The Dark Love (& Matt le jukebox)

Chapitre 23 : Souvenirs cachés ooOoo Merci ooOoo

1635 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 26/09/2023 18:50

ooOoo Merci ooOoo



Un mois plus tôt.

 

Une pile d’assiettes sales entre les mains, Éric traversait le patio de sa maison d’architecte dont il avait lui-même dessiné les plans, poursuivi par des rires d’enfants. Il posa son fardeau de céramique sur le long plan de travail central dorian brillant de sa cuisine. Ils s’étaient imposé ce mode de vie avec Cyril : les week-ends et pendant les vacances, il n’y avait aucun employé de maison. Ils devaient se débrouiller seuls pour cuisiner et faire le ménage, cela leur permettait de garder un contact avec le réel et de maintenir un semblant de vie de famille normale, ou plutôt ordinaire, car même au vingt-et-unième siècle, pour un certain nombre de leurs contemporains, deux hommes en couple avec trois enfants aux couleurs de peaux différentes ça ne paraissait pas normal.

 

Avant d’attaquer la vaisselle, armé de gros gants en caoutchouc jaune vif, il ne put résister à son envie de tourner la tête vers la large verrière de véranda donnant sur leur terrasse. Cyril était en train de siroter une citronnade fraîche en compagnie de Mathilde. Par solidarité pour cette femme enceinte, il avait renoncé à prendre une bière, pourtant elle s’était largement moquée de lui, le trouvant idiot de se priver alors qu’elle s’en fichait totalement. Cyk s’était montré bougon, toujours droit dans ses bottes et drapé dans ses principes. Éric adorait le voir ainsi.

 

Corentin faisait le fou avec les enfants, le sien, d’abord, à cinq ans Maxence débordait d’énergie, mais aussi Aya et la petite Elena. Éric aurait bien été en peine de dire à quel jeu ils étaient en train de jouer tous les quatre, mais il impliquait visiblement un concept qui consistait à courir dans tous les sens, crier à s’arracher les cordes vocales et manquer de se cogner violemment à chaque seconde.

 

Le quadragénaire réprima un léger rire affligé avant de chercher des yeux sa dernière fille. Lin était installée sur un coin de la terrasse et lisait un livre, frottant délicatement la plante de ses pieds nus sur les brins d’herbe de la pelouse. Éric soupira. Combien de fois lui avait-il demandé de ne pas faire ça ? Il trouvait cela dangereux, il pourrait y avoir un caillou tranchant ou un fragment de métal rouillé. Il ne perdit pas son sourire pour autant. Lin était la plus âgée de ses trois filles et donc la plus réfléchie, mais l’âge n’expliquait pas tout. Elle était plutôt d’une nature posée et rêveuse…

 

— Tu as besoin d’aide ?

 

Perturbé dans sa contemplation, Éric tressauta. Il chercha aussitôt du regard le propriétaire de cette voix si affable reconnaissable entre mille. Matt et lui échangèrent un sourire.

 

—  Tu m’as surpris… Je devrais pouvoir me débrouiller je pense.

— J’t’admire à t’obstiner à faire tout ça, dit Matt en approchant du gros gâteau au chocolat, couvert d’un glaçage luisant et de cœurs mal découpés en pâte d’amande rose qui trônait sur le plan de travail.

— C’est parce que vous êtes là, j’avais envie de faire du home-made avec les filles, ça les amuse. Et puis la cuisine c’est un peu comme l’architecture.

— Eh eh, ça me rappelle Scotty. Lui il comparait la musique aux maths. Quel besoin vous avez de faire des métaphores pareilles ?

— Finalement tu peux m’aider pour la vaisselle, ça t’apprendra à faire ton malin sous mon toit.

— T’as pas un lave-vaisselle pour ça ?

— Tu parles du Bosh ou du Cyk ?

— De celui qui ne râle pas quand on lui parle.

— Je ne parle pas avec mon électroménager, alors Monsieur Bosh ne risque pas de me répondre, mais peut-être que sa conversation vaut le coup.

— Je te préviens : je n’ai pas fait la vaisselle depuis des années, tu vas devoir me réexpliquer.

— Avec plaisir ! Je serai fier de dire à mes petits-enfants que j’ai appris au fameux Matthieu Paris à récurer un plat à gratin !

 

Matt et Éric se mirent à l’ouvrage avant de tomber à court de blagues. Les fesses appuyées contre le meuble de cuisine, un torchon à la main, le guitariste regardait par la fenêtre la même scène qu’Éric quelques minutes auparavant, tout en essuyant les casseroles. Éric ralentit le rythme pour ne pas perturber son commis. Pour rien au monde il n’aurait voulu lui gâcher cette précieuse parenthèse onirique.

