Prince des Ténèbres

Chapitre 5 : Soror insidiatrix

6410 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 17/02/2024 23:48

Disclaimer : Ce chapitre comporte une scène susceptible de faire hurler les arachnophobes. Vous êtes prévenus !


**********


           D’étranges créatures aux silhouettes fantastiques se déployaient sur la nébuleuse de mon esprit : Des dragons, Cerbère, un cyclope, des loups à l’aspect humanoïde. Un être bossu, immonde. Une jeune fille en robe de soirée, les cheveux ramenés sur sa tête en un chignon complexe. Elles allaient et venaient, s’amusaient à valser au gré de leurs transformations vaporeuses. Un instant, trois nymphes aux ailes argentées chantaient sous la Lune. L’instant d’après, elles s’étaient muées en terribles harpies, dont les griffes acérées me menaçaient dans les ténèbres d’une cave humide.

           Je ne repris conscience que lorsque l’une d’elles tendit la main pour se saisir de moi. J’ouvris les yeux, la respiration haletante, le corps trempé de sueur. Le froid m’assaillit aussitôt, mais je n’y prêtai guère attention, trop perturbée par le visage penché sur moi. Eclairé par la lueur chaude, quoique vacillante, d’une bougie, il appartenait à une fille qui paraissait âgée de seize ou dix-sept ans tout au plus. Une épaisse frange brune masquait des sourcils fins et accentuaient la couleur noisette de ses iris. Quelques taches de rousseur discrètes constellaient son nez, lui donnant un air malicieux. Un sourire soulagé étirait ses lèvres pâles. Elle m’invita d’un signe de la main à rester allongée. Confiante, je lui obéis.

           Je la suivis des yeux alors qu’elle se levait. La fragilité de son corps m’apparut, mise en valeur par l’amplitude de sa robe. Le tissu grossier, ainsi que ses sabots de bois, m’indiquèrent qu’elle n’était qu’une simple paysanne, peut-être une servante. Sa vivacité autant que ses longues tresses me confortèrent cependant dans ma toute première impression à son sujet. Elle disparut très vite derrière une porte grinçante qu’elle claqua.

           Je profitai de son absence pour détailler mon environnement. Je me trouvais dans une sorte de chambre mansardée, meublée d’un lit étroit, ainsi que d’une commode massive, d’un petit guéridon sur lequel reposaient une bassine remplie d’eau et deux serviettes pliées avec soin et d’une armoire très simple, dont l’une des portes était entrouverte. Les murs étaient faits de pierre, dénués de toute décoration. Le parquet, quant à lui, était protégé par un tapis élimé, sans motif, tout juste bon à isoler les pieds du sol.

           Un instant, je me demandai si le prêtre nous avait trouvé une autre chaumière d’accueil, à Thalie et moi. Je songeai ensuite avec horreur qu’aucune des maisonnettes du village ne possédait des murs de pierre si épais. Il me suffisait en outre de jeter un œil aux poutres apparentes pour deviner, à leur épaisseur exceptionnelle, qu’elles soutenaient davantage qu’un simple toit de chaume. Les derniers évènements me revinrent alors avec une clarté brutale. Les soldats, le bossu, le château, les gargouilles. La terreur me saisit à nouveau.

           Ma chambre changea brusquement d’aspect à mes yeux. De havre de repos, elle se mua en prison. L’austérité qu’elle dégageait me parut, à la lumière de cette nouvelle constatation, synonyme d’une mort certaine. Je ne comprenais guère pourquoi le bossu m’avait réservé une telle pièce, hormis peut-être pour s’assurer que mon sang serait encore chaud lorsqu’il viendrait me le ponctionner. Par ailleurs, la disparition de Thalie prenait une nouvelle signification. Le regard qu’il lui avait lancé, au village, me revint avec une effroyable netteté. Je m’imaginai le pire pour ma sœur. Quel sort ce monstre lui avait-il réservé ? Quelles tortures avait-elle pu subir entre ses griffes, alors même que j’étais ici, inconsciente, bien loin de me douter du mal qu’il lui faisait ?

           Les larmes aux yeux, je me redressai sans plus prêter la moindre attention aux indications de la jeune paysanne. Rien ne me prouvait qu’elle n’était pas en réalité notre bourreau métamorphosé pour gagner ma confiance et mieux abuser de moi par la suite. Il fallait que je sorte de cette chambre pour retrouver Thalie – ou, du moins, ses restes – avant de m’enfuir d’ici. Ce château maudit avait certes embrumé mon esprit par ses décors enchanteurs, il n’en demeurait pas moins le repaire d’un démon que nous devions quitter au plus vite.

