La Flamme de Mililian - Tome 1 - Partie 1

Chapitre 12 : De rêve en cauchemar

5640 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 09/01/2021 12:07

Raeni fut réveillée par une douce caresse sur sa joue. Elle entrouvrit les yeux. Devant elle, agenouillé auprès de son lit, se trouvait Faelor. Le jeune homme lui adressa un petit sourire.

—  Tu as bien dormi ? lui demanda-t-il.

Elle se redressa, un peu déroutée.

—  Faelor ? s'étonna-t-elle. Tu... On est où ? T'étais pas resté à quai ?

Il secoua la tête.

—  Je t'ai vue pleurer, avoua-t-il, le regard baissé sur ses mains. Tu... je m’en suis voulu, alors j'ai... j'ai forcé pour te rejoindre.

L'hybride sentit son coeur devenir plus léger, d'un coup. Son visage s'éclaira, et elle se jeta au cou de son ami.

—  Tu m'as fait tellement peur, espèce d'idiot, souffla-t-elle.

L'althëlien referma ses bras autour d'elle. 

—  J'ai trop besoin de toi pour te laisser seule, avoua-t-il. 

Elle releva la tête, une lueur de malice dans le regard. 

—  Tu as surtout besoin de moi pour te protéger, avoue, le taquina-t-elle.

—  Même pas vrai ! se défendit l'elfe.

Elle laissa échapper un petit rire.

—  Je te rappelle le nombre de fois où j'ai sauvé ta peau ?

—  Pas tant que ça... moins que celle d'Ayrik. Ou de Thaëlya.

Il resserra un peu son étreinte autour de sa compagne. Celle-ci reposa sa tête contre lui. Ils restèrent enlacés de longues minutes, sans parler. Le silence, à peine coupé par le murmure des vagues contre la coque, leur suffisait à tous deux. De plus, il n’existait aucun mot pour décrire les sentiments qui les envahissaient : soulagement, joie, confiance. Ils étaient ensemble, heureux, prêts pour vivre cette nouvelle vie d'aventures et de liberté qui s'offraient à eux, maintenant qu'ils avaient quitté leur ville natale.

Raeni, perdue dans ses pensées, sentit soudain l'elfe lui caresser les cheveux. Son geste, très doux, la fit frémir un instant. Elle releva les yeux vers l'alfombre, sans pour autant bouger la tête. Son visage affichait encore les traces sombres des coups que Khassendrah y avait fait porter. Sa joue, en revanche, avait dégonflé. Son regard contemplait l'hybride blottie contre lui, et brillait d'un mélange unique de douceur et de tendresse, une lueur merveilleuse que son amie avait l'habitude d'observer dans ses iris écarlates. Son souffle lent, régulier, venait la chatouiller agréablement. Elle ferma les yeux un moment, juste pour se concentrer davantage sur la sensation des bras de l'althëlien autour d'elle.

Lorsqu'elle les rouvrit, elle remarqua que le coin de la bouche de Faelor était relevé en une esquisse de sourire. Son expression attendrie, bien qu'adorable, était entachée par le volume de sa lèvres supérieure, ornée d'une petite coupure coagulée. La jeune femme hésita une seconde, puis se redressa.

—  Elle t'a fait quoi, exactement ? souffla-t-elle d'une voix à peine audible.

L'elfe baissa les yeux.

—  Elle... rien, expliqua-t-il. En revanche, ses serviteurs... Ils m'ont frappé pour obtenir des informations. Mais je n'ai rien dit.

Ses iris plongèrent dans ceux de sa compagne, dont le coeur s'emballa un peu.

—  S'il l'avait fallu, articula l'alfombre, je serais mort sans rien leur dire. Je t'aime beaucoup trop pour te trahir.

   Elle s'empourpra.

—  Faelor... soupira-t-elle. Tu... Je ne te le demande pas... Si tu avais craqué, jamais...

—  Je t'aime, Rae, la coupa l'althëlien. Je serais prêt à tout pour te protéger.

Elle ouvrit la bouche pour répliquer, mais ne trouva rien à répondre. Les mots de son compagnon l'avaient assommée. Durant un instant, elle n'y crut pas. Cela lui semblait bien trop beau pour être réel. Et pourtant, l'intensité de son regard, la gravité de son ton, l'assurance timide avec laquelle il lui avait avoué ses sentiments lui prouvaient qu'elle ne rêvait pas. Il caressa sa joue d'un geste tendre, une vague lueur d'appréhension dans les yeux.

