Le Boucher
Chapitre 16 : Le Molosse contre la Rose
6365 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 23/01/2018 18:35
— Je n’offre que la vérité lord Kevan : le nain est innocent, et vous-même devez comprendre que cette affaire est si simple qu’elle parait absurde, ridicule même.
— Breuvage amer que la vérité, ser Mors, même pour lord Tywin. Son idée fixe est de condamner Tyrion pour le meurtre du Roi, mais s’il est innocent comme vous l’affirmez, il ne devrait pas avoir de difficulté à le prouver durant le procès…
Mors secoua la tête et poussa un soupir en serrant et en desserrant le poing. Après son entrevue avec Olenna Tyrell, il avait demandé aussitôt audience dans la salle du Conseil Restreint auprès de ser Kevan Lannister, frère de lord Tywin et grand connétable de Castral Roc. Mais ce dernier n’avait pas changé depuis l’époque des Degrés de Pierre, il suivait son frère comme une ombre, et faisait toujours ce qu’il exigeait de lui. Pour Kevan, vivre sa vie dans l’ombre de Tywin devait être dur. Pour lui et aussi pour tous ses autres frères.
Mors pouvait le comprendre. L’ombre que projetait Tywin Lannister était longue et noire, et chacun de ses frères devait lutter pour jouir d’une place au soleil. Tygett avait essayé d’être son propre maître, mais jamais en mesure de concurrencer son aîné, et cet échec n’avait réussit qu’à le rendre de plus en plus acrimonieux au fil des années. Gerion, lui, s’en sortait à force de plaisanteries. Mieux valait se gausser de la partie que de la jouer et la perdre. Mais Kevan s’avisait dès le début de la situation, de sorte qu’il s’était fait de lui-même une place aux côtés de Tywin. Il n’en demeurait pas moins un suiveur, intelligent, réaliste certes, mais un suiveur, et non un meneur.
— Qui sont les juges ? demanda Mors en regardant Port-Réal par la fenêtre.
— Lord Tyrell et le prince Oberyn vont siéger à côté de mon frère comme assesseurs.
— Alors autant condamner votre neveu au billot ! Lord Tyrell avait été le beau père de Joffrey, et la Vipère Rouge ne souhaite rien de plus que raccourcir un Lannister quelconque.
— J’ai cru comprendre que vous meniez une enquête de votre côté, avez-vous découvert quelque chose qui puisse innocenter Tyrion ?
— J’avance dans mes recherches, mais je manque de temps, et de preuves. Si je me lance dans la mêlée avec un cheval boiteux et une lance tordue, autant creuser ma tombe moi-même.
Pas question pour lui d’accuser directement les Tyrell, il lui fallait quelque chose de gros, de solide, et de convaincant. Kevan devait persuader Tywin de retarder le procès mais en vain.
— Et si Tyrion réclamait un duel judiciaire ? s’exclama Mors en se tournant brusquement vers lui.
— Je lui ai déconseillé de le faire, répondit Kevan en croisant ses bras.
— Pourquoi donc ?
— La reine Cersei a désigné pour son champion ser Gregor Clegane, en cas de duel de ce genre.
— Sang noir ! murmura Mors d’une voix sombre.
Gregor Clegane dit la Montagne était le chevalier fieffé à la tête de sa maison. Frère aîné de cinq ans de Sandor Clegane, il l’avait défiguré en lui brûlant la moitié du visage. Il avait été armé chevalier à l'âge de quinze ans par le prince Rhaegar Targaryen. Son surnom de Montagne lui venait de sa taille gigantesque et de sa corpulence – près de huit pieds de haut pour quatre cent livres. Ses épaules et ses bras étaient massifs comme des troncs d'arbre. Mors l’avait rencontré la première fois à Estremont lorsqu’il pourchassait des bandits qui braconnaient sur ses terres, et il avait était impressionné par ce géant.
Au combat, il maniait un lourd estramaçon que sa force lui permettait de brandir d'une seule main. Mors se souvenait encore de la façon dont il avait tranché un homme d'un seul coup, seuls Barristan Selmy et Arthur Dayne l’avaient combattu et vaincu lors des tournois. Mors de son côté l’évitait comme la peste. Implacable et dénué de pitié, il commettait les pires monstruosités.
On murmurait même qu’il avait été à l'origine de la mort de ses deux premières épouses, de sa jeune sœur et de son père décédé au cours d'un accident de chasse. D’autres affirmaient que son domaine était le théâtre de mystérieuses disparitions.
