Recueil de légendes proverbiales de la famille Gordon
Chapitre 2 : Proverbe juif, seconde partie
2031 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 04/01/2024 19:38
« Ne dites donc pas : “Je verrai quand j'aurais le loisir” Qui t'a dit que tu en auras ? »
Proverbe juif
Une tâche à accomplir doit l’être dès que possible et non lors d'une occasion idéale, car on ne sait pas si une telle occasion se présentera.
Après le repas, la petite Mélinda et ses parents, sans oublier ses deux grands-mères, s’installèrent confortablement sur le canapé et le fauteuil, ne prêtant aucunement attention au bruit de la neige qui tombait doucement, tous très curieux d’entendre d’autres histoires et légendes de Jean sur Benjamin, même si Thomas les connaissait déjà. Le vieil homme, sa tasse inséparable de thé à la main droite, réfléchit à la prochaine légende et sourit.
— Enchaînons avec une autre histoire à saveur proverbiale ! lança-t-il joyeusement. Le proverbe juif Ne dites donc pas : « Je verrai quand j'aurais le loisir » Qui t'a dit que tu en auras ? est également très véridique, surtout avec les âmes perdues…
— Père, je peux vous le confirmer, ajouta son fils, petit sourire entendu au coin des lèvres.
Son épouse, Élizabeth, et sa belle-mère, Mary-Ann, approuvèrent discrètement.
— … Et avec mon père apparemment… Benjamin me répétait souvent ce proverbe et l’avait lui-même souvent appliqué, sauf à la fin de sa vie, semble-t-il.
— Effectivement, grommela l’esprit errant à la droite de Thomas. Mais, mon fils, remarque bien qu’il n’est jamais tard pour réparer l’erreur. Heureusement que quelqu’un me voit et m’entend.
Le vieil esprit errant fit un clin d’œil complice à son petit-fils, à l’épouse de celui-ci et à sa arrière-petite-fille. La famille chuchoteuse d’esprits éclata de rire, laissant le pauvre Jean un peu confus. Il se racla la gorge avant de poursuivre son récit pour attirer l’attention.
— S’il vous plaît un peu de sérieux… Revenons à l’histoire fabuleuse de la vie mon feu père… Toute une odyssée ! Un jour, à ses vingt ans, il travaillait comme assistant d’un avocat, en entrant dans la pièce, il constata une âme perdue d’une femme un peu plus vieille que lui qui cherchait quelqu’un pour accomplir sa dernière volonté, à savoir qu’une broche bien précise soit détruite pour qu’elle ne tomba entre de mauvaises mains. Cette défunte était très superstitieuse, mais mon père comprit, par son regard, l’urgence de la demande. Demande qu’il ne comprenait guère et ne saisissait aucunement la raison. Après le travail, malgré l’heure tardive, il salua l’avocat et s’éclipsa du cabinet. Il suivit l’esprit, malgré la pluie qui tomba à verse, arrivant ainsi jusqu’à la maison de la défunte. Maison très charmante et accueillante à voir. Le mari l’accueillit avec un peu de méfiance, mais, après quelques brèves explications, il l’aida à retrouver cette broche. Objet que le mari enterra dans le jardin, pour être certain que personne ne puisse l’avoir. Benjamin remarqua la joie sur le visage et dans le regard de cette femme avant de quitter définitivement le monde des vivants pour l’Au-Delà.
— Je me rappelle, commenta Thomas avec une pointe de nostalgie dans ses yeux, de cette histoire, père. Grand-père me l’avait expliqué… D’ailleurs, il m’inspira pour que je devienne procureur adjoint plus tard…
— Quel petit-fils attentif ! commenta, ravi, Benjamin, souriant à ce dernier.
Jean but une gorgée de son thé et continua son récit.
