Sans perdre de temps

Chapitre 3 : L’espion qui venait du Missouri

3206 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 24/06/2020 12:10

Quand Liv arriva à la morgue le lendemain matin, Ravi était occupé avec ses rats zombie dans la pièce du fond. Les derniers tests avaient été prometteurs, et il passait le plus clair de son temps libre avec eux, notant chaque évolution, chaque changement dans leur comportement. Il lui fallait réussir à les stabiliser sous forme de morts-vivants avant de passer à l'étape de la guérison et il sentait qu'il touchait au but.


C'était l'occasion rêvée pour Liv. À pas feutrés, elle se glissa jusqu'à la boîte en carton contenant les preuves prélevées la veille, et souleva le couvercle. Il ne lui fallut qu'une seconde pour substituer le sachet contenant la clé USB avec le faux qu'elle avait fabriqué la veille. Le modèle était assez commun pour qu'elle ait pu trouver le même dans un grand magasin quelconque et un peu d'eau dans laquelle elle avait ajouté une touche de colorant jaune faisait illusion à merveille. Jamais elle n'avait été aussi agile de ses dix doigts. Pas qu'elle ait été particulièrement maladroite avant de dévorer ce cerveau, non… mais il fallait avouer que c'était tout de même autre chose. Elle savait se faire discrète et agile comme un chat dans la pénombre. Cela n'avait rien à voir avec la call girl kleptomane dont elle avait mangé le cerveau quelques mois auparavant. Sa façon de penser à lui était plus subtile, presque artistique.


— Liv ? demanda Ravi alors qu'elle refermait le couvercle sur son larcin. J'espère que tu n'es pas en train de fouiller dans le carton des preuves…

— Moi ? Mais jamais…


Il lui jeta un regard suspicieux depuis l'autre pièce et, seringue toujours en main, avança vers elle. Il ouvrit la boîte, en vérifia le contenu avec soin. Quand il constata que rien ne manquait, il poussa un long soupir exaspéré.


— Bon, c'est bon pour cette fois, mais à partir de maintenant, interdiction de t'approcher de cette boîte. D'ailleurs, je vais même la prendre avec moi pour pouvoir la surveiller de plus près.

— Ça me blesse énormément que tu puisses me croire capable de dérober les preuves d'une enquête pour meurtre, pleurnicha-t-elle sur un ton faussement scandalisé.


Il ne lui répondit pas, se contentant de lever les yeux au ciel avant de se reporter sur sa tâche. Dès qu'il eut le dos tourné, Liv se précipita sur son sac à main et y rangea la clé. Elle avait pris soin la veille de confectionner une nouvelle poche dans la doublure. C'était trop rudimentaire pour échapper à une fouille minutieuse, mais elle s'était dit que ce serait suffisant pour calmer les soupçons d'un Ravi trop curieux. Une fois son butin en sécurité, un immense soulagement l'envahit. Elle n'avait plus qu'à retrouver Barry et le lui donner. Simple comme bonjour, du moins, en théorie.


Babineaux débarqua dans la morgue à peine dix minutes plus tard. Elle l'avait appelé la veille au soir pour lui confier la vision qu'elle venait d'avoir. Bien qu'elle ait omis de mentionner la fameuse clé USB, elle avait décrit la salle de bain — et le peu de la chambre qu'elle avait vu — avec assez de détails pour permettre à Clive de retrouver le lieu de séjour de la victime.


— Liv ?

— Elle-même.


Elle sortit du bureau de Ravi où elle était en train de récupérer quelques dossiers à destination des pompes funèbres. Le ton de sa voix était calculé à la lettre près. Si elle avait compris un élément crucial de la personnalité de son dernier repas, c'était que, plus que voler, il adorait se donner en spectacle.


— Je vais avoir besoin de vous. On a appelé tous les hôtels, motels et résidences qui pouvaient correspondre à votre description, expliqua-t-il. Ça n'a pas été évident, mais on a réussi à trouver quelque chose, au Flint's Motel, dans le sud de la ville. Le gars qu'on a eu au téléphone dit qu'un client qui correspond au signalement de notre gars loue une chambre là-bas et n'est pas rentré depuis hier soir.


Il n'en fallut pas plus pour qu'elle enfile sa veste et lui emboîte le pas.


Dehors, le ciel était grisâtre, et semblait flotter à quelques mètres à peine au-dessus des toits. Il ne faisait pas assez froid pour ressortir les manteaux, mais de temps à autre, une bourrasque glaciale s'élevait et vous gelait des pieds à la tête. Encore une fois, la météo s'était plantée en beauté. Quand ils arrivèrent sur le parking du motel quelques minutes plus tard, une fine pluie s'était mise à tomber et détrempait le béton.


