Le Secret des Hayworth

Chapitre 1 : ANNABELLE RIVERS

5977 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 12/01/2023 09:19

ANNABELLE RIVERS


Mes yeux aussi marrons que mes longs cheveux bouclés restaient fixés sur la petite fenêtre sur ma gauche, observant chaque arbre, chaque buisson, chaque champs que je pouvais observer. J'étais bercée par les mouvements répétés et lents qui me faisaient dodeliner de la tête, me berçant par moment et qui auraient pû me permettre de m'endormir si je n'étais point quelque peu stressée. Soudain, sans crier gare et sans aucun signe avant-coureur, un soubresaut un peu plus violent me déséquilibra, m'obligeant à prendre appui sur ma grosse malle de ma main gauche mais également sur le siège en bois de ma main droite.

- Tu t'es fait mal? me demanda soudainement une petite voix sur la banquette face à la mienne.

- Ma chérie, sois plus polie, lui asséna alors d'une voix douce mais néanmoins sévère la femme que j'estimais être sa mère.

- Ce n'est rien, votre fille est très mignonne, dis-je alors poliment.

- Je vous remercie Mademoiselle, me répondit la femme.

Oui, cette petite était vraiment très belle et j'espérais même que le jour où il me serait donné la chance d'enfanter à mon tour, un enfant aussi beau naîtrait. Je regardai alors la mère de cette enfant et je décidai de lui poser une question qui me taraudait.

- Veuillez m'excuser de mon impolitesse mais ce genre de soubresaut est courant sur la ligne de chemin de fer de sa Majesté ? lui demandai-je donc.

- Malheureusement, notre pauvre Majesté en serait bien mal à l'aise, me fit la femme. Dire que d'ici la fin de l'année, cela fera déjà dix ans que feu son époux nous aura quitté en la laissant dans son malheur.

- Pauvre Reine Victoria, je me souviens qu'elle s'était retirée au Château de Windsor, dis-je alors en m'en souvenant.

- Cela lui avait valu un bien triste surnom, fit la femme pour me répondre.

