À toute épreuve
~Tom Ella~
Assis inconfortablement dans la baignoire, mes pieds et ceux d’Abby se touchaient involontairement. Cette proximité prenait tellement de place entre nous qu’il n’y en avait plus assez pour laisser un peu d’espace. Aussi, j’avais replié mes jambes contre mon torse au maximum, jusqu’à vouloir les fusionner, mais éviter tout contact avec Abby était impossible et, contrairement à moi, elle ne semblait pas perturbée par la situation.
Pourtant, il n’y avait pas d’eau, je portais toujours mes vêtements et elle aussi.
Cette soirée me paraissait invraisemblable, limite idéale. Jamais je n’aurais imaginé la passer dans la salle de bain, à concocter et à boire des cocktails totalement improvisés, en face d’une ancienne amie roulant précautionneusement un fin papier entre ses doigts. Pas d’inconnus, ni de brouhaha. Juste Abby et moi, des cadavres de bouteilles jonchant le sol et de la musique filtrant faiblement à travers la porte. Captive d’une concentration absolue, elle louchait sur le cône qui se formait peu à peu, bientôt prêt à être consommé. La dextérité dont elle faisait preuve me décontenançait, comme si elle avait toujours su faire ça, si bien que mes yeux ne pouvaient se détacher d’elle.
— Pourquoi tu me fixes comme ça ?
Pris en flagrant délit, je dérivai mon regard brusquement face au carrelage immaculé, manquant de me dévisser la tête. Le rire qu’Abby étouffa éveilla en moi un sentiment de gêne.
— Oh, euh… je… je te fixais pas !
— Mouais, admettons !
— Bon OK, j’avoue… Peut-être un petit peu, alors… C’est que… toi aussi, t’as changé. Beaucoup… Je t’aurais absolument pas reconnue si je t’avais croisée juste comme ça.
Je grattai l’arrière de mon crâne. N’importe qui aurait étiré la conversation en donnant plus de détails ou alors, en déterrant de vieux souvenirs pour en venir aux faits, mais je m’arrêtai là. Rien n’était vraiment cohérent dans ma tête et mes mots commençaient à se noyer dans l’alcool, de même que ma raison. Je me mis à rire nerveusement.
— Mmm, t’as vu comment je suis devenue belle gosse ? T’as devant toi un canon, mon chat !
Abby éclata de rire à son tour, puis me tendit son joint qu’elle venait fraîchement d’embraser en contorsionnant son corps afin de se rapprocher. J’hésitai un instant, comme si mon cerveau affichait un message d’erreur.
— Je… j’ai jamais…
Mais je le pris tout de même entre mon pouce et mon index, le portai à mes lèvres, indécis. Les quelques verres d’alcool me poussaient à essayer. Les yeux fermés, je cherchai par n’importe quel moyen de savoir comment tirer ma première taffe. Ça avait l’air si facile quand les autres le faisaient, il fallait simplement inhaler la bouffée de nicotine et…
Un échec, cuisant et honteux. Une quinte de toux secouant mes poumons. Ma gorge asséchée par la fumée tirée en trop grande quantité. Un goût indéfinissable, loin d’être agréable, se répandant dans ma bouche.
— C’est… kof… immonde… kof…
Aucune cadence, pas même de mélodie harmonieuse. On n’entendait plus que la cacophonie de mon étouffement rythmé avec l’esclaffement d’Abby. Les larmes me montaient aux yeux, tandis que les siennes dévalaient déjà ses pommettes rosées.
— Oh… t’es trop chou, Tom ! Mon Dieu… j’en peux plus, j’ai trop mal aux côtes à force de rigoler !
Je devais être ridicule, pas chou. Ça la faisait rire et au final, j’en rigolais moi aussi. On aurait dit deux otaries asthmatiques qui se bidonnaient dans leur bassin. Les secondes passèrent, se transformant en minutes interminables et meurtrières si cette hilarité générale ne cessait pas immédiatement. Mes joues me tiraient et mon ventre me faisait mal, mais ça faisait tellement de bien. J’étais… heureux. Peu importait si c’était dû à l’alcool, ou aux effets de la taffe ratée du joint. Peut-être même qu’il s’agissait simplement du rire cristallin d’Abby. De sa joie de vivre, de ses cheveux roses ou de ses paillettes qui brillaient comme des écailles de poisson. De toutes ces petites choses qui constituaient un tout.