 

Un instant et sans lâcher son éponge trempée, Éric ferma les yeux et essaya d’identifier un à un les différents éclats de voix qu’ils entendaient : les pleurnicheries de sa petite Elena, le débit de parole ultra rapide de Corentin, le rire cristallin de son Aya, les cris stridents de Maxence, les réprimandes pondérées de Mathilde qui en avait marre de l’entendre brailler et la tonalité grave de son Cyk adoré… Éric rouvrit ses paupières et sourit au robinet, quoique son expression reconnaissante ne soit pas destinée au tuyau en inox. Il se tourna vers son assistant temporaire.

 

— Merci.

— Pourquoi tu me dis merci ? demanda Matthieu.

— Parce que je ne te l’ai jamais dit. Tu aurais pu t’installer n’importe où dans le monde, mais tu es venu ici. Tu es venu ici pour que je puisse rester dans mon pays natal, près de ma famille et de mes amis, pour que je puisse continuer de travailler comme architecte, et où le mariage gay est reconnu… Tout cela, pour que je reste avec Cyk. Je sais que tu l’as fait pour lui, uniquement pour lui, pour son bonheur. Et tu as fait le mien par la même occasion.

— Tu crois vraiment ça ? fit Matt avec son sourire en coin mystérieux.

— J’en suis convaincu.

— Peut-être alors.

 

Éric lui rendit son œillade filoute. Le ton montait à l’extérieur. Un des enfants avait dû faire une bêtise de trop, cependant les remontrances des adultes couvraient à peine les fous rires juvéniles.

 

— Ça ne te fait pas envie à toi aussi ?

— Quoi donc ?

— D’avoir une famille, des enfants…

— J’ai déjà une famille. Je vous ai vous.

 

Éric tenta de voir au-delà du minois charmant de Matthieu. Cyk lui avait dit et répété qu’il fallait bien l’observer, le décortiquer du regard pour différencier le vrai du faux. Ce sourire-ci était-il sincère ? Éric avait du mal à se décider. Il avait plus de faciliter à percer les caractères comme celui de Cyril, les gens bourrus, dissimulant leur sensibilité derrière une brusquerie farouche, un chien qui grogne plus pour apaiser sa propre peur que pour effrayer les autres.

 

Il songea un moment à Artus ; le chanteur avait décliné l’invitation pour ce déjeuner convivial, probablement à cause de Shelley. Éric le regrettait beaucoup, son fils s’entendait bien avec les autres enfants, en particulier avec Aya, et il était d’une douceur assez surprenante pour un petit garçon quand il s’approchait d’Elena. Malgré son introversion, Artus était plus facile à cerner que Matthieu. Éric avait compris qu’il se taisait quand il était mal à l’aise. Ses grands yeux bleus glacés trahissaient facilement ses angoisses. Il paraissait toujours plus détendu quand il parlait avec Matthieu, son arrogance n’était que de surface et, à l’instar des grognements ronchons de Cyk, sa froideur hautaine était destinée à tenir les gens à distance afin de se protéger.

 

Matthieu était différent. Il était le seul du groupe à ne pas être marié. Il était le seul à ne pas avoir d’enfant. Il était le seul à ne jamais s’énerver. Il était le seul à ne jamais crier. Il était le seul à sourire tout le temps, envers et contre tout.

 

Éric repensa au premier « je t’aime » de Cyk. Le même soir, il lui avait expliqué que Matt n’allait pas bien, que ça se voyait. Comment l’avait-il vu exactement ? Avait-il véritablement flanché devant lui ? Et depuis ces seize longues années, avait-il de nouveau craqué ? Peut-être quand son père était brutalement décédé, renversé par un bus un soir de pluie, ou quand sa mère lui avait annoncé qu’elle était malade. Peut-être devant un autre de ses amis ou bien tout seul chez lui, car malgré leur amitié indestructible à tous les quatre et cette famille de substitution, la réalité de Matthieu restait la solitude.

 

— Moi je crois que ça te ferait du bien, finit par affirmer Éric.

 

Il lui sembla voir une transformation discrète dans l’expression sympathique de Matthieu. Une ride supplémentaire discrète au coin des lèvres, une lueur légèrement plus vive dans ses iris noisette, un muscle crispé près du menton comme s’il se retenait de rire. Il était amusé, ou peut-être heureux, ou peut-être pensif, ou tout cela à la fois.

 

— Et moi je crois que si Cyk ne t’avait pas mis le grappin dessus, je serais tombé amoureux de toi.

— Vil flatteur.


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