Tandis que je hochais la tête pour confirmer à quel point le surnom de Veuve de Windsor me semblait bien irrespectueux envers une reine qui avait plus qu'aimé son époux ; je touchai du bout des doigts le sommet de ma malle effleurant ainsi les initiales A.R. de mon patronyme. Annabelle Rivers était mon nom complet et moi, ma vie n'avait pas réellement commencé comme une belle histoire. Dire que j'étais mal partie dans ma vie était même un bien gros euphémisme. Comme bien d'autres en mon temps, j'étais ce que l'on appelait une enfant de parvis. J'avais été abandonnée très tôt après ma naissance, sans doute quelques jours, et ce sur le parvis d'un couvent. Je ne saurais jamais si j'étais issue d'un acte ignoble effectué sur une pauvre jeune femme, si j'étais le fruit d'une relation adultérine, ma mère pouvant également être une femme de petite vertu ou même encore si elle n'était tout simplement pas trop pauvre pour m'élever. Qu'importe le véritable motif, je supposais en mon for intérieur que celle-ci l'avait fait en espérant m'offrir peut-être une meilleure vie. Ainsi, comme pour tous les autres enfants de parvis, les premières années de ma vie se firent chez les Sœurs de la Charité, m'apportant les bases même de la religion et ce, malgré le peu d'années que je pus passer à leurs côtés. Le destin, qui n'est quant à lui pas toujours aussi charitable que les Sœurs, mit alors sur mon chemin des parents adoptifs. Il s'agissait d'un gentil couple de fermiers, au premier abord en tout cas, appelé les Brown, John et Esther plus précisément. Je n'avais à l'époque que trois ans à peine mais je pus m'en souvenir longuement. Je n'étais pas la première enfant qu'ils adoptaient, capables qu'ils étaient de nourrir une progéniture nombreuse, et j'eus les joies d'une ribambelle de frères et sœurs. Cependant, pour mon plus grand malheur, les Brown n'étaient pas de fidèles dévots aussi charitables qu'ils le faisaient croire. Ce qui aurait en effet pû ressembler à de la bonté en adoptant tant de jeunes orphelins malheureux n'était en réalité que la capacité de posséder bien des bras, aussi menus soient-ils, corvéables à merci et surtout, qui ne nécessitaient guère de paiement. Nous, les fameux ouvriers agricoles corvéables à souhait, n'y voyions aucun mauvais traitements. J'avais donc également découvert le travail de la terre, la traite des bovins qui était même un de mes plaisirs, les tâches ménagères, et bien d'autres loisirs naturels pour des enfants de la campagne. Après trois ans de ces traitements pouvant être assez rudes pour de si jeunes enfants, le destin s'était à nouveau rappelé à moi et cette fois, ce fut sans doute pour se faire pardonner. En effet, un jour du mois de mai, alors que moi et deux de mes sœurs au sort aussi triste que le mien jouions dans les prés, une voiture hippotractée eut une avarie sur un chemin voisin. Ainsi, trois petites filles mues par une curiosité naturelle pour des enfants de cet âge s'étaient approchées pour s'enquérir de la situation. Quelle ne fut pas notre surprise d'apprendre que cette voiture était la propriété d'une Lady londonienne en villégiature et forcément, n'étant qu'une enfant de la campagne, je m'étais intéressée à cette femme. Il s'agissait de Lady Helen Fullton, la femme qui allait bouleverser ma vie une nouvelle fois. En effet, avec mes deux sœurs, nous avions guidé cette femme jusque la ferme familiale afin que peut-être notre père adoptif, pour peu que le mot père convienne, puisse l'aider. Il lui avait en effet assuré pouvoir réparer la roue mais cela allait lui prendre deux jours. Pendant ces deux jours de la présence de Lady Fullton dans notre très modeste corps de ferme qu'elle ne voulut nullement quitter, je l'avais abreuvée de questions en tout genre sur sa vie. Lady Helen Fullton était veuve depuis déjà bien longtemps, son mari étant décédé d'une maladie cardiaque dans sa jeunesse. Elle ne s'était jamais remariée et vivait uniquement avec Herbert et Jane, ses employés respectivement majordome et cuisinière mais également femme à tout faire. Mes sœurs et moi nous étions alors intéressées à cette vie que nous savions pourtant nous être des plus inaccessibles mais Lady Fullton appréciaient ces conversations légères. Ce fut d'ailleurs avec moi qu'elle noua le plus rapidement un lien qui s'était presque immédiatement avéré être intense. Le jour de son départ, j'avais été complètement inconsolable, ne désirant pas voir celle-ci partir, pas sans m'en raconter encore bien plus. Mes larmes étaient intarissables mais Lady Helen Fullton, en son for intérieur car une femme de son rang ne pouvait montrer ses émotions, en était en réalité tout aussi affectée. Et elle fit la seule chose qui pouvait nous empêcher d'être séparée : elle demanda à mes parents adoptifs si elle pouvait m'emmener pour faire de moi une dame de chambre, ne pouvant légalement pas m'adopter mais seulement faire de moi une sorte de pupille. Comprenant aisément que mes parents adoptifs étaient bien plus atteignables par les cordons de leurs bourses que par les battements de leurs cœurs pour leurs enfants, elle le fit contre une rente plutôt intéressante et suffisamment élevée pour que les Brown puissent embaucher un ouvrier agricole qualifié. Et ainsi, moi, la pauvre petite Annabelle, je partis pour la grande ville de Londres. En compagnie de Jane et de Herbert, j'appris ainsi les rudiments du métier de dame de chambre. J'ai ainsi appris à faire un lit, à nettoyer l'argenterie, à coudre et à broder, à cuisiner, à me comporter correctement en cas de réception... Alors que je grandissais en apprenant le métier que j'aimais encore, Lady Helen Fullton m'enseigna des choses qui ne m'étaient originalement pas destinés. Peut-être parce qu'elle n'avait jamais eu la chance d'avoir une enfant, Lady Fullton choisit de m'instruire comme si je l'avais été. Elle m'avait enseigné l'écriture et la lecture, une passion depuis, mais également l'art, la danse, l'étiquette, ces choses que mon engeance ne me permettrait jamais de connaître. Peu à peu, même Herbert s'était rendu compte que Lady Fullton m'enseignait des choses qui ne m'étaient pas destinées et faisait de moi l'équivalent d'une dame de compagnie ou encore une nièce. Elle m'emmenait avec elle quand elle sortait, nullement comme un trophée mais presque comme sa propre fille, me permettant ainsi de rencontrer et de voir des personnes importantes ou même encore des lieux incroyables. Malheureusement, Lady Helen Fullton était vieillissante à notre rencontre, même si selon Jane je lui avais apporté une seconde jeunesse, et sa santé se rappela à son bon souvenir. Lady Fullton tomba malade quand j'eus mes quatorze ans et j'en fus très affectée. À mes yeux j'étais en train de perdre une mère et j'avais de plus en plus de mal à respecter et tenir ma position. Je n'ai jamais su si Herbert ou Jane l'avaient su mais il m'était arrivé de plus en plus souvent de dormir dans la chambre de ma maîtresse, sur une chaise au début mais Lady Fullton me laissa siéger à ses côtés dans le lit. Avec horreur, je la voyais dépérir lentement et j'avais compris que le pire allait arriver quand Jane me conseilla de commencer à postuler dans une autre maison. Alors que peu à peu le souffle de la mort se déposait sur le visage de ma tendre bienfaitrice, elle m'annonça son plus grand regret. En effet, elle ne pouvait nullement accéder à son plus profond désir, celui de faire de moi la nouvelle Lady Fullton, non seulement pour me faire hériter mais également pour me mettre à l'abri. Ses derniers jours furent les plus durs pour moi, mes larmes inondant mes robes et mes mains de jour comme de nuit. Le jour où Lady Fullton nous quitta, j'eus le courage de lui dire que mon seul regret est de n'avoir jamais pû pouvoir l'appeler mère et je l'avais fait jusqu'à son dernier soupir. Notre devoir à tous trois fut de mettre ses affaires en ordre et de veiller à ce que son notaire accomplisse ses dernières volontés. La bonté de Lady Fullton se prolongea dans sa mort car celle-ci avait pris des dispositions que pour que des postes nous attendent ailleurs. Moi, elle s'était arrangée pour qu'une famille noble, les Comtes de Hayworth, du Hampshire, et plus précisément d'Havenport au nord de Lyndhurst me donne ma chance. Et ainsi, j'avais pris le train en portant les derniers cadeaux de ma maîtresse : un long manteau chaud et marron et un très beau petit chapeau de la même couleur. Mais ses plus beaux cadeaux je les gardais dans ma tête et mon cœur ; ils étaient simplement mes souvenirs.