— De toute façon, ma mère était bien habituée que mon père revienne tard le soir ou qu’il était absent la moitié de la journée, malgré que ce soit un congé… Et Amélie n’était jamais jalouse, elle savait bien que mon père lui était fidèle. … Les âmes perdues sont là et elles ont des dernières volontés… Si mon père attendait l’occasion idéale, il n’aurait jamais aidé une seule âme perdue, parce que tantôt la météorologie est instable ou horrible, tantôt l’heure est trop matinale ou tardive, tantôt il avait planifié de passer du temps avec sa famille, avec sa femme, tantôt un évènement important ou un anniversaire, etc. … Bref, mon père était très occupé entre son travail et l’aide qu’il donnait à ces âmes des défunts, aide gratuite bien sûr… Sa journée de travail était un peu moins de vingt-quatre heures, je pense… Autrement dit, aucune économie lorsqu’il est question d’âme perdue… Il n’y avait aucune heure qui ne soit mauvaise pour les aider, sauf entre minuit et cinq heures, moments de sommeil réparateur et nécessaire pour le pauvre corps. … Aussi, une autre fois, en août, sous un soleil de plomb, alors qu’il était avec ma mère, mes frères et moi, encore petits, au marché pour faire les commissions, il n’hésita pas aider les âmes perdues, quitte à parler avec elles pendant deux heures pour tâcher de comprendre ce qu’elles veulent. Et certaines de ces âmes étaient plutôt complexes, mystifiant leur propos sous forme d’énigmes… un vrai casse-tête… Et mon père s’était prêté au jeu, n’ayant guère le choix. Raison pour laquelle il s’exerçait avec les mots-croisés et les devinettes des journaux pour améliorer ses réflexes, ses associations et son vocabulaire… Mais revenons à mon point… Une fois, il avait même affronté une tempête de neige et de glace pour arriver dans une petite cabane perdue au sommet d’une montagne oubliée de tous, au sommet du mont Blanc, parce que l’âme perdue exigeait qu’il retrouve une bague qu’elle voulait donner à l’un de ses descendants.
— Mon fils, précisa l’esprit errant. Le cas du mont Blanc était toute une aventure ! J’ai acheté les derniers billets pour la France, repoussant de trois mois mon arrivée dans ce joli pays. Et après, à Paris même, j’aidais des âmes perdues. Heureusement la plupart n’étaient pas des cas trop compliqués ! Vous m’imaginez, loin de ma famille, sous le couvert des vacances en France chez des cousins, j’aidais moult âmes errantes, sans jamais perdre de vue celle qui m’entraîna si loin des miens ! Toute une vie que la mienne ! Beaucoup d’énigmes, de réflexions et de recherches. Sans oublier les contacts avec les proches… parfois même des maux de tête… Mais je ne regrette rien !
Élizabeth rapporta à son beau-père les mots de l’esprit errant qui n’opina que du chef à son attention.
— Merci, ma bru de ce détail. … Continuons donc le récit… Mais avant, permettez-moi de m’hydrater un peu…
Joignant le geste à la parole, Jean prit une autre gorgée de son thé, souriant à son public, tout particulièrement à Mélinda qui l’écoutait sagement, les yeux écarquillés d’étonnement, de joie et de fierté de descendre d’un homme si illustre et valeureux, presque incroyable et mythique.
— Une autre fois, il n’hésita même pas à braver les superstitions. Vous rappelez-vous de l’âme perdue Alice que mon père vous avait mentionnée dans l’autre légende ?
Tous opinèrent du chef.
— Très bien ! La pauvre âme perdue d’Alice était une jeune fillette de douze ans prisonnière dans un miroir. Mon père, en passant dans un magasin d’antiquités, discerna l’âme qui se manifesta dans le miroir. Sa triste mine atteignit ses sentiments paternels. Il acheta le miroir et interrogea la pauvre Alice qui vivait dans la peur d’une dangereuse sorcière qui l’a enfermé dans le miroir pour qu’elle ait accès à des informations du monde des esprits et ainsi tromper les vivants. Cette sorcière, une certaine Mathilde Smith, se proclamait voyante, mais, en réalité, elle tirait ses connaissances des âmes perdues qu’elle gardait sous contrôle. Benjamin comprit, dans un rêve, que le seul moyen de cesser cette malédiction était de briser ce miroir en douze morceaux. Il s’exécuta sans redouter ladite superstition de sept ans de malheur. Il délivra ainsi Alice qui partit enfin, rassérénée, dans la Lumière.