— Rusée la Cersei, dit Mors avec un sourire mauvais. Qui oserait croiser le fer contre la Montagne ?
Kevan haussa les épaules.
— Pourquoi pas vous-même puisque vous êtes persuadé de son innocence ?
Mors éclata de rire, puis regarda Kevan froidement.
— Je suis peut-être encore robuste pour mon âge, mais je ne suis pas dupe. J’aurai cinquante ans dans deux mois, et j’ai un poumon perforé. J’ai des douleurs dans les genoux et le dos et je me réveille tout raide quand je dors à la dure. Je pourrais combattre la Montagne en évitant ses coups et en lui tournant autour pour le fatiguer mais cela ne suffirait pas. J’ai été vaincu deux fois par des colosses : Ser Gerold Hightower et le Chevalier Badin. Le premier n’était qu’un duel amical, mais c’est le second qui m’a perforé le poumon, si ce n’était ser Arthur Dayne qui m’a sauvé ce jour-là, je ne serais plus de ce monde.
Mors se saisit d’une carafe ornementée sur un plateau voisin, remplit une coupe de vin et la vida d’un trait.
— C’est quand même incroyable. Le Nain se fait condamner par sa propre famille, il est tout de même votre neveu lord Kevan.
— Il aura un jugement équitable, assura-t-il avec sérénité.
— Pardonnez ma franchise, mais pour moi c’est des conneries. Mais bon ! Advienne que pourra. Puisque vous semblez vouloir le condamner à tout prix, autant tirer la corde d’un autre arc.
— Vous comptez combattre la Montagne vous-même ?
Mors se fendit d’un sourire énigmatique.
— Même si je le pouvais, je ne le ferais pas. Mes vœux de Garde m’en empêchent. Mais comme disait mon grand père : il y a plusieurs façon de déplumer un canard. Mes respects lord Kevan.
Mors sortit sans regarder en arrière, sa rencontre avec Kevan lui laissant un goût amer. Un homme sans personnalité, un suiveur et un idiot rien de plus. Si Kevan priait les dieux Tywin en faisait partie et Mors n’avait plus rien à espérer de lui. Mais il restait une personne qui pourrait aider Tyrion avant qu’il ne soit trop tard.
*
L’homme aux cheveux gris sortit du Donjon Rouge et aborda l’esplanade. La soirée débutait. Il ne fit que quelques pas avant d’être interpellé par un groupe d’hommes aux cheveux rasés, arborant des longues robes vertes recouvertes d’un long gilet de protection en mailles argentés. Chacun d’eux portait une lance.
— Vous là, arrêtez-vous ! somma l’un des gardes de du Bief.
— Ton sauf conduit… surenchérit un autre.
Le Boucher tendit au garde le document qui le faisait connaître comme ser Mors Westford, recruteur de la Garde de Nuit en mission à Port-Réal. Le garde détailla le papier qui résista à son examen scrupuleux.
— Pourquoi me contrôlez-vous ainsi ?
— Tu vas venir avec nous, riposta le garde en lui rendant son sauf-conduit.
Il y a du Tyrell là-dessous, pressentit le Boucher. Pas question de suivre ces hommes.
— Tout d’abord, vous ne me tutoyez pas, et ensuite, non, je ne vais pas venir, cela vous va comme réponse ?
— Tu es sourd ? Tu obéis. Et puis, je te tutoie si je veux !
Le garde Tyrell sortit son épée. Il en tapota sa paume tout en fixant le Boucher d’un air mauvais.
Mors étrécit ses yeux.
— Toi, tu rentres ton épée ou je te la fais bouffer.
Le guerrier qui lui faisait face cracha sur le sol avec mépris. Il leva son arme et se lança sur le Boucher, une promesse malsaine au fond des iris. Dans un même mouvement fluide et gracieux, Mors bloqua l’attaque, un estoc vers son visage. Il retourna le poignet armé jusqu’à le briser, arracha l’épée de la main privée de force, puis frappa avec le pommeau la bouche du garde, brisant ses dents au passage, avec une violence cruelle, glacée, implacable.
Son adversaire s’effondra au sol.
— Alors mes garçons ? Qui veut se faire enfoncer quelque chose quelque part ? demanda Mors tout en affichant un sourire réfrigérant.
— Halte !
C’était la femme rousse qui avait aidé Mors le soir de l’altercation dans le quartier de Culpucier. L’un des gardes Tyrell se tourna vers elle, les sourcils froncés.
— Qui êtes-vous, ma dame, pour oser ainsi nous interrompre ?
— Un mot en particulier, et vous le saurez.