- Tout va bien Miss? me demanda la mère de la petite fille en me tendant un petit mouchoir.

- Pardon, je dois vous mettre bien mal à l'aise, dis-je alors en me rendant compte que mes souvenirs revenus à moi m'avaient faite pleurer.

- Vous semblez bien triste, m'assura la dame.

- J'ai récemment perdu une personne qui m'était très chère, précisai-je alors.

- Mes condoléances, m'offrit la dame poliment. Où vous rendez-vous ?

- À la gare de Havenport, précisai-je donc.

- Vous descendrez bientôt, m'assura la dame.

- Ho, je n'avais pas remarqué que nous étions si loin, dis-je en me levant pour déjà commencer à me rendre près des portes. Bonne journée à vous deux.

- À vous aussi jeune fille, me fit la dame.

Lentement, je saisis la poignée de ma malle qui contenait désormais toute ma vie. Le peu de possessions que j'avais accumulées tenait à l'intérieur, qu'il s'agisse de mes tenues de travail ou de mon nécessaire de couture, de mes chaussures ou de mon matériel d'écriture, rien ne prenait plus de place à l'intérieur que mes livres et quelques écrits de ma précédente maîtresse. L'inconvénient d'aimer les livres, je le ressentais à chaque pas que je faisais dans le train de sa Majesté, le poids de ma malle étant difficile à trainer derrière moi. J'avais encore un sac à main, plus léger bien-sûr et contenant des papiers plus importants et en particulier ma lettre de recommandation. J'avais avancé lentement vers l'espace pour descendre du train et après avoir bien placé ma malle, j'avais rapidement touché un de mes rares objets personnels. Il s'agissait tout simplement d'un collier avec un petit bijou en ivoire. Celui-ci ne me venait nullement de ma mère biologique et encore moins des Brown. Il aurait pû appartenir auparavant à Lady Fullton mais en réalité, c'était un de ses visiteurs qui me l'avait offert très peu de temps après mon arrivée chez elle. Un homme dont ma mémoire a complètement oublié le visage me l'avait donné après avoir parlé de ses voyages en Inde et m'avait intimé de toujours rêver et que c'était l'essentiel de conserver ses rêves. J'avais donc choisi de conserver soigneusement ce collier et de continuer à rêver à un avenir radieux, autant qu'il peut l'être pour une personne de ma condition. J'aperçus alors le contrôleur dans son uniforme approcher lentement en regardant sa montre gousset accrochée à la poche avant gauche de son gilet. Il releva alors la tête et me sourit poliment.