—  Je t'aime, affirma-t-il à nouveau.

Un petit sourire vint étirer les lèvres de Raeni.

—  Je t'aime aussi, Faelor, souffla-t-elle d'une voix remplie d'émotion.

Il la serra davantage dans ses bras. Leurs prunelles se croisèrent une nouvelle fois, remplies de tout ce qu'ils ressentaient l'un pour l'autre. La jeune femme tendit la main pour caresser le visage de son bien-aimé, qui ferma les yeux. L'hybride sentit son coeur fondre d'attendrissement devant ses traits apaisés et heureux. Elle savoura un moment la douceur de sa peau sous ses doigts, son contraste avec la rugosité de la barbe naissante sur son menton. Elle admira l'angle de sa mâchoire, la délicate courbure de ses cils sombres, à peine visibles sur sa peau de la couleur des cendres.

L’alfombre rouvrit les yeux, puis attrapa ses doigts d'un geste doux pour les porter à ses lèvres. Une expression timide passa sur ses traits, tandis que sa compagne rougissait un peu. Elle n'avait pas l'habitude de tant de douceur, même venant de lui. D'aussi loin qu'elle se souvienne, ils avaient toujours été proches, mais jamais son ami ne s'était montré si prévenant, si tendre avec elle. Elle fut forcée d'admettre que cette nouvelle proximité, ces petits gestes délicats qu'il se permettait, lui plaisaient énormément. Elle dégagea ses doigts des siens, avec un petit sourire, puis glissa sa main dans son épaisse chevelure d'ébène.

Le visage de Faelor s’illumina. Son bras s'enroula autour de la taille de la jeune femme, qu'il serra contre lui avec tendresse. Ses doigts effleurèrent la pommette de Raeni. Leurs regards semblèrent alors s'attirer comme deux puissants aimants, à tel point que leurs visages se rapprochèrent l'un de l'autre. Leurs souffles se mêlèrent, puis leurs lèvres s'effleurèrent.

L’hybride n'avait jamais embrassé personne auparavant. La sensation était agréable, elle devait l'avouer. Tellement que, sous la puissance des émotions qui explosaient en elle et faisaient accélérer les battements de son coeur, ses yeux se fermèrent. Elle embrassa Faelor avec timidité dans un premier temps, puis, par la magie de l'amour qui semblait lui donner des ailes, leur baiser se fit plus profond, plus franc.

Peu à peu, l'étreinte de son amoureux se resserra autour d'elle. Sa main, posée sur sa taille, la serra d'un geste un peu brusque, tandis que son baiser se faisait plus pressant, moins doux. Raeni sentit un vague goût de putréfaction envahir sa bouche, et les lèvres de son amant se desséchèrent sous les siennes. Elle rouvrit les yeux, un peu mal à l'aise. Le cri de terreur qui lui échappa fut aussitôt étouffé par la bouche de l'alfombre, encore collée à la sienne. Le visage de Faelor s'était littéralement décomposé : sa peau ne formait plus qu'une vague surface jaune violacée en lambeaux, d'une pâleur plus que cadavérique. Ses joues s'étaient creusées et offraient désormais un aperçu de sa cavité buccale aux dents désordonnées, par endroits cariées, parfois manquantes. Son orbite gauche ne formait qu'un trou béant d'où sortait un asticot. Son autre œil ne devait plus servir à grand-chose, à en croire la couleur jaunâtre de son iris. Ses cheveux manquaient par touffes et dévoilaient la blancheur blafarde du crâne sous d'immondes croûtes purulentes.

Dans un élan de dégoût et d'horreur, Raeni tenta de se libérer. Faelor resserra davantage sa prise autour d'elle, si bien qu’elle sentit la pointe de ses phalanges s'enfoncer dans son flanc. Elle se débattit de plus belle, se tortilla, força pour se défaire de l'étreinte malsaine de son ami si soudainement métamorphosé. A la suite d'une poussée plus violente que les autres, la résistance céda avec un craquement sinistre. Emportée par son élan, la jeune femme perdit l'équilibre, puis bascula en arrière et tomba dans l'eau. Une eau noire, glaciale, au goût de mort.  