Elle prit l’homme à part et lui montra un objet qu’elle tenait dans le creux de sa paume. Mors ne voyait pas bien, il crut discerner un pendentif. Puis la rousse prononça une suite de mots rapides, qu’il ne put entendre. Le Tyrell hocha la tête, le regard légèrement vitreux. Il revint vers Mors et ses camarades. Sans daigner regarder le Boucher, il donna le signal du départ d’un ton sec. Les gardes verts redressèrent leur camarade blessé et s’éloignèrent en l’emportant avec eux.
Resté seul avec la jeune femme, Mors la toisa :
— Que voulez-vous de moi, ma dame ? Cela fait deux fois que vous intervenez en ma faveur, je vais finir par penser que cela n’a rien d’une coïncidence.
— Hé bien quoi, ser, vous êtes un homme séduisant ! Ne pourrais-je m’être entichée de votre charme ?
Le sourire qu’affichait la jeune femme était plus espiègle que séducteur. S’il y avait de la séduction dans ses manières, elle restait subtile.
— Pas de ça avec moi, répliqua le Boucher.
Son interlocutrice ne sembla pas s’offusquer du ton sec avec lequel il avait répondu :
— Et pourquoi pas ? Apparemment, monseigneur, vous n’avez pas sondé toutes les facettes des femmes !
— En effet, sourit-il malgré lui, mais quel homme pourrait le prétendre ?
— Que voilà une réponse sensée ! S’exclama-t-elle en le regardant avec des yeux étranges.
— Et bien gente dame, merci de m’avoir à nouveau secouru.
— De rien, messire chevalier. Ou plutôt non, si véritablement vous désirez me remercier, alors invitez-moi plutôt à dîner.
Mors croisa les bras en pencha la tête de côté. Cette jeune femme l’intriguait de plus en plus.
— Fort bien. Mais cela fait un certain temps que je ne suis pas venu dans la capitale, je vous laisse donc choisir un endroit à votre goût. Mais dites-moi ? Vous vous appelez vraiment Ros ?
— Je suis Ros, de la maison Reyne.
Mors ouvrit les yeux de stupeur, cette femme était une Reyne ? L’une des plus grandes maisons de l’Ouest après les Lannister ?
— Une Reyne de Castamere ? Mais je croyais votre maison éteinte ?
— Elle l’est, dit-elle sans cesser de sourire, je suis la nièce de lord Roger Reyne, mais aujourd’hui, je sers d’autres maîtres.
La rousse se montrait sereine, même en ayant révélé son identité complète. Du reste, Mors était à présent persuadé que leur rencontre ne devait rien au hasard.
Ros ne voyait aucun inconvénient à choisir l’auberge. Toujours souriante, elle héla un carrosse qui passait de l’autre côté de l’esplanade. Ils y montèrent et la jeune femme indiqua une adresse.
Le véhicule les conduisit vers la rue Croche. Jusqu'à la Perle Noire. Le trajet se fit en silence.
Mors connaissait l’endroit de réputation, elle s’avérait fort bonne, mais n’y était jamais venu lui-même. Par ailleurs, de ce qu’il en savait, on n y recevait que sur réservation. Et les gens du commun ne s’y rendaient jamais.
Ros Reyne était manifestement connue des maîtres du lieu. Et n’avait nul besoin de réserver. Le maître de l’établissement la salua avec une discrétion teintée d’élégance avant de la conduire lui-même à une table bien placée, avec vue directe sur la cheminée. Sans attendre, il tira le fauteuil de la jeune femme afin de l’aider à s’asseoir. La table était située à l’opposé de l’entrée et le Boucher avait tout loisir de dîner sans être surpris par un assassin motivé.
La salle était vaste, avec un haut plafond et poutres apparentes, la cheminée s’étendait sur la demi-largeur d’un mur. Les lumières étaient tamisés, l’atmosphère plutôt feutrée. Les tables largement espacées les unes des autres, offrant calme et discrétion. Une nappe violette recouvrait la leur, immaculée, avec deux verres à vin bombés, un autre pour l’eau, en cristal translucide, des couverts en argent et des serviettes monogrammées ; un couple de chandelles renforçait un air d’intimité.
D’un commun accord, ils se passèrent d’apéritif. Après avoir détaillé la carte, Mors commanda un plat nommé la Potée de la Sœur, un ragout de légumes composé de crème et de beurre fondu avec poisson et fruits de mer, puis ajouta une salade d’escargots et de lamproie avec des olives. Ros opta pour du chevreau rôti avec du miel et du citron, accompagné de feuilles de vigne farcies de raisins secs. Avec les plats, on leur servirait des petits pains au maïs, au froment ou au blé noir, à peine sortis du four.
