La huitième merveille
Au fond de lui, Thésée redoutait ce tête-à-tête avec Spéciae. Il le redoutait, car il craignait ce qu’elle avait à dire. Mais en même temps, il était à peu près certain que, si Spéciae avait voulu rompre, elle ne lui aurait pas donné rendez-vous par colibri interposé devant l’étoile d’Archiloque, le théâtre secret de leur cabale amoureuse.
Il s’y rendit en longeant les longs couloirs de Gala à pas feutrés. A part quels que droïdes, peu de monde trainait au-dehors dans ces heures tardives. Il descendit le vertigineux escalier central de Gala-mère, et poursuivit son chemin jusqu’au premier sas. Une fois en apesanteur, il plongea en direction de la capsule où Spéciae l’avait embrassé la première fois.
Elle était déjà là. Elle lévitait en contemplant l’étoile d’Archiloque. Des ondulations turquoises caressaient sa chevelure charbonnée. Thésée se glissa derrière elle. Il ne savait pas trop ce qu’il devait faire, ni ce qu’il devait dire. Elle avait toujours cette poussière dans l’œil, ainsi que le sillon d’une larme sur ses joues pâles. Sans se retourner, elle murmura :
— C’est beau, n’est-ce pas ?
Les craintes de Thésée s’estompèrent. Il leva les yeux vers l’étoile.
— C’est magnifique !
C’était pour ainsi dire sublime.
Spéciae releva enfin la tête. Elle posa la paume de sa main gauche sur la joue de Thésée en étouffant un rictus.
— Qu’est-ce qui te fait rire ?
Elle avait les mains froides, pour ne pas dire glacées.
— Tu es beau, chuchota-t-elle.
Thésée profita de l’opportunité pour l’attraper par la taille et se posta droit devant elle. Le temps était venu pour avoir cette discussion franche que conseillait tant Fanny. Il avait besoin de savoir.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Spéciae ! Je vois bien que ça ne va pas.
Elle se rembrunit aussitôt et retira sa main. Mais Thésée n’était pas décidé à lâcher l’affaire. Machinalement, il la saisit au poignet.
— Tu as rencontré quelqu’un d’autre ?
— Tu me fais mal, se plaignit-elle en grimaçant.
Il réalisa après coup que son geste était déplacé. Il desserra sa poigne. Spéciae posa alors sa main gauche sur la poitrine de son chéri. Il attendait une réponse.
— Non ! finit-elle par dire. Il n’y a personne d’autre que toi.
Elle le poussa légèrement. Porté par l’apesanteur, Thésée n’eut d’autre choix que de reculer.
— Alors, commença-t-il à s’agacer, dis-moi ce qui ne va pas ?
Spéciae se tourna vers l’étoile. Il n’arrivait plus à la décrypter. Elle répondit :
— Tu ne peux rien faire pour moi.
Thésée s’exaspéra :
— En même temps, si tu ne me dis rien, c’est sûr que je ne peux pas t’aider.
Sur le moment, il ne savait pas ce qu’il détestait le plus : le long silence de Spéciae, ou son étrange manière d’annoncer leur rupture. Mais Spéciae n’annonça rien de tel.
— Si je te demandais de me faire confiance, tu viendrais avec moi ?
— C’est-à-dire ? Où ça ?
— Je ne peux pas te le dire.
— Comment veux-tu que je te réponde ?
— Tu ne me fais donc pas confiance !
— Si, mais pour ça faudrait déjà que tu t’expliques.
Spéciae regarda sa montre.
— Je n’ai pas le temps.
— On a toute la nuit.
— Non !
— Ah bon, et pourquoi ?
— Elle agrippa son regard de ses prunelles noires. Ses nébuleuses dansaient dans leur orbite.
— Parce que dans une heure, l’alarme va se déclencher, et qu’il faudra évacuer la station. Chaque année, on a le droit à un exercice d’évacuation générale.
Thésée tournait le dos à la vitre. Il peinait à se maintenir en équilibre.
— Et alors ?
— Et alors ? répéta Spéciae. Alors, cette année l’exercice ne se déroulera pas comme prévu. Si tu n’as pas franchi le portail avant la fin du compte à rebours, tu ne retourneras jamais sur Terre.