— Vous avez eu d'autres visions depuis hier soir ? demanda Babineaux alors qu'ils se dirigeaient vers l'accueil.


Oh oui qu'elle en avait eu des visions, et pas qu'un peu. En temps normal, elle ne parvenait à capter que les éléments les plus marquants, les plus intenses, quelques fois les plus récents de la vie de ses repas. Là, tout ce qu'elle arrivait à percevoir, c'était ce Barry, au point que ça en devenait inquiétant. Il suffisait d'un rien pour déclencher un flashback : le crépitement de l'averse sur le trottoir, la douceur d'une serviette éponge sous ses doigts, Peyton chantonnant alors qu'elle faisait la vaisselle… C'était comme si ce type avait emmagasiné tous ces souvenirs et qu'ils étaient pour lui aussi marquants que n'importe quel événement traumatique. Elle avait aussi vu, à plusieurs reprises, un éclair jaune qui semblait animé d'une volonté propre, le même qu'avait décrit Lena Aguilar. Cependant, rien ne permettait de l'identifier avec exactitude et ces quelques visions avaient bien plus épaissi le mystère qu'apporté des réponses.


— Non, rien de concluant.


L'employé à l'accueil était un homme entre deux âges, maigre, le front dégarni, les dents en avant. Il dégageait tout de suite une impression froide et désagréable, qui collait avec l'ambiance de vieux motel miteux mais bon marché qui se dégageait de tout le bâtiment.


— Lieutenant Babineaux, police de Seattle. On s'est parlé tout à l'heure, vous m'aviez dit qu'un de vos clients correspondait à notre victime.


Le type hocha la tête avec nonchalance, comme si son cou était fait de chewing-gum. Sans y prêter attention, Babineaux sortit la photographie de sa poche et la lui montra.


— C'est bien lui ?


Cette fois-ci, il lui fallut plusieurs secondes pour confirmer. C'était à prévoir. Une fois mort, personne n'avait vraiment le même visage.


— Ouais, c'est bien ça. Il louait sa chambre sous le nom de… attendez que je regarde… Darren Alston. Il est arrivé il y a environ un mois et il a payé en avance jusqu'à la semaine prochaine.

— Vous pouvez nous montrer cette chambre ?


Le type lâcha un soupir.


— Bien sûr, suivez-moi.


Il les guida jusqu'à la chambre, qui se trouvait dans un recoin isolé de la résidence. Le maigre soleil qui filtrait à travers les nuages n'arrivait pas jusque-là, et l'air se faisait plus humide à mesure qu'ils avançaient. L'endroit ne respirait pas l'hospitalité. C'était plutôt la planque idéale pour quelqu'un qui voulait se faire discret.


Après leur avoir ouvert la porte, l'employé repartit vers l'accueil d'un pas traînant. Il semblait faire assez confiance à la police pour les laisser fouiner dans son établissement sans surveillance.


L'intérieur était composé de deux pièces, une chambre et une salle de bains. Sans attendre, Liv se dirigea vers cette dernière. Oui, c'était bel et bien celle qu'elle avait vu dans sa vision. Même agencement, même carrelage immonde sur les murs, mêmes produits éparpillés partout. Elle passa son doigt sur le bord du lavabo : il était encore humide. Entre cela et le fait que la clé USB n'avait pas eu le temps de quitter son estomac avant sa mort, elle pouvait en déduire que sa vision datait de quelques heures avant la mort de Darren Alston. Protéger ces informations avait sans doute été la dernière chose qu'il avait faite avant de mourir.


Rien d'autre ne semblait constituer un indice dans la salle de bains. Tandis que Clive parcourait la chambre, Liv observait autour d'elle, sans rien trouver de concluant. Ici, une bombe de gel à raser renversée sur le sol, là un flacon d'ibuprofène à peine entamé. Elle eut un instant d'espoir en soulevant le couvercle de la chasse d'eau. Les dealers et autres criminels avaient la fâcheuse manie d'y cacher tout et n'importe quoi. Mais non. C'était vide. Désespérément vide.


— Liv ? Venez voir une minute.


Elle alla à la rencontre de Clive. Avec un peu de chance, il aurait trouvé de quoi faire avancer l'enquête. Il se tenait près du bureau au fond de la pièce, bureau qui était recouvert de plans, cartes et autres documents en tous genres.


— Je ne sais pas quoi exactement, mais il préparait quelque chose, c'est clair… Je me suis dit que ça pourrait vous déclencher une vision.


Plusieurs secondes passèrent. Elle avait beau tout observer en détail, rien ne lui venait. Du moins, rien de surnaturel. Elle se surprit à calculer de tête le temps qu'il fallait pour aller d'un point A à un point B, à repérer les endroits sensibles, les potentielles caméras de surveillance, les entrées et les sorties, les trajets probables des vigiles. Peu à peu, une sensation désagréable s'insinua en elle.


