La Flamme de Mililian - Tome 1 - Partie 1
Faelor fulminait. Ses blessures le forçaient à rester immobile, au moins quelques jours. Khassendrah lui avait cassé le nez, une cheville et au moins une côte, d’après l’examen d’Avëlëa. Elle faisait de son mieux pour le soigner, mais elle n’avait jamais appris à guérir de telles blessures avec la magie. Et il était impensable d’aller chercher un médecin. Pas après le coup d’éclat de leur petite bande deux jours plus tôt.
L’alfombre soupira. Il voulait bouger, aider les autres de son mieux, mais il ne pouvait rien faire. Avëlëa l’empêchait de se lever et l’avait menacé de l’attacher s’il tentait de désobéir. Même s’il souhaitait juste aller chercher un verre d’eau ou une couverture supplémentaire. Elle lui répétait à chacune de ses visites qu’il avait besoin de repos. De ménagement. Et il savait qu’elle avait raison. Marcher risquait juste d’aggraver l’état de sa cheville, trop bouger pourrait déplacer ses os brisés et un poumon perforé lui serait fatal. Ou alors, il devrait se résigner à voir un guérisseur, et risquait alors de se faire attraper et au moins emprisonner. Ou peut-être pendre. Ou décapiter.
Un frisson lui parcourut le dos. Non seulement Khassendrah avait été blessée et se faisait passer pour la victime de leurs bêtises, mais en plus, Vanador était furieux que sa broche ait disparu avec ceux qui, selon lui, l’avaient volée. Par conséquent, leurs têtes étaient mises à prix. La sienne, celles d’Avëlëa, d’Ayrik, de Raeni. De Thaëlya, des autres gamins qui faisaient partie de la bande. Sauf les plus jeunes, qui avaient été tenus à l’écart du plan. Ils avaient d’ailleurs été bouclés à l’orphelinat et interrogés un long moment avant que les autorités ne les jugent innocents. Une bonne chose, aux yeux du jeune homme.
La porte de sa chambre de fortune s’ouvrit sur l’elfe de feu. L’inquiétude se lisait sur ses traits fatigués, mais une lueur douce brillait dans ses iris, apaisante pour l’alfombre blessé.
— Tu vas mieux ? s’enquit-elle dès qu’elle eut refermé le battant.
— Oui, assura Faelor. Je n’ai presque plus mal à la cheville.
— Et tes côtes ?
— C’est supportable.
— Redresse-toi.
L’althëlien s’exécuta. Son amie défit les pansements qu’elle avait placés autour de sa poitrine. Un large hématome bleu violacé apparut, juste en-dessous de la clavicule gauche. Avëlëa n’eut pas besoin de palper la plaie pour deviner que son camarade devait souffrir. Sa grimace parlait pour lui. Elle pinça les lèvres, puis se leva pour aller chercher quelque chose. Une petite boîte, posée à côté d’un tas de tissu sur une commode faite de vieux cageots.
— Comment ça va, dehors ? demanda le jeune homme.
— La ville est sous étroite surveillance, expliqua son infirmière. Ils nous croient toujours en mer avec Rae, mais ils recherchent de potentiels complices à interroger. Vanador rôde partout pour obtenir des infos sur la bande et quelques gardes essayent de faire parler Anathor.
— Ils ne vont pas… commença l’alfombre d’un ton inquiet.
— Non, le rassura-t-elle. Il coopère… mais les envoie vers l’ancien repaire, celui qu’il a lui-même connu quand il était le chef de la bande.
— Ouf, souffla Faelor. On est tranquilles, donc.
— Tant que personne n’osera s’en prendre à Laertha, oui.
Elle revint vers lui et s’agenouilla à ses côtés. Elle ouvrit la boîte, qui répandit une délicieuse odeur de crème à base de plantes et de fruits dans la pièce. La jeune fille plongea ses doigts dans le pot, puis étala la pommade sur un chiffon doux. Elle y versa ensuite quelques gouttes d’un liquide noir, issu d’une fiole minuscule, et entreprit d’étaler le mélange sur la plaie.