           Il me fallut plus d’une minute pour réussir à me relever. Mes jambes flageolaient, sans doute victimes d’un quelconque sortilège censé me retenir au lit. Un voile noir s’abattit durant quelques secondes devant mes yeux, signe que j’étais restée trop longtemps couchée. Inquiète, je jetai un œil à la bougie que l’inconnue avait laissée sur ma table de chevet. Combien de temps avais-je passé ici, perdue dans les limbes de l’inconscience ?

           Je balayai mes questionnements d’une secousse vive de la tête. Connaître la date du jour ne m’avancerait en rien. Peut-être une fois à l’extérieur du château ce détail trouverait-il une quelconque importance, mais, pour le moment, rien ne comptait plus que de quitter cette chambre et retrouver ma sœur.

           Je n’eus cependant guère le loisir de m’enfuir. Alors que je tentais tant bien que mal d’effectuer quelques pas maladroits, la porte s’ouvrit sous mon nez. La surprise me déstabilisa juste assez pour que mes jambes me lâchent. Je m’effondrai comme une poupée de chiffon à côté du lit sans pouvoir m’y retenir. Déjà, je m’attendais à subir le courroux du bossu.

           Quelle fut donc ma surprise lorsque le visage étonné de la paysanne se dessina dans l’embrasure de la porte ! Elle se précipita à mon chevet, les lèvres agitées par un flot de paroles incompréhensibles pour moi. Elle me prit la main, commença à m’inspecter comme pour s’assurer que je n’étais pas blessée. Je tentai de lui faire comprendre que tout allait bien, sans succès.

—   Ajunge, Alice. Lasă-o să ia puțin aer, vrei?

Quoi qu’aient pu signifier ces mots, la jeune fille s’éloigna de moi, les yeux résolument baissés sur ses pieds. La voix, en effet, dégageait une autorité impérieuse qui dépassait même la barrière de la langue. J’avais ressenti ses notes graves jusque dans mes os. Intriguée, je tournai la tête vers la porte, devant laquelle se tenait une personne que je n’avais pas remarquée plus tôt.

Mon cœur rata un battement. Face à moi se tenait la personnification de la beauté masculine. Grand, svelte, l’homme debout à seulement quelques pas de moi dégageait une aura royale. Il portait des vêtements sombres, taillés sur mesure dans un tissu soyeux, qui accentuaient la pâleur marmoréenne de sa peau. De délicates veines bleutées se dessinaient sur son cou. Ses longs cheveux d’un noir d’encre encadraient avec élégance son visage aux traits marqués. De hautes pommettes surmontaient ses joues creusées. Deux sourcils noirs et épais, froncés en signe de réflexion, intensifiaient l’incompréhension qui se lisait dans ses iris aussi profonds que l’immensité de l’espace par une nuit sans lune. Un demi-sourire étirait ses lèvres fines à peine moins décolorées que sa peau et dévoilait ses dents d’une blancheur éclatante. Rien, chez lui, ne me permettait pourtant de lui donner un âge.

Je ne sus dire s’il avait remarqué mon incrédulité. Il s’approcha de moi d’un pas, puis me demanda, d’un ton plutôt direct :

—   Vous êtes enfin réveillée, semblerait-il. Comment vous sentez-vous, demoiselle ?

Il me fallut quelques secondes pour réaliser qu’il venait de me parler en français, avec toutefois un léger accent. Je sentis mon cœur palpiter. Enfin quelqu’un avec qui je pouvais tenir une véritable conversation, sans craindre de ne pas le comprendre ! Je tentai donc de me relever, sans grand succès toutefois. Un soupir m’échappa.

—   Je… je vais bien, je crois. A ceci près que mes jambes semblent dépourvues de toute force.

—   Vous souffriez d’engelures lorsque vous êtes arrivée, mais rien de très grave, heureusement. Vous avez d’ailleurs dormi deux jours entiers. D’après votre maîtresse, vous…

—   Ma maîtresse ? le coupai-je, interloquée.

Le regard qu’il me lança aurait pu me geler sur place tant il paraissait courroucé.

—   Je vois qu’elle ne me mentait pas quant à votre impertinence…

Je fronçai les sourcils.

