À toute épreuve
~Alexis Johnson~
J’étais dans la merde. Jusqu’au cou. J’avais beau fermer les yeux très fort, me retourner dans mon lit un nombre incalculable de fois et faire en sorte de chasser Lana et sa révélation de ma tête, mon esprit torturé ressassait sans cesse la scène de ce matin : ses mots, ma réaction, son incompréhension, et même ces foutues sensations qui me bouffaient de l’intérieur ! Tout avait soigneusement été gravé en moi, impossible de m’en défaire. Comme un automate défectueux, je restais bloqué sur cet épisode, à chercher la moindre faille, la moindre petite excuse qui expliquerait mon foutu comportement. Parce qu’au fond, je m’en voulais. Mais je lui en voulais encore plus, parce qu’elle faisait de moi quelqu’un que je méprisais.
Je détestais être amoureux de Lana.
Et elle, elle était amoureuse d’un autre. Encore.
Elle était si… candide et sentimentale, pire qu’une princesse Disney. Il suffisait d’un mec un peu trop gentil ou attentionné envers elle, et elle lui tombait immédiatement dans les bras, qualifiant ça comme de l’amour. C’en était presque consternant. Un « bonjour » trop charmeur, un compliment sur sa tenue ou son physique, une discussion au-delà de l’ordinaire, des points en commun… Ça pouvait être n’importe qui. Sauf Jay. Sauf Austin. Sauf moi.
Seulement, les princes charmants qu’elle rencontrait n’en avaient que l’apparence, et lorsqu’ils se transformaient à nouveau en crapauds visqueux, son cœur se brisait tout aussi vite. À l’évidence, dans ce conte de fée complétement éclaté au sol, je ne jouais que le rôle du personnage secondaire séchant les larmes de la princesse en détresse, pour au final me faire voler la vedette par un soi-disant preux chevalier… Les fins du genre « et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » n’étaient rien d’autre qu’un ramassis de pures conneries ! C’était juste pour nous vendre du rêve et cacher les véritables aspects de la réalité.
Mon cerveau réduit à l’état de compote flasque et fumante, je m’orientai vers la salle de bain. Je rêvais de prendre une douche brûlante pour évaporer toutes ces pensées vagabondes. Ma nuit avait été courte et agitée. Elle avait en plus laissé des traces visibles sur mon visage, si bien que même l’eau ne suffit pas à effacer les énormes cernes sous mes yeux. J’eus tout le plaisir de le constater avec effroi devant le miroir de la salle de bain. Ma tête ne ressemblait à rien, ou au mieux, à celle d’un vampire : ma peau manquait cruellement de couleurs, hormis cette nuance violacée qui soulignait mon regard rougi par l’absence de sommeil.
Je toisai mon reflet avec mépris et ma langue claqua brusquement contre mon palais.
— Fait chier… Eh, Lola ?... Il est où ton anticerne ?
L’écho de ma question resta sans retour. J’interpelai une nouvelle fois ma sœur à travers la porte, avec une voix plus ferme, mais obtins le même résultat. Rapidement, je remplaçai la serviette autour de ma taille par un boxer, un jean slim troué, un pull bien trop ample pour ma taille beaucoup trop fine, ainsi que des chaussettes blanches, qui contrastaient avec tout ce noir. Je quittai aussitôt la salle de bain en la laissant baignée dans une chaleur humide, et descendis les escaliers à la hâte.
Le duplex était anormalement calme. D’ordinaire, on entendait la télé en fond sonore, des accords d’instruments de musique ou des pas précipités qui résonnaient dans le salon. Là, c’était une tout autre ambiance : il n’y avait que le froissement des pages du magazine que Lola tournait machinalement, sans réellement prêter attention à son contenu. Pour éviter de la brusquer, je m’avançai vers elle avec une lenteur calculée et posai délicatement ma main sur son épaule. Malgré mes précautions, elle sursauta, comme prise en flagrant délit à feuilleter une revue porno – ce qui, par chance, ressemblait plus à de la géographie qu’à de l’anatomie humaine.
Elle tourna sa tête couronnée de dreads et accrocha ses iris noisette dans les miennes, avec son immense sourire indélébile et contagieux.
— Scuse, j’voulais pas t’faire peur… Sont où Aria et les parents ?
— Ah ! La Belle au bois dormant s’est enfin réveillée ! Ils sont partis en ville. Maman voulait te proposer de les accompagner mais vu que tu dormais, ils ont finalement décidé de partir sans toi. Non mais, quel genre de parents oseraient abandonner leur fils ainsi ?! C’est une honte !
Ses mots vibrèrent d’un ton dramatique digne d’une actrice surjouant son personnage, ce qui ne manqua pas de m’arracher une grimace. Un peu plus et elle ajoutait la gestuelle qui s’y accordait parfaitement.
— Ha, ha. Et toi ? Ils t’ont pas voulue ?
— Mm, je voulais m’assurer que mon petit frère aille bien !
Sa réponse ne me parvint que lorsque j’atteignis la cuisine, où je me préparai un café qu’il me tardait d’avaler pour retrouver un peu de vigueur. Je la devinai élargir encore plus son sourire, fière d’accomplir à merveille son rôle de grande sœur prévenante.
Une fois passé le cap du bruit infernal de la machine agonisante, je m’accoudai au bar, m’amusant à faire rouler ma tasse dans la paume de mes mains. Je pris quelques secondes de réflexion avant de lâcher ma requête, les yeux rivés sur un point invisible.
— Dis, tu m’passerais ton anticerne, s’te plaît ? Et ton fond de teint aussi, tant qu’on y est…
— Pourquoi ? T’as quelque chose à cacher ?
