La ville éternelle
Catastrophe
ディザスタ
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L’immense statue de Kannon baissant la tête, mains jointes, intimidait Hiromu. Gêné par cette figure divine qui semblait pourtant désireuse de l’apaiser, il préféra détourner son regard, et le poser sur les caractères gravés dans la pierre. « Caveau de la famille Sawada » lisait-on, d’une écriture blanche sur la roche noircie par les âges. Kannon, installée au sommet du bloc de granit, veillait sur les individus qui sommeillaient en ce lieu, leurs cendres ayant été dispersées bien des années plus tôt.
Comme chaque année, à la mi-mars, l’adolescent se rendait en ces lieux funestes, accompagné de ses grands-parents, chez qui il vivait depuis la catastrophe. À ce moment-là, il se trouvait chez eux, dans la préfecture voisine d’Akita, qui avait été miraculeusement épargnée. Il n’était qu’un bambin, et ses parents avaient jugé bon de l’envoyer quelques jours là-bas, pour que tous pussent profiter d’un instant reposant ; les parents loin de l’enfant turbulent, et les grands-parents aimants le choyant comme il se devait.
Mais à son retour dans les environs, précipité par les événements, la demeure familiale était en ruines, et ses parents blessés pouvaient à peine se mouvoir. Ils étaient décédés dans les jours qui avaient suivi, à cause d’infections généralisées et de manque de moyens humains. Ne restaient plus que leurs cendres disséminées dans ce caveau, au sein du temple Daiji.
Kannon la miséricordieuse l’observait en silence, dans cette position aussi figée que son faible souvenir de ses parents. C’étaient deux étrangers dont les visages trônaient sur les meubles, à la maison. Des cadres, des instants de vie figés sur une feuille de papier, disséminés ici et là. Leur mariage, des photos de grossesse de sa mère, la naissance de Hiromu, et bien d’autres choses. Mais rien dont il ne pouvait se souvenir.
Son premier souvenir était celui de cris, et de pleurs. Il se remémorait difficilement une personne étendue sur un lit d’hôpital, des perfusions et autres sondes étirant leurs fils depuis son corps, mais impossible de savoir s’il s’agissait là de son père ou de sa mère. Le visage, creusé par l’épuisement et la douleur, était blafard et méconnaissable – ça n’était aucune de ces deux personnes qui souriaient, emplies de bonheur, sur le cadre de la commode.
Les yeux de Hiromu se portèrent sur le sol un peu gadoueux des suites des pluies récentes. La mousse avait commencé à recouvrir les dalles au sol. Ils ne venaient pas aussi souvent qu’ils le devraient – ses grands-parents commençaient à se faire vieux, désormais – et ils ne pouvaient entretenir la sépulture aussi facilement qu’avant. Leur autel funéraire dans la demeure familiale se trouvait chez eux, et c’était là qu’ils se recueillaient d’ordinaire, au quotidien. Un bâton d’encens glissé dans le sable, un bol de riz et une paire de baguettes chacun, et la petite cloche que Hiromu faisait tinter à chaque fois qu’il leur adressait une prière le matin en partant pour l’école.
Cette catastrophe avait eu lieu douze ans plus tôt, mais ses traces subsistaient. Le grand tremblement de terre de l’Est du Japon avait fait son effet ; les professeurs n’enseignaient pas à son sujet, mais l’adolescent s’était instruit en lisant des livres, des journaux, et en parcourant internet. Près de seize mille morts, en grande majorité par noyade, et principalement dans la préfecture de Miyagi, au nord de celle de Fukushima qui n’était que troisième au classement, elle-même derrière la préfecture de Iwate. Deux mille cinq cents disparus, plus de six mille blessés, mais combien de familles endeuillées et d’orphelins qui peinaient à se reconstruire ? Les journaux et les livres n’en parlaient pas, eux.
Il trouva finalement la force de relever la tête, et d’interroger Kannon du regard. Pourquoi veillait-elle avec un air si serein, lorsqu’on savait combien la souffrance emplissait le cœur de ceux qui se rendaient en ces lieux ?
« Hiromu ? On rentre à la maison ? »
La voix de sa grand-mère, voûtée sur sa canne, le tira de sa rêverie. La main tendue vers lui, elle l’appelait pour qu’il la rejoignît. Quelquefois, il aurait aimé rester là, seul, et veiller près du caveau. Il aurait aimé mieux connaître ces deux personnes sur qui veillait le bodhisattva…