Le domaine de Leandr

Chapitre 1 : L'orpheline aux yeux violets

2049 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 02/09/2024 18:31

Les ruelles sombres et tortueuses d’Agdachi, la capitale du royaume de Troëna, s'éveillaient lentement sous les premiers rayons du soleil. L'aube naissante baignait les vieux bâtiments de pierre d'une lumière dorée, faisant miroiter les flaques d'eau stagnante et révélant la crasse accumulée sur les pavés usés. Dans ce dédale urbain, une silhouette furtive se faufilait avec agilité, évitant habilement les obstacles et les regards indiscrets.


Aiyanna se mouvait comme une ombre, ses pas légers à peine audibles sur les pavés humides. Ses longs cheveux noirs, sales et emmêlés, flottaient derrière elle comme un voile sombre. Elle s'arrêta un instant, scrutant les alentours de ses yeux violets perçants. Ces yeux, d'une teinte si rare et si envoûtante, étaient à la fois sa malédiction et sa bénédiction. Ils attiraient l'attention, suscitant tantôt l'émerveillement, tantôt la méfiance, voire la peur. Dans un monde où la différence était souvent synonyme de danger, Aiyanna avait appris très tôt à se fondre dans l'obscurité.


Son regard s'arrêta sur l'étal d'un boulanger qui commençait à installer ses marchandises pour la journée. L'odeur du pain frais fit gargouiller son estomac vide. Cela faisait deux jours qu'elle n'avait rien mangé de consistant. Avalant sa salive, elle attendit le moment propice, tapie dans l'ombre d'une ruelle adjacente.


Lorsque le boulanger se retourna pour chercher un nouveau plateau de pains, Aiyanna bondit. En un éclair, elle saisit deux miches encore chaudes et disparut aussi vite qu'elle était apparue. Le cri de colère du commerçant résonna derrière elle, mais elle était déjà loin, courant à perdre haleine à travers le labyrinthe des ruelles qu'elle connaissait comme sa poche.


Ce n'est qu'une fois certaine d'avoir semé d'éventuels poursuivants qu'Aiyanna ralentit enfin sa course. Le souffle court, elle se laissa glisser le long d'un mur, dans un recoin à l'abri des regards. Ses mains tremblaient légèrement lorsqu'elle porta le pain à sa bouche, mordant avidement dans la croûte croustillante. La chaleur et le goût du pain frais envahirent ses sens, lui arrachant un gémissement de plaisir. Pour un bref instant, elle oublia sa vie de misère, savourant chaque bouchée comme si c'était la dernière.


Tout en mangeant, ses doigts effleurèrent machinalement le médaillon qui pendait à son cou. C'était un objet simple en apparence, un disque de métal argenté orné de motifs complexes et d'une pierre violette en son centre. Ce bijou était son seul lien avec un passé dont elle ne se souvenait pas, la seule chose qui lui restait de parents qu'elle n'avait jamais connus. Parfois, dans le silence de la nuit, Aiyanna imaginait que le médaillon lui chuchotait des secrets, des bribes d'une histoire oubliée. Mais au matin, ces rêves s'évanouissaient toujours, la laissant avec plus de questions que de réponses.


Une fois son repas terminé, Aiyanna se releva, époussetant ses vêtements usés. Elle devait bouger, toujours bouger. Rester trop longtemps au même endroit était dangereux dans les rues d’Agdachi, surtout pour une orpheline comme elle. Alors qu'elle s'apprêtait à reprendre sa route, un éclat de voix attira son attention.


"Hé, la voleuse ! Je t'ai vue !"


Aiyanna se figea, son cœur manquant un battement. Elle se retourna lentement pour faire face à un groupe de garçons, probablement des apprentis ou des fils de commerçants. Leur chef, un garçon trapu au visage constellé de taches de rousseur, la pointait du doigt avec un air triomphant.


"C'est elle qui a volé le pain au vieux Gareth ! J'ai vu ses yeux bizarres !"


Les autres garçons murmurèrent entre eux, certains avec curiosité, d'autres avec une pointe de peur. Aiyanna sentit une boule se former dans sa gorge. Elle connaissait ce regard, cette méfiance qui se transformait si vite en haine.


