The Dark Love (& Matt le jukebox)

Chapitre 27 : Souvenirs éparpillés ooOoo Pères et fils ooOoo

4193 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 29/10/2023 17:09

ooOoo Pères et fils ooOoo

 

 

Tout le pognon et plus encore a atterri dans les poches de Shelley. Lui taper dessus était une connerie monumentale à tous les niveaux, mais le mal était fait. Il ne pouvait pas revenir en arrière. Son œil au beurre noir s’était transformé en bombe à retardement pour nous et en ticket de loto gagnant pour elle.

 

C’était pas le pénal que j’redoutais. Avec ou sans procès, Shelley allait avoir gain de cause, on frappe pas un membre de sa famille, qu'importe le contexte. Non, ce que je redoutais c’était l’opinion publique. Le chanteur des Dark Love qui bat sa femme, c’est une pub dont j’me passais volontiers. Il faut bien comprendre que ce n’était pas juste Artus qui était sur la sellette. S’il se faisait lyncher, Coco, Cyk et moi on pouvait tous dire adieu à notre carrière. The Dark Love, c’était fini. Unis à la vie à la mort, pour le meilleur et, pour le coup, pour le pire…

 

Avant qu’ça dégénère, les avocats ont vite fait comprendre à Shelley qu’elle aurait une bien plus grosse pension si on pouvait continuer la musique. On a réussi à trouver un arrangement secret, elle a renoncé à porter plainte et aucune photo n’a fuité, ça a limité la casse côté réseaux sociaux et torche-burnes people. De vagues rumeurs, aucune preuve. Notre réputation de grands romantiques était sauve, nos finances pas trop par contre, et la santé mentale d’Artus encore moins.

 

Malgré les millions de dollars qui rentraient, nos comptables nous ont serré la vis pendant plus de trois ans. Entre la prestation compensatoire pour Shelley, la pension alimentaire de Junior, les honoraires des avocats et les dessous de tables pour acheter le silence des quelques témoins, plus les clichés du coquard, y’avait eu de gros frais imprévus. On est redescendu en gamme quand notre staff réservait des hôtels, il a fallu licencier du personnel, augmenter le prix des billets de concert, Artus a dû revendre toutes ses propriétés et moi une partie de ma collection de guitares aux enchères. Ça m’a bien fait mal au cul, de quoi vous dégouter du plaisir anal.

 

Artus est resté définitivement vivre chez moi. C’est « chez nous » depuis ce temps-là. Il y a dix chambres et cinq salles de bain dans notre villa avec vue sur la mer, alors on ne se marche pas dessus. C’est pas comme à l’époque du conservatoire dans le deux pièces d’Artus où il fallait faire des acrobaties pour se laver les dents en même temps dans le lavabo les jours de presta.

 

Quand ça n’allait vraiment pas fort – c’est-à-dire tout le temps – il venait dormir avec moi. Je préférais ça que de le savoir tout seul à broyer du noir à l’autre bout de la baraque, entre un rail de coke et une bouteille de scotch. Ça a commencé quelques jours après sa dispute avec Shelley. Je l’ai retrouvé un matin, complètement défoncé dans sa chambre, baignant dans son vomi. J’étais vraiment pas tranquille. D’abord je pensais à sa voix, parce que sans sa voix, on ne pouvait plus rien faire musicalement. Ensuite, j’ai commencé à m’imaginer le pire… C’que j’fais jamais normalement, parce que je ne sais toujours pas gérer l’anxiété, vu que je ne stresse jamais. Être mégalo, c’est dur parfois.

 

Je l’ai veillé une paire de nuits, assis par terre à côté de son lit ou sur un fauteuil, pour l’empêcher de se démonter la tête. Je crois que c’est la seule période de ma vie où il n’y avait pas une goutte d’alcool chez moi. Quand j’ai estimé qu’il n’était plus un sujet à risque – on va dire ça comme ça – je suis retourné dormir dans ma piaule. Dès le deuxième soir, de lui-même, il s’est pointé tout piteux devant ma chambre, peu avant minuit. Ma porte était entrouverte et je l'avais entendu arrivé, il a pas eu besoin de frappé. Il m’a demandé :

 

— Je peux dormir avec toi ?

— Euh… Ouais, bien sûr.

 

Ma tension est montée en flèche quand il a retiré son peignoir et qu’il est venu s’asseoir dans le lit juste vêtu de son caleçon. Je me suis calmé très vite en voyant son visage de plus près, il était marqué par l’épuisement et la tristesse. Je le reconnaissais à peine.