— Je suis déjà allée dans cet endroit… murmura-t-elle.


Plus le temps passait, plus la certitude s'installait. Elle, Liv Moore, était déjà entrée dans le bâtiment dessiné là. Elle essaya de se représenter le commissariat. Non… ce n'était pas ça, le hall d'entrée n'était pas aussi spacieux. Peut-être le tribunal où travaillait Peyton ? Non, il manquait les escaliers en face de la porte. Elle ferma les yeux, tâcha de se concentrer du mieux qu'elle pouvait. Pendant, ce temps, Clive était parti fouiller le reste de la chambre, la laissant seule pour réfléchir.


Elle visualisa les colonnes, la grande baie vitrée, le hall qui menait sur la gauche à des bureaux et sur la droite à une série d'ascenseurs, puis à une salle de conférence un peu plus loin. Le bâtiment se dessinait devant ses yeux, et dès qu'elle fut sur la bonne piste, il ne lui fallut pas longtemps pour avoir sa réponse.


— Tiens, ça, ça va pas vous faire plaisir, lança Clive après avoir ramassé un objet sur le sol. Un badge d'employé de…

— Max Rager, compléta-t-elle. Il travaillait pour Max Rager.

— Oh, lieutenant ! Et mademoiselle Moore ! Quel plaisir de vous voir encore ! On dirait bien que vous ne pouvez plus vous passer de moi.


Liv fulminait. Au contraire, elle aurait bien voulu se passer de Vaughn du Clarke, de son petit air suffisant et de sa foutue boisson zombifiante. Depuis qu'elle avait été kidnappée et avait manqué de se faire tuer par un tueur à sa solde, il n'y avait plus de doute qu'il était au courant des effets de son produit. Pourtant, elle n'avait encore aucun moyen de le coincer et rien ne la mettait plus en rage.


— Moi, j'ai l'impression que dès qu'il se passe quelque chose d'étrange dans cette ville, on en revient toujours à vous, lança-t-elle avant de s'asseoir.


Clive lui lança un regard désapprobateur, mais elle savait bien qu'il le pensait tout autant qu'elle. Du Clarke baignait dans des affaires louches, ce n'était un secret pour personne.


— Monsieur du Clarke, commença Clive sur le ton le plus neutre possible, qu'est-ce que vous pouvez nous dire sur Darren Alston ? Il était employé chez vous en tant que technicien de laboratoire.


Dans le même temps, Clive lui tendit le badge qu'ils avaient trouvé un peu plus tôt, protégé dans un sachet plastique.


— Oh oui, je vois qui c'est ! s'exclama du Clarke sur un ton bien trop enjoué. Il remplaçait une employée en congé maternité. Je l'ai vu une ou deux fois en passant visiter les labos, il travaillait à la formule allégée du Max Rager. Un bon gars, très discret mais bosseur. Est-ce qu'il a des ennuis ?

— Il est mort. On l'a assassiné.


Pendant une fraction de seconde, les traits de du Clarke se déformèrent. Il semblait surpris d'apprendre la nouvelle, mais Liv savait à quel point il était facile de feindre une émotion, surtout pour un professionnel de la manipulation tel que lui.


— Quelle tristesse… Vous avez une idée de qui a fait ça ?

— On espérait que ce serait votre cas.

— Malheureusement non. Je connais tous mes employés au moins de vue, mais je ne me renseigne pas sur leurs affects personnels. Mais allez voir son équipe au deuxième étage, ils pourront sans doute vous renseigner. Ma secrétaire va vous y conduire.


De toute l'équipe avec laquelle travaillait Alston, seule l'une d'entre eux était présente. Katherine Marshall était une petite femme maigre à l'air sévère, qui daigna à peine lever les yeux de son microscope quand elle les vit arriver.


— Alston ? Oui, il est arrivé il y a un peu plus d'un mois. Pas grand-chose à dire sur lui. Il faisait le boulot qu'on lui demandait de faire et c'était déjà pas mal. A part ça, je savais rien de lui, il était pas vraiment du genre expansif.

— Je vois… Est-ce que vous auriez quand même pu être témoin de quelque chose, une dispute, un comportement étrange…

— Il a toujours été étrange, d'autant que je me souvienne. Toujours à regarder par-dessus son épaule comme s'il avait le diable aux trousses. Cela dit, j'ai jamais su pourquoi il était comme ça, et il s'entendait bien avec tout le monde. C'était quelqu'un d'appliqué. Plusieurs fois, il est resté au labo après les heures de travail pour tester nos nouvelles formules. Je pense que sans lui, on serait encore loin du but à l'heure qu'il est.


Liv et Clive échangèrent un regard. Il était clair qu'il n'avait pas accumulé des heures supplémentaires tout simplement parce qu'il était un employé modèle.


