À toute épreuve
~Alexis Johnson~
Lana m’adressa un regard interrogateur, les joues rosies par la honte. J’ignorais pourquoi cette phrase avait franchi le seuil de mes lèvres sans que je ne l’y autorise. Peut-être que mon cerveau avait subi une telle secousse dans sa boîte crânienne, que les mots s’étaient mélangés pour former un ordre que je regrettais aussitôt. Je rêvais de pouvoir récupérer ces paroles, les rattraper du bout de mes doigts et les ravaler, mais le mal était fait. De son côté, Lana semblait prête à recevoir sa punition, comme une enfant qui aurait commis une bêtise. Échappant à mon contrôle, ma main frisa le long de son bras pour l’empoigner délicatement, avant que mes jambes nous propulsent avec une force insoupçonnée. Des étoiles tanguaient dans ma tête, jusqu’à s’éparpiller un peu partout à l’intérieur de moi. Non seulement mon corps venait de dysfonctionner, mais en plus, mon esprit avait perdu de sa lucidité.
Autour de nous, le décor troquait les tons gris du skatepark contre la couleur verdoyante du terrain de foot juste à côté. Le brouhaha restait constant, si ce n’était que les sifflements et les huées avaient remplacé la résonance des roues sur le bitume.
Ma main plaquée contre le dos de Lana, mes doigts frôlèrent le simple tissu qui les séparait de sa peau tiède. Quelques paillettes dorées parsemaient encore ses joues, son cou et ses épaules, miroitant sous les rayons du soleil. Elle ne portait plus son parfum vanillé, mais sentait toujours aussi bon. Une fragrance discrète et naturelle. Ses cheveux se balançaient au rythme de son déhanché, bien différent de celui de cette nuit, avec plus de maladresse, moins d’assurance. Je la redécouvrais une énième fois, d’abord innocemment, jusqu’à ce qu’un faible électrochoc me parcoure en entier au moment où mon attention dériva en bas de ses reins, attirée par ses courbes.
Je méritais sans doute d’être blâmé pour ça, et même châtié, mais c’était plus fort que moi. Dicté par ce putain d’instinct animal qui rugissait en moi, saisi par ces pulsions incontrôlables aussi délicieuses qu’écœurantes. Lana était ma force, mais surtout ma faiblesse. La raison de cet ascenseur émotionnel qui me filait la gerbe à chaque montée ou descente trop rapide. Celle qui me donnait l’impression d’être tout et de n’être rien. Elle était à la fois un rêve, un cauchemar et une réalité.
Une foutue réalité, casse gueule, qui faisait bien mal !
En retrait de l’immense étendue verte délimitée de blanc, je me dégageai immédiatement comme si je venais réellement de me prendre plusieurs volts. Lana se laissa tomber sur l’herbe, soulagée de ne plus vaciller sur ses pieds. Elle retira un à un ses patins et les envoya valser plus loin. Son attirail subit le même sort, puis elle s’étendit sur le dos pour contempler le ciel silencieusement. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait au rythme de sa respiration, le bleu de ses yeux se perdait dans celui de l’horizon, et moi je restais planté là, comme un con.
Enfin. Je laissai mon regard scruter les traits fins de son visage, couler sur ses pommettes, sa mâchoire, chercher sa bouche. Je rêvais de pouvoir goûter à ses lèvres entrouvertes. Comme ça, juste parce que l’attraction était plus forte que la raison, parce que j’en mourrais d’envie. Depuis trop longtemps... Au fond, qu’est-ce qu’il y avait de mal à ça ? M’accroupir à son niveau, caresser sa joue avec le dos de ma main, sentir son velours sous mes phalanges. Plonger dans l’océan glacé de ses yeux, chercher le contact, l’approbation. Lui sourire. Me pencher, l’effleurer avec mon front, mon nez. Saisir son menton entre mes doigts pour que jamais elle ne m’échappe, relever son visage vers le mien. La contempler, analyser chaque parcelle de sa peau pour l’imprimer dans mon cerveau. Approcher, encore. Et puis doucement, lentement, m’emparer de ses lèvres si tentatrices, m’imposer. L’embrasser. Apercevoir une étincelle jaillir dans ses pupilles. Quémander l’accès à sa bouche, aller plus loin, nouer ma langue à la sienne dans un torrent de sensualité… Me laisser aller par un baiser profond et intense. Sentir ces milliers de papillons prendre leur envol dans mon ventre, mon cœur s’emballer, mon sang palpiter et ma tête tourner. Succomber à ce désir secret et totalement absurde. Franchir ces limites, atteindre le point de non-retour et ne jamais le regretter.
Cesser toute résistance, baisser les armes, être enfin en paix avec moi-même. C’était tout ce que je demandais.
Alors, je me rapprochai de Lana, si sereine, ses paupières à demi-closes, et fléchis les genoux. Sur la pointe des pieds, j’enroulai mes doigts autour de quelques brins d’herbes pour maintenir un certain équilibre. Dans mon cerveau, une question éclata comme une bulle de savon : et si je flanchais maintenant, qu’est-ce qu’il se passerait ? Est-ce qu’elle m’en voudrait ? Est-ce que je m’en voudrais ? Un pari risqué, mais terriblement alléchant.
Il m’avait suffi de poser un genou à terre, puis l’autre, moyennant une position plus stable. Il y avait cette irrépressible tentation de me courber toujours plus, d’y aller progressivement. Je m’y risquai, gardant toutefois un peu de distance entre nous, pour ne pas envahir son espace personnel et éviter de la brusquer. Je fis la promesse muette de m’en aller si Lana montrait un quelconque signe de protestation. Mais rien. Mon visage près du sien, nos souffles se rencontraient pour la toute première fois. Ils se mélangeaient, se caressaient puis s’échouaient contre l’autre. Ça n’avait rien de transcendant, mais je trouvais ça plutôt… plaisant. J’hésitai longuement, une boule dans la gorge, le temps figé. Il ne me restait que quelques centimètres pour atteindre mon but. Au loin, les encouragements des supporters de foot se faisaient plus sonores, mais très vite, ils ne furent qu’un bruissement sans importance.