 

— Je n’arrive plus à dormir tout seul, m’a-t-il avoué avant de s’allonger en se recroquevillant sous les draps.

        

Je lui ai caressé la tête pour tenter de l’apaiser. Artus ruminait beaucoup, mais il parlait peu. Il a toujours réagi comme ça. Et puis ça finissait par sortir, par brides, quand on était qu’tous les deux.

 

— Je ne vaux pas mieux qu’Eliaz… a-t-il marmonné.

— Dis pas ça, t’es pas comme ton père.

 

Eliaz Borg. Peintre mondialement reconnu et l’un des plus gros sacs de fiente que j’ai rencontré dans ma vie. Je sais bien que je suis égocentrique, mais je suis un petit joueur à côté d’Eliaz. Je ne sais pas ce que Mary a pu lui trouver, ce type était puant d’arrogance. Rien ne l’intéressait à part sa petite personne, j’crois que même les acheteurs de ses croûtes, il les méprisait.

 

Artus est un génie vocal, doublé d’un bourreau de travail. Il est trilingue et m’explose littéralement aux blind-tests musicaux depuis le secondaire. Malgré ça, son paternel l’a toujours traité comme s’il était médiocre. Il ne se gênait d’ailleurs pas pour le lui dire cash quand il s’agissait de juger ses performances au piano. Combien de fois j’ai dû l’encourager parce que son abruti de géniteur lui avait dit qu’il jouait mal...

 

Monsieur Natures Mortes n’est venu à aucune de ses cérémonies de remises de diplôme, ni à la fin du lycée, ni au conservatoire, pas plus qu’il n’est venu à un de nos concerts, que ce soit à l’époque de Mate le jukebox ou à celle des Dark Love. On n’a pas non plus reçu de p’tit mot de félicitations de sa part quand on a remporté « The Best ». La planète entière nous adulait, sauf Eliaz Borg visiblement.

 

Quand on le croisait par hasard dans les soirées mondaines, c’est à peine s’il nous adressait la parole. Artus n’avait pas grand-chose à lui dire de toute façon. Et quand il est mort subitement quelques années plus tard, on est allé à l’enterrement pour faire genre devant les médias, mais franchement c’était une belle perte de temps. J’suis pas du style à cracher sur les tombes, mais dans son cas, c’était pas l’envie qui m’en manquait.

 

Les parents de Cyk étaient cools, ceux de Coco aussi, et le seul défaut de mon défunt papa c’est qu’il avait la sensibilité musicale d’un bulot. Artus est le seul d’entre nous à avoir eu un père défaillant, comme disent les psychanalystes. C’est dur de savoir quel impact ça a eu sur lui, mais j’suis persuadé que c’est pas neutre.

 

J’ai vu le dos d’Artus se secouer après avoir parlé d’Eliaz. J’ai cru qu’il pleurait, mais sa voix n’était pas brisée, il ricanait plutôt de désespoir.

 

— Il traitait sa femme et son fils comme des merdes, je ne vois pas en quoi je suis différent.

— Tu n’as jamais traité Junior comme une merde, Artus.

— Il me manque.

— Je sais.

 

J’ai descendu mes mains sur ses clavicules et sa nuque, ça marchait mieux en général pour le calmer. Vu qu’il était torse nu, j’ai pas osé descendre plus bas. Je lui ai fredonné « Sans toi », le contexte s’y prêtait, ça lui a fait l’effet d’une berceuse.

 

Encore une fois, j’ai dû veiller sur lui jusqu’à ce qu’il s’endorme. Après, c’est devenu une habitude. Au début, je devais faire attention à ne pas trop me frotter à lui la nuit. Mon désir était toujours là, et même pour un simple câlin de réconfort, il risquait de sentir ma ferme attirance comme on dit. Et puis les années ont passé, je me suis habitué à sa présence et lui il a repris du poil de la bête, petit à petit.

 

Côté pudeur, c’était hardcore pendant quelques mois. Il lui arrivait de se balader complètement nu, du moment qu’il n’y avait plus que lui et moi dans la baraque et il pissait – ou pire – la porte ouverte. Ça a beau être Artus, j’ai pas cette perversité-là, c’était pas affriolant du tout du tout. Son élégance légendaire n’existait plus à la maison, même s’il restait maniéré pour certains trucs, genre quand il buvait son thé d’importation hors de prix venu de j’ne sais quelle montagne perdue, ou quand il prenait la tête d’la lingère pour les plis de ses chemises… Et il restait rasé de près en toutes circonstances. Il a fini par se reprendre, j’étais pas mécontent de retrouver mon joli paon affété.