— Hein ?
Spéciae parlait sérieusement.
— Je te jure que j’ai tout fait pour épargner un maximum de vies, à commencer par la tienne et celle de tes amis.
Il ne comprenait pas où elle voulait en venir :
— C’est quoi ton délire ?
— Tu peux venir avec moi, dit-elle comme si elle n’avait pas entendu. On peut quitter cet endroit, tous les deux, on pourrait aller vivre sur Terre.
— Spéciae ! répéta Thésée. C’est quoi ton délire ?
Elle était si convaincue par ce qu’elle disait que, l’ombre d’un instant, Thésée cessa de douter à une mauvaise blague.
— Ça ne me fait pas marrer, Spéciae, arrête s’il te plait.
Une larme s’agglutina sous l’œil illuminé de cette dernière. Elle la chassa du doigt. La perle s’envola vers Thésée qui la fit reposer au bout de son index.
— Tu n’as toujours pas compris ? dit Spéciae dont les traits du visage s’étaient assombris.
— Bah non, répondit Thésée.
Il riait bêtement, mais c’était nerveux.
— Tu n’es peut-être pas aussi futé que je le pensais.
— Qu’est-ce que je dois comprendre ? s’agaça Thésée qui en avait marre de tous ces mystères.
Spéciae le dévisagea froidement. Elle hésita longuement alors que ses yeux se remplissaient de haine, mais elle finit par lâcher le morceau :
— Je suis éolienne.
Elle donna deux secondes à Thésée pour enregistrer l’information.
— C’est moi qui ai tenté d’assassiner le capitaine Goodmeyers. C’est aussi moi qui ai saboté votre navette. Un vaisseau devait venir vous récupérer et vous emporter loin d’Antaria. J’avais placé une balise, et je me suis débrouillée pour droguer madame Gastère. C’était plutôt facile. Mais je n’avais pas imaginé une seconde que tu ferais tout échouer.
Thésée n’avait jamais parlé à Spéciae de la balise. Il n’avait pas eu le temps. Il ne lui avait pas révélé non plus les suspicions d’empoisonnement de madame Gastère.
— Oh, je ne t’en veux pas, continua-t-elle. Je te trouve absolument admirable. Tu as été fantastique. Mais maintenant, il est trop tard pour reculer. L’amiral Trah-an me soupçonne, et de toute manière…
Elle baissa la voix en direction de l’étoile d’Archiloque.
— … la bombe est lancée, et on ne peut plus l’arrêter.
Thésée se prit la tête entre les mains. Il y avait trop de chose à comprendre ; des choses toutes plus absurdes les unes que les autres.
Mais Spéciae se rapprocha de lui :
— Tu peux encore venir avec moi, souffla-t-elle.
Une lueur d’espoir enflammait de nouveau son visage glacé.
— Mais non ! s’exclama Thésée. Je ne comprends rien à ce que tu racontes. Tu es sérieuse ?
— Je suis très sérieuse. Viens avec moi !
Spéciae rapprocha son visage à dix centimètres du sien.
— On pourra aller sur Terre, fuir cette guerre.
Il ne sut pas quoi dire d’autre que :
— Tu débloques complètement ma pauvre vieille !
Spéciae délirait.
— Je te le demande une dernière fois : viens avec moi !
— Non ! Tout ça est si absurde !
Il resta sans voix. Tout ce qu’elle disait ressemblait à une immense farce de mauvais goût. Pourtant, elle ne ressemblait pas à quelqu’un qui plaisantait.
— Je ne peux pas te prendre au sérieux une seconde. Mais si ce que tu racontes est vrai et que tu es une éolienne, je ne te suivrais pas !
— Alors je suis désolé, je ne voulais pas en arriver là.
Tout alla si vite. Thésée eut à peine le temps d’apercevoir étinceler l’éclair blanc. Un courant électrique traversa ses vertèbres. Ses yeux se retrouvèrent piégés dans leur orbite. Il ne voyait plus rien, n’entendait plus rien, ni même ne pensait plus rien. Foudroyé, un abyme blanc engloutit son esprit.