- Vous descendez à Havenport Miss? me demanda rapidement le contrôleur.

- Oui... Je vous gêne peut-être dans votre travail ? demandai-je immédiatement en retour.

- Non, aucun soucis, vous désirez peut-être que je vous apporte mon aide pour descendre votre fardeau? me questionna le contrôleur ensuite.

- Ho, je vous en serai très reconnaissante mais faites attention, elle est un peu lourde, désirai-je préciser.

- Il n'y aucun problème Miss.

La locomotive qui elle aussi tractait un bien lourd fardeau commença ensuite à ralentir très lentement, le roulis sous mes pieds me l'indiquant clairement. Je vis le contrôleur attraper ma malle et déjà ouvrir la porte. J'entendis le crissement caractéristique du train même si personnellement je ne l'avais pas réellement entendu souvent au vu du peu de voyages qu'effectuait Lady Fullton. Alors que le train n'était pourtant pas totalement à l'arrêt, d'un mouvement rapide, précis et assuré ; le contrôleur descendit de notre wagon avec aisance pour arriver sur un quai aux grosses pierres de taille. Il saisit immédiatement son sifflet en argent et souffla à l'intérieur avant de s'écrier :

- Havenport ! Havenport ! Quinze minutes d'arrêt !!!

Sous cet appel, je descendis lentement les marches du wagon avant de poser mon pied sur le quai, saisie par les effluves de la ville. Un courant d'air déplaçant les fumées du train m'obligea soudainement à maintenir mon chapeau avant d'avancer vers la malle que ce si gentil contrôleur avait descendue pour moi.

- Pourriez vous m'indiquer où je peux prendre une voiture de location ? demandai-je en la saisissant de ma main libre.

- Il y a un tout petit bureau au fond du quai, m'assura donc le contrôleur.

D'un pas décidé, j'avançai donc sur ce quai remarquant à ma gauche la petite fillette qui me saluait encore. Je lui souris poliment et je continuai donc mon chemin pour me rendre à ce petit guichet. Il y a naturellement quelques personnes avant moi, sachant que visiblement il fait aussi guichet d'information, et donc je décidai de patienter. Même dans une si petite ville, l'agitation à l'arrivée d'un train était palpable. Les ouvriers cheminots déchargeant les marchandises venant de Londres et en chargeant d'autres en partance pour d'autres horizons. Les jeunes hommes saluaient leurs bien-aimées avant de monter et inversement bien évidemment. Les enfants couraient partout, dépensant du mieux qu'ils pouvaient leur énergie débordante. Je souris en voyant cela, ces derniers étant encore complètement innocents et ignorant des difficultés de la vie que la classe ouvrière connaissait malheureusement que trop bien. La file d'attente diminuant rapidement, je reportai mon attention sur l'homme devant moi qui récupérait visiblement une liste de marchandises qu'il avait dû charger avant de s'éloigner d'à peine deux mètres. Mon tour étant enfin arrivé, je m'étais lentement approchée pour m'adresser au guichetier.

- Bonjour Monsieur, dis-je poliment. J'aimerais me réserver une place sur une prochaine voiture à destination du Domaine Hayworth.

- Le Domaine Hayworth, répéta ensuite le guichetier en ouvrant un registre. Cela vous coûtera soixante pennies Miss.

- Bien, dis-je en cherchant dans mon sac.

- Malheureusement, la prochaine tournée du cocher ne se fera qu'après l'heure du thé, me prévint ensuite le guichetier.

- Après le..., dis-je en regardant l'horloge. C'est dans quatre heures... Avez-vous un salon d'attente ?

- Oui, dans la gare, m'assura le guichetier.

- Pardonnez-moi cette interruption..., fit alors une voix à ma gauche.

- Oui? dis-je avec mes précieux pennies en main.

- Je ne désire point me montrer insistant mais je me rends justement au Domaine des Hayworth pour y déposer leurs commandes, m'assura le vieil homme. Je possède une petite voiture hippotractée, vous serez à l'abri d'un éventuel crachin.

- Ho... Je..., hésitai-je immédiatement sachant qu'il était parfaitement inconvenant pour une jeune femme de faire cela.