— Aimez-vous le vin ? demanda-t-elle.
— Le bon vin, oui.
— Alors choisissez, que je puisse juger de vos goûts.
— Je vais essayer, dit Mors avant de se plonger dans la carte.
Il finit par faire son choix, se déterminant pour le vin d’été, qu’il demanda servi à température.
Le serveur obtempéra après une courbette appréciatrice.
— Parlez-moi un peu de vous, s’enquit le Boucher. Que faites-vous dans la vie ?
— Je suis ce que l’on appelle une riche courtisane. Je vis de mes rentes. Et vous, messire ? À quoi occupez-vous votre existence, à part bien sûr à vous attirer les foudres de Hautjardin ?
— Comme vous devez le savoir, je recrute pour la Garde de Nuit. Mais il m’arrive de traquer les déserteurs et les criminels. Je suis un pisteur et personne ne m’égale dans ce domaine.
— Vous devez mener une existence passionnante dans le Mur et au delà, messire Westford.
— Je dirais mouvementée.
Le vin arriva enfin. Le serveur présenta la bouteille à Mors en faisant preuve d’une minutie religieuse. Mors goûta le breuvage, vérifia qu’il n’était pas bouchonné, puis opina son accord. Leurs verres servis, ils trinquèrent. Ros but une gorgée, la fit rouler dans sa bouche, en détailla minutieusement les arômes, le sourcil arqué.
— Alors, qu’en dites-vous ? demanda le Boucher, qui s’était livré à un manège semblable.
— Je m’avoue impressionnée et pourtant j’ai bu un certain nombre de grands crus. Je constate que vous êtes un homme de goût.
— Du moins en ce qui concerne le vin, oui.
— Et en matière de femmes, relança-t-elle du tac au tac, quel est votre genre ?
Mors lui adressa un sourire incertain :
— Les femmes intelligentes avant tout… Les femmes d’action… Les femmes franches.
— Passionnante réponse. J’espère avoir un jour l’occasion de creuser la question.
Le sourire de la jeune femme s’était fait troublant. Confortablement assise, elle faisait tourner son verre de vin devant elle, de manière à pouvoir observer chacune des nuances subtiles de la robe au rubis prononcé. De manière à pouvoir également contempler les traits durs de l’homme aux cheveux gris dans la lumière des chandelles.
Les plats furent servis. Ils délaissèrent un temps leur conversation, accordant à la nourriture une digne attention. Mors trouva la préparation succulente. Il mangea avec appétit, à l’instar de sa compagne.
Leurs plats achevés jusqu’à la dernière miette, Ros reprit :
— J’ai entendu parler d’un Mors Westford et ce nom n’est pas répandu. Dites-moi, pourquoi avoir tourné le dos à l’Ouest alors que vous étiez destiné à revêtir le prestigieux manteau de seigneur ?
La bouche du Boucher se tordit, ses traits devinrent aussi durs que le granit des Monts à Cheval. Il rétorqua sans prendre le temps de réfléchir :
— C’est l’Ouest qui m’a abandonné, en vérité, et non le contraire. Je ne regrette nullement ma décision lors du sac de Port-Réal. Et si c’était à refaire je le referais sans hésiter.
La jeune femme but une nouvelle gorgée de vin, la savoura, avant de reprendre d’une voix très douce :
— Mon oncle Roger vous admirait à l’époque, il comptait même vous marier avec l’une de ses filles.
— Elle aurait était tuée comme ma Cerenna après mon départ.
Ros le dévisageait soudain gravement mais également avec quelque chose qui pouvait s’apparenter à de la compassion :
— Vous avez subi une grande injustice !
— En effet. Mais j’ai fini par obtenir réparation. J’ai châtié Alester Sarwick, que j’avais provoqué en duel ; j’ai également puni Valar Hill et tous deux brûlent aux Sept Enfers.
— Mais c’est Tywin le véritable responsable, pourquoi ne pas l’avoir tué ? demanda-t-elle d’une voix apaisante.
Le ton calme de la jeune femme amena le Boucher à se détendre. Il répondit d’une voix douce.
— Parce que Tywin est vraiment maudit par les Sept. Il a beau avoir trois enfants, ces derniers ne sont que du gaspillage de foutre. Jaime est surnommé le Régicide et sa réputation de chevalier est souillée par d’horribles rumeurs d’inceste. Cersei a beau être une belle femme, mais elle est surtout une vipère cornue qui se croit plus maligne que les autres. Je n’exclue que Tyrion : son seul crime est d’avoir pour père un trou du cul qui se croit trop noble pour chier. Tuer Tywin c’est lui rendre service, autant qu’il vive pour mieux souffrir.