 

On avait un rythme de vie un peu zarb. Parfois on se comportait comme de vieux garçons maniaques et tatasses, parfois comme des adolescents, à bouffer du popcorn et de la pizza froide devant des films de merde ou à jouer aux jeux-vidéos jusqu’à trois heures du mat, et parfois comme de vraies rockstars, sabrant le champagne dans nos plumards respectifs avec des jeunots de vingt ans, enfin des jeunettes dans le cas d’Artus. C’était pas si étonnant, on était les trois à la fois : des rockstars, des grands enfants et des célibataires endurcis aussi. C’était pitoyable, mais je dois l’admettre. Genre on a dû voir une dizaine de fois Footloose, et des choses bien pires aussi.

 

Coco et Cyk étaient plus sages que nous. Corentin est père de famille, même si j’ai du mal à oublier le gamin qu’il était quand je l’ai rencontré, et il est le seul à essayer de rester dans l’anonymat autant que possible. Cyk aussi aurait bien aimé rester anonyme à mon avis, mais comme c’était un pote de lycée, son identité était trop facile à trouver pour qui connaissait un peu la bio d’Artus et la mienne.

 

Il s’est marié l’année où Artus a été élu l’homme le plus sexy du monde – punaise, c’que c’était drôle ça aussi ! Avec Éric, son mec, ils ont adoptés trois enfants, que des filles, mais ça c’est le hasard. Cyk est un papa exemplaire et ça ne m’a jamais étonné. Aya et Lin étaient déjà grandes quand elles sont arrivées chez lui, mais Elena n’était qu’un nourrisson. Il fallait le voir avec ce tout petit bébé de quelques semaines entre les bras. Il la regardait comme si c’était la huitième merveille du monde, mon gros nounours au cœur tendre…

 

En comparaison, le cas de Junior a toujours été une patate chaude. Tout le monde se la refilait sans savoir quoi en faire. Pauvre gamin. Après le divorce, Junior a été embarqué hors du continent par sa saloperie de mère, donc Artus ne le voyait plus que pendant les vacances, certaines vacances tout du moins. J’vais pas dire que Shelley avait raison quand elle disait à Artus qu’il était un père à chier, il aime son fils et il aime être avec lui, mais il n’était quand même pas très présent. Forcément, vu qu’il était toujours avec moi. Artus a jamais su faire ce que Coco et Cyk ont réussi à faire côté marmaille et, honnêtement, ça m’arrangeait bien au début. Je n’aime pas partager mon Artus, pas même avec Junior, tant pis si je passe pour la pire des raclures, mais… J’ai quand même une conscience, et mes limites. Junior en est une.

                  

Je me souviens d’un soir de juillet, le petit avait sept ans. On revenait au bercail avec notre bus de tournée après un festival. La date était tombée pendant une période de vacances scolaires, donc pendant une visite de Junior. Ça arrivait souvent qu’on soit pas dispo. Dans ces cas-là, soit il allait chez Mary, sur un autre méridien, et on l’voyait pas du tout, soit Éric le gardait l’temps qu’on revienne. Là, c’était Éric.

 

 Une fois arrivés aux studios de la firme, on a débriefé vite fait bien fait avec l’équipe. J’voulais pas trop trainer, il était déjà vingt heures passées. Notre chauffeur est venu nous chercher, Artus et moi. Y avait aussi un taxi, mais un seul, celui de Coco. J’ai demandé à Cyk :

 

— T’as pas appelé de taxi ?

 

Il m’a regardé avec de grands yeux ronds, perplexes.

 

— Vous ne venez pas chercher Junior ? Je pensais que vous me déposeriez dans la foulée.

— On récupèrera Junior demain matin. Là il est tard, lui expliqua Artus.

— T’es au courant que tu manques à ton fils et qu’Éric n’est pas une nounou ? Mais si ça continue, j’vais te facturer ses heures, a répliqué Cyk.

 

J’ai interrompu leur début de dispute avec mon sourire diplomate.

 

— Arrête de râler, Junior est mieux avec tes filles qu’à tourner en rond chez nous. Et on peut te déposer, pas de problème.

 

Cyk m’a aussitôt aboyé dessus, comme lui seul sait le faire.

 

— Toi t’es toujours de son côté, mais un jour tu te rendras compte que tu ne lui rends pas service en faisant ça !

— C’est bon ? Tu as fini ton sketch ? grogna Artus.