En effet, comme le précisait si bien Florence Hartley dans son si précieux livre d'étiquette des dames et manuel de la politesse, un livre de chevet pour toute jeune fille un tantinet éduquée, monter dans la voiture d'un homme était plutôt dérangeant voir déplacé et surtout inconvenant. Quand bien même l'intention restait louable, faire cela ouvrait la possibilité aux ragots. Peut-être cet homme si gentil s'en rendit compte car il prit immédiatement la peine de me préciser un détail.

- Vous ne serez pas seule Miss, mon épouse Caroline s'y trouvera également. Je suis venu la chercher à la descente de son train, m'assura l'homme.

- Si Madame votre épouse est du voyage, je serai encline à accepter votre gentille proposition Monsieur ? demandai-je alors.

- Peacock, Albert, fit-il en enlevant son chapeau comme il se doit.

- Merci encore Monsieur Peacock, assurai-je.

- Je me permets de prendre votre malle, elle semble bien lourde Miss, m'assura l'homme très serviable devant moi.

- Je ne désire point abuser de votre serviabilité Monsieur Peacock, dis-je alors immédiatement.

- Laissez moi faire sinon mon épouse sera contrariée que je puisse laisser une jeune Miss en difficulté, précisa l'homme avec un sourire.

- Je ne vais point vous mettre en porte à faux alors mais laissez moi vous dédommager, le suppliai-je presque.

- Je m'y rendais Miss, cela ne me ralentira pas, dit-il simplement.

J'étais donc chanceuse de tomber sur des personnes si sympathiques avec moi. J'avais un peu peur, ne connaissant nullement les us et coutumes locaux même si il ne devait pas foncièrement être très différent de ceux de la ferme des Brown. Je suivis donc cet homme vers une voiture tractée par un cheval visiblement déjà assez âgé, peut-être autant que la voiture d'ailleurs. À côté de celle-ci, une femme assez âgée, sans doute autant que l'homme si serviable, patientait avec un certain calme. Elle regarda son mari s'approcher d'elle et m'observa doucement, se demandant sans doute qui j'étais.

- Bonjour Madame, dis-je poliment. Je me nomme Annabelle Rivers et votre époux m'a proposé de m'emmener au domaine des Hayworth.

- Ho... Et bien installez vous Miss Rivers, me fit la femme. Caroline Peacock.

- Enchantée, dis-je en montant tandis que Monsieur Peacock installait ma malle à côté des différentes fournitures qu'il devait sans aucun doute livrer.

Je m'étais installée calmement, essayant de ne pas prendre trop de place et laissant ainsi Caroline Peacock s'installer à mes côtés.

- Cela ne sera pas trop long Miss Rivers, m'assura Caroline Peacock.

- Je ne suis pas pressée, préférai-je préciser.

Je sentis soudainement la voiture démarrer, m'indiquant par ce biais que malgré son âge, le cheval semblait encore en forme. Je regardai par la fenêtre de la petite voiture pour regarder le paysage défiler, remplaçant les bâtiments d'une petite ville rurale par les prairies de la campagne anglaise. Je ne me sentais pas très à l'aise avec Madame Peacock et étonnement, cela semblait réciproque. Elle n'engageait pas vraiment la conversation et je n'osais pas l'embêter non plus.

- Je suis navrée du manque de confort, Miss Rivers, me précisa Madame Peacock.

- Ho ne vous excusez pas, dis-je avec gentillesse. C'est très confortable.

- Vous devez être habituée à mieux, me dit la femme d'une manière qui me poussa à m'interroger.

- Veuillez m'excuser Madame Peacock mais... Pourquoi me dites vous cela? lui demandai-je alors.

- Elle est bien humble, m'assura la dame. Vous êtes là pour l'école de la Comtesse ?

- L'école de la Comtesse ? répétai-je bêtement.

- Oui, elle accueille des jeunes filles de bonnes familles pour leur enseigner l'étiquette et ce genre de choses. Elles vivent dans une dépendance du domaine avec une gouvernante.

- Je ne viens pas pour cela, dis-je complètement étonnée.

- Ho... Je ne savais pas que le fils du comte avait une fiancée, c'est une surprise, m'assura soudainement la femme.

Je l'ai alors observée avec des yeux qui devaient refléter la surprise et, sans aucun doute, mon côté perdu. Comment pouvait-elle envisager qu'une jeune fille telle que moi soit la fiancée du fils du comte ?

