur la pente herbue qui venait mourir dans le petit ruisseau et commençaient à déballer leurs provisions en parlant fort et, dans le cas des Espagnols, en accompagnant leurs paroles de rires bruyants.
– Si tu ne m’en empêches pas maintenant, tout ça va se terminer dans un bain de sang.
– Dans ce cas, on pourrait y aller, suggéra Aziraphale en désespoir de cause. Le temps qu’ils soignent le doigt de cette… charmante dame… et…
– Tu as raison, on va peut-être réussir à les semer.
L’ange en doutait fortement, étant donné son propre niveau de fatigue et d’essoufflement, mais lorsque Crowley était dans cet état d’exaspération, il valait mieux s’abstenir de protester. Plus de six mille ans de fréquentation vous apprenait ce genre de choses sur les gens. Et sur les démons.
La montée était apparemment terminée – Dieu soit louée pour les petits miracles ! – mais, le diable étant dans les détails, le terrain devint bientôt accidenté : l’herbe souple et les buissons de myrtilles cédèrent la place à des pierres aux arêtes aiguës tandis que le chemin redescendait relativement brusquement. Le démon foudroya les pierres du regard par-dessus ses lunettes.
– Ils en parlaient, de ça, dans ton guide pourri ?
Aziraphale feuilleta le fascicule injustement incriminé :
– Euh… « Après le ruisseau de l’Are, le sentier redescend en douceur vers la passerelle… »
– En douceur ? s’étrangla Crowley. En douceur ?!? Tu as vu ces pierres ? Je vais me casser la figure là-dedans !
L’ange s’abstint charitablement tout autant que prudemment de faire remarquer à son acolyte que ses éternelles chaussures à talonnettes tout droit sorties des années 70 n’étaient peut-être pas les plus adaptées qui fussent pour la randonnée. Puis il avisa ses propres godillots dans lesquels il transpirait des orteils (comment les humains supportaient-ils quotidiennement de telles vicissitudes ?) sous ses deux couches de chaussettes de laine gratteuse, et se demanda s’il avait vraiment fait un meilleur choix.
Le sentier qui n’avait plus rien d’un sentier s’avéra non seulement caillouteux, mais humide, traversé de ruisseaux qui couraient, guillerets, vers le torrent que l’on commençait à entendre sans le voir. Un premier pas dans une flaque amena sur les lèvres du démon une nouvelle grimace assortie d’un juron qu’Aziraphale fit semblant de ne pas avoir entendu. Juron renouvelé et étoffé de manière particulièrement imagée à peine quinze secondes plus tard.
La descente risquait d’être longue, songea l’ange en constatant que de lourds nuages noirs se massaient le long de l’arête montagneuse la plus proche.
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La prochaine fois qu’Aziraphale lui proposerait une activité, quelle qu’elle soit, il la refuserait d’emblée, sans même chercher à comprendre de quoi il s’agissait. Il lui dirait « Souviens-toi de la passerelle de Bionassay » et, s’il ne pouvait décemment pas lui fracasser le crâne comme l’avait fait Clovis avec l’autre abruti [1], il trouverait un moyen un peu moins sanglant de lui faire comprendre que ses plans foireux, il en avait ras la casquette. Qu’il n’avait pas et qu’il regrettait, parce qu’il commençait à faire très chaud. Il y avait des nuages, des nuages menaçants même, mais ils n’avaient pas la bonne idée de s’interposer entre le soleil et lui. De toute façon, la nature avait toujours été contre lui.
Aziraphale, évidemment, s’extasiait sur la beauté des lieux, la pureté du torrent, la limpidité de l’air, et Dieu seule savait quelles autres conneries, alors que Crowley essayait d’évaluer la probabilité pour que ce truc branlant et instable que les gens du coin, dans un élan de stupidité crasse, s’étaient accordés pour appeler une passerelle [2], tienne le coup pendant la traversée du démon, de l’ange et des quinze tartines de confiture à la myrtille qu’il s’était enfilées ce matin.
– Tu veux vraiment te risquer sur ce truc qui oscille de droite à gauche comme s’il dansait la gigue ?
Interrompu dans son envolée lyrique, Aziraphale eut le mauvais goût de paraître vexé.
– Ça m’a l’air très solide, affirma-t-il mensongèrement en avançant de deux pas prudents sur les planches disjointes. A moins que tu ne préfères attendre ici ta nouvelle amie Monique ? Il me semble que je l’entends…
Ça, c’était un coup bas. Lorsque l’ange dévoilait sa véritable nature – ce petit fond de rancœur sarcastique qu’il laissait parler quand son compagnon d’apocalypse l’agaçait trop –, Crowley ne pouvait s’empêcher d’éprouver une petite pointe d’admiration pour ce petit saligaud. Que le coup bas fût dirigé vers lui ne changeait rien à l’affaire. Ou alors il était un peu masochiste sur les bords.
La voix criarde de la vieille chouette résonna quelques mètres au-dessus d’eux, vers l’endroit où débouchaient les pierres tranchantes et glissantes que l’on ne pouvait décemment pas nommer « sentier ». Pris entre Charybde et Sylla, Crowley poussa un soupir qui fut noyé dans le grondement du torrent et s’engagea sur la passerelle en s’accrochant aux câbles de métal qui lui tenaient lieu de rampes, les yeux fixés sur ses pieds.
– Tu ne profites même pas du paysage !