— En somme, c’est bien ce que je disais tout à l’heure, jugea son interlocutrice, votre existence et passionnante. Mais avez-vous un jour songé… Je veux dire, ne pourriez-vous considérer la possibilité de revenir au sein des vôtres ?
— Les miens ? ricana le Boucher. Je ne leur fais plus confiance depuis que j’ai découvert que le mal se terrait dans mon propre camp. De surcroît, l’ambition n’a plus d’attrait pour moi et je déteste la politique. Les années m’ont changé, dame Reyne, et je n’ai nul désir de revenir en arrière.
Mors but un peu de vin. Que ce cépage était bon ! Il reposa son verre et se pencha en avant, ses iris bleus rendus luminescents par la caresse des chandelles :
— Nous avons assez parlé de moi. Que me voulez-vous, Ros de la maison Reyne ? Vous avez manifestement enquêté sur mon compte, dans quel but ?
Éclairés des mêmes lumières mouvantes, les yeux turquoise de la jeune femme se paraient de chaleur :
— Mon but premier est d’apprendre à mieux vous connaître, approfondir la bonne opinion que j’ai de vous… Que vous le croyiez ou non c’est l’entière vérité. Pour le reste, autant vous révéler que je travaille pour des personnes très puissantes, et ces dernières ont l’œil sur vous depuis que vous avez posé le pied dans la capitale.
— Littlefinger ?
A sa surprise, elle éclata de rire.
— Oh que non, dit-elle en secouant la tête. Littlefinger a beau être un manipulateur de talent, il ne vaut pas mon maître pour ce qui est d’intriguer. Après la chute de notre maison, c’est lui qui m’a recueillie et m’a formée au métier d’espionne. Il m’a ensuite envoyée au Nord pour engranger des informations sur les Stark. En jouant le rôle de putain au bordel, j’ai fini par coucher avec Theon Greyjoy et le pauvre chou me révélait tout ce qui se passait à Winterfell : la visite de Robert Baratheon, la promotion de Ned Stark au poste de Main du Roi, son voyage au Sud.
— Votre métier doit être difficile, dit Mors en fronçant les sourcils.
— A qui le dites-vous, certains de mes amants étaient bons, d’autres étaient horribles, et d’autres encore pires. Theon Greyjoy était pas mal mais il n’en demeure pas moins un gamin. Pycelle en revanche était une horreur, je plains la pauvre diablesse qu’il baise en ce moment.
— Et votre maître, que veut-il de moi exactement ?
Ros se tut un moment puis finit par déclarer :
— Mon maître m’a envoyé vous prévenir. Tywin ne compte pas honorer sa promesse envers vous. Il vous trahira au profit d’Hautjardin, en ce moment des hommes du Bief vous recherchent avec l’ordre de vous tuer.
— Je ne suis pas surpris, commenta Mors froidement. Ils veulent que Tyrion soit exécuté sans que personne n’intervienne. Je savais qu’en me révélant le meurtre du roi, Olenna Tyrell me condamnait à mort. Comment avez-vous fait tout à l’heure pour les éloigner ?
— J’ai seulement montré une vieille pièce de monnaie qui date de l’époque des rois Jardiniers. Je n’ai fait que gagner du temps rien de plus. Quittez Port-Réal par le prochain bateau à l’aube, vous n’avez plus de temps.
— C’est vers le Mur que je quitterai la capitale. Si c’est ce que vous dites est vrai, alors plus rien ne me retient dans cette cité maudite.
Ros se pencha vers lui et lui agrippa l’avant-bras.
— Mon maître veut vous voir, il est prêt à vous faire une proposition que vous ne pouvez refuser, je vous en prie ser Mors, prenez le bateau et allez le retrouver.
— Votre maître ne peut rien me donner que je n’aie déjà. Navré ma dame mais cela ne m’intéresse pas.
— Et si je vous disais que mon maître sait où se trouve votre fille ?
Cette fois, c’est le Boucher qui lui agrippa la main avec force.
— Qu’avez-vous dit ? grogna-t-il furieusement.
— Tya Westford est vivante, révéla Ros d’une voix sombre. Celle que Valar a tuée n’était qu’une servante. Cerenna l’a envoyée dans les Cités Libres juste après votre départ pour le Mur.