L'hybride s'efforça de retrouver la surface pour respirer. Lorsqu'elle y parvint, ses yeux s'écarquillèrent d'horreur. Son bien-aimé se tenait appuyé d'une main au bord d'une barque abîmée. Son corps décharné portait de nombreuses marques de coups mortels, de taches de sang. Le bras qui tenait Raeni un instant plus tôt pendait par un simple lambeau de chair putréfiée. La pâle blancheur de l'os brisé en deux lui confirma qu'elle l'avait cassé en se débattant.

Un hoquet lui échappa alors qu'elle se maintenait à la surface au mieux. Cette créature n'aurait jamais dû se tenir là, à la regarder se battre pour garder la tête hors de l'eau. Dans un tel état de décomposition, sa place aurait davantage été dans une tombe, ou mieux encore, brûlée, puis dispersée au gré du vent. Pas là. Pas devant elle.

Et pourtant, à la voir ainsi bouger, grimacer, elle devait se rendre à l'évidence. Cette chose était vivante, et sa ressemblance avec Faelor déchirait le cœur de Raeni, car elle se doutait qu'il s'agissait bel et bien de lui. Elle ignorait ce qu'il s'était passé, mais voir son bien-aimé aussi mal en point, plus proche du cadavre que de l'alfombre qu'elle avait toujours connu lui faisait mal. Et cette douleur l'empêchait de poser la moindre question. En plus, la froideur de l'eau lui coupait la respiration.

Un éclair déchira alors le ciel au-dessus de sa tête. L'attention de l'hybride fut attirée par une silhouette immense derrière leur frêle esquif. Une ombre noire, à moitié masquée par les immenses vagues soulevées par la tempête. La jeune femme sentit une terreur sans nom l'envahir. Elle n'était pas certaine de ce qu'elle avait vu, et l'obscurité profonde autour d'eux l'empêchait de bien distinguer quoi que ce soit à plus de deux mètres de distance, en tout cas jusqu'à ce qu'un second éclair vienne préciser la scène.

L'hybride remarqua que cette apparition allait vite, beaucoup trop vite. Elle distingua une base large sur les flots, à la forme un peu singulière, comme un navire sur les flancs duquel des toiles auraient été fixées. Deux hauts mâts s'élançaient vers le ciel. D'immenses voiles noires y étaient fixées, et se tendaient vers les deux naufragés sous la force des rafales. Quelque chose s'agita derrière l’embarcation, une sorte d'immense tentacule dont la nature exacte était indiscernable avec la distance.

—  Tu nous rejoindras toi aussi, Raeni, siffla soudain la voix de Faelor. Le Dragon des Mers viendra te chercher. Tu deviendras l'une des nôtres, à son bord pour l'éternité...

Raeni détourna les yeux dès que son ami prit la parole. Le nom du navire lui arracha un gémissement terrifié. Elle secoua la tête, puis sentit un souffle brûlant caresser son visage et engourdir sa peau glacée. Son attention se reporta juste derrière la barque. L'ombre se tenait devant elle, désormais. Sombre, immense, effrayante. La jeune femme lâcha un petit cri, qui se noya dans le tumulte élémental. La chose devant elle n'était pas un simple navire. Un long cou hérissé de piques se tendait en guise d'étrave, et portait une tête de dragon comme figure de proue. Les yeux de rubis luisaient dans l'obscurité de la tempête, à tel point qu'ils nimbaient de rouge tout ce qui se trouvait en-dessous d'eux.

Tétanisée, l'hybride arrêta de bouger. Il lui sembla que la créature, ce dragon maudit, l'avait pétrifiée d'un simple regard, et qu'il s'en amusait. La tête bougea alors pour se tendre vers elle. La gueule s'ouvrit sur une gorge béante, abysse obscur à l'odeur fétide. Les crocs de la créature étaient longs, effilés, pour certains cassés. Un grondement sourd s'échappa de la gueule du monstre, suivi par une violente lueur rougeoyante, qui se transforma en jet de flammes. Raeni hurla, puis l'obscurité l'entoura.