La suite des actions s’enchaîna de plus en plus vite, comme des photos qui défilaient.
D’abord, ma bouche qui s’avança. Ses lèvres à portée des miennes, la vue drapée par un voile, l’ouïe calquée sur mon rythme cardiaque. Une cadence démesurée, le cœur prêt à imploser.
L’occasion de saisir cette chance qui s’offrait à moi.
— Lana…
Son prénom, détaché par syllabe, roulant sur ma langue si facilement, tout en laissant un goût exquis derrière lui.
Enfin…
Puis, mon visage qui dévia, pour une raison inconnue, incongrue, avec une expression de dégoût, d’impuissance.
Finalement, un murmure à son oreille, d’une voix rauque.
— De qui… t’es amoureuse ?
Si Alexis n’était pas la réponse, je jurai de stopper tout ça, de mettre un terme à ces foutus sentiments. Pour de bon.
~Lana Castelli~
Dans ma vie, je ne comptais plus le nombre de fois où j’étais tombée amoureuse d’un garçon. Ou tombée tout court… Après tout, l’amour était suivi de près ou de loin par une chute inévitable, et il fallait bien redescendre de son petit nuage à un moment ou un autre, d’une manière douce ou brutale. Mon corps entier était recouvert de blessures invisibles, et mon cœur emballé sous une tonne de bandages, les pansements ne suffisant plus à protéger les entailles. Heureusement, à chacune de mes déchéances, il y avait cette main tendue pour m’aider à me relever. La même depuis toujours, réconfortante, serrant mes épaules, frottant mon dos, dont l’index ou le pouce séchaient parfois les larmes sur mes joues. Il arrivait même qu’elle se lie à la mienne innocemment, ou qu’elle me guide quand je me sentais perdue.
Cette main, j’avais osé l’agripper cette nuit, par pur caprice – ou par crainte de la voir se mêler à une autre ? Et lorsqu’elle s’était accrochée à ma taille, les doigts légèrement enfoncés dans ma chair, mes sens s’étaient aussitôt enflammés. Ainsi, j’avais compris que je voulais en recevoir plus. Plus que ce qui se rapportait à de l’amitié. Sous les effets de l’ivresse, je m’étais même surprise à l’imaginer se balader de ma nuque à mes omoplates, le long de mon flanc, puis, discrètement, sensuellement, glisser sous le tissu et caresser ma peau fébrile. J’aurais voulu m’adonner à ses mains, les laisser découvrir mon corps, mon âme, mes sentiments. Qu’elles se posent sur moi comme si j’étais la seule et unique personne qu’elles désiraient.
Mais ces choses-là ne se faisaient pas.
De l’amitié à l’amour, il n’y avait qu’un pas. C’était une frontière qui demandait de la bravoure pour la traverser, avec peut-être, une pointe de folie. D’ordinaire, j’aurais sauté à cloche pied, les yeux fermés. Mais là, ça m’effrayait, ça me pétrifiait sur place telle une statue de marbre. Parce que la ligne entre la haine et l’amour était très fine, elle aussi. Et puis, lorsque que la rancœur cessait enfin, il ne restait plus que deux étrangers.
Amis, amants, ennemis ou inconnus ? C’était vite vu…
J’inclinai la tête de quelques degrés et des pousses d’herbes vinrent chatouiller ma joue. Alexis s’était couché sur le côté, sa tempe appuyée sur son coude. Mon regard se suspendit au sien durant de longues secondes qui se transformèrent en éternité. Il suffisait que l’un de nous se décale pour que nos nez se touchent, mais personne ne le fit. J’entrevoyais l’image de deux enfants, cachés sous une couette, se chuchotant des aveux jusque tard dans la nuit, entrecoupée par des séquences de rires interminables. La délicatesse de ces soirées qui appartenaient désormais au passé. La nôtre avait été à l’opposé de ce cadre idéal, parce que j’avais voulu jouer à la grande fille, et préféré sortir danser et siroter des cocktails, au lieu de privilégier les moments de qualité de ces enfants innocents.
C’était bête, mais j’avais envie de me prêter à ce jeu enfantin, d’imaginer qu’un drap se dressait juste au-dessus de nous, nous coupant du monde qui nous entourait, et d’être cette petite fille qui se confiait à son meilleur ami. Sans aucune crainte, sans voir le temps défiler.
Je me forçai courageusement à sourire, prête à lui répondre.
— C’est un secret. Un jour, peut-être que tu le sauras, mais c’est pas important aujourd’hui. Je te promets que le moment venu, tu seras le premier à le savoir. Là, j’aimerais juste passer du temps avec toi. Avec Austin et avec Jay, sans penser à lui. Profiter de cette journée au skatepark, apprendre à faire du roller sans te tomber dessus, manger une gaufre au stand où on a l’habitude d’aller, et finir la soirée en regardant un film après deux heures de débat pour le choisir, comme chaque dimanche soir. T’en penses quoi ?
Alexis resta coi. Il se releva nonchalamment et, dans un geste quasi mécanique, attrapa son paquet de cigarettes et un briquet. Il laissa la flamme envoûtante danser quelques secondes avant d’embraser l’extrémité de sa cigarette.
— Ça m’semble être un bon plan.
Il hésita un instant, puis poursuivit en projetant un nuage de fumée.
— Mais avant, j’voudrais encore passer quelques minutes avec toi, ça t’va ?