- Pas du tout, m'empressai-je alors de préciser. Je suis une simple domestique.

- Une dom... Avec un tel manteau ? s'étonna la femme.

Étonnement, j'avais observé ce même manteau. Je réalisai soudain que c'était cela qui poussait peut-être les gens à tant de gentillesse à mon égard. Enfin, sans doute cet homme me l'aurait proposé également. Et en plus, cela expliquait donc ce sentiment malaisant qui était palpable dans cet habitacle.

- Ce manteau est un cadeau de mon ancienne maîtresse, dis-je poliment. Lady Fullton est décédée récemment et elle m'a recommandée aux Hayworth.

- Ho le seigneur soit loué ! fit la dame sans aucune hésitation et bien plus naturellement. J'avais peur de me ridiculiser auprès d'une vraie dame.

- Je suis extrêmement navrée que vous ayez cru cela, je m'en veux, dis-je alors.

- C'est bien plus rassurant jeune fille, me fit la femme en me touchant le bras.

- Je suis vraiment confuse, ajoutai-je. Je vous ai mis dans une situation gênante.

- Me voilà plus à l'aise... Vous êtes domestique alors? me demanda la femme.

- Oui, et j'espère que les Hayworth disposent d'un poste pour moi, précisai-je.

- Si votre maîtresse, pour qui je vous présente mes condoléances, leur a envoyé une lettre, les Hayworth ont du prendre une mesure, m'assura la dame.

- Je suis un peu inquiète pour être tout à fait honnête, dis-je alors.

- Et pour quelle raison ? Si je puis me permettre...

- Vous pouvez, dis-je en riant doucement. Je n'ai jamais servi dans une grande maisonnée, nous n'étions que trois et j'étais la seule bonne...

- Ha oui, vous allez être dépaysée ma chère, me fit la femme. Je ne sais même pas combien de domestiques œuvrent en même temps.

- Ha oui... Et les Hayworth ? demandai-je.

- Les Hayworth sont de bons comtes, dit-elle alors. Évidemment je n'en fréquente pas énormément... Mais ils sont également de bons propriétaires terriens. Mon époux et moi-même possédons une exploitation agricole et la seule chose qu'ils demandent en loyer pour nos terres est une part de nos récoltes... Elle n'est même pas énorme en plus, vu le nombre de terres possédées.

- Cela doit être plaisant, dis-je assez convaincue du fait. Et les Hayworth sont-ils nombreux ?

- Vous avez Monsieur et Madame la comtesse, Jonathan et Mary Hayworth, leur fils aîné Henry qui vient d'avoir dix-huit ans, leur fille Charlotte qui en a eu quinze et les jumeaux, Charles et Sophie, qui en ont cinq.

- Ho une jolie famille alors, dis-je simplement. J'adore les enfants... Mademoiselle Charlotte a-t-elle déjà eu l'occasion de faire son entrée dans le monde?

- Monsieur le Comte et son épouse l'y prépare... Peut-être votre maîtresse le savait-elle et pensait que vous pourriez officier pour elle, me proposa Caroline Hayworth.

- Je ne serai guère dire si j'en suis capable, assurai-je.

- Ho et il y a Monsieur le Vicomte Sebastian, le frère de Monsieur Jonathan, me fit la dame. Il voyage beaucoup et revient peu en Angleterre. Certains domestiques ne l'ont même jamais rencontré.

- D'accord..., dis-je en mémorisant le tout.

- Miss Robbins est l'Intendante et Monsieur Caldwell le Majordome, je ne connais pas beaucoup les autres... Je ne puis guère plus vous renseigner, me fit la dame.

- Vous m'aidez déjà beaucoup Madame Peacock, je vous en suis reconnaissante.

- Mais de rien ma chère... Ho tenez nous approchons des terres agricoles, me dit-elle en indiquant la petite fenêtre.

J'ai immédiatement regardé par celle-ci et j'eus un sentiment de nostalgie sur les terres de mes premières années. Évidemment, celles-ci semblaient beaucoup plus fertiles et même les corps de ferme semblaient en un bien meilleur état que la vieille fermette des Brown. J'étais même étonnée de l'état de ceux-ci et Madame Peacock s'en amusa.

- Les Hayworth financent l'entretien des extérieurs, m'assura la dame. L'intérieur est cependant à nos frais. Et une fois en âge de songer à s'arrêter, il est possible de les acquérir.