"Laissez-moi tranquille," dit-elle d'une voix qu'elle voulait ferme, mais qui trahissait une pointe de peur. "Je n'ai rien fait de mal."


Le chef du groupe ricana. "Rien fait de mal ? Tu es une voleuse ! Et avec ces yeux-là, tu dois être une sorcière aussi !"


Les mots la frappèrent comme des coups de poing. Combien de fois avait-elle entendu ces accusations ? Combien de fois avait-elle dû fuir, se cacher, simplement parce qu'elle était différente ? La colère et la frustration montèrent en elle, menaçant de déborder.


"Je ne suis pas une sorcière !" cria-t-elle, ses poings serrés tremblant à ses côtés. "Je suis juste... juste..."


Mais les mots lui manquaient. Qui était-elle vraiment ? Une orpheline, une voleuse, une paria ? Elle ne le savait pas elle-même.


Les garçons s'approchaient, enhardis par son apparent désarroi. Aiyanna recula, cherchant désespérément une issue. Son dos heurta le mur froid, lui rappelant cruellement qu'elle était acculée. La panique menaçait de la submerger, mais elle la repoussa, faisant appel à toutes ses années d'expérience dans les rues.


Soudain, sans prévenir, elle bondit en avant, prenant les garçons par surprise. Profitant de leur confusion, elle se faufila entre eux, les bousculant au passage. Ses réflexes aiguisés par des années de survie lui permirent d'éviter leurs mains qui tentaient de l'agripper.


"Attrapez-la !" hurla le chef, mais Aiyanna était déjà loin, courant comme si sa vie en dépendait.


Elle courut longtemps, zigzaguant à travers les rues et les allées, sautant par-dessus les obstacles et se glissant dans des passages étroits. Les cris de ses poursuivants s'estompèrent progressivement, mais elle continua sa course effrénée, poussée par l'adrénaline et la peur.


Ce n'est que lorsqu'elle atteignit les abords du grand marché de Troëna qu'Aiyanna osa enfin ralentir. Le souffle court, les jambes tremblantes, elle s'appuya contre un mur, essayant de calmer les battements frénétiques de son cœur. Autour d'elle, la foule commençait à s'amasser, les commerçants installaient leurs étals, et la vie reprenait son cours normal. Personne ne prêtait attention à cette jeune fille échevelée, aux vêtements usés et au regard hanté.


Aiyanna ferma les yeux un instant, laissant le brouhaha familier du marché l'envelopper. C'était ici, au milieu de la foule, qu'elle se sentait le plus en sécurité. Anonyme, invisible, elle pouvait observer sans être vue, apprendre sans être remarquée. Le marché était son terrain de jeu, son école, et parfois son garde-manger quand la faim se faisait trop pressante.


Alors qu'elle reprenait son souffle, son regard fut attiré par un attroupement inhabituel près de la grande place. Intriguée, Aiyanna se rapprocha, se faufilant habilement entre les badauds. Au centre de l'attention se tenait un homme en uniforme, flanqué de deux soldats. Sa voix forte et assurée portait loin, captivant son auditoire.


"Citoyens de Troëna !" proclamait-il. "Par ordre de notre bien-aimé roi Aldric, j'annonce l'ouverture du recrutement pour l'armée royale ! Nous recherchons des hommes et des femmes courageux, prêts à servir leur royaume et à repousser les menaces qui assombrissent nos frontières !"


Un murmure parcourut la foule. Aiyanna tendit l'oreille, captivée malgré elle par ces paroles. L'homme continuait, énumérant les avantages d'une carrière militaire : la gloire, l'honneur, mais aussi un toit, des repas réguliers, une solde... Autant de choses qui semblaient appartenir à un autre monde pour Aiyanna.


"Les épreuves de sélection auront lieu dans trois jours sur la grande place !" conclut l'officier. "Que tous ceux qui se sentent l'âme d'un héros se présentent ! Troëna a besoin de vous !"


Alors que la foule se dispersait, commentant avec animation cette annonce, Aiyanna resta immobile, perdue dans ses pensées. Une opportunité se présentait, une chance de changer de vie, d'échapper à la misère des rues. Mais était-ce vraiment pour elle ? Une orpheline aux yeux étranges, sans passé ni famille, pouvait-elle vraiment rêver d'un tel avenir ?


