La Flamme de Mililian - Tome 1 - Partie 1
A Khaëlentis, le dix-huitième jour du mois de Galamalë
Cher confrère,
Puisse cette lettre vous trouver en bonne forme physique et prêt à reprendre la mer avec vos hommes. Je me vois en effet dans l’obligation de vous annoncer le vol du Perle d’Ambre, fierté de notre flotte et joyau de l’armée, par un groupe de voyous originaires de la cité dans laquelle je me trouve actuellement.
Cette petite bande est dirigée par une adolescente dotée de grands pouvoirs de brume, qui lui permirent de tromper les soldats restés à bord du navire durant leur escale, mais aussi d’un don certain pour la nécromagie. Elle obtint en effet le soutien d’un puissant fantôme dans le port, ce qui lui assura sans conteste la réussite de son larcin. Sans cela, elle n’aurait indéniablement pas réussi à s’enfuir.
Je me permets également de vous signaler la présence d’un humain à bord du Perle d’Ambre, un jeune garçon qui, semble-t-il, maîtrise déjà l’art de la manipulation et contrôle ladite adolescente et sa bande. Il me paraît évident qu’il compte se servir du navire pour lui-même, à moins qu’il ne le livre à ses confrères de Skyëlta pour une raison qui m’est obscure. Il vous faut donc à tout prix l’arrêter, pour ne point ternir la réputation des thalëni et, si mes craintes les plus profondes se révèlent exactes, raviver les flammes du conflit.
Pour ma part, je reste encore à Khaëlentis afin de retrouver et condamner leurs complices restés à terre. Je compte donc sur vos compétences et votre expérience pour traquer et capturer ces dangereux criminels, mais aussi récupérer le Perle d’Ambre. Bien sûr, votre aide ne sera guère oubliée.
Bien à vous,
Ahal Vanador.
L’alfombre relut les quelques lignes qu’il venait de rédiger. Six jours s’étaient déjà écoulés depuis le vol du navire et sa destination restait un mystère. Malgré leur avancée récente de la veille – le témoignage d’un gosse des rues contre un simple repas chaud, qui leur avait appris que toute la bande de la bâtarde n’avait pas pris la mer –, il ne pouvait se permettre de perdre davantage de temps. Il lui en coûtait de réclamer de l’aide, mais, s’il voulait avancer de manière efficace, il devait traquer à la fois les gamins partis en mer et ceux restés en ville. En outre, il ne maîtrisait pas l’art de la navigation et devait donc faire appel à l’un de ses amis pour armer un navire capable de poursuivre et bloquer le Perle d’Ambre.
A l’instant où il allait apposer son sceau – une tête de sang-noir de profil, entourée d’une étoile à treize branches –, quelques coups retentirent à la porte.
— Entrez, lança-t-il d’un ton agacé.
Le battant s’ouvrit sur Khassendrah. La jeune femme portait quelque chose dans ses bras, un objet arrondi dissimulé sous une couverture. Vanador lui adressa un geste impérieux de la main.
— Un instant.
Sans plus se soucier d’elle, il attrapa une barre de cire noire, qu’il approcha d’une bougie. Une goutte épaisse et visqueuse tomba sur le papier, juste en-dessous de son nom. Il y appliqua ensuite sa bague. Lorsqu’il la retira, une marque écarlate ornait le matériau sombre. Il plia la feuille avec soin, puis la glissa dans une enveloppe qu’il scella de la même façon. Il déposa enfin la missive sur le coin du bureau, avant de relever la tête vers Khassendrah.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— J’ai trouvé ce que vous aviez demandé, répondit-elle avec un petit sourire satisfait.
— Montre-moi ça.
Elle s’approcha donc pour déposer l’objet sur le plan de travail. Vanador remarqua à ses gestes maladroits que sa blessure n’était toujours pas guérie. Sans s’en formaliser davantage, il ôta la couverture d’un geste sec. La coquille noire et luisante d’un œuf à la forme parfaite se dévoila sous ses yeux.
— Je l’ai trouvé dans une ruelle, expliqua la jeune femme.
— Parfait, répondit Vanador d’un ton pensif.