— Effectivement, confirma Benjamin, très ému. Je n’oublierai jamais cette pauvre Alice… Une bonne âme des années mille neuf cent cinquante… Une enfant innocente retenue prisonnière par cette sorcière. J’ai déclaré la guerre à la sorcière, je l’ai rendu visite à sa sordide demeure… Mais je ne suis pas Don Quichotte de la Manche pour me battre contre des moulins à vent ! De cette maison, j’ai chassé les démons avec l’aide divine et j’ai convaincu les esprits de quitter les lieux, de partir dans la Lumière. Cette sorcière habitait dans une autre ville, à New York, tellement loin de notre maison… Et j’ai fait le voyage ! Rien n'est impossible lorsqu'il est question d'âme perdue à secourir et à diriger vers la Lumière !
— Merci grand-père pour la précision, commenta Thomas, heureux d’entendre à nouveau le détail.
Son grand-père le remercia d’un geste de la tête et se tut.
— Puis-je continuer ? interrogea, curieux, Jean.
— Oui, père, continuez librement.
— De plus, pour un dernier fait légendaire, mon père, le jour même de ma naissance, ignorait ma venue au monde, trop occupé avec le cas d’une âme perdue d’un lointain cousin, un certain Lucien Gordon. Ce dernier retrouva mon père pour lui demander d’enquêter sur sa mort, doutant que sa femme l’ait empoisonné. Pour ce faire, il partit dans sa ville, voisine à la nôtre, pour discuter avec son épouse et repérer des indices. Ses visions lui indiquèrent que son cousin s’était trompé : sa femme n’avait rien à voir avec sa mort, mais qu’une autre femme était fautive. Cette dernière était l’infirmière qu’il avait vu deux jours plus tôt. Elle le tua en lui administrant des médicaments trop forts.
Benjamin apparaît à la droite de son fils, profondément ému, sourire radieux au visage. Il orienta ses yeux bleu glacial vers la porte d’entrée, yeux qui maintenant brillèrent comme deux joyaux de saphir, d’une lueur que Thomas ne lui avait jamais vu de son vivant. Un regard qui résumait le sentiment de béatitude, de bien-être, de paix, de calme, de joie et de rassérénement. Retournant la tête vers son petit-fils, il s’exclama :
— Ma chère et douce Amélie m’attend ! Ma chérie, je te rejoindrai bientôt ! Cette Lumière est indescriptiblement magnifique ! Angélique, céleste sera le meilleur qualificatif ! Je peux partir, maintenant que mes descendants savent mes histoires et sont informés de mon dernier conseil. Je vais comparaître devant Dieu… Mais rappelez-vous, ne gardez aucun miroir dans votre chambre. Sur cet avertissement, au revoir.
À peine termina-t-il sa phrase que le grand-père de Thomas part dans cette Lumière, laissant le procureur adjoint chuchoteur d’esprits très troublé. Il lâcha une larme de joie qu’il essuya rapidement et bredouilla :
— Père, grand-père est enfin parti dans la Lumière, dans le Repos éternel, que Dieu ait son âme, Amen.
Sur ces paroles, père et fils se donnèrent une accolade amicale et chacun but un peu de son thé avant de continuer des discussions plus banales. Mélinda, ravie d’entendre ces légendes de famille, réfléchit sur le sens profond de ces récits, très impatiente de connaître les autres anecdotes la prochaine fois sur ce légendaire arrière-grand-père.