La dernière âme
"Pouah ! Ça pue le mort ! Tu devrais pas y toucher, mec.
— T'as pas entendu ce qu'ils disent à la radio ? C'est le costume qui a été utilisé pour les meurtres du musée. Il y a une récompense pour celui qui le ramène aux flics.
— Merci, je vois ça, il est couvert de sang !"
Springtrap s'éveillait doucement, après une longue journée de sommeil. Après presque cent ans dans ce costume, il avait toujours un peu de mal à revenir hanter sa prison de métal. Quelqu'un l'y poussait pourtant à chaque fois, impitoyable. Il s'agissait de sa pénitence. Lentement, il ouvrit les yeux.
"Qu'est-ce qu'il est lourd ! râla une voix. On va jamais réussir à le tirer jusqu'au commissariat. On devrait les appeler, pour qu'ils viennent le chercher."
Deux hommes tiraient le costume par les pieds. Malgré tous leurs efforts, il était à peine sorti du confessionnal où il avait passé la nuit. Qui étaient ces personnes ? Plus curieux qu'effrayé, le lapin les détailla avec fascination. Les vêtements, troués et sales, n'étaient pas de première jeunesse. Leurs cheveux gras et leurs traits amaigris interrogea l'animatronique sur leur provenance. Venaient-ils de la rue ? Lorsqu'il était encore humain, jeter des sans-abris loin des porches de la pizzeria faisait partie de ses missions principales.
"Mec, putain, je crois qu'il a bougé."
L'animatronique braqua ses yeux, d'une lueur surnaturelle, sur celui qui avait pris la parole. Effrayé, il lâcha sa jambe et recula, tandis que l'autre persévérait.
"Arrête de dire de la merde. C'est qu'un putain de robot et il pèse une tonne ! Viens m'aider.
— Mark, il a bougé, je te dis !"
Repéré, Spingtrap se redressa brusquement. Le deuxième homme bondit en arrière. L'autre le tira derrière un banc. Le robot pencha la tête sur le côté. Ils murmuraient, comme s'il ne pouvait pas les voir. Ils l'ignoraient, comme tant d'autres avant eux. Pitoyables humains. Il poussa un grondement mécanique menaçant avant d'avancer pas à pas dans leur direction. Ses pas se répercutèrent en écho dans l'immense bâtiment, qui captait chaque son et l'amplifiait.
Une ombre passa à toute vitesse derrière lui, stoppant net son mouvement. Ils étaient là. Ils étaient toujours là. Sur le mur de pierre, deux yeux blancs le jugeaient sévèrement. Il détourna le regard, honteux. Il ne devait plus tuer. Il avait promis. Pourtant, une autre voix, dans sa tête, continuait de l'harceler, plus forte. Elle allait gagner. Elle finissait toujours par gagner.
"Va t-en ! rugit le robot. Dégage de là !"
Il attrapa une brique et la jeta de toutes ses forces sur l'ombre. L'esprit l'esquiva aisément, avant de disparaître. Il y eut un silence, avant que ses ressorts ne se reconcentrent sur les deux sans-abris. Terrifiés, ils reculaient lentement vers l'autel, accroupis. Ils fuyaient.
"Ne partez pas, menaça t-il."
Surpris qu'il leur adresse la parole, les deux hommes accélèrèrent le pas. Springtrap sentit une rage sourde monter en lui. Cette nuit serait une mauvaise nuit. Il avait envie de tout casser et, plus que tout, de tuer. La sensation du sang qui coulait entre ses doigts était indescriptible. Mais lui ne pouvait plus la ressentir. Il ne pouvait plus rien ressentir. Il ne pouvait que la simuler et espérait que cela calme ses pulsions.
"Ne. Partez. PAS ! hurla t-il."
Il se saisit d'un des bancs de l'église et le jeta dans leur direction. Le morceau de bois se brisa en deux sur le crucifix et retomba devant les deux hommes qui ne purent retenir un cri de peur. Springtrap se rapprocha d'eux à grands pas. Dans un geste de désespoir, l'un d'eux attrapa une canne et la planta avec force dans la poitrine du robot. L'objet fit un trou dans la carcasse de métal, mais n'eut pas le temps de l'enfoncer. Son assaillant venait de jeter le bâton au loin. Le lapin attrapa violemment le poignet de celui qui lui faisait face et le brisa d'une simple pression.