—   Je vous prie de m’excuser si je vous ai causé du tort, mais j’avoue ne pas comprendre de qui vous parlez, ni même savoir à qui je m’adresse. Pourriez-vous, s’il vous plaît, m’éclairer sur ces deux questions ?

La jeune fille releva les yeux une fraction de seconde sur l’homme. La lueur de colère que je distinguai au fond de ses prunelles m’effraya. Il se reprit cependant et me répondit d’un ton posé :

—   J’accepte de vous pardonner pour cette fois, mademoiselle. Il est vrai que vous venez de vous réveiller après avoir perdu conscience devant les portes de ma demeure, sans que personne n’ait pu vous expliquer quoi que ce soit. Vous n’êtes, après tout, qu’une étrangère.

Il marqua une pause. Son sourire inquiétant me permit de distinguer ses canines proéminentes.

—   Je suis le seigneur Vladimir Draculescu. Le château et les villages avoisinants, dont celui qui vous avait accueillies, mademoiselle Thalie et vous, m’appartiennent. Soyez donc la bienvenue sur mes terres.

Je réagis avec un temps de retard, étonnée par cette révélation.

—   Alors, ce château n’appartient pas à ce bossu pour le moins effrayant qui nous guida jusqu’ici ?

Un rire franc lui échappa. Il paraissait réellement amusé par ma remarque, ce qui me déstabilisa.

—   Igor ? lâcha-t-il. Non, il n’est rien de plus que l’un de mes serviteurs. Et guère le plus dégourdi, ni le plus intelligent, si vous voulez mon avis.

Il jeta un regard à la bougie.

—   J’admets cependant que sa brutalité m’est parfois fort utile, bien qu’incontrôlable.

Il reporta son attention sur moi. Ses yeux brillaient d’une intensité hypnotique.

—   Mademoiselle Thalie m’a parlé de ce qu’il a fait à ce paysan. Quel regrettable incident…

A la mention de ma sœur, mon cœur s’emballa.

—   Elle est vivante ? m’enquis-je. Comment va-t-elle ? Où est-elle ?

Son expression parut s’adoucir.

—   Malheureusement, la pauvre est clouée au lit avec une terrible pneumonie. J’ai fait quérir le meilleur médecin de Bucarest pour venir la soigner. Il devrait arriver sous peu, rassurez-vous.

—   Pourrais-je la voir ?

—   Je vous ferai prévenir lorsqu’elle se sera réveillée. Pour l’instant, reposez-vous. Vous paraissez aussi éprouvée qu’elle par votre périple et votre rencontre avec Igor.

Il n’attendit pas ma réponse avant de relever les yeux vers la jeune fille.

—   Alice, vreau să ai grijă de ea. Încearcă să o inveți câteva cuvinte, va avea nevoie de ele mai târziu. Trebuie să vindece cât mai curând posibil pentru a avea grijă de stăpâna sa.

Elle hocha la tête.

—   Cum doriți, stăpâne Vladimir.

L’homme pivota sur ses talons et sortit de la chambre, nous laissant seules. Un instant, je crus avoir rêvé. Je m’attendais en effet à entendre ses pas décroître dans le couloir, mais il n’en fut rien. Seul le silence me parvenait, lourd et assourdissant.

La jeune fille me tira de ma torpeur. Sans un mot, elle s’efforça de me relever pour m’aider à me rasseoir sur mon lit. Mes jambes peinaient toujours autant à me soutenir, aussi appréciai-je son initiative. Une fois installée sous la couverture, je la remerciai. Elle me rendit son sourire et posa sa main sur son torse.

—   Alice, déclara-t-elle.

Je l’imitai.

—   Hécate.

Elle fronça les sourcils, mais ne dit rien de plus. Elle me fit signe de rester alitée. Je hochai la tête pour lui faire comprendre que, cette fois, je lui obéirai. Elle me jeta toutefois un dernier regard méfiant avant de disparaître derrière la porte.

Une fois seule avec mes pensées, je laissai mon esprit se repasser la rencontre que je venais de faire. Ainsi donc, le château n’appartenait pas au bossu – Igor –, mais à un riche et charismatique seigneur roumain. Je ne sus dire si cette révélation me rassurait ou m’angoissait. Il paraissait en effet se soucier de mon bien-être et de celui de ma sœur, même s’il nous gardait séparées l’une de l’autre. Malgré ses défauts agaçants, j’aurais en effet préféré me trouver aux côtés de Thalie pour pouvoir veiller sur elle comme je l’entendais. Sa compagnie me manquait presque, même si le calme de ma chambre me faisait du bien après tous ces évènements. Avec un peu de chance, je serais vite sur pieds et pourrais ainsi retrouver ma sœur. La savoir malade, sans rien pouvoir faire, me procurait une affreuse sensation d’impuissance.