- Les Hayworth semblent sincèrement être des propriétaires honnêtes et avenants, assurai-je surprise.

- Ils le sont largement, m'assura Madame Peacock. Profitez de la vue sur la rivière, elle traverse le domaine principal.

- Il y a longtemps que je n'avais pas vu une eau aussi pure, dis-je alors en riant.

- Il est certain que ce n'est pas la Tamise, ajouta Madame Peacock en riant. Vous allez trouver la demeure incroyablement belle.

- Je suis impatiente désormais, dis-je surexcitée.

Et ma si faible capacité d'attente fut rapidement satisfaite. En effet, déjà au loin, trônant fièrement au centre d'un terrain à l'herbe extrêmement verte et parfaitement taillée, j'en plaignais d'ailleurs les jardiniers, se dressait le si parfaitement blanc Manoir Hayworth. Il était assez impressionnant et constitué clairement de deux ailes de chaque côté d'un corps principal. Juste à l'arrière de ce corps principal, se trouvait une construction un peu plus rare : une immense tour, sans doute d'inspiration médiévale, avec en son sommet une coupole assez extravagante. Le corps principal devait faire dans les quinze mètres de large tandis que les deux ailes en faisait au moins trente, voir quarante à vue de nez. Au vu de l'incroyable nombre de fenêtres, que j'allais peut-être avoir l'occasion de nettoyer d'ailleurs, je pouvais même réaliser qu'en plus du rez-de-chaussée, il y avait deux étages pour la famille et les invités selon mes suppositions mais également un ou deux étages de plus. Il était logique d'estimer qu'ils seraient de grenier ou peut-être de quartier pour le personnel de maison. Je pouvais également supposer que la demeure devait avoir un sous-sol, ce qui n'était pas très rare dans ce genre d'endroit.

- Le Manoir Hayworth est magnifique, dis-je alors.

- Le nom d'origine est Highness Hall, me fit la femme me surprenant un peu.

- Highness Hall? demandai-je en tiquant sur son nom.

- Selon les légendes locales, il aurait été construit par un roi pour ses plus fidèles serviteurs, d'autres disent pour une maîtresse dont il était très épris, me fit Madame Peacock.

- Personnellement, j'espère la première parce que dans le cas contraire, le roi était extrêmement épris de sa maîtresse, dis-je en riant.

- C'est certains, concéda Madame Peacock.

Je pouvais encore admirer la vue et découvrir les chemins qui partaient du Manoir Hayworth jusque un édifice plus petit au fond à gauche, sans doute la partie réservée aux jeunes filles ; un second vers ce que j'estimais être des écuries mais d'aussi loin je ne pouvais nullement en être sûre et enfin, d'un troisième qui semblait à la fois faire le tour de la demeure mais également partir vers une forêt et un chemin devant mener à une autre route. Je plaignais largement le pauvre facteur qui devait traverser tout cela sur son vélocipède en espérant qu'il en ait un évidemment. Peu à peu, je remarquai que la voiture s'approchait de la demeure mais elle le faisait cependant par l'allée centrale. Ma charmante voisine s'en rendit également compte et bougea rapidement pour passer sa tête par le petit orifice faisant office de fenêtre de la portière.

- Mon époux ? appela la femme. Notre passagère a juste un beau manteau, elle est domestique.

- Quoi? j'entendis prononcer Monsieur Peacock avec surprise.

- Oui, rends toi simplement à l'entrée du personnel ! lui conseilla sa femme.

Elle vint ensuite se rasseoir près de moi et me sourit.

- Navrée, me dit-elle en riant.

- Pas de problème, dis-je en souriant à cette dernière.

Effectivement, la voiture fit sa petite embardée signe que le cheval ne devait pas apprécier que son cocher change d'avis aussi brusquement. J'eus alors tout le loisir d'observer la majestueuse demeure de mes futurs maîtres. Je pouvais même voir, par les fenêtres ouvertes, les petites mains qui la faisaient vivre s'affairer. Les bonnes semblaient être en plein changement de voilure, peut-être pour obtenir une meilleure fraîcheur dans les pièces. Je pouvais me rendre également compte que les domestiques étaient de tous âges quand la voiture tourna à gauche. Ce côté de la demeure était clairement celui réservé au personnel, comme l'attestaient le petit poulailler et un billot servant sans doute à couper le bois pour les âtres de cheminée. La voiture ralentit et j'entendis des pas qui attirèrent mon regard par la petite fenêtre à côté de moi. Il s'agissait clairement d'un jeune valet de pied, détail évident sachant qu'il était vêtu d'une livrée noire sur une chemise blanche. Il ne devait pas être beaucoup plus âgé que moi, et pouvait même avoir un an de moins avec ses joues parfaitement imberbes qui marquaient ses cheveux bruns coupés assez courts.