Son médaillon sembla soudain peser plus lourd contre sa poitrine, comme pour lui rappeler les mystères de son passé. Aiyanna le serra dans sa main, sentant sa chaleur familière. Peut-être que c'était là sa chance de découvrir qui elle était vraiment, de trouver sa place dans ce monde qui l'avait toujours rejetée.


La décision se forma dans son esprit, claire et inébranlable. Elle participerait à ces épreuves. Qu'avait-elle à perdre, après tout ? Si elle échouait, elle retrouverait simplement sa vie dans les rues. Mais si elle réussissait...


Un frisson d'excitation parcourut son corps à cette pensée. Pour la première fois depuis longtemps, Aiyanna sentit une étincelle d'espoir s'allumer en elle. Elle avait trois jours pour se préparer, trois jours pour rassembler tout son courage et sa détermination.


Alors qu'elle s'éloignait de la place, se fondant à nouveau dans l'anonymat de la foule, Aiyanna sentit que quelque chose avait changé en elle. Son pas était plus assuré, son regard plus déterminé. Elle ne savait pas ce que l'avenir lui réservait, mais pour la première fois de sa vie, elle était prête à l'affronter de face.


Le soir venu, Aiyanna regagna son abri de fortune, une petite alcôve cachée dans les ruines d'un vieux bâtiment abandonné. C'était un endroit étroit et inconfortable, mais c'était le seul foyer qu'elle connaissait. S'allongeant sur son lit de fortune, fait de vieux sacs et de chiffons, elle fixa le plafond craquelé, son esprit bouillonnant de pensées et d'émotions.


Les événements de la journée défilaient dans sa tête : le vol du pain, la course-poursuite, l'annonce du recrutement... Tout semblait irréel, comme un rêve dont elle n'était pas sûre de vouloir se réveiller. Sa main se porta instinctivement à son médaillon, cherchant le réconfort de son contact familier.


"Qui suis-je vraiment ?" murmura-t-elle dans l'obscurité. "D'où est-ce que je viens ?"


Comme toujours, seul le silence lui répondit. Mais cette fois, au lieu du désespoir habituel, Aiyanna sentit une détermination nouvelle l'envahir. Peut-être que ces épreuves, cette chance de rejoindre l'armée, étaient le premier pas vers les réponses qu'elle cherchait depuis si longtemps.


Fermant les yeux, Aiyanna s'autorisa à rêver. Elle s'imagina en uniforme, forte et respectée. Elle se vit parcourant le monde, découvrant des terres lointaines, peut-être même des indices sur son passé. Pour la première fois depuis des années, elle s'endormit avec un sourire aux lèvres, bercée par des rêves d'avenir et d'aventures.


Le lendemain matin, Aiyanna se réveilla avec l'aube, déterminée à mettre toutes les chances de son côté pour les épreuves à venir. Elle passa la journée à observer discrètement les soldats en patrouille, étudiant leur démarche, leur posture, la façon dont ils maniaient leurs armes. Elle écouta attentivement les conversations, glanant des informations sur ce qui pourrait être attendu lors des tests de recrutement.


Les deux jours suivants furent consacrés à un entraînement improvisé. Dans les recoins cachés de la ville, Aiyanna courut, sauta, grimpa, poussant son corps à ses limites. Elle utilisa des bâtons trouvés pour simuler des exercices d'épée, imitant les mouvements qu'elle avait observés chez les soldats. Chaque muscle de son corps protestait, mais elle ignorait la douleur, focalisée sur son objectif.


La veille des épreuves, épuisée mais déterminée, Aiyanna se rendit à la fontaine publique. Sous le regard méfiant des passants, elle se lava du mieux qu'elle put, frottant des années de crasse et de misère. Elle démêla ses longs cheveux noirs avec ses doigts, les tressant soigneusement pour qu'ils ne la gênent pas pendant les épreuves.


Cette nuit-là, allongée dans son abri, Aiyanna ne put trouver le sommeil. L'excitation et l'anxiété se battaient en elle, faisant battre son cœur à tout rompre. Elle fixait l'obscurité, son médaillon serré dans sa main comme un talisman.


"Demain," murmura-t-elle, "demain tout va changer."


Elle ne savait pas à quel point ces mots allaient se révéler prophétiques.

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