Il caressa la surface lisse d’un doigt. Une douce chaleur en émanait, signe que l’embryon vivait à l’intérieur de sa protection calcaire. Excellent, songea-t-il sans cesser de l’observer. Khassendrah pouvait se révéler utile, lorsqu’elle se décidait à suivre ses ordres sans tenter de le doubler.
Malgré ce qu’elle pouvait affirmer, il savait que sa présence sur le quai le jour du départ de la bâtarde et sa bande n’était en rien fortuite. Inutile de savoir lire dans son esprit pour deviner que sa soif de pouvoir et de vengeance la poussait à agir par elle-même et non à le servir sans se poser de questions. Cependant, il devait admettre que, parfois, ses idées pouvaient avoir du bon.
Il extirpa l’œuf du tissu d’un geste précautionneux, soucieux de ne pas le briser. Son poids le frappa aussitôt. Il pesait lourd, signe que le bébé possédait une origine humaine du côté de son père. Une grimace étira ses lèvres. Quelle femme alfombre pouvait bien accepter de copuler avec un être aussi vil que ceux-ci ? Cet enfant ne méritait pas de vivre, comme tout bâtard à moitié humain qui avait pu voir le jour depuis leur arrivée sur le continent. Il espéra que sa génitrice s’était faite tuer pour cette abomination contre-nature. Ou au moins enfermer. Ou torturer. Après tout, il s’agissait là d’une traîtrise à l’encontre des thalëni.
Pourtant, et malgré son origine honteuse, cet œuf possèderait, d’après Khassendrah, un pouvoir inestimable aux yeux de l’alfombre. Sous sa coquille fine et fragile, l’être en cours de développement pourrait bien aider Vanador à capturer les orphelins qu’il traquait, au moins ceux à terre.
— Vous comptez en faire quoi ?
La voix Khassendrah le tira de ses pensées. Appuyée nonchalamment sur le bureau, elle observait elle aussi sa trouvaille.
— Patience, espèce de jeune écervelée. Tu ne vois donc pas que je suis occupé ?
— J’avais remarqué, grommela-t-elle, mais j’aimerais savoir ce que vous comptez faire avec ça. Vous m’aviez dit que vous n’aimiez pas les gosses. Alors pourquoi vous vous intéressez autant à un vulgaire œuf ? Et surtout un œuf à moitié humain ?
L’Ahal lui jeta un regard hautain. Elle l’agaçait. Certes, elle possédait une certaine utilité et ses réflexions lui avaient donné cette idée, mais ses questions, posées au mauvais moment, l’importunaient. Si elle ne lui était pas aussi précieuse pour son influence auprès des orphelins et sa connaissance de cette bande qui le tournait en ridicule, il l’aurait déjà faite enfermer.
— Ce que je compte faire dépasse certainement tes capacités de compréhension. Contente-toi d’obéir à mes ordres.
Une grimace déforma les traits gracieux de l’alfombre. Elle releva le menton en signe de défiance, guère impressionnée par l’attitude de l’Ahal.
— Je vous rappelle que, sans moi, vous ignoreriez les trois quarts de ce que vous savez sur la bande de Raeni et ceux qui sont sans doute restés ici. Et que je vous ai aussi fourni une aide physique grâce à mes chouchous.
Il se leva d’un geste brusque. Elle sursauta, mais son regard ne flancha pas. Malgré sa haute taille qui lui permettait de la dominer, il ne lui faisait pas peur.
— Parle-moi sur un autre ton, ordonna-t-il d’une voix glaciale. Tu m’as peut-être apporté une aide précieuse pour identifier les amis de cette idiote en ville, mais tu m’as toi-même affirmé avoir tout dit sur eux. Je peux très bien me passer de toi, désormais.
Le visage de Khassendrah se fendit alors d’un sourire mielleux. Elle esquissa quelques pas aguicheurs pour contourner le bureau.
— Oh, j’ai vraiment dit ça ? minauda-t-elle. J’ai bien peur de vous décevoir, mais vous aurez encore besoin de certaines informations que je possède, comme le lieu privilégié de plusieurs gamins pour leurs rencontres hors de l’orphelinat.
Vanador sentit une vague de colère l’envahir. Ses poings se serrèrent, sa mâchoire se contracta. Comment osait-elle ainsi jouer avec lui ? Il s’apprêta à dire quelque chose, mais elle l’arrêta d’une caresse sur la joue.
