Contes et Légendes d'Autrefois

Chapitre 3 : Le Cheval Gris

2392 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 8 mois

Histoire publiée en collaboration avec @Laya, dans le cadre de la sixième épreuve du concours Danse avec les Plume. La contrainte, inspirée des pas de danse du Paso Doble, imposait de ne faire usage que d’un seul verbe conjugué par phrase.


Bonne lecture !




Le soleil brûlait les corps étendus sur le sable. L’expression « un silence de morts » prenait tout son sens. Un genou à terre, l’espagnol se dressa au milieu de l’herbe jaune. Sa poitrine se soulevait, lentement, imperceptiblement. Un soupir rauque échappa de sa gorge desséchée. Ses deux pieds se plantèrent dans le sol. Il essaya un pas, puis un autre, maladroit. Sa tête tournait. Il vacilla. Tituba. Trébucha sur le corps sans vie d'un arquebusier. 


Des centaines d’autres s’étendaient à perte de vue, mêlés des carcasses gonflées de chevaux empalés sur des échardes de piques éclatées. Tout ce qu’il restait du tercio Cordobas et des escadrons de cavaliers berbères. Le vent soufflait. Brûlant, poussiéreux, il n’apportait aucune fraîcheur. Seulement l’odeur âcre de poudre et de putréfaction. Un haut le cœur lui souleva l’estomac. Mais il était vide. L’espagnol ne cracha qu’un filet de bile. Il torcha sa barbe d’un revers tremblant.


Personne. Ni terceros espagnols, ni corsaires algériens. Rien que quelque part, le cri d’un mourant. 


Dios mio… que s'était-il passé ? L’espagnol se releva, douloureusement. Le sang battait ses tempes. Il croyait ressentir derrière ses sourcils, la charge de cavalerie de ce matin. Ou était-ce hier ? Bouger le moindre muscle le torturait atrocement.


Il se rappelait vaguement des corps, serrés les uns contre les autres au fond des caraques. De l’odeur de sel, de vomit et d'excrément qui imprégnait jusqu’aux poutres le bois des navires. Du roulis incessant, des hommes malades, du hennissement des chevaux que la traversée paniquait. Et de nuit, le débarquement : les frêles chaloupes tanguaient sur les vagues. Les senteurs d’algues et de pins de la côte à marée basse les avaient accueillis. L’espagnol s’en était gorgé les poumons. Les capitanes chuchotaient entre eux. Au loin sous la lune, se détachait la silhouette basse des bastions du fort de Qaleat Al'manara perché sur son promontoire.


Le camp puait autant que le navire. Ça aussi, l’espagnol s’en souvenait. La sueur et le crottin cuisaient au soleil. Les relents d’oignons frit sur les bivouacs l'écoeuraient. Des tentes, des feux de camp, la masse grouillante de l'armée s'étalait partout sur la plage et dans les champs.


Porté par le vent, le canon tonnait. Les chebecs ottomanes rodaient entre les caraques pansues comme une meute de loups en chasse. Des essaims de galères se tournaient autour. S'éperonnaient. Le craquement lugubre des bois et des rames éclatées parvenait de temps à autre jusqu’à la plage. D’ici, on ne pouvait que regarder ; regarder, attendre et espérer. 


Et se mettre en route, écrasé par le soleil de midi. Une forêt toute entière de piques dressées recouvrait le chemin. Les officiers gueulaient. Il fallait avancer, accélérer. Une deux, une deux, les jambes bougeaient au pas de course. Les visages rougissaient. Les pieds cloquaient. Le mousquet pesait un âne mort sur l’épaule de l’espagnol. 


Et ensuite ? Il ferma les yeux. La scène lui revint. D’abord par bribes éparses, elle lui apparut de plus en plus nettement. Il la vécut de nouveau : 


La canonnade réveille les terceros abrutis par la chaleur. Le roulement des tambours résonne dans la vallée. Les trompettes turques répondent en écho. « Formez le carré ! » Facile, c’est la routine. L'espagnol se serre épaule contre épaule au milieu des piques. Il installe sa fourquine. Les gestes sont familiers. Les hommes sont silencieux. Les boulets sifflent. 


Attendre. De la bataille, il ne distingue que le chapeau du mousquetaire devant lui. A gauche, à droite, où qu’il regarde, des piques, des têtes coiffées de morions. Canon, tambours, cris, trompettes ; c’est la routine.


La terre tremble. Bardés de vêtements chatoyants, les cavaliers ottomans approchent au pas. Les tripes se serrent. Les mains sont moites. Il faut attendre. Trompettes. Ils s’élancent au trot. Vident leurs pistolets. Font demi-tour. On comble les trous laissés par les morts dans la formation. A la périphérie du tercio, les mousquetaires rendent la politesse. L’air est saturé d’une entêtante fumée grise. Tirer, recharger, haleter, les gestes sont mécaniques. C’est la routine. 