— Vous mentez ! cria Mors rageur. Tya est enterrée aux cotés de sa mère dans notre maison du Conflans. Alester et Valar les ont tués toutes les deux.
— En ce jour funeste, seule votre femme a été assassinée, dit Ros d’une voix puissante, je vous le jure par le nom que je porte, c’est la vérité Mors, votre fille est en vie.
Mors se leva, et secoua la tête encore sous le choc. Sa fille était vivante, sa Tya était encore de ce monde, il n’avait plus rien espérer des dieux hormis le Guerrier qu’il priait avant chaque bataille. Sa fille vivait quelque part dans l’autre continent. Aujourd’hui, elle devait être une jeune femme, et le Boucher secoua la tête en respirant avec difficulté.
— Dites-moi où est ma fille ? dit-il brusquement en braquant ses yeux bleus sur ceux de Ros.
— Seul mon maître sait où elle se trouve, moi je n’en sais rien.
— Très bien, aboya-t-il froidement, je connais la chanson, que veut votre maître en échange de cette information ?
Ros se leva de table et massa sa main, pour un homme âgé, il demeurait aussi fort qu’un taureau.
— C’est lui qui vous le dira. Mon maître n’est autre que Doran Martell le prince de Dorne. Il vous attend dans le palais de Lancehélion, il sait ou se trouve Tya, je vous le promets.
— Fort bien, je vais me rendre à Dorne, mais avant je veux que la Vipère Rouge défende Tyrion au cas où ce dernier réclamerait un duel judiciaire. Tel que je connais Oberyn, il n’hésitera pas à accepter pour régler ses comptes avec la Montagne.
Bien malgré elle, Ros sourit amusée.
— Vous auriez fait un bon seigneur à la place de Tywin, ser Westford. Fort bien, je vais voir ce que je peux faire.
— Sur ce, je vous quitte.
— Encore une chose, dit-elle avec une pointe de malice toute féminine. Tout à l’heure, dans la rue, je vous ai dit que je vous trouvais séduisant, messire. Je le pense sincèrement.
Il ouvrit la bouche, la referma pour finalement déclarer :
— Merci…
Il ne sut quoi ajouter.
Ils se dévisagèrent un moment sans rien dire. Elle, le sourire aux lèvres, sûre d’elle. Lui, hésitant. Puis il paya la note sans sourciller devant le prix et se retira sans regarder par-dessus son épaule.
*
Tout en humant l’air de la nuit, Mors se dirigea en direction du bordel de Chataya rue de la Soie, car il devait absolument envoyer un autre corbeau au Mur. Mais il se ravisa, qu’allait-il leur dire ? Leur demander la permission d’embarquer pour Dorne ? Leur faire comprendre qu’il devait retrouver sa fille qu’il croyait morte ? Non il n’en ferait rien, lui qui avait servi la Garde de Nuit pendant quinze ans, poursuivi et tué des déserteurs. Voilà qu’il était aujourd’hui partagé entre son devoir et sa fille. Non pas question d’abandonner Tya, il irait la chercher, la mettrait à l’abri, c’était son devoir de père. Et si jamais un fils de pute se mettait sur son chemin, il le truciderait, fut-il Aegon le Conquérant en personne.
— Messire Mors !
Le Boucher se tourna brusquement en sortant son épée, énervé d’avoir été interrompu dans ses pensées. Il foudroya son interlocuteur du regard, mais sa colère était également dirigée contre lui-même pour n’avoir pas détecté la présence des gardes Tyrell qui l’avaient suivi depuis la Perle Noire.
Leur chef n’était autre que Garlan Tyrell, le chevalier qu’il avait vu s’entrainer dans les jardins royaux. La plus fine lame du Bief. Ce dernier arborait un sourire moqueur, le même que celui de son abruti de frère.
— Je crois qu’il est temps de régler votre dette envers ma maison, vous avez agressé mon frère, et même insulté ma cousine Elinor et ma grand-mère, une petite leçon s’impose.
Garlan sortit son épée et le désigna avec la pointe d’acier.
— Puisque vous êtes chevalier, je vous jette mon gant au visage. Je vous défie devant les dieux et les hommes. Si vous refusez je lâche mes gardes pour vous emprisonner, vous serez jugé, et exécuté.
— Je vois, murmure le Boucher à voix basse. Le problème fiston, est que si je te tue je serais tout de même arrêté… il y a comme un dilemme tu ne crois pas ?
Garlan éclata de rire.
— Je n’ai jamais été vaincu, j’ai voué ma vie à perfectionner mon escrime. Je me suis entraîné jour et nuit depuis mes quatre ans, et je vais vous le prouver.