Elle se redressa en sursaut, complètement perdue. Son cri lui résonnait encore dans les oreilles, accompagné du grondement assourdissant des flammes crachées par le Dragon des Mers. Sa respiration saccadée sifflait, mais aucun autre son ne lui parvenait, hormis le craquement léger du bois. La semi-clarté environnante dévoila à son regard perdu des meubles inconnus, ainsi qu'une pièce étroite dont l'agencement ne lui disait rien. Elle se sentait trempée, frigorifiée, et la panique la gagna à nouveau. Elle essaya de se lever, mais s'étala au sol avec fracas. Elle tenta de se libérer de ce qu'elle crut un instant être un lien, puis remarqua qu'il ne s'agissait que d'un drap dans lequel elle s'était empêtrée. Sans chercher davantage à comprendre ce qu'elle faisait là, dans un lit de bonne facture, sous une belle couverture, elle se mit en tête de sortir de cette pièce pour comprendre où elle se trouvait.

La porte n'était pas fermée. Elle déboucha sur une petite pièce dans laquelle quatre lits supplémentaires étaient dressés et occupés. Elle ne chercha pas à déranger les dormeurs, de peur qu'il ne s'agisse de personnes mal intentionnées. Son estomac, noué par l'inquiétude, lui semblait lourd à traîner. Son cœur battait si vite et fort qu'elle se demanda un instant s'il n'allait pas réveiller quelqu'un. Elle gagna une autre ouverture, pile en face de celle qu'elle venait de prendre, et actionna la poignée. Une brise salée l'accueillit lorsqu'elle poussa le battant.

A l'extérieur, Raeni reconnut le pont d'un navire. Le clapotis des vagues contre la coque, les voiles tendues au-dessus de sa tête et les mouvements du plancher sous ses pieds lui indiquèrent qu'elle était en pleine mer. Une nouvelle vague de terreur la saisit. Elle courut au bastingage, chercha des yeux quelque chose de familier, la côte, une lumière portuaire, n'importe quoi qui aurait pu lui indiquer où elle se trouvait. Rien ne lui apparut. Elle lâcha un gémissement de terreur. Le Dragon des Mers devait l'avoir emmenée. Elle était prisonnière à bord de ce vaisseau maudit.

Un doute s'installa toutefois en elle lorsqu'elle se retourna pour gagner l'autre bord du bâtiment. Les voiles, loin d'être noires et inquiétantes, luisaient d'une pâle blancheur sous l'éclat céleste des Lunes. Par ailleurs, le navire semblait bien plus petit et familier que celui qu'elle pensait avoir vu. Plus beau, moins menaçant. Presque rassurant.

Elle n'eut toutefois pas le temps de considérer plus longtemps la question. Son estomac, très certainement malmené par les récents évènements, se contracta d'un coup. Elle se précipita jusqu'au bastingage, qu'elle atteignit juste à temps pour relarguer son dernier repas par-dessus bord. Un vertige la saisit lorsqu'elle se pencha un peu. Elle perdit l'équilibre, mais une main ferme l'empêcha de basculer dans la mer.

—   Un problème, capitaine ?

Raeni sentit un immense soulagement l'envahir en reconnaissant la voix. Thaelor. Elle ne put toutefois lui répondre, à cause de ses nausées, qui ne semblaient pas décidées à lui laisser de répit. L'alfombre la soutint donc quelques minutes encore, jusqu'à ce qu'elle ne soit plus capable de cracher autre chose qu'un filet de bile. Il l'aida alors à s'asseoir contre le bastingage.

—   Ne bouge pas, lui conseilla le marin. Je reviens tout de suite.

Raeni tenta de le retenir, mais il tourna les talons et disparut dans les entrailles du vaisseau. La jeune femme lâcha un petit gémissement, incapable d'émettre le moindre mot. Elle frissonnait. Son estomac continuait de la malmener, et, dès qu'elle tournait la tête, de violents vertiges la prenaient. Elle s'efforça donc de concentrer son esprit sur autre chose. Son ami paraissait s'inquiéter pour elle, à en juger par son regard lorsqu'il l'avait laissée. Il semblait aussi savoir ce qu'il faisait. Elle lâcha donc un petit soupir discret, qu'elle regretta aussitôt. Elle se redressa au mieux, se pencha encore, tenta de vomir, mais son estomac vide l'empêcha de recracher quoi que ce soit. Elle pesta contre son corps qui la lâchait au mauvais moment, avant de percevoir des pas derrière elle.

