Le domaine de Leandr

Les premières lueurs de l'aube caressaient les imposantes tours du palais de Troëna lorsqu'Aiyanna franchit ses portes majestueuses. L'air frais du matin portait une tension palpable, comme si les murs eux-mêmes retenaient leur souffle. La jeune recrue, vêtue de son uniforme impeccablement repassé, sentait son cœur battre la chamade. Ce n'était pas tous les jours qu'une simple soldate en formation était conviée au cœur même du pouvoir du royaume.

Alors qu'elle suivait un garde silencieux à travers les couloirs ornés de tapisseries somptueuses et de portraits royaux à l'air austère, Aiyanna ne put s'empêcher de porter la main à son médaillon, caché sous son uniforme. La chaleur familière qui en émanait la réconfortait, comme un rappel constant qu'elle n'était pas seule, même au milieu de cet environnement intimidant.

Le groupe de recrues dont elle faisait partie avait été sélectionné pour une cérémonie spéciale en présence du roi Aldric lui-même. Une occasion rare, leur avait-on dit, de se faire remarquer et peut-être même d'assurer leur avenir dans l'armée royale.

Alors qu'Aiyanna pénétrait dans la grande salle du trône, son regard fut immédiatement attiré par la silhouette imposante assise sur le trône d'or et de pourpre. Le roi Aldric, dont elle n'avait jusqu'alors vu que des portraits, était une présence bien plus intimidante en chair et en os. Grand et large d'épaules, il dominait la salle de sa seule présence. Ses cheveux grisonnants, coiffés en arrière de manière stricte, et sa barbe soigneusement taillée lui conféraient un air de sagesse mêlée de dureté. Mais ce furent ses yeux qui captivèrent Aiyanna : d'un bleu acier perçant, ils semblaient porter le poids d'un chagrin immense et d'une détermination féroce.

Alors que le maître de cérémonie commençait à présenter chaque recrue, Aiyanna sentit soudain son médaillon chauffer contre sa peau. Ce n'était pas la chaleur réconfortante habituelle, mais une pulsation presque douloureuse. Elle jeta un coup d'œil rapide autour d'elle, cherchant la source de cette réaction. Son regard croisa celui d'un conseiller royal, un homme âgé aux yeux vifs qui l'observait avec une intensité troublante. Le médaillon pulsa de plus belle.

"Aiyanna, recrue de la 7e division," annonça le maître de cérémonie, la ramenant brusquement à la réalité.

Elle s'avança, s'inclinant profondément devant le roi. Lorsqu'elle se redressa, elle fut surprise de voir que le regard d'Aldric s'était fixé sur elle avec une curiosité non dissimulée.

"Aiyanna," répéta-t-il, sa voix profonde résonnant dans la salle. "Un nom peu commun. D'où viens-tu, jeune fille ?"

La question, apparemment anodine, fit naître un murmure parmi les courtisans présents. Ce n'était pas dans les habitudes du roi de s'adresser directement aux recrues lors de ces cérémonies.

"De la cité basse d’Agdachi, Votre Majesté," répondit Aiyanna, essayant de garder une voix ferme malgré sa nervosité. "J'ai grandi dans les rues de la ville."

Un éclair passa dans les yeux du roi, trop rapide pour qu'Aiyanna puisse l'interpréter. "Les rues d’Agdachi forgent des caractères forts," dit-il simplement avant de faire signe au maître de cérémonie de continuer.

Alors qu'elle retournait à sa place, Aiyanna sentit le poids de nombreux regards sur elle. Le conseiller aux yeux vifs, en particulier, ne la quittait pas des yeux. Son médaillon continuait de pulser, comme pour l'avertir d'un danger imminent.

La cérémonie se poursuivit, mais Aiyanna n'écoutait plus que d'une oreille distraite. Son esprit bouillonnait de questions. Pourquoi le roi s'était-il intéressé à elle ? Que signifiait la réaction de son médaillon ? Et qui était ce conseiller qui semblait la connaître ?

Lorsque la cérémonie prit fin, les recrues furent invitées à se mêler aux courtisans pour un bref moment. Aiyanna, encore perturbée par les événements, chercha du regard ses camarades. Elle aperçut Eyota, radieuse dans son uniforme, au centre d'un groupe de nobles qui semblaient pendus à ses lèvres. Son amie avait toujours eu ce don pour attirer l'attention et charmer son auditoire. Un peu plus loin, Nayati se tenait en retrait, observant la scène avec un mélange de méfiance et de curiosité. Leurs regards se croisèrent et il lui adressa un sourire rassurant.

Soudain, une voix douce mais autoritaire la fit sursauter. "Une recrue prometteuse, n'est-ce pas ?"

Aiyanna se retourna pour se retrouver face au conseiller qui l'avait observée plus tôt. De près, elle remarqua les rides profondes qui marquaient son visage, témoins d'une vie riche en expériences, et la lueur d'intelligence qui brillait dans ses yeux.

"Je... je fais de mon mieux, monsieur," balbutia-t-elle, surprise par cette approche directe.

Le conseiller sourit, un geste qui ne sembla pas atteindre ses yeux. "Je suis sûr que oui. Le roi Aldric a toujours eu un œil pour repérer les talents exceptionnels. Et il semblerait qu'il ait vu quelque chose en vous."

Aiyanna sentit son cœur s'accélérer. Était-ce une opportunité ou un piège ? "Je suis honorée de l'attention de Sa Majesté," répondit-elle prudemment.

Le conseiller hocha la tête, son regard s'attardant un instant sur le col d'Aiyanna, là où se cachait son médaillon. "L'honneur peut être un fardeau lourd à porter, jeune Aiyanna. Surtout en ces temps troublés."