— Personne ne le fera, assura l’alfombre sans prêter attention à ses gestes. Il leur faudrait un mage puissant, spiritiste ou nécromage. Et on n’a pas ça à moins de plusieurs semaines de navigation. Plusieurs mois en passant par la terre…
— Et quelques jours à peine à dos de dragon, nuança Avëlëa la mine sombre.
— Les dragons ne se déplaceront pas pour… aïe !
— Désolée.
Elle reprit ses gestes avec davantage de douceur. Faelor remarqua que ses doigts s’étaient crispés sur le tissu. Il posa sa main sur la sienne. Bouger lui déclenchait de véritables décharges de douleur dans le torse, mais il préféra les ignorer.
— Av… souffla-t-il.
— Raeni nous a fichus dans un beau pétrin, laissa-t-elle échapper d’une voix tremblante.
Faelor ne répondit rien. Ses yeux se baissèrent sur le chiffon, toujours tenu par Avëlëa. Il se refusait à admettre qu’elle puisse avoir raison. Pourtant, il savait que la prise du navire, plus encore que la fugue de son amie, avait attiré sur eux le courroux des gardes. Et aussi des armateurs du vaisseau. La disparition de la broche de Vanador et les blessures de Khassendrah avaient renforcé la colère de l’Ahal et de l’enchanteresse. Pas mal de monde leur en voulait, en fait.
— Désolée, lâcha la jeune femme une nouvelle fois. Ce que je veux dire, c’est que… Enfin, on…
— On n’a jamais été autant en danger, termina l’alfombre pour elle. Je sais. Mais en même temps, puisqu’ils nous croient en mer, nous sommes tranquilles. Tout se passe comme Raeni l’avait prévu.
— Elle n’a rien prévu du tout, le coupa son infirmière. Elle ne nous aurait pas laissés seuls face à… à tout ça. Elle n’aurait pas pu te faire ça, à toi.
— Je devais l’accompagner, grogna le blessé. Et puis en plus, pourquoi tu me mets à part, comme ça ?
— Tu n’as jamais remarqué ? s’étonna Avëlëa. Après Ayrik, tu es celui sur qui elle veillait le plus. Elle tenait à toi plus qu’à n’importe qui. Vu comment elle parlait de toi, parfois, quand on se retrouvait seules et qu’on discutait entre filles…
— Ça ne veut rien dire, répliqua Faelor. Et arrête de parler d’elle au passé, ajouta-t-il d’un ton plus sec qu’il ne l’aurait voulu. Raeni n’est pas morte, que je sache. Et elle va revenir, j’en suis certain.
— On ne sera peut-être plus là pour assister à son retour…
— On ne mourra pas.
— Si on se fait attraper, si…
— Alors on s’arrangera pour que ça n’arrive pas.
— Le truc, s’agaça Avëlëa, c’est qu’il n’y a rien de moins simple. Ça ne fait que deux jours qu’elle est partie, et regarde ! Les plus jeunes ne peuvent plus nous approcher. Dès qu’un gamin un peu maigre se montre, il a tous les gardes du coin sur le dos et n’est libéré qu’une fois qu’ils sont certains qu’il n’a aucun lien avec Rae. On est obligés de rester enfermés ici pour le moment, mais pour combien de temps on aura la paix ? D’ici deux, trois jours peut-être, ils trouveront le courage de passer au-dessus de leur peur et viendront ici malgré la présence de Laertha. Et là, on fera quoi, dis-moi ? T’es pas en état de bouger. Tu n’es pas le seul à avoir été blessé, et maintenant que Rae n’est plus là pour les protéger, on risque d’avoir quelques gamins qui vont passer du côté de Khassendrah par peur. Dans le meilleur des cas, on va se faire abandonner et coffrer jusqu’à ce que la mort vienne nous chercher. Dans le pire des cas, ils nous tortureront pour savoir où a disparu Rae ou nous pendront pour assurer à la population qu’ils ont le contrôle sur la ville. Khassendrah se fera une joie de cramer nos corps, ou pire…
— Arrête un peu, Av, siffla l’alfombre. Personne ne sait qu’on est ici. Il y a beaucoup de bâtiments abandonnés en ville, et la présence de Laertha est justement la garantie de notre tranquillité puisque personne ne pensera jamais à venir nous chercher ici. Tout le monde a peur d’elle, pourquoi nous serions différents ? C’est un fantôme, on est des gamins. Des gamins des rues, certes, mais des gamins quand même. On est censés croire à la méchanceté des fantômes et à leurs possibles pouvoirs de possession. Ils ne viendront ici qu’en tout dernier recours, après avoir fouillé la ville de fond en comble. Et tu sais aussi bien que moi qu’ils en ont pour un bout de temps avec toutes les ruines, et les tas de débris un peu partout qu’ils n’ont pas reconstruit. On ne risque rien pour le moment, ici.