— S’entraîner, c’est bien, lui concéda le Boucher. Risquer sa vie, c’est mieux.
— Vous ne me prenez pas au sérieux, n’est-ce pas ?
— Très bien mon garçon, déclara Mors en tournoyant sa lame d’acier valyrien. On va voir ce que tu as dans le ventre, et crois moi ! Ce n’est pas qu’une expression.
Garlan se permit un léger ricanement. Il fit le tour de son adversaire sans le quitter des yeux, en prenant son temps.
— Attention, je vais frapper.
Il recula d’un pas puis bondit en avant. Sa lame frappa d’estoc pour aller heurter le ventre du Boucher, un simple coup de semonce pour prendre l’avantage dans le combat. Et Mors para au dernier moment.
— Peu de gens peuvent bloquer cette attaque, approuva Tyrell en hochant la tête. Je suis impressionné.
— Merci, répliqua Mors en enlevant sa cape et la jetant au sol.
— Je vais frapper encore, attention.
Garlan se jeta en avant. Sa lame était si rapide qu’elle semblait vibrer. Il feinta à la gorge, visa l’épaule.
Et Mors para.
Les épées s’entrechoquèrent de nouveau. Autour d’eux, personne ne prononçait un mot. Les gardes et les soldats jouaient désormais des coudes pour mieux voir, la haine remplacée par la fascination. Ils étaient conscients qu’ils étaient les spectateurs privilégiés d’un combat qui aurait attiré tout Westeros s’il avait eu lieu dans une arène de gladiateurs.
Garlan avança, et Mors ne céda pas un pouce de terrain. Leurs lames grincèrent l’une contre l’autre alors que leurs mains cherchaient une ouverture. Déséquilibré, le chevalier Tyrell finit par rompre l’échange. Il esquiva une riposte d’un cheveu puis se remit en garde.
— Est-ce que tu as déjà entendu les lames chanter ? demanda soudain Mors.
Garlan recula, essuya la sueur qui lui empoissait le front.
— Chanter ? Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? Vous écoutez trop les récits des bardes ! Un combat, ce n’est pas un chant, c’est… c’est un combat.
— Je vois, fit Mors.
Oui, le style du Boucher avait un énorme défaut : il était très agressif, mais il perdait en efficacité dès lors qu’il devait se défendre. La plupart de ses adversaires n’avaient jamais eu le temps de s’en rendre compte mais Garlan Tyrell n’était pas « la plupart ».
Il se jeta en avant et fouetta l’air de son bouclier alors que son épée visait l’épaule gauche de Mors pour l’obliger à parer. Le Boucher se déplaça obligeamment, bloquant le coup au dernier moment avant de riposter d’une feinte basse qui faillit déstabiliser Garlan.
Faillit.
Tout était dans ce mot.
Dans un duel, il n’y avait pas de demi-mesure. Garlan sentit une vague d’exaltation l’envahir. S’il avait été surclassé, il serait déjà mort. Mors privilégiait les assauts rapides, les contre-attaques foudroyantes… et il avait raté son coup.
Surtout, il ne s’était pas servi de son bras gauche. Le chevalier avait raison, il devait cacher une blessure ancienne, voila pourquoi il n’utilisait pas de bouclier contrairement à lui.
Il repartit à l’attaque et son épée manqua d’un cheveu le flanc de Mors. De nouveau, la riposte rebondit sur son bouclier.
Il frappa au torse, et Mors dévia la pointe alors qu’elle allait l’empaler. Des cris résonnèrent dans l’assistance mais Garlan refusa de se laisser déconcentrer. La victoire était à portée de main.
Il se fendit, visant la gorge, et Mors parvint à modifier la trajectoire d’un coup de coude improbable.
— Ce n’est pas passé loin, observa Mors.
Oui, ce n’était pas passé loin, mais ça ne suffisait pas. Un duel ne se gagnait pas sur des mouvements quasi réussis. Garlan se jeta de nouveau en avant et fit pleuvoir un déluge de coups sur son adversaire. Il avait travaillé son endurance pendant des années et se savait capable de maintenir ce rythme pendant près d’une minute sans reprendre son souffle.
Mors para, recula, recula, esquiva, bloqua de l’avant-bras, se pencha, se redressa, bondit de côté, pivota sur lui-même, para de nouveau, dévia du poignet, détourna la lame, plongea vers la gauche.
— Tu as eu… de la chance, haleta-t-il.
— Oui. Tu y étais presque, remarqua Mors.