Enfin, c’était l’occasion de prouver à Max que je ne me voilais pas la face. Il me suffisait juste de le hurler. Pourtant, rien ne sortit de ma bouche : ni ma voix, ni les mots. Quelque chose bloquait dans ma gorge. Peut-être la peur de gâcher l’instant présent si mon frère venait à débarquer maintenant ? À coup sûr, il foutrait tout en l’air, il m’enlèverait Abby comme il l’avait fait la première fois…
Je n’avais jamais ressenti de l’amour envers Abby, juste une amitié très forte qui m’avait prise aux tripes. Un peu possessif, je voulais la garder que pour moi, mais l’alchimie entre elle et Max avait été plus forte… Il avait conquis son cœur à la loyale. Même si je l’avais voulu, me battre contre lui aurait été purement inutile : il ne perdait jamais, c’était une certitude et je m’y étais fait. Alors, ce soir, ça m’était complément égal de lui prouver ou non que j’étais heureux, ça n’avait plus aucune importance !
Nos rires s’étaient lentement dissipés, plongeant la pièce dans une résonance de respirations courtes. Abby avait repris son joint, tiré quelques lattes pour les recracher juste après, avec tant de désinvolture que je me sentais nargué. Elle ouvrit la bouche, laissant s’échapper un nuage opaque, et sa voix trancha le silence.
— Ferme les yeux et ouvre la bouche.
— Quoi… ?
— Chut, fais ce que je te dis.
J’obtempérai sans broncher. Il n’y avait plus aucune question qui tournait dans ma tête, seulement des étoiles. Des vapeurs d’éthanol se promenaient un peu partout dans mes veines. Je les ressentais dans mes bras, dans mes jambes. Mes membres étaient si lourds et légers à la fois. J’en profitai pour poser ma nuque contre le rebord de la baignoire. La fraîcheur de la fonte provoqua de doux frissons le long de ma colonne vertébrale, comme un soulagement, donnant un semblant de clarté à tout ce flou dans mon cerveau.
Il y eut du mouvement à l’opposé, de l’espace qui se libérait à mes pieds. Puis, une présence, au-dessus de moi. Abby. L’odeur de cannabis mélangé à son parfum. Un souffle chaud sur mes lèvres, s’immisçant à l’intérieur avec la même saveur que tout à l’heure. Une seconde, deux secondes, trois secondes. J’en avais compté jusqu’à quatre ou cinq avant que la fumée qui circulait entre sa bouche et la mienne ne se dissipe.
— Alors ?
— Hm, j’ressens rien…
Je souris. Elle aussi.
— C’est normal, ça fait pas beaucoup d’effets comme ça.
Elle s’attarda là encore quelques instants, me scruta, sembla hésiter entre rester ou s’en aller. Puis, une drôle de sensation me vrilla l’estomac avec le même malaise que tout à l’heure, effaçant aussitôt mon sourire.
— Euh, on… on a plus d’alcool, je vais aller en rechercher…
Je la repoussai délicatement, me relevai. La salle de bain se mit soudainement à tanguer, mes pieds à vaciller, si bien que je dus prendre appui sur le rebord de la baignoire pour pouvoir m’extirper. Le sol était devenu mou, tout à coup.
— Non ! Pars pas !
Deux mains m’agrippèrent le bras, comme si Abby se tenait fermement à une bouée de sauvetage pour éviter de se faire emporter par les vagues d’une mer ravagée. Il y eut un silence pesant qui ne présageait rien de bon pour la suite. J’appréhendai.
— M’abandonne pas, s’te plait. M’abandonne plus…
C’était comme si j’avais pris une douche glacée, ou que j’avais sombré dans l’océan Arctique. Des piques brûlantes me traversèrent la peau, déchirant chacun de mes organes. C’était radical. L’alcool dans mon sang s’évapora d’une traite, toutes notions dans ma tête récupérèrent leur place initiale.