— Sauf que Laertha nous a défendus dans le port, rappela-t-elle. Tout le monde a pu voir qu’elle nous a aidés. Et Vanador est puissant, et doit posséder des amis qui peuvent la faire disparaître si lui-même n’en est pas capable.
— Eh ben justement ! s’exclama-t-il. Tout le monde a pu voir la puissance de Laertha, donc ils oseront encore moins s’approcher tant qu’elle sera là pour nous protéger. Et pour Vanador, j’ai cru comprendre qu’il maîtrisait la magie d’Ombre et de l’Esprit, mais que la nécromagie ne faisait pas partie de ses qualifications. Il l’a lui-même assez répété, il est avant tout un mage de guerre et sait comment casser la figure de gamins désobéissants, mais il ne sait pas mater un fantôme. C’est pas son truc, donc on est tranquilles au moins le temps qu’il transmette le message à un de ses amis, si un type comme lui peut en avoir, et que cet ami se déplace jusqu’ici. Donc on ne risque rien pour l’instant.
— Si tu le dis…
Elle acheva de rebander les côtes de son ami en silence. Ni l’un ni l’autre ne semblaient vouloir reprendre la conversation, même pour parler d’autre chose. Faelor boudait un peu, l’althëlienne le remarqua à ses muscles contractés et à sa mâchoire serrée. Elle s’occupa ensuite de son nez, qu’elle palpa du bout des doigts. L’alfombre repoussa sa main avec un grognement de douleur.
— Pas touche, lâcha-t-il avec un air bougon. Ça fait mal…
— Si tu veux que je te soigne, tu vas devoir faire avec, répliqua l’elfe de feu avec douceur. Je voulais juste vérifier que ton os ne s’est pas déplacé.
— Pourquoi il aurait bougé ?
— Tu as dormi, rappela la jeune femme. Tu aurais pu te retourner dans ton sommeil, faire un faux mouvement et aggraver ta blessure.
— C’est Raeni qui fait des chorégraphies la nuit, marmonna Faelor dans sa barbe.
Avëlëa lui jeta un regard à la fois choqué et surpris.
— Comment tu sais ? s’étonna-t-elle. Vous avez…
— Ne va pas t’imaginer des trucs ! s’exclama aussitôt le jeune homme, dont le teint vira à l’écarlate. C’est juste qu’elle me l’a dit, une fois.
L’elfe de feu éclata de rire.
— Je t’embête, avoua-t-elle avec un sourire.
— Ce n’était pas drôle, grommela l’alfombre.
Sa camarade rit de plus belle. Quelques instants plus tard, un vague sourire étira les lèvres du jeune homme, vite remplacé par une grimace de douleur. La demoiselle retrouva alors son sérieux. Elle appliqua la crème sur le nez de son ami, puis s’attaqua à sa cheville. Elle palpa un peu la blessure, marquée par la couleur sombre de la peau là où il avait reçu un choc. Faelor la laissa faire.
— Ça fait mal ? s’enquit-elle.
— Presque pas, affirma-t-il.
— Bon, c’est déjà ça, souffla-t-elle.
Elle déposa un peu d’onguent sur l’articulation, puis rangea le pot et le chiffon. Elle revint ensuite s’asseoir à ses côtés.