—   Rae ? demanda Thaelor. Tu... ça va ?

La jeune femme secoua faiblement la tête. Son compagnon soupira, puis l'attrapa par le bras pour la forcer à se rasseoir. Il lui tendit ensuite un gobelet rempli d'eau et un bout de tissu. 

—   Tiens. Rince-toi la bouche, ça te fera du bien. Crache sur le pont, ça sera plus simple... on le nettoiera demain.

La jeune femme obtempéra. Le liquide frais eut un effet bénéfique sur elle, comme son camarade l'avait annoncé. Elle s'essuya ensuite la bouche, puis le marin lui tendit un peu d'eau pour qu'elle puisse se rafraîchir le visage. Il remplit une nouvelle fois le verre, que Raeni vida d'une traite. Après cela, ses pensées lui parurent beaucoup plus claires, et son estomac, moins agité. Elle remercia son ami d'un geste de la tête, puis demanda, les sourcils froncés :

—   On est où ?

Thaelor prit un air inquiet.

—   Heu... sur le Perle d'Ambre, lui rappela-t-il. Tu sais, le navire qu'on a piqué au port...

—   T'es sûr qu'on est pas sur le Dragon des Mers ? insista-t-elle.

—   Ben... balbutia son ami. Attends, pourquoi on y serait ? Ce navire n'est qu'une légende ! 

Raeni sentit un immense soulagement l'envahir. Elle lâcha un petit rire, qui réveilla un peu ses nausées. Elle baissa la tête, une main devant la bouche. L'alfombre la prit aussitôt par les épaules. 

—   Heu, évite de rire, lui conseilla-t-il. C'est pas super pour le mal de mer...

—   J'ai pas le mal de mer, grogna la jeune femme en réponse.

Le marin lui jeta un regard amusé.

—   Et moi, je suis Enhis Rakhamm, se moqua-t-il. Plus sérieusement, Rae, c'est trois fois rien...

—   J'ai pas le mal de mer.

Thaelor préféra ne pas répondre.

—   T'es trempée, fit-il remarquer à la place. T'as plongé par-dessus bord ?

Raeni baissa les yeux sur les planches du pont.

—   Je... je crois que j'ai fait un cauchemar, avoua-t-elle.

—   Laisse-moi deviner... Tu étais prisonnière du Dragon des Mers, c’est ça ?

—   Continue de te moquer et je te passe par-dessus bord, le menaça-t-elle.

—   Je ne me moque pas ! se défendit l’alfombre. Je ne pensais pas que tu étais si sensible à de simples histoires…

—   Je ne suis pas sensible.

—   Arrête un peu, Rae, la gronda-t-il. Cette histoire t’a assez chamboulée pour que tu en oublies que le flhylh était drogué.

—   J’en ai à peine bu, grogna-t-elle.

—   Ça a suffi pour que tu dormes pendant deux jours, fit-il remarquer.

—   Combien ? s’exclama-t-elle.

—   Deux jours, répéta-t-il.

—   Et vous n’auriez pas pu me réveiller ?

—   J’ai essayé, figure-toi, s’agaça-t-il. Ce truc est pire qu’une piqûre de drëthalan véloce. J’ai à peine réussi à te faire couiner un truc ridicule en t’aspergeant d’eau bien froide. Je t’ai même foutu une dizaine de claques, ça n’a servi à rien.

La jeune femme en resta stupéfaite, et un peu honteuse. Elle ne répondit pas tout de suite, mais, à la pâleur de sa peau, Thaelor se douta qu’elle devait être inquiète pour ceux qui avaient bu plusieurs verres de la boisson.

—   Désolée, souffla-t-elle au bout de quelques minutes de silence. J’aurais dû faire plus attention et ne pas me laisser impressionner par une simple légende…

—   Ce n’est rien, lui assura-t-il. Toi aussi, tu peux avoir des faiblesses.

—   Non.

—   Rae… soupira-t-il.

Elle lui lança un regard noir. Il préféra ne pas insister.

—   Tu veux encore boire un peu ? demanda-t-il plutôt pour changer de sujet.

Elle secoua la tête.

—   Je préfèrerais éviter.