- Monsieur Peacock ! l'appela le jeune homme.

- Ho bonjour Jack! répondit le cocher. La maison est en effervescence.

- Nous nous occupons du linge de maison, précisa le jeune homme. Je vous aide à décharger ?

- Avec plaisir, tiens, le document pour Monsieur Caldwell ! l'avertit mon si gentil chauffeur.

Une fois la voiture totalement arrêtée, je vis Madame Peacock en descendre lentement pour me permettre de faire de même.

- Tiens une malle? s'étonna le jeune valet de pied alors que je descendais.

- C'est pour une personne venue ici, fit Madame Peacock.

Je finis de descendre en regardant vers le jeune homme. Il s'était figé et m'observait attentivement. Il ne s'était clairement pas attendu à voir quelqu'un d'autre et resta immobile, les bras chargés de ma malle.

- Jack? Jack! l'interpella Monsieur Peacock

- Ho..., fit le jeune homme en sursautant et descendant ma malle.

Je ne pus que sourire à l'étrange réaction que j'avais provoquée chez lui.

- Bonjour Mi..., commença à dire Jack.

- Je ne suis qu'une domestique, précisai-je immédiatement. Annabelle.

- Enchanté..., s'étonna un peu en me regardant de haut en bas.

- Jack on ne dévisage pas une jeune demoiselle, fit alors Monsieur Peacock en riant.

- Mais je... Mais... Je ne..., bafouilla Jack me faisant un peu plus rire.

- Très clair ce propos, murmura Madame Peacock pour moi.

- Je vais porter ta malle, me fit alors Jack. Passe cette porte et j'avertis Miss Robbins.

- Merci, dis-je avant de me retourner vers Madame Peacock. Encore merci de votre sollicitude à vous et votre époux. Nous nous reverrons sans doute si j'obtiens un poste chez les Hayworth.

- Avec plaisir Annabelle, me fit Madame Peacock.

Je m'étais alors retournée et mes pieds me dirigèrent lentement vers la porte. Lors que je montai les trois marches et passai le perron, je me rendis compte de la symbolique de ce pas de porte. J'entrai en effet non seulement dans une nouvelle demeure mais j'entrai également de plein pied dans une nouvelle vie et un nouveau poste.


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Note de l'auteur : Annabelle Rivers était pour Lady Helen Fullton ce que l'on appelle plutôt une bonne à tout faire ( "maid of all work") qu'une femme de chambre à proprement parler. Dans l'époque Victorienne et la domesticité, il fallait disringuer la bonne à tout faire qui participait à toutes les tâches d'une petite maisonnée, des autres bonnes. En effet, la femme de chambre ( "chamber maid") s'occupait principalement des chambres pour les nettoyer et faire les lits, entre autres, et la bonne de salon ("parlour maid") qui s'occupait des autres pièces et de servir aux côtés des valets de pieds. Le statut de Femme de chambre pose problème dans l'utilisation francophone du terme. Il existe bien la femme de chambre dite privée et ne servant que sa maîtresse comme le valet de chambre pour le maître de maison. Ses fonctions étaient de rendre la maîtresse de maison présentable car étrangement les nobles, hommes comme femmes, ne devaient pas savoir s'habiller ou se coiffer seuls ( comme le montre le personnage de Anna Bates quand elle le devient dans Downtown Abbey pour Mary Crowley une fois celle-ci mariée et non plus considérée comme une "enfant"). Le terme pourtant identique en français est donc bien différent en anglais car on appelle cela une "lady’s housemaid". Même si Annabelle Rivers faisait également cela pour Lady Fullton, l'aidant à s'habiller et se coiffer, le fait qu'elle remplisse les autres tâches en fait bien une Maid of All Work. En espérant avoir éclairci cette complexité de termes, qui pourrait poser problème dans le chapitre suivant, pouvant induire en erreur les néophytes de l'ère victorienne et de la domesticité. Je préciserai sans doute d'autres spécificités futures.


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