Les mots employés par ce Vladimir me taraudaient eux aussi. Sa connaissance du français me paraissait trop poussée pour qu’il confonde les termes de sœur et maîtresse. Quelque chose m’échappait, bien que je ne susse dire quoi. Je soupçonnais cependant un quiproquo sans doute généré par nos vêtements. Je crus me souvenir que ma robe, à notre arrivée, était déchirée par les ronces et maculée de boue, à la différence de celle de Thalie, qui avait pu bénéficier d’un trajet à cheval.

Quant à Vladimir lui-même… Dieu, qu’il était beau ! Une beauté glaciale, presque intimidante, mais purement divine. Si je n’étais pas certaine que la mythologie grecque tînt de la légende, j’aurais pu me persuader d’avoir trouvé Hadès. Et, pour la première fois de ma vie, j’espérai que cet homme n’eût encore de Perséphone à ses côtés.

Toute absorbée par mes réflexions, je n’entendis pas la porte s’ouvrir lorsqu’Alice rentra. Je sursautai lorsqu’elle posa la main sur mon bras pour me tirer de mes pensées. Un rougissement léger me monta aux joues. Son sourire adorable me rassura cependant. Elle ne paraissait pas m’en vouloir, au contraire, puisqu’elle me posa un plateau chargé de nourriture sur les genoux. L’odeur délicieuse de légumes et d’épices me monta au nez. Mon estomac gargouilla en réponse. Quoi de plus normal, si j’en croyais Vladimir, après avoir passé deux jours inconsciente ?

Je remerciai la jeune fille et entrepris de vider les différents bols. La soupe chaude m’apporta un réconfort que je ne pensais guère possible de la part d’un mets si simple. Des carottes, du navet, quelques herbes dont je ne reconnus ni le goût, ni le nom. Tout me paraissait d’un exotisme réjouissant. Si mes jambes ne me rappelaient pas de temps à autre comment j’étais arrivée ici, je me serais presque crue dans une auberge, à prendre mon petit déjeuner avant de repartir avec ma famille.

Songer ainsi à mes proches me fit perdre tout appétit. La tristesse s’abattit sur moi comme une vague scélérate, à la fois profonde et tranchante. Père et Mère me manquaient. Pire, j’avais, d’une certaine manière, trahi la confiance de Père et failli à la dernière mission qu’il m’avait confiée. Thalie était souffrante, alitée je ne savais où dans ce château de conte de fées. Malgré mon envie de croire Vladimir, je ne pouvais être certaine qu’elle était toujours vivante tant que je ne l’avais pas vue de mes propres yeux.

Ma soudaine apathie me valut un regard compatissant de ma nouvelle gardienne, qui s’assit sur le rebord de mon lit et posa une main amicale sur mon bras. Nous n’échangeâmes pas un mot, limitées par la barrière de la langue, mais je pus lire dans ses iris toute sa compréhension. Deux perles salées se pressèrent au coin de mes paupières avant de glisser le long de mes joues. En signe de soutien, Alice me tendit les bras. Je me réfugiai contre elle pour laisser libre cours à ma tristesse. Tout s’était enchaîné trop vite. Le voyage, l’accident, notre errance avec Thalie, l’illusion fatale d’un village accueillant, la sentence de mort à laquelle nous vouait notre rencontre avec le bossu. Je voulais revoir ma sœur, en pleine santé, pour me rassurer. Je voulais faire confiance à Vladimir et m’assurer qu’il s’occupait bien d’elle. Je voulais croire encore en un lendemain heureux, où nous pourrions regagner notre maison, en France, et y retrouver nos frères et sœurs plus âgés, qui pourraient alors prendre soin de nous.

Je ne sus combien de temps je passai ainsi à pleurer contre Alice, mais je ne pus qu’apprécier sa grande gentillesse. A aucun moment elle ne me repoussa. Elle frottait même mon dos en petits cercles lents pour m’apaiser. Malgré mes larmes et mes reniflements, elle me laissa soulager ma peine sans me réprimander. Lorsque je pus enfin reprendre mes esprits, je lui en étais reconnaissante. A défaut de comprendre mes mots, elle avait su comprendre mes émotions et m’offrir le réconfort dont j’avais cruellement manqué ces derniers jours. Je la remerciai du fond du cœur. Elle me répondit d’un simple sourire, puis m’invita du geste à terminer mon repas. Je m’empressai de lui obéir. Elle avait raison. Je devais reprendre des forces si je souhaitais aider ma sœur.