Le marin haussa les épaules.

—   Comme tu veux, capitaine. Mais tu devrais te forcer. Au moins pour être sûre de ne pas te déshydrater.

—   Ça va aller, assura-t-elle d'un ton catégorique.

Son camarade soupira, puis se releva.

—   Regarde autour de toi, lui ordonna-t-il.

Elle s'exécuta et aperçut quelques silhouettes allongées sur le tillac. Un gémissement échappa à l'une d'elles, sur sa droite.

—   Thaëlya est dans les quartiers des officiers et est incapable de se lever à cause des vertiges, expliqua son acolyte. Alanna dort pour éviter les nausées. Aelor a préféré la gueule de bois au mal de mer. De toute la bande, y'a que Ayrik qui a l'air de tenir bon.

Il désigna une ombre assise sur les marches menant à la dunette, puis reprit son discours :

—   Même moi, encore aujourd'hui, ça m'arrive d'être un peu mal en cas de tempête. C'est tout à fait normal, surtout avec ton sang d'elfe de feu, de ne pas supporter aussi bien les trajets sur l'océan qu'un humain. On m'a dit qu'ils sont arrivés sur le continent par la mer, il y a fort longtemps, donc forcément, ils ont des prédispositions à la navigation. Mais toi, tu es althëlienne, et liée au feu... personne ne t'en voudra d'être plus sensible aux voyages en mer que d'autres. Et moins encore notre groupe, puisque tout le monde est plus ou moins dans le même état.  

Il remarqua que sa compagne avait baissé les yeux sur ses mains et n'osait plus le regarder. Un sourire attendri passa un court instant sur ses lèvres, puis il reprit une mine sérieuse pour s'agenouiller auprès d'elle. Il posa une main sur son épaule avant de la forcer à le regarder d'un geste ferme. Un instant, il revit la gamine famélique, terrifiée et butée qu'ils avaient trouvé dans une ruelle, des années plus tôt, avec ses camarades d'alors.

—   Tu n'es pas infaillible, Rae, reprit-il d'une voix douce, d'un ton presque rassurant. Je sais que tu veux faire de ton mieux, mais toi aussi, tu as des faiblesses. C'est normal. Tout le monde en a. Tu n'es jamais montée sur un navire, tu as le mal de mer, comme beaucoup d'althëliens. Tu fais des cauchemars, comme n'importe quelle personne un peu impressionnée par quelque chose. Ça arrive, tu n'as pas à t'en vouloir. Le tout, c'est de les accepter et d'avoir quelqu'un sur qui te reposer quand tu faiblis. 

L'hybride baissa la tête. Elle repoussa d'un geste vif l'alfombre. 

—   Laisse-moi tranquille, siffla-t-elle. Je... je vais essayer de dormir un peu.

Thaelor se demanda s'il n'avait pas fait une bêtise. Le soudain changement de comportement de Raeni lui semblait étrange. Il se mordit la lèvre, mais acquiesça.

—   Laisse-moi au moins te raccompagner à ta cabine.

—   Je vais me débrouiller, assura-t-elle.

Il tenta de protester, mais elle le repoussa. Il soupira et la laissa faire. Il se doutait bien que quelque chose l'avait contrariée, ou blessée. Et il savait aussi qu'elle n'en parlerait pas. Il se contenta donc de lui souhaiter une bonne nuit, puis la laissa gagner sa cabine, seule. Il s'assit ensuite sur le bastingage pour contempler les étoiles.

Raeni, de son côté, avait senti son cœur se déchirer lorsque le marin avait parlé de se reposer sur quelqu'un. Avec la guerre et cette année de vie dans la rue, livrée à elle-même, elle avait appris à se méfier de tout le monde, sauf de Faelor et d'Avëlëa. Ses deux amis de toujours avaient été son seul soutien pendant un an, presque quatre cents jours d'errance et de peur, à éviter soldats humains, rebelles althëliens, voleurs, coupe-jarrets et voyous. Elle ne le montrait que très peu depuis qu'elle avait pris la tête de leur bande, à Khaëlentis, mais elle s'appuyait presque toujours sur eux en cas de doute, d'inquiétude ou de faiblesse. Et Faelor avait toujours rempli son rôle au mieux.