— Est-ce que vous pourriez nous dire quand est-ce qu'il est resté tard, comme ça ?

— Précisément, je ne saurais pas vous dire, une ou deux fois par semaine. Par contre, je sais qu'il est resté toute la nuit il y a deux jours. Je l'ai trouvé endormi dans la salle de repos quand je suis arrivée avant-hier matin. Je lui ai dit de rentrer chez lui, ce qu'il a fait, et ça a été la dernière fois que je l'ai vu.


Ils ne restèrent pas longtemps après cela. Ils pensaient obtenir des réponses mais étaient repartis avec encore plus de questions. Certes, en une journée, ils avaient obtenu le nom de la victime et découvert qu'il travaillait chez Max Rager, mais ce n'était pas pour autant que cela faisait avancer l'enquête.


— En rentrant, j'enverrais une demande pour les bandes de vidéosurveillance, marmonna Clive alors qu'ils rentraient au poste. On saura s'il a pu s'introduire quelque part. Ravi m'a dit que vous aviez retrouvé une clé USB dans son estomac à l'autopsie… Après tout, c'est peut-être une affaire d'espionnage industriel. Mais qui se fait arracher le cœur pour de l'espionnage industriel ? C'est pas vraiment la méthode habituelle.


Il continua à ruminer tout au long du trajet. Liv, elle, restait plongée dans ses pensées. De temps en temps, elle tripotait la clef d'accès qu'elle avait réussi à subtiliser dans le laboratoire. Elle n'était pas certaine que ça lui servirait, mais si elle devait s'introduire une nouvelle fois dans les locaux de Max Rager, cela lui serait d'un grand secours. Pour l'instant, le plan était simple : il fallait retrouver Barry et lui confier la clé. Elle ne savait toujours pas pour quelle raison c'était si important, mais c'était l'objectif qu'elle s'était fixé. Alston était mort en protégeant cette clé. Le moins qu'elle pouvait faire était de la faire parvenir à son destinataire.


Alors qu'ils arrivaient en centre-ville, elle sortit une bouteille d'eau de son sac à main et en but une gorgée. Clive n'appréciait guère qu'on mange dans sa voiture, mais elle avait soif et lui était bien trop occupé à passer en revue tous les détails de l'affaire pour s'en soucier.


Elle vit la voiture arrêtée en plein milieu du carrefour trop tard, Clive aussi. Il pila, juste à temps pour éviter la collision, mais Liv n'eut pas l'occasion de retirer le goulot de sa bouche. Un demi-litre d'eau se déversa dans bouche, inondant son œsophage et sa trachée. Elle se pencha en avant, prise d'une violente quinte de toux.


Ce fut ce moment que choisit une vision pour survenir.


L'homme crache ses poumons sur le macadam. Il est trempé, gelé jusqu'aux os, l'eau sale et froide a manqué de peu d'envahir ses poumons. C'est une douleur atroce, comparable à aucune autre.


— Snart ! Eh, Snart ! Ça va aller ?


Il lève les yeux. Devant lui se tient un jeune homme. Il est vêtu d'un costume rouge rehaussé de jaune. Il l'observe, inquiet.


— Liv ? Liv, ça va, vous respirez ? demanda Clive en lui tapotant le dos.


Elle hocha la tête. Sa gorge brûlait à chaque inspiration, mais ce n'était pas ce qui la préoccupait le plus.


Elle avait déjà vu ce costume, à de nombreuses reprises. Cela commençait à dater, mais elle se rappelait comme si c'était la veille de la couverture nationale des événements. À Central City, dans le Missouri, un éclair parcourait la ville. Cet éclair était humain : c'était un homme habillé de rouge, qui courait à la vitesse de la lumière pour combattre le crime. À l'époque, elle s'était contentée d'être étonnée par la nouvelle, et de l'oublier tout de suite après pour se concentrer sur le plus important : ses études. Peu à peu, l'intérêt médiatique pour cette bizarrerie de la nature s'était atténué, et elle avait fini par l'oublier.


Darren Alston avait fréquenté cet homme. En tant normal, elle aurait été satisfaite de cette avancée. Maintenant, elle avait une ville d'origine, une nouvelle piste à creuser. Mais ça, elle ne pouvait le dire à personne.


La vision avait été furtive, mais elle n'avait eu aucun mal à le reconnaître. Même dissimulés par un masque, elle ne pouvait confondre ces grands yeux clairs avec aucuns autres. Ils la hantaient depuis qu'elle avait mangé ce cerveau, de même ces lèvres charnues et cette voix, qui semblait si différente quand elle était teintée de panique plutôt que de désir, mais si semblable à la fois.


Elle avait appris deux choses : leur victime ne s'appelait pas Darren Alston.


Et il aimait l'homme le plus rapide du monde.


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