— Alors, docteur ? Je peux me lever ? implora l’alfombre d’un ton suppliant.
— Non, soupira Avëlëa. Vu l’état de tes côtes, tu n’es pas près d’être guéri. Et en plus, ta cheville est toujours un peu fragile, je pense. Il vaut mieux que tu continues à te reposer encore quelques jours, au moins pour permettre à tes os de se reconsolider un peu. Surtout ta cheville, qui a tout ton poids à supporter.
— Mais j’en ai marre de rester ici sans rien faire ! s’exclama Faelor avec une grimace.
— Tu dois te reposer, insista la jeune femme. Raeni aurait été encore plus intransigeante que moi là-dessus.
— Raeni m’aurait au moins informé des détails de ce qu’il se passe pour que je puisse continuer à remplir mon rôle et organiser un peu la planque malgré ma convalescence, bouda-t-il.
— Raeni ne t’aurait pas laissé faire quoi que ce soit parce qu’elle aurait tout fait elle-même.
— Elle aurait quand même fait semblant de me donner quelque chose pour que je ne m’ennuie pas.
— Tu veux que je te trouve du fil pour tisser des bracelets ? le taquina l’elfe de feu.
Faelor lui jeta un regard noir. Elle éclata de rire.
— Juste une journée ou deux de plus, promit-elle. Après, tu pourras reprendre tranquillement tes activités, mais avant, tu dois te reposer. Tu ne guériras jamais, sinon.
— Demain à la même heure, je veux que tu me dises tout dans les moindres détails sur ce qui a déjà été fait et ce qui reste encore à faire ici, réclama l’alfombre.
— Ça, ça dépendra de ton état, s’amusa sa camarade.
Elle se releva.
— Je vais te laisser, déclara-t-elle. Promis, je repasserai dans la soirée pour changer tes bandages. Repose-toi bien d’ici là.
L’alfombre lâcha un profond soupir. Un sourire étira les lèvres de la jeune femme lorsqu’elle quitta la pièce. Faelor comprenait bien qu’elle ait encore beaucoup de choses à faire, mais il aurait aimé pouvoir l’aider. Il savait qu’elle peinait un peu à diriger les gamins, à donner des ordres cohérents et plus encore à mettre au point différentes stratégies pour subvenir à leurs besoins. D’aussi loin qu’il puisse se souvenir, elle avait toujours été plus intéressée par la santé physique et mentale de son entourage que par la possibilité de les diriger et de garder la cohérence dans un groupe. Discrète, silencieuse et d’un calme étonnant, elle complétait à merveille Raeni, qui s’affichait bien plus explosive. A moins que le charisme de la jeune fugitive n’ait éclipsé la présence de son amie, comme le soleil éclipsait la pâle lueur des étoiles.
Faelor se rallongea sur son lit de fortune. Il n’appréciait guère d’être ainsi enfermé dans une pièce sombre, avec pour seul éclairage une bougie laissée par Avëlëa. Il préférait pouvoir sentir la caresse de l’air sur sa peau, le doux baiser du vent sur son visage. La fragrance des embruns l’attirait bien plus que celle des vieux souterrains, de même que la vue d’une vaste plaine sauvage le rendait bien plus heureux que celle d’une bibliothèque aux étagères bien ordonnées. Les ombres prirent un instant l’apparence d’une alfombre âgée, au visage sévère, mais souriant. Il vit ses lèvres s’agiter, et sa voix un peu grave, aux notes douces, résonna à ses oreilles. « Enfin, Faelor ! Tu es vraiment comme ton grand-père. Tu ne tiens pas en place plus de deux minutes ! »
Le visage se dissipa ensuite. Un sourire triste étira les lèvres du jeune homme pendant un court instant, tandis que sa main se portait machinalement jusqu’à son cou. Il caressa la corde de métal tressé qui s’y trouvait, le regard perdu dans le vague. Il n’avait jamais connu son ancêtre, mort près de deux cents ans avant sa naissance, mais sa grand-mère lui avait souvent parlé de lui. Il se rappelait les longues heures passées dans le petit bureau où elle avait rangé avec soin toutes sortes d’objets ramenés par l’aventurier lors de ses voyages. L’odeur si particulière de la pièce lui monta au nez, accompagnée d’images, de fragments de passé à jamais figés dans sa mémoire. Il se revit, à peine âgé de trois ans, tendre la main vers une énorme dent de serpent géant. Il se rappela le malaise qu’il ressentait lorsqu’il fixait le sang-noir empaillé à côté de la cheminée, le poil hérissé et les crocs découverts, prêt à bondir sur le petit garçon sans défense qu’il était alors. Il entendit la voix de la vieille femme le rappeler à l’ordre lorsque sa curiosité le poussait à attraper les armes du disparu. Il se remémora l’émerveillement qui l’habitait lorsqu’elle lui contait les exploits de son époux, avant de dormir.