— A-Abby… je…
Une profonde inspiration, le temps de trouver les mots justes. De toute évidence, il ne s’agissait pas de maintenant, mais des événements passés, et du déménagement à venir.
— Je suis obligé de partir. J’ai dû partir…
— Pourquoi, Tom ? Pourquoi !
— Je… je sais pas… C’était mieux comme ça, peut-être. Mieux pour vous. Pour nous… Quand y a Max, je… j’existe plus. Vous aviez l’air si heureux, tous les deux. J’étais… j’avais plus ma place, tu comprends ?
Elle secoua la tête. Une larme déborda au coin de son œil, emportant dans sa chute une traînée grisâtre qui recouvrit sa joue.
— Je veux plus que tu t’en ailles… Pas cette fois-ci. Reste ici, avec moi… s’il te plaît. On vient à peine de se retrouver. Et puis… jamais j’aurais dû te laisser partir ! J’ai fait une énorme connerie Tom... Je regrette, je veux pouvoir me rattraper. Reste, s’il te plaît… Reste.
— Je peux pas Abby… C’est pas possible…
C’était douloureux. De briser les illusions d’Abby. De la laisser tomber, encore. Elle qui ne demandait qu’à nous donner une seconde chance. On aurait pu discuter, calmement, j’aurais pu faire quelque chose : la rassurer, lui parler, effacer son maquillage qui avait coulé. Mais j’en étais incapable…
Max l’aurait été, lui. Il aurait su quoi dire, quoi faire.
— Je vais te chercher de l’eau. Ça va te faire du bien.
— Tom, attends…
Mais je n’attendis pas. Malgré mon cœur qui tambourinait, malgré ses ongles enfoncés dans ma peau pour me retenir. Malgré tout. Désormais, je n’avais plus que des œillères qui recouvraient mon champ de vision.
Aussitôt sorti de la salle de bain, je fus happé par la musique tonitruante et la masse d’invités qui semblaient s’être multipliés par deux. Le havre de paix que j’avais construit avec Abby venait d’éclater en mille morceaux et le retour à la réalité était violent. Tel un zombie à la recherche de chair humaine, mes pas me guidèrent jusqu’à la cuisine, où j’attrapai un verre en plastique pour le remplir d’eau. Le bruit autour de moi était infernal. C’était le bordel dans ma tête, plus que dans la fête elle-même.
Je me retournai, m’apprêtant à faire le chemin en sens inverse, quand soudain…
— Tom !
Max. Son air renfrogné. Ses yeux jetant des éclairs.
— Qu’est-ce que tu foutais avec Abby dans la salle de bain ?!
— Rien.
— Putain ! Me mens pas !
— On discutait, c’est tout.
— Je sais que je t’ai dit de profiter de ta soirée, mais y a des limites à pas dépasser. T’as pas à flirter avec elle !
— Quoi ? Tu déconnes, j’espère ? Avant d’être ta petite amie, c’était mon amie je te rappelle ! T’as pas… à m’interdire quoi que ce soit ! Tu veux que je m’éclate, mais tu reviens sur tes paroles dès que ça va pas dans ton sens. Tu… tu crois vraiment que j’aurais tenté quelque chose avec elle ?
— Je veux juste savoir où elle est !
Évidemment. Pas la peine de répondre. Abby venait à peine sortie de la salle de bain en titubant que Max se rua vers elle, tel un preux chevalier. Game over une fois de plus. Les nerfs à vifs, j’en fis de même, dans la direction opposée, délaissant le verre sur la table. Le hall d’entrée. Les escaliers. La sortie. L’air frais de l’extérieur. Et enfin, le calme de la nuit. Malheureusement, rien de tout ça suffit à calmer les hurlements dans ma tête. Je fonçai alors droit dans les ténèbres, sans me retourner. Mes jambes s’élancèrent sur l’asphalte, mon haleine se perdit dans la fraicheur nocturne. J’ignorais où j’allais, mais ça n’avait aucune importance tant que je pouvais fuir.