– Rien à carrer du paysage, marmonna Crowley, certain qu’il allait sous peu rejouer la scène mythique d’Indiana Jones dans la jungle et voir s’effondrer sous ses pieds les lamelles de bois qui grinçaient à chacun de ses pas.
Contre toute attente, il rejoignit Aziraphale de l’autre côté, sain et sauf, tandis que Mireille, Monique, Jean-Claude et Frédéric s’engageaient à leur tour sur la passerelle.
La passerelle instable et mal sécurisée.
La passerelle dont personne ne s’étonnerait qu’elle ait cédé sous le poids respectable de la randonneuse.
La passerelle qui n’attendait qu’un petit claquement de doigts pour faire basculer d’un côté ou de l’autre l’épouvantable créature dont la voix de crécelle dominait le rugissement du torrent.
Les yeux d’Aziraphale s’agrandirent d’horreur. Sans doute venait-il de comprendre l’intention de son comparse. Il esquissa un geste…
Trop tard.
Crowley claqua des doigts.
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– Bonjour, vous avez composé le numéro d’urgence 112, que puis-je faire pour vous ?
– Quatre randonneurs viennent de tomber dans le torrent de Bionassay ! La passerelle s’est retournée !
Perrine, assistante de régulation médicale depuis deux semaines seulement, ouvrit de grands yeux. Elle connaissait très bien le coin, et même par la tempête la plus épouvantable, il n’y avait aucun moyen que la passerelle de Bionassay se retourne et balance quatre randonneurs à la flotte. Si le gars (sincèrement paniqué) n’hallucinait pas – ce que la jeune femme n’excluait absolument pas, puisque les trois derniers appels qu’elle avait reçus provenaient de personnes à l’état éthylique fort avancé –, il était de toute façon trop tard étant donné la force du courant.
– Monsieur, s’il-vous-plaît, gardez votre sang-froid et décrivez-moi précisément ce qui…
– Oh, il y a un poulpe ! Un poulpe géant qui vient de saisir les randonneurs et qui les maintient à la surface de l’eau ! C’est incroyable, vous avez vu ça ?
Perrine entendit à l’autre bout du téléphone des exclamations assourdies qui semblaient confirmer les propos passablement absurdes de son interlocuteur.
– Vous avez vu la taille de ses tentacules ?
– Monsieur, essaya la jeune femme, pouvez-vous me dire ce que vous avez consommé…
– Il les a déposés sur une pierre un peu plus haut ! Ils sont sauvés, c’est formidable !
– Monsieur, essaya-t-elle en désespoir de cause, avez-vous une véritable urgence à me signaler ?
– Le poulpe a disparu dans les profondeurs du torrent ! Vous avez vu ça ? Non mais vous avez vu ?
Visiblement, l’homme qui l’avait appelée l’avait complètement oubliée. Quel que soit le spectacle auquel il était confronté, ce dernier était trop fascinant pour qu’il puisse revenir à la réalité. A aucun moment la formation pourtant très complète qui lui avait été dispensée n’avait enseigné à Perrine comment faire face à un tel cas.
– Monsieur… Ces personnes qui sont tombées à l’eau, sont-elles saines et sauves ? Monsieur ?
Une seconde voix, qui parlait avec un accent anglais à couper au couteau, interrompit cette discussion surréaliste :
– Bonjour madame, ici M. Fell, en vacances dans la région. Quatre randonneurs sont bien tombés à l’eau mais ils ont réussi à remonter sans autre dommage que ceux causés par le froid.
– Et le poulpe ? s’entendit demander la jeune femme.
– J’ai bien peur que le propriétaire de ce téléphone n’ait abusé de certaines substances, ma chère madame, si vous voyez ce que je veux dire. L’hélicoptère de secours arrive et j’imagine qu’ils auront des couvertures de survie.
– L’hélicoptère ? répéta Perrine, perplexe. Mais je n’ai même pas appelé les secouristes !
– Oh. Je vois. Eh bien, disons que c’est une heureuse coïncidence. Merci mille fois pour votre aide. Bonne journée.
Pendant quelques instants, la jeune femme se demanda si elle n’avait pas rêvé l’intégralité de cette conversation, puis elle décida d’appeler l’hélicoptère de secours qui patrouillait dans la vallée des Contamines.
– Oui, nous venons d’arriver sur les lieux, nous avons descendu un secouriste avec quatre couvertures de survie, tout est sous contrôle.
– Et… le poulpe ? s’entendit-elle demande d’une petite voix.
– Hallucination collective, pas de quoi s’alarmer. Tout va bien.
Perrine raccrocha. Déjà un autre appel réclamait son attention.
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– Sérieusement, mon ange, un poulpe ? Dans un torrent de montagne ?
– C’est la première chose à laquelle j’ai pensé !
– Franchement, tu aurais pu les laisser se noyer. Mais bon, c’était… divertissant. On redescend par où ?
– Euh… Je crois que ça monte.
[1] "Souviens-toi du vase de Soissons" est évidemment la bonne formule, et c'est Clovis qui la prononce (soi-disant) parce qu'un de ses soldats avait volontairement cassé ledit vase qui faisait partie du butin de guerre. (J'ai toujours douté de cette anecdote, mais bon...)
[2] On est bien d'accord que c'est le point de vue de Crowley. Parce qu'en réalité, la passerelle de Bionassay est parfaitement stable et sécurisée. Je ne voudrais pas faire de diffamation dans ces pages, même envers une passerelle.