Alors que j’achevais mon dessert – une succulente compote de pommes –, la porte s’ouvrit à nouveau sur Vladimir. Son visage n’affichait aucune expression. Seule la froide lueur de ses iris posée sur moi m’indiquait qu’il s’intéressait à moi.

—   Comment vous sentez-vous ? s’enquit-il.

—   Beaucoup mieux, merci. Ce repas était délicieux.

Un vague sourire étira ses lèvres.

—   Parfait. Mademoiselle Thalie est réveillée et souhaiterait vous voir.

J’écarquillai les yeux. Mon cœur explosa de joie. Il ne me fallut qu’une seconde pour me débarrasser de mon plateau et repousser les couvertures. En revanche, je dus attendre qu’Alice vienne m’aider pour me relever sans risquer de tomber une nouvelle fois au sol. Vladimir, quant à lui, ne me lâchait pas des yeux. J’avais la désagréable sensation qu’il me jaugeait. Son regard inquisiteur me faisait frémir et me détaillait avec une attention toute particulière. Un instant, je crus y déceler une avidité effrayante, toutefois trop fugace pour m’offrir la certitude de ce que j’avais pu voir.

Une fois debout, avec le soutien d’Alice dans un premier temps, j’esquissai quelques pas dans sa direction. Il m’adressa un simple signe de la main et m’ordonna de le suivre d’un ton qui ne laissait place à aucune objection.

Nous sortîmes dans le couloir, une longue section architecturale au sol de parquet branlant et aux murs de pierre nue. Je remarquai avec stupéfaction que, si Alice n’avait emporté la bougie, nous aurions marché dans l’obscurité la plus totale. Aucune ouverture ne laissait entrer de lumière – sans doute parce que nous nous trouvions sous les combles. Des courants d’air firent voleter ma robe et m’arrachèrent un frisson. Le vol rapide d’une chauve-souris attira mon attention sur un recoin auquel la maigre lueur de la flamme peinait à arracher les ténèbres. J’y découvris quelques chiroptères blottis les uns contre les autres, presque courroucés d’avoir été dérangés par notre présence. Non loin de leur nid, d’épaisses toiles d’araignées poussiéreuses servaient de repaire à toutes sortes d’insectes nocturnes. Je dus lutter contre l’écœurement. Qui pouvait donc vivre dans un tel taudis ?

Vladimir dut toutefois remarquer ma grimace, car il m’adressa un regard étrange.

—   Vous n’appréciez guère nos hôtes ?

Il tendit la main vers une grosse araignée au corps noir et velu. Elle grimpa sur ses doigts. Je sentis mon visage perdre toute couleur. Il caressa l’arachnide sans prêter la moindre attention à mon mal-être.

—   Ces pauvres créatures subissent depuis toujours la haine des hommes. Pourtant, elles réalisent d’admirables tapisseries.

Il soupira et la reposa sur une poutre.

—   Elles sont fascinantes, pour peu que l’on essaye de les comprendre, et de les apprécier.

Il reporta son regard sur moi. Je ne sus dire, dans la pénombre, ce qu’il s’y dessinait. De la tristesse, peut-être, ou du regret. Je méditai ses paroles, touchée par le ton douloureux qu’il avait employé, comme si ses mots trouvaient un écho en moi. Les yeux plongés dans la contemplation de l’araignée retournée à son ouvrage de soie, je laissai sa dernière phrase cheminer à travers mon esprit. Je n’avais en effet jamais pris la peine d’observer leurs toiles. A la pâle lueur de la bougie, je dus reconnaître que les fins entrelacs formaient une structure harmonieuse, bien différente des pièges auxquels on les associait souvent. Je n’eus cependant le loisir de contempler cette œuvre d’art, car Vladimir claqua les mains, faisant fuir l’arachnide derrière son logis.

—   Allons-y. Mademoiselle Thalie vous attend.

Je hochai la tête. Nous reprîmes notre route à travers ce labyrinthe improbable. Cette fois, pourtant, je m’efforçai de porter un autre regard sur le décor qui s’offrait à moi. J’essayais de comprendre ce que pouvait y voir mon hôte, quelle beauté inattendue se cachait sous la saleté, quels trésors dissimulaient les nids des chauves-souris. Nous passions cependant trop vite pour que je puisse en percer les secrets. Je me promis de revenir plus tard ou d’interroger notre hôte à ce sujet.