Il se rappela aussi du jour où elle avait rencontré Raeni pour la première fois. Faelor venait tout juste de fêter ses sept ans, son amie n’en avait encore que six. Pour une raison obscure, elle avait pu passer deux jours avec le petit garçon chez sa grand-mère. L’alfombre se souvint d’avoir chuté durant leurs jeux dans la cour, le premier jour. Il avait pleuré. Raeni avait couru prévenir la vieille femme de l’accident, puis n’avait pas lâché la main de Faelor tout le temps qu’il avait fallu pour qu’il soit soigné. Elle l’avait consolé, avait même réussi à le faire rire.
Une fois l’incident oublié, l’adulte s’était trouvée forcée de canaliser l’énergie débordante des deux gamins pour éviter une nouvelle blessure. Elle les avait alors entraînés dans le bureau. Le jeune homme se remémora avec amusement les provocations que lançait la petite hybride à la bête empaillée, et sa promesse de le brûler s’il continuait à faire peur au garçon. La grand-mère avait alors sorti deux médaillons d’une armoire. Deux dragons de profil en maëstys, ramenés par l’aventurier après une expédition quelque part sur la côte toëllienne. Elle leur avait raconté une histoire, celle contée par son époux lorsqu’il avait ramené les deux médaillons à sa bien-aimée. Depuis, le temps avait passé, la vieille alfombre avait péri lors de la guerre et les trésors de son grand-père avaient disparu, volés ou détruits par les soldats et les réfugiés. Mais la mémoire de Faelor, elle, ne s’était pas altérée. Il se souvenait encore de ses mots lorsqu’elle avait fait asseoir les deux enfants et leur avait passé à chacun l’une des chaînes autour du cou. Il se souvenait du regard émerveillé de Raeni quand elle avait parlé de la mer. Il se souvenait de son sourire, de l’expression bienveillante quoique teintée de sévérité de sa grand-mère.
« Il était une fois », racontait-t-elle, « un jeune alfombre fort, franc et honnête, qui avait une petite fille et une femme qu’il aimait de tout son cœur et qui l’aimaient aussi de tout le leur. Toutefois, la petite fille était malade et avait besoin d’un remède très rare, qui ne se trouvait que dans les contrées lointaines de Kalentia. Le jeune homme décida alors de prendre la mer pour parvenir plus vite là-bas, et ainsi sauver son enfant en lui ramenant cette décoction magique qui pourrait la soigner. L’enfant, cependant, ne voulait pas que son père parte. Elle avait peur de ne pas pouvoir lui dire au revoir si elle venait à mourir pendant son absence. Déchiré entre son devoir et la volonté de sa fille, le jeune homme consulta un très grand forgeron qui lui forgea deux médaillons. Il lui demanda d’en donner un à la petite et de garder l’autre, ce qu’il fit. Tant que chacun serait en possession de son pendentif, il saurait que l’autre était toujours en vie. Rassurée, la petite fille laissa son père partir.