C’est vrai. Il y était presque…
Tellement proche de la victoire…
Et pourtant quelque chose n’allait pas.
Pourquoi sentait-il le doute s’insinuer en lui ? Pourquoi ses soldats avaient-ils cessé de l’encourager après chaque attaque comme ils le faisaient jusqu’ici ? Pourquoi ne parvenait-il pas à mettre un terme à ce stupide duel ? Il attaqua de nouveau mais cette fois la riposte vint sous forme d’une gifle qui renvoya sa tête sur le côté, la joue marbrée des doigts du Boucher.
— Attention, sourit cruellement Mors, maintenant Je vais tuer.
Cette gifle fit beaucoup plus mal à l’orgueil du Tyrell qu’à sa chair. Cet orgueil démesuré qui l’animait, source de sa force. Source de sa faiblesse. Le cours de ses pensées s’interrompit alors qu’une lame filait vers son visage à une vitesse surhumaine. Il leva son bouclier pour parer, arriva trop tard, parvint à dévier l’acier qui, au lieu de lui trancher la gorge, vint le frapper en plein…
La douleur.
Soudaine.
Violente.
Incroyable.
Une explosion de souffrance qui lui vrillait la tête alors qu’il reculait, incapable de comprendre ce qui venait de se passer. Il n’arrivait plus à voir. Avait-il du sang dans l’œil ? Comment Mors avait-il pu agir si vite ? Leur différence de niveau était-elle si grande ?
D’une main tremblante, sans prendre la peine de se protéger, il tâta son visage et toucha du doigt la large blessure qui lui mangeait le visage, la ruine qui remplaçait désormais son œil droit.
Il hurla.
Tant d’années d’entraînement… pour rien ?
Il regarda le Boucher faire tournoyer sa lame valyrienne et puis ce fut le trou noir. La tête de Garlan Tyrell, héritier de Hautjardin, meilleur bretteur du Bief, vola dans les airs pour atterrir dans les pieds de ses hommes qui reculèrent terrifiés. De son côté, le Boucher rangea son épée dans le fourreau, et observa le corps sans vie de son adversaire trembler et avec le sang qui jaillissait de son cou comme une fontaine.
Ce jeune homme s’entrainait avec des hommes qui craignaient assurément de blesser l’héritier de Mace Tyrell. Le pauvre avait eu l’impression de s’exercer dans des conditions réelles, mais les dés avaient été pipés depuis le début.
Voyant leur réaction hésitante, il fronça les sourcils et aboya d’une froideur de marbre :
— Partez !
Les gardes Tyrell ne se firent pas prier deux fois. Ils décampèrent sans demander leur reste. Mors récupéra sa cape et disparut dans les ombres des ruelles. Il était temps de quitter cette cité maudite, tout comme il était l’heure de tuer le premier qui s’était interposé entre lui et sa route vers Tya. Désormais, il n’était plus un frère juré de la Garde de Nuit, il portait maintenant le manteau des parjures, mais aussi le titre de père. Bizarrement, il se sentait mieux, comme si un poids s’était allégé, son destin n’était peut-être pas aussi noir après tout.
Pendant qu’il s’éloignait, trois silhouettes encapuchonnées l’observèrent, l’une d’elles n’était autre que Ros, qui regarda son comparse en secouant la tête.
— Le dénouement vous convient-il messire ? demanda-t-elle d’une voix teintée de respect.
L’homme garda le silence un moment, puis secoua la tête.
— Il a prouvé qu’il pouvait être un allié contre les Lannister et les Tyrell, mais je ne lui fais toujours pas confiance. Pour un homme d’honneur il demeure imprévisible.
— C’est justement ce genre d’homme dont nous avons besoin, intervint la troisième voix qui était celle d’une femme. Mors Westford est un allié redoutable si nous voulons récupérer ce que nous avons perdu.
— Encore faut-il que la Mère des Dragons accepte de s’allier avec nous, elle exigera de nous voir agenouillés ou de subir le feu et le sang, renchérit l’homme mystérieux.
— De ce cela je ne m’inquiète pas, répliqua-t-elle assurée. Nous n’avons jamais trahi les Targaryen contrairement à Tywin, de plus Mors ne se soumettra devant personne, c’est pour cela qu’il agira en notre nom, nous les seigneurs de l’Ouest.
Elle se tourna vers Ros et ajouta :
— Quittez également Port-Réal après-demain. Le prince Doran aura sûrement envie de connaître votre rapport, et attisez les flammes de la guerre, il faut que Dorne nous rejoigne elle aussi.
— Elle fera, dit Ros avec un sourire d’hyène.
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