L'alfombre n'avait bien sûr pas pensé à mal lorsqu'il avait émis cette suggestion, Raeni s'en doutait. Toutefois, il lui avait fait penser bien malgré lui à son meilleur ami resté à terre. Son rêve lui revint à l'esprit, et lui arracha quelques larmes. Elle se réfugia sur son lit pour pleurer, non sans pester en même temps contre les nausées qui remontaient.

Elle s'efforça cependant bien vite de se calmer. Pleurer ne l'amènerait à rien, hormis faiblir et décevoir ceux qui l'avaient suivie. Elle devait se montrer forte. Oublier ses sentiments, oublier son chagrin. Se concentrer sur son objectif.

Elle essuya d'un revers de manche les gouttes salées qui perlaient sur ses joues, puis respira profondément. Elle avait désormais une nouvelle motivation, un nouveau but à atteindre : revenir un jour à Khaëlentis, riche, puissante, afin de se venger de Khassendrah pour de bon et retrouver son bien-aimé.

 Le coup de fouet mental qu'elle venait de s'asséner redonna à Raeni toute son énergie habituelle. Son esprit, apaisé par ce nouvel objectif qu'elle s'était fixée, se concentra sur le moyen de l'atteindre. La partie la plus importante et délicate de son plan avait réussi avec succès. Ils avaient quitté le port. Maintenant, une autre question se posait : que faire ? Où aller ?

La jeune femme s'assit en tailleur pour mieux réfléchir. Son estomac se contracta, mais elle lutta contre la nausée. Elle se doutait que Thaelor avait raison et qu'elle était atteinte du mal de mer, mais elle se devait de lutter au mieux contre ses symptômes. Elle avait déjà perdu deux jours à dormir, il lui fallait se rattraper et prévoir la suite des opérations.

Son regard se promena dans l'obscurité de la cabine. Elle discerna la vague forme des meubles, sans pour autant réussir à en distinguer les détails. Une idée lui vint alors : explorer son environnement pour, peut-être, y trouver un indice ou quelque chose qui pourrait l'aider et la guider. Après tout, elle ne connaissait rien à la vie en mer.

Elle se leva avec la ferme intention de fouiller la pièce. Elle tendit la main devant elle et se concentra un instant. Une flamme vacillante se forma entre ses doigts, tout juste suffisante à éclairer un peu mieux la zone devant ses yeux. Elle contourna une table posée en plein centre de la cabine, sur un tapis doux, et s'approcha d'un large bureau. Celui-ci, encombré de papiers divers, côtoyait une armoire remplie de rouleaux, plumes et d'objets étranges que la jeune femme identifia comme étant du matériel de navigation.

Elle abaissa un peu la main pour éclairer les feuilles éparpillées devant elle. Des lettres, pour la plupart, mais aussi divers calculs auxquels elle ne comprit rien, des coordonnées et une liste de matériel. Elle dégagea un lourd ouvrage, de toute évidence le livre de bord, qu'elle parcourut du regard. Elle détesta aussitôt l'ancien capitaine du navire à son écriture serrée, minuscule et illisible. Difficile de le relire. Mission impossible, même, pour une orpheline qui avait abandonné la lecture depuis des années.

Elle reposa le document et s'intéressa au contenu de l'armoire. Elle repéra d'anciens livres de bord, fort probablement remplis, ainsi qu'un cahier dans lequel avait été consigné l'inventaire de tout ce qui se trouvait à bord. Elle promena ses doigts sur les rouleaux de cartes, puis s'abaissa pour fouiller une lourde boîte. Elle en tira diverses missives porteuses de sceaux et signatures officiels. Un sourire satisfait étira ses lèvres. Des ordres de mission.

Elle éteignit la flamme le temps de déplacer le contenant pour mieux le fouiller. Au passage, elle attrapa une bougie neuve qu'elle déposa sur un petit bougeoir. Elle l'alluma et ramena ses trouvailles à la table pour pouvoir les étudier en détail.

Un large échiquier de marbre, ornementé de filaments d'or et d'argent, reposait sur le meuble. Elle le poussa d'un geste sec et le remplaça par sa source de lumière. Elle installa la boîte sur une chaise, s'assit sur une autre, et commença à déplier les courriers pour les lire. Le premier qu'elle attrapa attira son attention : daté du mois dernier, il ordonnait la capture d'Enhis Rackhamm.