— Ouais, c’est bon. De toute façon mes gamines m’attendent et elles passent avant ta rééducation.

— Pauvre type.

— Artus arrête, ordonnai-je d’un ton ferme.

 

Coco a finalement partagé son taxi avec Cyk. Cyk est le roi des grincheux, pourtant je l’ai rarement vu dans une vraie colère, mais j’crois que là, si je n’étais pas intervenu, ce serait parti en méchante sucette entre lui et Artus.

 

C’était pas transcendant les premières années, mais Cyk a un peu changé depuis qu’il a des enfants. Il a toujours été loyal et sensible derrière son masque de fer, l’arrivée des filles dans sa vie l’a rendu encore plus protecteur avec nous. Il avait pas mal de leçons à donner, surtout à Artus, c’que je trouvais franchement contre-productif. Comme je le disais, en matière de paternité, Artus n’a eu qu’un modèle pourri, c’était pas de sa faute. Remuer le couteau dans la plaie n’était pas la meilleure approche.

 

Après leur accrochage, c’était le silence des grands jours d’Artus le taciturne dans la voiture. J’aime pas trop me mêler des histoires entre Artus et Junior, c’est une foutue boite de Pandore avec toutes les noirceurs du passé d’Artus dedans : le divorce de ses parents, l’absence de son propre père, Shelley, l’enfant qu’il n’a pas eu avec sa Clara adorée… Mais je me suis senti obligé d’en parler. Le gamin me faisait trop de peine, sans parler de la réaction de mon pauvre Cyk. Il devait être sacrément secoué pour gueuler comme ça.

 

— Cyk n’a pas complètement tort…

—Tu veux vraiment que je paye les heures de garde d’Éric ? me lança Artus sur un ton acerbe et sans me regarder.

— C’est pas Éric le problème, m’est avis qu’il est très content d’avoir un garçon à la maison pour changer de ses p’tites princesses. C’est pour Junior que je m’inquiète.

 

J’ai attendu qu’il me réponde, il s’est contenté de regarder par la vitre sans ouvrir la bouche. Du coup, j’ai essayé un nouvel angle d’approche.

 

— Je sais que je suis possessif avec toi, mais il faut que tu me dises stop parfois. Junior est plus important que moi.

 

Ça m’arrachait la gueule et les burnes de le dire, j’me serais flagellé avec une ronce que ça m’aurait fait le même effet, mais ça me paraissait plus juste comme ça sur le moment. Junior n’était qu’un enfant innocent, il avait pas à subir tout c’merdier. Brusquement, Artus s’est mis à crier :

 

— Je ne sais pas comment faire avec lui, tu comprends ? Je ne sais pas quoi lui dire, je ne sais pas de quoi il a besoin, je ne sais pas ce que je dois faire !

 

Puis il a répété d’une voix plus faible :

 

— Je ne sais pas, Matt…

 

Je me suis penché en avant et j’ai posé ma main sur la sienne.

 

— Tu ne peux pas simplement te murer dans le silence comme à chaque fois que tu te sens mal. C’est un gosse, il va finir par croire que tu ne l’aimes pas.

— Qu’est-ce que ça peut faire ? répliqua-t-il avec aigreur. Avec les horreurs que doit lui raconter Shelley, il me détestera fatalement un jour. Je prends de l’avance.

— Tu ne dois pas laisser faire ça. Je ne le laisserai pas faire.

— Et tu vas faire quoi ? Écrire une chanson ? ironisa Artus.

 

J’étais vexé, mais j’ai gardé ma bonne figure, c’était inutile parce qu’Artus savait bien quand j’étais vénère, et il savait où appuyer pour faire mal. Sauf que ses beaux yeux bleus mélancoliques me rendaient malade.

 

— Pourquoi pas, mais j’ai quelques autres idées. Tu me fais confiance ?

— Matt… soupira Artus.

— Est-ce que tu me fais confiance ?

— Tu sais bien que oui, mais là…

— Je te jure que Junior ne te détestera jamais. Je te le jure sur ma vie.

 

J’ai resserré mes doigts autour de sa main. Il m’a rendu ma pression. Plus que n’importe qui, Artus sait que je suis un manipulateur et un menteur, mais si je lui promets quelque chose à lui, ce ne sont pas des paroles en l’air.

 

En vérité, je ne savais pas du tout ce que je pouvais faire pour améliorer la situation avec Junior, j’aurais pu lui promettre la lune juste pour qu’il arrête de broyer du noir. J’ai fait de mon mieux, je continue d’essayer de faire de mon mieux, j’avoue que c’est pas simple. J’ai pas vraiment l’instinct paternel moi non plus.