J’interceptai son regard lourd de sous-entendus. Papillonnant des cils, elle attendait sagement que je lui divulgue ne serait-ce qu’une petite information sans importance mais révélatrice quant à ma soirée.
Lola était une des rares personnes envers qui j’osais m’ouvrir complétement. Elle dégageait cette aura qui me poussait à me confier sans appréhension, sans même devoir chercher les mots exacts à poser sur ce que je ressentais. Elle était ma confidente et, inversement, j’étais le sien. Elle était aussi et surtout mon opposé, un peu comme si elle avait absorbé toute la positive attitude de nos parents et qu’il n’y en avait pas eu assez pour moi. Sauf que derrière le sourire qu’elle affichait H24, se cachait un goût immodéré pour la débauche. Plus ça croustillait, plus elle se régalait.
— Nan, c’est pas c’que tu crois. C’est pour ma tronche, pas c’genre de conneries !
— Oh, t’es pas drôle ! Moi qui croyais que si t’étais rentré que ce matin, c’était parce que t’avais rencontré quelqu’un hier soir… Soit, je vais te chercher tout ça, bouge pas Aurore !
Elle s’activa jusqu’aux marches d’escalier, qu’elle gravit en fredonnant un air mélodieux comme le feraient toutes princesses qui se respectent. J’eus tout juste le temps de terminer mon café qu’elle débarqua avec une énorme trousse fuchsia aux motifs de fruits rappelant des fesses et autres parties intimes – du Lola tout craché... Dedans, elle y dissimulait une multitude de mascaras, fards à paupières, rouges à lèvres et des accessoires plutôt douteux et effrayants. Même si Lola prônait le naturel, elle se permettait toutefois d’y aller à fond pour les événements spéciaux, dérivant jusqu’à l’outrance.
— Je suis obligée de cacher mon maquillage à cause d’Aria qui cherche sans arrêt à me le piquer. Je te jure, entre elle et toi, je sais pas qui est le pire ! Allez, viens par-là, je vais t’arranger tout ça.
Elle me fit signe de la rejoindre sur le canapé. Je m’exécutai sans trop réfléchir, lui accordant une confiance aveugle, même si je ne le devais peut-être pas. Concentrée, elle étirait son pinceau dans les moindres recoins, n’omettant aucune particule de peau, un peu comme moi lorsque je peaufinais mes dessins. Chez les Johnson, l’art s’exprimait de différentes façons : par la musique, le théâtre, la danse, le dessin, et le maquillage en faisait également partie.
— Et donc, tu vas pas me raconter ta soirée ?
— Bah… Y s’est rien passé de fou. J’ai… hm, dansé avec Lana, les autres ont pas mal bu et on est rentrés tard, ou tôt… C’est tout.
Elle stoppa son geste, laissant une masse compacte sur l’arête de mon nez.
— Attends, quoi ? Tu as dansé avec Lana ? Waouh, tu m’épates Alexis ! Comme dans Cendrillon ou la Belle et la Bête ?
— Tss, n’importe quoi ! Arrête de fréquenter Aria, elle a une mauvaise influence sur toi avec ses films de princesses débiles.
— Ah ouais ? Et tu vas me dire comment on arrête de fréquenter sa sœur ?
— J’sais pas, j’te l’dirai quand j’aurai trouvé la solution miracle.
Lola étouffa un ricanement, puis étala grossièrement une nouvelle dose de fond de teint liquide en travers de mon visage, satisfaite de sa vengeance.
— Hé, fais gaffes ou tu finis maquillé comme Barbie !
— Pff, mais vas chier ! T’étais censée « arranger tout ça », pas empirer ! Déjà, c’est quoi tous ces trucs que tu comptes m’infliger ? J’ai juste demandé de l’anticerne et du fond de teint, pas du « primer » ou j’sais pas quoi ! Et pis, c’est quoi ça ? De l’autobronzant ? Lola, j’suis pas un cobaye, OK ? On a une petite sœur pour ça, fais ça avec elle, pas avec moi ! Lola ! Repose ça, putain !
Il y avait cette impression de retourner en enfance : Lola qui s’amusait à me torturer, moi qui agitais mes bras pour me défendre de manière très minable et peu virile pour quelqu’un de mon âge. C’était puéril et pathétique. Et pourtant, ces chamailleries avaient le mérite d’alléger les tourments qui m’assaillaient depuis tôt ce matin. Entre mes grognements et son hilarité, la tranquillité qui s’était auparavant installée dans la pièce semblait ne jamais avoir existé. Pour finir, les cris stridents d’une Aria fraîchement rapatriée achevèrent ce nuage gris fulminant, comme l’effet d’un sortilège effaçant toute trace d’amertume. Elle trépignait d’une joie supérieure à celle de Lola, puis bondit sur le canapé entre cette dernière et moi, pour nous enlacer de ses petits bras. Ainsi, notre guerre fraternelle prit fin. Encore mieux qu’un prince charmant ou un preux chevalier, mon héroïne !
Ma bouche rencontra sa joue en guise de bienvenue et en témoignage de ma gratitude, mais les trésors éparpillés sur la table basse attirèrent tellement ses prunelles qu’elle n’y prêta pas plus attention. Elle les pointa du doigt, une lueur étincelante au coin des yeux, suppliant Lola du regard avec sa bouille attendrie.
— Bon Lola, t’as pas le choix, j’crois ! Tiens, j’te laisse ma place Aria. Amusez-vous bien !
Tandis que je fonçais en direction du hall d’entrée, une agréable chaleur picota le creux de mes entrailles, provoquée par leurs éclats de rire. Je ne pus réprimer un fin sourire, l’air idiot. C’était con, mais incontrôlable. Un stupide réflexe.