Avant qu'elle ne puisse demander ce qu'il entendait par là, le conseiller fut appelé ailleurs, la laissant avec plus de questions que de réponses.

Le reste de la matinée passa dans un tourbillon de présentations et de conversations polies, mais Aiyanna ne pouvait s'empêcher de sentir qu'elle était au cœur d'un jeu dont elle ne connaissait pas les règles. Son médaillon, bien que moins agité, continuait d'émettre une chaleur inhabituelle, comme pour la maintenir en alerte.

Alors que le soleil atteignait son zénith, signalant la fin des festivités, Aiyanna se faufila dans un couloir désert, espérant trouver un moment de calme pour rassembler ses pensées. C'est alors qu'elle entendit des voix étouffées provenant d'une pièce voisine. La curiosité l'emporta sur la prudence et elle s'approcha silencieusement, ses années dans les rues lui ayant appris l'art de se déplacer sans bruit.

"... le roi devient de plus en plus obsédé," disait une voix féminine, teintée d'inquiétude. "Cette quête de Leandr va nous mener à notre perte."

"Chut !" répondit une voix masculine. "Les murs ont des oreilles. Nous ne pouvons pas nous permettre que ces rumeurs se répandent."

Aiyanna retint son souffle. Leandr ? Ce nom lui était vaguement familier, comme une de ces légendes contée par les anciens. Mais pourquoi le roi serait-il obsédé par une chimère ?

"Mais les préparatifs militaires," insista la première voix. "La recrudescence des effectifs armés. Ce n'est plus une simple quête, c'est une guerre qui se prépare !"

Le cœur d'Aiyanna battait si fort qu'elle craignait qu'il ne trahisse sa présence. Une guerre ? Pour un mythe ? Cela semblait insensé.

Soudain, elle sentit une main se poser sur son épaule. Elle se retourna brusquement, prête à se défendre, pour se retrouver face à Nayati. Son ami posa un doigt sur ses lèvres, lui intimant le silence, avant de l'entraîner loin des voix.

Ce n'est que lorsqu'ils atteignirent un petit jardin intérieur, loin des oreilles indiscrètes, que Nayati prit la parole. "Aiyanna, qu'est-ce que tu fais ? Tu sais que c'est dangereux d'espionner les conversations privées au palais ?"

Aiyanna, encore sous le choc de ce qu'elle venait d'entendre, secoua la tête. "Nayati, tu ne comprends pas. J'ai entendu... des choses. Des choses qui ne devraient pas être vraies."

Les yeux verts de Nayati s'assombrirent d'inquiétude. "Quelles choses ?"

Alors qu'elle s'apprêtait à répondre, Aiyanna sentit son médaillon chauffer intensément. Elle porta instinctivement la main à sa poitrine, grimaçant sous l'effet de la chaleur soudaine.

Nayati remarqua son geste. "Ton médaillon... il réagit encore, n'est-ce pas ? Comme lors de l'entraînement avec la commandante Lyra."

Aiyanna acquiesça, surprise que son ami ait remarqué ce détail. "C'est... compliqué," admit-elle. "Nayati, je crois que quelque chose de grave se prépare. Le roi, Leandr, une possible guerre... Je ne comprends pas tout, mais je sens que c'est important."

Nayati la regarda longuement, comme s'il pesait le pour et le contre de ce qu'il allait dire. Finalement, il soupira. "Aiyanna, depuis que je te connais, j'ai appris à faire confiance à ton instinct. Si tu penses que quelque chose ne va pas, alors je te crois. Mais nous devons être prudents. Le palais n'est pas un endroit sûr pour ce genre de conversations."

Aiyanna hocha la tête, reconnaissante de la confiance de son ami. "Tu as raison. Mais que devons-nous faire ? Nous ne pouvons pas simplement ignorer ce que j'ai entendu."

"Pour l'instant, nous gardons ça pour nous," répondit Nayati, son visage reflétant une détermination qu'Aiyanna ne lui connaissait pas. "Nous observons, nous écoutons, et nous essayons d'en apprendre plus. Peut-être devrions-nous en parler à Eyota aussi ? Elle pourrait avoir entendu quelque chose de son côté."

Aiyanna hésita un instant, pensant à sa relation nouvelle avec Eyota. Mais elle savait que Nayati avait raison. Dans cette situation, ils auraient besoin de tous les alliés possibles.

"D'accord," acquiesça-t-elle finalement. "Nous en parlerons à Eyota dès que possible. Mais Nayati," ajouta-t-elle en posant une main sur le bras de son ami, "tu es sur de vouloir t’engager la dedans ? J'ai le sentiment que nous nous aventurons sur un terrain dangereux."

Nayati couvrit sa main de la sienne, son regard trahissant une émotion qu'Aiyanna ne parvint pas à déchiffrer. "Évidemment, Aiyanna. Nous affronterons cela ensemble, quoi qu'il arrive."

Alors qu'ils quittaient le jardin pour rejoindre le reste des recrues, Aiyanna ne put s'empêcher de jeter un dernier regard vers la salle du trône. Le roi Aldric s'y tenait, seul, contemplant une carte étalée devant lui. Même à cette distance, elle pouvait voir la lueur obsessionnelle dans ses yeux, et elle frissonna.

Quelque chose se préparait à Troëna, quelque chose de bien plus grand et dangereux qu'elle ne l'avait imaginé. Et d'une manière ou d'une autre, Aiyanna sentait que son destin, et celui de son mystérieux médaillon, étaient intimement liés à ce qui allait se produire.

Alors qu'elle franchissait les portes du palais aux côtés de Nayati, Aiyanna serra son médaillon à travers le tissu de son uniforme. Quels que soient les secrets que recelaient ces murs, elle était déterminée à les découvrir. Pour elle-même, pour ses amis, et pour l'avenir de Troëna.