— Ne vous énervez pas, susurra-t-elle. C’est mauvais pour votre teint.
Il attrapa sa main d’un geste sec, furieux.
— Pour qui tu te prends, sale petite morveuse ?
— Pour celle qui vous a permis d’entrer dans les bonnes grâces du capitaine de la garde, répondit-elle avec un sourire d’ange. Un mot de ma part, et il vous fait expulser, Ahal ou pas.
Vanador fronça les sourcils. Son regard s’assombrit et il leva l’autre main. Un couinement de douleur échappa à Khassendrah, qui se retrouva bientôt recroquevillée au sol, la tête enfouie sous ses bras. Ses gémissements suppliants n’arrêtèrent en rien l’Ahal, qui se redressa de toute sa taille devant elle, les yeux rivés sur son corps maigre prostré à ses pieds.
— N’oublie pas à qui tu t’adresses, gronda-t-il d’un ton menaçant. Je ne suis peut-être pas le bienvenu dans ta ville, mais je reste tout de même le plus puissant mage de la région. Personne à Khaëlentis ne possède le pouvoir de m’expulser, et certainement pas une pauvre catin comme toi. Tu m’es utile, mais, si tu continues à te montrer insolente, je trouverai le moyen de me passer de ton aide.
Il relâcha le sort qu’il lui avait lancé, puis se rassit sans plus lui prêter la moindre attention. Il l’entendait sangloter à ses côtés. S’il ne regrettait pas de l’avoir remise à sa place, il s’efforça cependant de se calmer. Après tout, c’était grâce à elle que l’idée d’utiliser l’œuf avait germée. Il aurait pu lui expliquer son plan en remerciement pour sa collaboration. Mais il ignorait s’il pouvait bien lui faire confiance. Elle savait trop de choses, et elle aimait se servir de ses connaissances pour nuire à ceux qui lui déplaisaient, il l’avait remarqué assez vite.
Son regard dériva malgré lui sur la jeune femme. Elle s’était éloignée un peu, à genoux, encore sous le choc de la douleur mentale qu’il venait de lui infliger. Malgré tout, elle essayait de contrôler ses larmes, qu’elle essuyait avec des gestes discrets du poignet. Elle tentait de se montrer forte, même s’il savait qu’elle n’avait pas l’habitude de se faire ainsi rappeler à l’ordre.
Une lueur approbatrice passa un court instant dans le regard de l’Ahal. Même si elle se montrait souvent curieuse et un peu trop bavarde, il devait reconnaître qu’il l’appréciait presque. Sa fierté et son charisme ne le laissaient guère indifférent, de même que sa ténacité et ses jeux de manipulation auprès de nombreuses personnes. Malgré l’éducation qu’elle avait reçue dans cette ville, elle portait en elle l’héritage de son peuple et semblait prête à tout pour trouver sa place auprès des thalëni. Elle comprenait avec facilité les ordres qu’il lui donnait, faisait de son mieux pour respecter les coutumes des siens.
Il se remémora sa demande, plus d’une semaine auparavant. Peut-être l’emmènerait-il avec lui, une fois l’affront de la bâtarde et de sa bande puni. Elle se plairait sans doute à Drahlmahë. Et elle pourrait vite grimper les échelons sociaux, puisqu’il ressentait chez elle une forte affinité avec la magie et une détermination sans limite.
Il reporta son attention sur l’œuf, qu’il examina en détails. Sa coquille lisse ne présentait pas le moindre défaut ni la plus petite fissure. Même si sa mère avait dû souffrir lorsqu’elle l’avait pondu, il sentait à la chaleur qu’il émettait que le bébé à naître serait fort et en bonne santé. Et son origine bâtarde le rendait idéal pour une petite expérience, qui ne violerait en rien les lois de son peuple.
Il ouvrit l’un des tiroirs de son bureau et en sortit une petite fiole remplie d’un liquide noir, épais, aux reflets rougeoyants. Un mélange de sang et de cendres des pics Sharghal. Il tira une coupelle creusée dans un fémur de drakon, dans laquelle il versa le mélange. Il y ajouta ensuite quelques gouttes de son propre sang, puis gratta la coquille du bout d’un couteau avant de saupoudrer la poudre obtenue sur la mixture. Il termina sa préparation en la mélangeant à l’aide d’un pinceau fin, fabriqué à partir de poils de sang-noir.