Un sourire étira les lèvres de Raeni. Le nom du pirate sonnait comme un appel, une promesse de liberté et d'espoir. Elle connaissait de nombreuses légendes à son sujet, sur ses origines. Toutes avaient cependant un point commun : la fortune qu'il avait accumulée grâce à la guerre et à son réseau de plus en plus étendu le long des côtes skyëltiennes et toëlliennes.

La jeune femme parcourut la missive du regard. Elle indiquait ses dernières cibles, avec leurs coordonnées au moment de l'attaque, et donnait la zone approximative dans laquelle aurait lieu la prochaine. Une aire vaste, mais où peu de vaisseaux circulaient. Le Perle d'Ambre aurait juste eu à suivre à distance l'un d'eux pour retrouver les forbans, à en croire les expéditeurs de la lettre.

Raeni la reposa avec soin auprès d'elle. Si la rencontre d'une telle personnalité lui faisait envie, elle devait toutefois rester prudente. Rien n'indiquait en effet qu'il n'attaquerait pas leur navire, ou accepterait de les prendre sous son aile. Les récits le décrivaient comme dangereux, cruel, sanguinaire. Il lui fallait prendre ces avertissements en compte, même s'ils lui avaient été transmis par des marins plus ou moins ivres et guère objectifs dans leurs propos. Elle ne voulait pas mettre en danger ses protégés, même si, d'une certaine façon, le pirate pouvait leur offrir une aide précieuse.

Elle se jura d'y réfléchir, puis s'attaqua à la lecture des autres messages. La plupart provenaient de différents gouvernements althëliens. Les plus anciens contenaient des ordres de guerre, comme l'attaque de villes ou encore l'abordage de vaisseaux humains. Elle ne comprit cependant qu'à peine la moitié de ce qu'elle lut, à cause de ses connaissances manquantes sur le sujet. Les termes techniques, les noms des manœuvres, parfois même les dialectes qui avaient pu servir à la rédaction des lettres. Elle se sentit un instant très bête, mais se reprit vite. Elle n'avait que seize ans, alors que le capitaine devait en avoir au moins cent. Les hauts fonctionnaires à l'origine des missives devaient eux aussi être âgés, et donc avoir eu le temps d'apprendre et de maîtriser les termes de la marine et de la guerre. De plus, certains de ces messages devaient provenir d'autres royaumes, à en juger par les enveloppes ou le papier utilisé. La couleur de l'encre, la présence d'un sceau, les signatures au bas d'une partie d'entre eux confirmaient à la jeune femme qu'un certain nombre de personnes avaient rédigé ces lettres selon des codes différents. Des codes dictés par des sociétés différentes.

Raeni sentit son estomac se tordre une nouvelle fois. Elle tenta de résister, mais la lecture avait aggravé son mal. Elle se trouva donc forcée de reposer les dernières feuilles et de s'éloigner de la table de peur de tout salir, puis se tassa au fond de son siège et ramena ses genoux contre sa poitrine. Elle les entoura de ses bras et y posa son front, les yeux fermés. Elle se força ensuite à respirer profondément, avec calme, pour apaiser son ventre. Ses recherches d'un plan semblaient compromises, pour ce soir.

Elle attendit donc que la nausée se calme. Lorsque, enfin, elle se sentit un peu mieux, elle se leva pour regagner son lit et s'y coucher après avoir ramassé la couverture. Elle se roula en boule sous le tissu pour essayer d'échapper au mal de mer. Ses pensées dérivèrent peu à peu, autant sur Faelor que sur Enhis Rackhamm. Elle songea à leurs compagnons à terre, à ses amis endormis sur le pont, à son cauchemar, aussi. Au Dragon des Mers. Elle ne comprenait pas comment elle avait pu faire un aussi mauvais rêve à cause d'une simple histoire, ni comment celle-ci avait pu autant la toucher.

La jeune femme chassa cette pensée au bout d'un moment. Le temps apaiserait son esprit, elle en était persuadée. Pour l'instant, même si elle devait se plier aux caprices de son corps, d'autres priorités s'imposaient à elle. Un plan germait peu à peu dans son esprit. Un objectif pour son navire et son équipage.


Laisser un commentaire ?