Nous finîmes par atteindre un escalier de bois que nous empruntâmes pour descendre. Nous atteignîmes un nouvel étage, cette fois tout de pierre, au sol recouvert d’un épais tapis à l’aspect usé, poussiéreux, dont on distinguait nettement la trame par endroits. Ici, des flambeaux étaient disposés à intervalles réguliers le long d’un mur, entre quelques meurtrières percées dans l’épaisse paroi. En face de ces installations lumineuses, plusieurs portes de bois vernies fermaient l’accès à d’autres pièces. Nous les dépassâmes sans nous y arrêter. Vladimir m’expliqua en cours de route qu’il s’agissait de diverses chambres inoccupées qu’il réservait à ses invités. Pour l’instant, d’après ses dires, personne n’y logeait. Au-dessus, là où je m’étais réveillée, se trouvaient les quartiers des domestiques. Par politesse, je n’osai demander pourquoi l’on m’avait attribué l’un d’eux. Je pressentais toutefois que la réponse se trouverait derrière la porte à laquelle frappa Vladimir quelques instants plus tard. Une voix faible que je reconnus aussitôt nous invita à entrer. Je me précipitai dans la pièce, heureuse d’entendre ma sœur parler, mais inquiète de découvrir son état de santé.

La chambre était bien plus spacieuse que ce à quoi je m’attendais. Même le large lit à baldaquin paraissait insignifiant dans l’immensité qui l’entourait. Une penderie immense occupait un important pan de mur. Face à la porte s’ouvrait une longue fenêtre sous laquelle était disposé un petit guéridon. Un vase rempli de délicates roses orangées y était posé. D’autres meubles, dont une coiffeuse et un petit bureau, occupaient le reste de l’espace. Je n’avais cependant d’yeux que pour la silhouette étendue sous les draps. Thalie. Son visage livide m’effraya. Je courus à son chevet.

—   Thalie ! Oh, comme vous m’avez manqué…

Elle adressa un regard vif, quoique souffrant, à notre hôte, qui m’avait suivie avec davantage de réserves.

—   Monsieur, pourriez-vous nous laisser, s’il vous plaît ? demanda-t-elle d’une voix faible. J’aimerais m’entretenir de sujets délicats avec elle.

Il hocha la tête.

—   Comme vous le souhaiterez, mademoiselle. Faites-moi prévenir lorsque vous aurez terminé.

Il referma la porte derrière lui. Ma sœur me tendit la main. Je la saisis aussitôt.

—   Thalie, j’étais morte d’inquiétude ! m’exclamai-je. Tout va bien ? Personne ne vous a causé de tort ? Oh, si vous saviez à quel point je m’en veux d’avoir succombé à la terreur…

—   Ne vous inquiétez pas, minauda-t-elle. Ce Vladimir est un véritable gentleman, si galant, si courtois…

—   Et plutôt bel homme, également.

Elle haussa les épaules.

—   Trop âgé pour moi.

Je ne pus m’empêcher de sourire.

—   Bien sûr.

Une quinte de toux la secoua. Je repris mon sérieux, inquiète de la voir ainsi.

—   Il m’a confié avoir fait quérir un médecin à Bucarest. Vous a-t-il dit de quoi vous souffriez ?

Elle secoua la tête.

—   Un mauvais rhume, d’après lui.

Elle toussa encore.

—   Je l’avais dit que nous allions attraper la mort, Hécate… Ou, devrais-je plutôt dire, Joséphine.

—   Pardon ?

Malgré sa pâleur extrême, elle m’adressa un sourire assassin.

—   Oui. Désormais, vous vous appelez Joséphine, et vous êtes ma servante.

—   Mais…

—   Il n’y a pas de mais. Vladimir est de très loin la personne la plus saine d’esprit que nous ayons pu rencontrer depuis la disparition de Père et Mère, et j’en ai assez que vous me fassiez de l’ombre. Désormais, vous m’obéirez et me servirez comme vous auriez dû le faire depuis toujours.

Je me redressai, outrée.

—   Je le refuse.

—   Personne ne vous laissera le choix. Je me suis arrangée avec Vladimir pendant votre léthargie.