Un boulet emporte une colonne entière de terceros. Des cris, des râles résonnent, le chaos. Tirer, recharger ; l’espagnol pourrait le faire les yeux fermés. Des cavaliers tombent à chaque salve. La poussière, la poudre embrument le champ de bataille. On ne voit plus rien. 


Un boulet ricoche sur la rocaille. Il trace un sillon sanglant à travers le carré espagnol. On serre les rangs. On comble les brèches. Les ottomans approchent, au pas, au trot. Ils ne font pas demi-tour. Trompettes : ils chargent. Une marée d’hommes et de chevaux lancés à toute puissance. Une masse compacte, inéluctable. Mortelle, si les terceros perdent leur sang-froid.   


Avaient-ils tiré une dernière salve avant le choc ? Peut-être, l’espagnol ne savait plus trop. Le magma flou du reste des événements se mélangeait dans son esprit.  


Il fallait partir d’ici. 


Les cadavres cuisaient au soleil. L’espagnol évitait leur regard, pour ne pas y voir les yeux vides de visages connus. La sueur dégoulinait de son front. Elle l’aveuglait. Imbibait les vêtements collés à sa peau. L’espagnol se laissa tomber. Ni arbre, ni maison ne se profilait à l’horizon du champ de bataille. Ce lieu maudit n’offrait donc aucune ombre… rien que des rochers tranchants, des touffes d’herbes desséchées et des buissons rabougris.


Les mouches bourdonnaient. Un épais essaim le harcelait sans cesse. Elles se posaient sur son visage. Elle suçotaient son sang. Leurs petites pattes le chatouillaient. L’espagnol n’avait pas la force de les chasser. 


Donnez-moi à boire…


Une quinte de toux l’étrangla. Tordu en deux, il contempla quelques instants la poussière imbibée de sang du sol à ses pieds. Comme ça, sans bouger, ça allait mieux. L’espagnol ferma les yeux.


Juste un instant… ça allait mieux comme ça. 


Il se força à les rouvrir et à se redresser. 


Devant lui, un cheval le contemplait. Il se dressait droit, les oreilles dressées par la curiosité. Une épaisse croûte de poussière et le sang séché tachaient sa robe grise et la selle vide posée sur son dos. Sa queue balançait doucement pour chasser les mouches. 


— Eh bien, voilà que tu tombes à point nommé, toi. 


L'espagnol approcha la main. Le cheval renâcla. 


— Tout doux, mon beau, on va partir d'ici. 


Il posa doucement les doigts sur son chanfrein. L'animal se laissa faire. Il s'approcha de quelques pas. S'ébroua. 


Il restait quelques miettes de pain collées au fond de la musette de l’espagnol. Il en récolta quelques pincées, maigres friandises offertes de bon cœur à son nouvel ami. Son festin terminé, le cheval enfouit son visage dans ses mains pour y chercher des caresses. 


L’espagnol posa un pied sur l’étrier. Il serra les dents, anticipant l’effort à venir. Le dernier qu’il ferait aujourd’hui.. Après, il pourrait quitter cette vallée maudite et retrouver ses compagnons.


Allez, se hisser ; un ultime effort.


— Donnez-le moi.


Cette voix inconnue parlait un mauvais espagnol. Un accent à couper au couteau défigurait les syllabes. L’espagnol se retourna. 


Une corsaire turc approchait à pas lents. Elle portait des vêtements coloré, quoique déchirés, ternis de poussière ocre, de poudre noire, de sel et de sang caillé : un caftan pourpre, un pantalon indigo, un turban safran. Ses cheveux sombres, nattés, volaient au vent. Un cimeterre damasquiné ornait sa hanche, enfilé dans les pans d'une écharpe de soie. 


L’espagnol soupira. 


— Il fallait arriver la première.


Il remit prudemment pied à terre. L'ottomane s'avança.


— Je veux dire, c’est mon cheval. 


— Plus maintenant, je suis désolé.


L’espagnol fit un geste pour retourner en selle. L’ottomane retint la bride. 


— Laissez-moi partir. Je veux rejoindre mon armée. Ou la plus proche taverne, peu m'importe. 


L'ottomane embrassa le champ de bataille d’un large revers de bras. 


— Voyez : La voilà, votre armée. Ce qu’il en reste rembarque à bord de vos navires la queue entre les jambes. Enfin… à bord de ceux que l’agha d’Alger n’a pas coulés hier. 


L’espagnol accueilli la nouvelle avec un haussement d'épaules.


— Raison de plus pour m’en aller d’ici, j’imagine. La région toute entière doit grouiller de turcs. 


— De toute évidence, répliqua l’ottomane. 


L’espagnol sourit. Mais assez plaisanté : il attrapa à son tour la bride du cheval. L’ottomane la retenait fermement. Il la lui arracha. L’acier murmura. Elle venait de dégainer.