Je ne m’arrêtai que plusieurs centaines de mètres après, un point de côté et le souffle irrégulier. Les traits d’Abby se brouillaient dans mon esprit qui divaguait à nouveau. Mes mains se plaquèrent contre mon visage, mes dents s’enfoncèrent lentement, progressivement dans ma langue, puis, avec plus de force, jusqu’à ce que…
— Max ?
Je relevai la tête. Une silhouette apparut dans la lumière pâle des réverbères, s’avança vers moi. Le temps de l’identifier, elle était déjà face à moi.
— Oh pardon, j’ai cru que…
Les mêmes yeux azurs que tout à l’heure, cachés par des cheveux blonds. Mon cœur manqua d’imploser pour de bon.
— Tom, c’est ça ?
— Comment… tu connais mon nom ?
— Je fais du foot avec ton frère de temps en temps, il m’a déjà parlé de toi. Ça va ? T’as pas l’air en forme…
— Si. Ça va. J’avais… juste besoin de prendre l’air…
— Sûr ?
Je ne répondis rien, impossible d’évacuer le fond de ma pensée. Il n’insista pas.
— Au fait, moi c’est Luke. On s’est… rentrés dedans, en début de soirée.
— Ouais, je me souviens… T’existes vraiment, alors ?
— Pardon… ?
Il ricana, dévoilant le même sourire déstabilisant auquel j’avais eu droit.
— Oh, euh… oublie. J’ai un peu trop bu…
Un silence gênant s’installa. Puis, comme pour le briser, j’ouvris la bouche en même temps que Luke.
— Tu pars déjà ?
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Il y eut un nouveau blanc. Deux sourires bêtes.
— J’attends le dernier bus. Et toi ?
Je jetai un coup d’œil à l’heure sur mon téléphone. Minuit passé. Je n’avais même pas remarqué le temps passer avec Abby, comme si, dès que j’étais rentré dans la salle de bain avec elle, les événements s’étaient – trop – rapidement enchaînés, semblables à des montagnes russes d’émotions où l’angoisse avait été remplacée par l’extase, puis les rires par des haut-le-cœur…
— J’étouffe chez moi… Trop de monde, trop de bruit. Trop de tout.
— Ouais, c’est clair. La musique, l’alcool, à ce genre de soirées, t’as des fois l’impression d’avoir un marteau piqueur dans le crâne. Enfin, je veux dire, c’est cool, mais je comprends que t’aie envie de faire un break. Écoute, ça vaut ce que ça vaut, mais… si t’as pas envie de retourner là-bas, tu peux… toujours venir chez moi.
— Quoi ?
— T’es le frère d’un pote, ça me dérange pas. Sincèrement.
Je ne le connaissais pas. Je savais juste qu’il s’appelait Luke et qu’il jouait au foot avec mon frère. Rien de plus. Réciproquement, il ne devait pas savoir grand-chose à mon sujet non plus, Max n’était pas du genre à s’étaler quand il s’agissait de moi. On venait à peine de se rencontrer, d’échanger quelques mots au détour d’une conversation banale. Il était comme tous les autres de la fête : un inconnu. Un inconnu qui avait pourtant réussit à me faire douter de la réalité. Un inconnu au sourire ravageur. Un inconnu qui donnait l’impression de se soucier des autres – de moi ? – par pur altruisme. Un inconnu qui valait bien mieux que tous ceux qui squattaient l’appartement.
Un court instant, je repensai à Abby, avec l’espoir qu’elle soit déjà passé à autre chose. Peut-être même qu’elle m’avait oublié, aussi…
Au loin, un bus se rapprochait, ses phares projetant de la lumière dans notre direction. Les pneus crissèrent sur le bitume, les portes s’ouvrirent. Une dernière fois, j’interceptai le regard perçant de Luke avant qu’il ne me tourne le dos et monte à bord.
Puis, je fis de même.
Après tout, il n’y avait aucune barrière qui m’en empêchait.