Un rire impertinent lui échappa, vite remplacé par une quinte de toux. Ma colère envers elle, toutefois, dépassait tant l’inquiétude que je ne m’en préoccupai guère.

—   Il est hors de question que j’entre dans votre petit jeu, Thalie. Je suis votre sœur aînée, non votre bonne ou que sais-je encore.

—   Vladimir ignore ce petit détail. C’est lui-même qui m’a suggéré l’idée sans le savoir. Voyez-vous, votre état l’a induit en erreur. Il aurait été dommage de le contrarier, ne le croyez-vous pas ?

—   Je vais aller lui parler immédiatement, fulminai-je. Vous êtes une vraie peste, Thalie !

—   Et pensez-vous réellement qu’il va vous croire ? Vous vous en doutez certainement, mais il devra trancher entre votre parole et la mienne. A votre avis, qui préfèrera-t-il écouter ?

Elle simula une fausse toux pour ponctuer la suite de sa tirade :

—   Une pauvre… petite… fille… malade ?

Elle reprit ensuite un ton normal :

—   Ou son accompagnatrice plus âgée et plus souillon ?

Je serrai les poings, furieuse. Son comportement dépassait les limites de l’acceptable.

—   Thalie, martelai-je, vous allez immédiatement lui révéler la vérité et vous excuser pour cette détestable mascarade puérile.

—   Non.

—   Thalie !

Elle jeta un regard négligent à ses ongles. Elle paraissait vraiment fière d’elle, cette peste !

—   Si je dois lui dire la vérité, alors je dirai toute la vérité.

Elle releva les yeux vers moi.

—   Et je puis vous assurer, du peu que j’ai pu observer de lui, que Vladimir vous considèrera alors comme une moins que rien.

Les mots me manquèrent face à tant d’impertinence. Je la savais manipulatrice, mais pas à ce point. Alors que je m’apprêtais à riposter, quelqu’un frappa à la porte.

—   Entrez ! lança Thalie d’une voix tremblotante.

Notre hôte pénétra à nouveau dans la chambre. Ses yeux soupçonneux me lancèrent des éclairs.

—   J’ai entendu des éclats de voix. Y a-t-il un problème ?

—   Tout va bien, lui assura Thalie. Joséphine a…

Une quinte de toux l’interrompit.

—   Joséphine me réprimandait juste pour l’inquiétude que j’ai pu lui causer. Ne lui en veuillez point, elle se montre très protectrice envers moi depuis… depuis…

Les larmes qui envahirent ses yeux ne me parurent guère simulées. Pourtant, je ne pus me résoudre à la consoler, cette fois. Au contraire, elle me donnait la nausée. Vladimir, quant à lui, ignorait presque ma sœur et me fixait d’un air suspicieux.

—   Je ne vois guère de l’inquiétude sur ses traits, mademoiselle, lâcha-t-il. Plutôt… de la haine.

Il s’approcha d’un pas, menaçant. Instinctivement, je reculai. A ma grande surprise, Thalie prit ma défense :

—   S’il vous plaît, monsieur… Joséphine s’est quelque peu énervée contre le bossu qui nous a emmenées ici sans même nous laisser le temps d’enfiler des chaussures et un manteau. Elle le tient responsable de mon malheur, à raison, je n’en doute pas.

Le maître des lieux se stoppa dans son élan. Je devinais à son expression qu’il doutait de sa version des faits, mais il semblait tout de même enclin à croire ma sœur.

—   Soit, lâcha-t-il. Mais sachez que je tiendrai votre domestique à l’œil, mademoiselle. Il serait intolérable qu’une jeune damoiselle aussi distinguée que vous n’ait à souffrir de mauvais traitements sous mon toit.

Je manquai de m’étouffer d’indignation à l’entendre proférer pareille ignominie. Thalie, distinguée ? C’était bien le dernier qualificatif qui me serait venu à l’esprit pour la désigner. Elle devait l’avoir bien manipulé pour qu’il l’imagine ainsi ! Toutefois, le regard qu’il me lança suffit à me clouer sur place. Je sus aussitôt qu’il était sérieux. Un châtiment peu enviable m’attendrait à la moindre incartade. Je préférais ne pas imaginer ce dont il était capable. Pire, je lisais dans ses yeux qu’il ne prendrait même pas la peine de m’écouter. J’étais coincée, et Thalie le savait.

A contrecœur, j’affichai une mine soumise.

—   Je tâcherai de ne rien faire pour vous déplaire, alors, monsieur. Ni à vous, ni à mademoiselle Thalie.