                               

Quand Junior est là et que j’ai un peu de temps devant moi, je joue de la guitare ou du piano avec lui. Après l’avoir récupéré chez Cyk le lendemain, on s’est justement fait une petite session tous les deux, le soir après diner. C’est avec lui que j’ai commencé a élaboré « Mon fil d’Ariane ». Je suis parti sur une double lecture, le texte parle à la fois d’Artus et moi, mais aussi, d’une certaine façon, d’Artus et Junior. Le fil d’Ariane, le fils d’Ariane, vous voyez le genre ?

 

Je dois bien reconnaître que Junior est beaucoup plus à l’aise que son père avec les instruments. Il a du potentiel le p’tit. Ça me fait chier d’ailleurs que sa mère fasse tout pour le désintéresser de la musique. Une vraie connasse… Je sais, je sais, je me répète. Bon, ça restait un gosse. Parfois il s’arrêtait de jouer pour me poser des questions sur la vie, tout ça. Parfois ça me saoulait un peu, et parfois c’était marrant.

 

— Tonton Matt ?

— Oui Junior ?

— Pourquoi tu n’as pas de mari ? me lâcha-t-il soudain avec son petit air coincé qui me rappelait son père à seize ans.

 

Au moins, passer du temps avec Éric l’a vacciné contre l’homophobie de sa mère.

 

— Pourquoi je devrais obligatoirement avoir un mari ? répliquai-je.

— Ça ne te rend pas triste d’être tout seul ?

 

Je me suis demandé si ça venait spontanément de lui ou s’il avait entendu des trucs chez Cyk. Je lui ai répondu :

 

— Je ne suis pas tout seul, j’ai ton père, Coco, Cyk…

— Tonton Corentin est marié, et tonton Cyk aussi.

— La famille ça ne se limite pas aux conjoints et aux enfants, Junior.

— Maman a un nouveau compagnon. Tu crois que papa va retrouver une fiancée ?

— Non.

 

Ça m’a échappé. Ma réponse était abrupte, beaucoup trop abrupte. Même un gamin de sept ans pouvait s’en rendre compte. J’ai agrandi mon sourire chaleureux dans la foulée.

 

— Ton père n’a besoin que de toi et de moi. J’peux te l’assurer.

— Tu es amoureux de papa ? reprit-il après un instant de flottement, en me fixant de ses yeux azurins.

 

On pourrait croire que les enfants sont plus faciles à embobiner que les adultes, mais c’est tout le contraire, et c’est un professionnel de la manipulation qui le dit.

 

— C’est un secret, alors ne le répète à personne, promis ?

— Tu peux m’apprendre à écrire des chansons ?

 

Ah cette manie de passer du coq à l’âne ! Mais vu la pente savonneuse sur laquelle il m’avait lancé, tant mieux.

 

— C’est un peu compliqué, mais si tu veux.

— Quand tu seras trop vieux pour le faire, j’écrirai des chansons pour papa à ta place.

— Si je suis trop vieux pour composer, il sera trop vieux pour chanter. Dis-moi, ça t’dirait pas d’écrire un opéra ?

— Je croyais que tu n’aimais pas l’opéra. C’est ce que dit papa.

— Justement, tu dois t’y connaître mieux que…

— Junior ? nous interrompit Artus. Pourquoi il n’est pas encore couché ?

—    On attendait que tu sortes de ta salle de bain. T’as refait le carrelage et les joints ou quoi ?

—   Très amusant… Aller, au lit. Tous les deux.

 

Artus a emmené son fils jusqu’à sa chambre avant de rejoindre la sienne. C’est ce que je déteste le plus dans les visites de Junior : Artus ne vient jamais dormir avec moi tant qu’il est là, pour – je cite – « ne pas le perturber ». Quelle connerie. Entre sa mère qui change de mec tous les deux mois et ses petits séjours chez Cyk, j’pense pas que ce soit ça qui puisse le perturber.

 

Une semaine c’est pas gênant, mais l’été, Junior reste un mois complet. C’est pendant la saison estivale que j’ai commencé à ressentir le manque… J’me suis rendu compte que je m’étais vraiment habitué à la présence d’Artus dans mon lit. En fait, je suis devenu comme lui : je n’arrive plus à dormir tout seul.

 

J’ai besoin de lui. J’ai besoin qu’il soit là, de le sentir près de moi. C’est viscéral.


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