Springtrap jeta sa proie avec force contre le mur. Il donna un grand coup dans son crâne qui se tordit sous l'impact. L'homme retomba, mort. Il se retourna vers le deuxième : il fuyait vers la sortie, en hurlant. Le robot le laissa partir. Qui le croirait de toute façon ? Néanmoins, la peur d'être pris sur le fait ne le quitta pas. A chaque fois qu'il tuait, elle réapparaissait, plus forte que jamais.
Il ferma un instant les yeux et se calma. Quand il les ouvrit, deux ombres se tenaient sur le mur. Springtrap détourna le regard.
Tu es un monstre.
"Non, répondit le robot avec insolence. Vous avez fait de moi un monstre."
Il tourna les talons sans leur accorder le moindre regard. Il les connaissait assez pour savoir que cette petite pique acerbe ne resterait pas sans conséquences. Il serra les poings. Au diable, les conséquences.
Tu ne sais même pas qui elle est.
Le robot figea sa marche, attentif.
Elle est différente. Elle te vaincra.
La dernière âme. Il l'avait presque oubliée. Nerveux, il jeta un coup d'oeil vers l'hôpital. Dans l'obscurité, sa lumière lui faisait penser à un phare. Il secoua la tête. Il ne pouvait pas la laisser vivre. Personne ne devait savoir pour lui.
As-tu peur de l'Enfer, Springtrap ?
La voix était moqueuse. Bien sûr qu'il avait peur de l'Enfer. La seule chose qui le maintenait sur cette Terre, mis à part la Marionnette, était cette impression qu'il ne serait jamais jugé dans l'Autre Monde. Lorsque l'on découvre qu'il existe une autre vie après la mort, tous les précepts religieux prennent des allures inquiétantes. Il n'était pas prêt à faire face à un quelconque jugement. Et puis... Cela signifierait leur permettre de trouver le repos. Ou tout du moins de les confronter eux aussi à ce jugement. Un fin sourire étira les lèvres du robot.
"Et vous ?"
Sur cette question rhétorique, il reprit sa marche. Foxy devait avoir de l'avance sur lui, jugea-t-il à la hauteur de la lune. Lui n'avait aucune indication, si ce n'était le fait qu'il ne pouvait plus rester ici. Le cadavre ne tarderait pas à être retrouvé et, même s'il ne craignait pas la police, la simple idée d'être démembré le fit frissonner d'horreur.
Il huma l'air frais de la nuit. Le parvis de l'hôpital s'agitait. Springtrap repéra rapidement les flash des appareils photos des journalistes, et le brouhaha de questions qui le suivait. Trois formes humaines, entourées de policiers, cherchaient à se frayer un chemin dans la foule. Deux adultes et une adolescente. Il comprit rapidement qu'il s'agissait de la famille de la victime.
Il sentit le souffle effrayé des esprits derrière lui. De toute évidence, cela ne faisait pas parti de leur plan. Springtrap attendit patiemment que la famille s'engouffre dans une petite voiture rouge et suivit son parcours du regard. Il ne la rattraperait pas, il le savait. Mais il pourrait toujours essayer de suivre la direction qu'elle avait emprunté. Il se mit en marche vers le nord, d'un pas décidé. Il évita soigneusement l'allée principale, pour se glisser derrière les barrières rassurantes d'une résidence universitaire. Il était une créature de l'ombre à présent. Il devait cesser d'apparaître à la lumière. Laisser trop de preuves derrière lui pourrait le compromettre, ce qu'il ne désirait absolument pas.
Devant lui, une ville parfaitement étrangère se dessinait jusqu'à l'horizon. Elle avait l'allure désagréable d'une capitale. Conscient qu'il s'apprêtait à chercher une aiguille dans une meule de foin, il jura silencieusement. Les choses n'étaient jamais faciles. Une voiture passa à toute vitesse à côté de lui, l'éblouissant partiellement. Il serra les dents, avant de la regarder disparaître, intéressé.
Il s'agissait des journalistes. Des dizaines de voitures fonçaient dans la même direction. Pourquoi n'y avait-il pas pensé plus tôt ? Ces rapaces savaient tout. Il lui suffisait de trouver un écran de télévision et il saurait se débrouiller pour y aller. Pour la première fois de sa vie, Springtrap leur reconnaissait finalement une certaine utilité.
Il s'engagea sur la voie à grands pas, prêt à en découdre. La nuit ne durerait pas éternellement et il devait aussi songer à trouver un abri avant le lever du soleil. De longues heures de travail l'attendaient.