—   Je l’espère bien, Joséphine.

Il marqua une longue pause durant laquelle il me fixa si intensément que je m’en sentis mal à l’aise. Thalie brisa le silence d’une quinte de toux. Je demandai alors, d’une toute petite voix :

—   Savez-vous quand le médecin arrivera ? J’ai peur que son état ne s’aggrave. C’est que mademoiselle Thalie a la santé bien fragile…

—   Il faudra hélas compter au moins une semaine avant qu’il ne se présente à la porte du château. J’ai envoyé mon coursier le plus rapide, mais, vous l’avez vu vous-même, l’hiver est plutôt précoce, cette année. Je crains malheureusement que la neige ne s’installe durablement sur toute la région dans les jours à venir.

Son ton s’était radouci, mais pas son regard. Je frissonnai.

—   Je tiendrai jusqu’à sa venue, assura Thalie. Du moins, je l’espère.

Elle toussa encore. Vladimir tourna les yeux vers elle.

—   J’ose croire que vos jours ne sont pas en danger, mademoiselle. Il serait dommage qu’un aussi joli bouton de rose ne fane avant d’éclore et de révéler sa beauté au monde.

Ma sœur s’empourpra. Vladimir lui sourit, puis annonça :

—   Vous devriez vous reposer un peu, mademoiselle. Je m’en vais préparer un courrier à l’attention de votre frère, comme vous l’avez suggéré hier. Je vous le ferai lire dès que je l’aurai terminé, si toutefois vous vous trouvez assez en forme pour cela.

Elle hocha la tête.

—   Je vous en remercie, monsieur.

—   Souhaitez-vous que votre domestique rejoigne les miens durant votre sommeil ?

—   Ce serait la moindre des choses après tout ce que vous avez fait pour nous, effectivement. Joséphine ?

L’angoisse me serra la gorge. Moi qui n’avais jamais rien fait de mes propres mains, me voilà condamnée à jouer les servantes pour une petite peste malhonnête, dont le sourire triomphant me donnait la nausée. Je m’efforçai de ravaler mon amertume et lui demandai du ton le plus avenant que je puisse obtenir :

—   Oui, mademoiselle Thalie ?

—   Faites donc ce que l’on vous demandera. Je vous ferai quérir si j’ai besoin de vos services.

—   Bien, mademoiselle.

Je poussai la comédie jusqu’à m’incliner devant elle, puis sortis, suivie par notre hôte et Alice. Il referma la porte derrière nous, puis se tourna vers moi.

—   Alice, que voici, va vous faire visiter le château, m’expliqua-t-il. Je la laisserai ensuite vous confier les tâches qu’elle souhaitera.

J’acquiesçai avant de me souvenir d’un détail important.

—   Juste une chose, monsieur…

Il m’invita à poursuivre d’un regard. J’obtempérai.

—   Je, heu… Comment allons-nous nous comprendre ? Je ne parle pas roumain, et il me semble qu’Alice ne soit guère plus douée en français…

Ma remarque le plongea dans une profonde réflexion. Il se caressa le menton, le regard dans le vague. Alice me jeta un coup d’œil rapide sans réaliser ce que je venais de lui demander. Je tentai, par gestes, de l’éclairer, sans succès.

—   Il va falloir que quelqu’un vous enseigne les rudiments du roumain, Joséphine, lâcha notre hôte au bout de quelques instants. Si vous le souhaitez, je peux commencer dès à présent, afin de faciliter votre intégration parmi mes domestiques.

Je hochai la tête.

—   Très bien.

Il me fit signe de le suivre sans plus attendre. Glissant sur ses pas, je me repassai ma dernière conversation avec Thalie en boucle. Sa trahison avait coupé en moi toute envie de lui venir en aide. Elle avait choisi de faire de moi sa servante ? Elle allait se trouver fort déçue. Je ferai certes mon possible pour ne pas déplaire à Vladimir, car ses menaces m’avaient bien effrayée, mais je voulais sortir vivante de cet enfer. Ou, si possible, faire comprendre à notre hôte qu’il s’était laissé manipuler par une fillette. Il me fallait gagner sa confiance, d’une manière ou d’une autre. Et, si jamais mes tentatives échouaient, me résigner à m’enfuir seule pour affronter les Carpates avant le blocage des routes par les chutes de neige.

J’avais moins d’une semaine pour agir. Et le compte à rebours commençait dès à présent.

 

Laisser un commentaire ?