« Son périple dura trois longues années. Le temps leur parut long, tant à l’homme loin de sa famille qu’à l’enfant mal en point. Sa mère veillait sur elle, mais elle sentait l’inquiétude de la petite fille et était elle-même inquiète. Toutefois, lorsque l’enfant s’endormait, la main serrée autour de son médaillon, elle voyait à ses traits apaisés qu’elle pensait à son père et que celui-ci devait être en vie, sans quoi elle aurait refusé de dormir. Ainsi passèrent les trois ans durant lesquels ils furent séparés. Lors des derniers mois, cependant, le père sentit une étrange angoisse serrer son cœur. Il se dépêcha de rentrer, juste à temps pour trouver la petite fille à l’agonie, sur le point de mourir. Sa main était toujours fermée sur le médaillon. L’homme comprit que c’était le lien entre leurs pendentifs qui l’avait prévenu. Il administra le remède à l’enfant, qui ouvrit alors les yeux. Elle était guérie. Son père avait réussi. »
Faelor baissa ses paupières un court instant. Il revit l’expression adorable de la petite fille qui s’était tournée vers lui à la fin de l’histoire et lui avait promis de toujours veiller sur lui. Il se souvint du regard approbateur de la vieille femme lorsqu’elle les avait laissés seuls dans la pièce le temps d’aller leur chercher des gâteaux pour le goûter. Il avait attendu qu’elle referme la porte pour faire un câlin à Raeni. La petite fille avait répété sa promesse, avait même prêté serment par le sang.
Un soupir mélancolique quitta les lèvres de l’alfombre. Raeni avait tenu parole lorsque la guerre les avait atteints. Elle avait veillé sur lui, l’avait emmené à l’abri. Avëlëa les avait soignés et logés chez Laertha pendant près d’un an avant que l’orphelinat ne puisse les accueillir tous les trois. Même là-bas, l’hybride avait continué à protéger son ami, cette fois contre Khassendrah. Elle avait toujours honoré son serment. Jamais elle n’avait laissé le jeune homme dans la difficulté, même lorsqu’elle avait décidé de prendre Ayrik sous son aile.
Sa main serra le médaillon suspendu à son cou lorsque les récents évènements défilèrent à nouveau dans son esprit. Il savait à quel point Raeni avait dû s’inquiéter lorsqu’elle avait remarqué sa disparition. Il avait vu son déchirement lorsqu’elle avait dû le laisser derrière elle pour fuir avec Ayrik alors qu’il aurait dû l’accompagner. Il aurait aimé être à ses côtés aujourd’hui, la serrer dans ses bras, sentir la caresse légère de ses cheveux contre sa joue. Il aurait voulu la voir sourire, debout à la proue du navire, quand l’immense étendue de l’océan avait dû se refermer autour d’eux. A la place, il avait passé deux jours à imaginer sa tristesse et à supporter la douleur. Il n’avait que peu dormi, malgré les recommandations d’Avëlëa. Dès qu’il fermait les yeux, il ne pouvait empêcher sa mémoire de lui montrer le visage trempé de larmes de Raeni. Il ressentait son absence, plus cruelle encore que les souvenirs de leur dernière discussion.
Un courant d’air frais vint alors caresser sa peau. Une pâle lueur se dessina devant ses iris écarlates, et un sourire léger étira ses lèvres. Un froid glacial, mais rassurant, effleura sa joue avant de s’attarder autour de lui. Il tenta de se reprendre, s’aperçut qu’une larme avait coulé sur sa joue. Il l’essuya d’un geste.
— Merci, Laertha, souffla-t-il.
La flamme de la bougie sembla s’animer d’une énergie nouvelle. Sa langue orangée brilla plus fort un court instant, et sa danse se fit plus légère, plus aérienne. Le contact glacial du fantôme s’estompa, mais Faelor se sentait apaisé. Son câlin lui avait rappelé que, malgré l’absence de Raeni, il n’était pas seul. Il avait toujours des amis sur qui compter, un groupe à surveiller. Il savait aussi que, malgré la distance, un lien existerait toujours entre l’hybride et lui. Un fil ténu, de toute évidence magique, mais qui lui assurait que la jeune femme était encore en vie.