— Je n’ai pas envie de vous tuer. 


— Moi non plus, maintenant que la bataille est terminée. 


Le cimeterre de l’ottomane pointait sur son épaule. L’espagnol recula d'un mouvement vif. Elle ne fit pas le moindre geste pour lui trancher la gorge. La poignée élimée témoignait d'un usage répété. Quant à la lame affûtée, elle brillait impeccablement. L’espagnol dégaina la sienne. 


— La guerre l’est également. Un boulet de canon a fait voler en éclats le torse du  marquès Mendoza de Santa Clara. Votre général est mort. 


— Alors à quoi bon croiser le fer ?


— Vous comptez me voler mon cheval. 


L’espagnol s'avança d'un pas. D’un mouvement de poignet, il dévia la lame du cimeterre. Elle aurait dû l'occire avant. Trop tard, maintenant. Tant pis pour elle.


L’espagnol feinta un coup droit en seconde. Dégagea. Botta en quarte. L’ottomane recula d'un pas en arrière, puis d'un autre de côté. Il remisa derechef. Garde haute, en sixte, il tailla d'octave. Elle para de même. Il céda. Sa lame coula contre la sienne. Le fer dégagea une ouverture. L’ottomane ne l'exploita pas. 


L’espagnol, surpris, se déroba. Il recula, sa rapière en prime, sur la défensive.


— Belle défense : en ripostant, vous auriez pu me tuer. 


— Je n’en ai pas envie. Mais je le ferais si nécessaire. 


— Et votre attaque, que vaut-elle ? Je vous laisse l’honneur, señorita !


L’ottomane hocha imperceptiblement la tête. Elle s'approcha d'un pas, en garde basse. Sa pointe effleura celle de l’espagnol. Soudain, elle frappa au droit ; en pression contre la lame. Il la repoussa d'un battement. Anticipant une taille en quarte, il l’esquiva d'un habile mouvement latéral. Une occasion se présentait, trop belle pour ne pas ne pas riposter. Une passe avant doublée d'un coupé, mais elle l'intercepta au fort. Sa lame coula. Elle contre-riposta en tierce. Celle de l’espagnol, portée à sa rencontre, n'opposa que du vide. Elle avait taillé en quinte. La pointe du cimeterre reposait maintenant au-dessus de son cœur.


L’espagnol recula, les yeux écarquillés. Trop tard. Il laissa tomber sa rapière. 


— Cette feinte… Vous connaissez la Verdadera destreza ? Quel maître d’arme vous l’a donc enseigné ?


— J'ai… 


Un soudain hennissement, le martèlement de sabots sur les cailloux se firent entendre. Un nuage de poussière s’envola. Le cheval gris s’enfuyait au galop, emportant un mercenaire basque allongé sur l'encolure, agrippé aux rênes. Il agitait au vent son grand chapeau à plumes, comme pour les narguer. Chaque foulées de l’étalon les éloignait un peu plus. Et soufflait peu à peu tout espoir de les rattraper.   


Ébahis, sans quitter le félon du regard, l’espagnol tâtonna son baudrier. Ses doigts se refermèrent autour de l’un de ses pistolets. Il le tendit par le canon à l’ottomane. 


Elle le prit d’un geste absent. Arma la platine à rouet. Visa. Tira. Manqua. La cible, déjà, disparaissait au détour d’un escarpement. Seule restait la respiration haletante des duelliste dans le silence de l’écho retombant. 


  — Vous autres kuffār, n’avez aucun sens de l’honneur.


Elle jeta le pistolet. La rage brûlait dans ses yeux.


— Allons donc, me voilà égaré en ce pays barbare !


L'espagnol se baissa pour ramasser son pistolet, vide et fumant. Les courbatures lancinantes, les vilaines douleurs de la bataille se rappelèrent alors à son bon souvenir. Il les avait complètement oublié le temps du duel. Il grogna. 


— Dommage, avoua-t-il, sincèrement désolé. C'était un beau cheval. 


L'espagnol et l'ottomane contemplèrent le vide quelques instants. Quelques vautours tournoyaient dans le ciel, baignés de l'éclat d'un soleil incendiaire. Sans échanger un mot, tous deux rengainèrent leur arme de concert. 


— Vous disiez chercher une taverne ?


— Y en a-t-il ? 


— Il y a un fondouk, non loin. Si la canonnade ne l'a pas ruiné.


L’espagnol se courba dans une large révérence. Il n’avait, hélas, plus de chapeau à ôter pour accompagner son geste. Mais l’intention comptait.


— Ce serait pour moi un grand honneur, señorita, que de partager avec vous cette table. Qu’elle fût ou non canonnée. 


L’ottomane sourit tristement : 


— Pourquoi refuserais-je ? Il y a une victoire à fêter.


— Une défaite à oublier... 


— Et un cheval à pleurer. 


— Eh bien, buvons à ce basque, bien plus chanceux que nous !

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