— Khassendrah, ordonna-t-il d’un ton sec, ramène-moi les bougies.
La jeune femme lâcha un hoquet de surprise à son nom, inquiète à l’idée qu’il ait décidé de s’en prendre à nouveau à elle. Ses épaules se détendirent lorsqu’elle entendit sa demande. Elle s’empressa d’aller chercher une petite caisse glissée dans un coin de la pièce et en tira une dizaine de cierges brunâtres. Elle les rapporta aussitôt à Vanador, qui les inspecta un court instant, l’une après l’autre. Toutes étaient fabriquées à partir de sang althëlien, sans doute celui d’esclaves ou de condamnés à mort. Le soin apporté à la sculpture des bâtons et la délicatesse avec laquelle la mèche, en crin de licorne noire, était fixée à son sommet témoignaient de la qualité de leur réalisation. Du matériel parfait, qui lui permettrait d’accomplir un rituel parfait.
Il les déposa sur le rebord du bureau, avant de reporter son attention sur sa mixture. Il la mélangea encore un peu, puis, d’un geste précis, s’en servit pour tracer un symbole à la surface de la coquille. Deux losanges couchés, liés l’un à l’autre par une simple ligne courbée. Il reproduisit ensuite le même dessin sur sa paume avec beaucoup de soin.
Une fois son encre un peu asséchée, il plaça sa main au-dessus de la marque peinte sur l’œuf. Khassendrah s’éloigna un peu de lui d’un pas silencieux, consciente qu’il commençait un rituel. Elle ne posa, cette fois, aucune question. Apprenait-elle enfin à se taire ? Vanador l’ignorait, mais il ne pouvait que l’espérer. A moins que la magie qu’il était sur le point d’utiliser ne l’effrayât.
Un instant plus tard, pourtant, la jeune femme debout à ses côtés s’effaça de son esprit. Il se concentra sur le sort qu’il s’apprêtait à lancer. Des ombres s’élevèrent entre ses doigts, entourèrent sa main et l’œuf. Il entonna une formule en thalëni et, dans le même temps, attrapa d’un geste calme l’une des bougies. Une flamme noire en embrasa la mèche, tandis que les deux symboles s’illuminaient d’un faible éclat rougeoyant.
Sans cesser son incantation, il la déposa auprès de l’œuf, puis saisit la seconde. Lorsque celle-ci s’alluma, le halo émis par les marques s’intensifia. Ses sourcils se froncèrent sous la concentration une fois le cierge fixé à côté du premier. Tout se déroulait comme prévu. Parfait.
Une à une, il alluma toutes les bougies. Les deux symboles, à la fin, luisaient d’une lumière inquiétante, sanglante. Le dessin peint sur sa peau le brûlait un peu, mais il n’y prêtait guère attention. Rien n’aurait pu le détourner du rituel qu’il accomplissait.
Sa voix enfla sur les paroles qui suivirent le dépôt de la dernière chandelle. Le cercle parfait formé autour de l’œuf par les bâtons de cire et de sang sembla s’obscurcir, tandis qu’un vague gémissement en émanait. Vanador ignorait si ce son signifiait que le fœtus, à l’intérieur, ressentait une quelconque douleur. Il préféra l’ignorer. Un embryon ne pouvait ressentir la moindre émotion, ni la plus petite sensation. Surtout s’il possédait une origine humaine.
Un instant plus tard, sa paume se retrouva attirée par le symbole dessiné sur l’œuf. Il n’essaya pas de lutter, conscient de la force dangereuse qu’il manipulait. Au contraire, il colla sa main sur la coquille, devenue à la fois brûlante et glacée. Son incantation gagna encore en puissance. Il ne contrôlait plus la magie ; à présent, il se contentait d’obéir au rituel, de réciter la formule que les arcanes elles-mêmes lui soufflaient.
Bientôt, les dessins absorbèrent l’ombre. La couleur rouge des signes disparut peu à peu, à mesure que les ténèbres s’atténuaient. Les mots de Vanador perdirent en intensité, se muèrent en un murmure de plus en plus léger, qui finit par mourir sur ses lèvres. Il ne resta alors plus aucune trace du rituel qu’il venait d’accomplir, hormis le cercle de bougies, désormais éteintes.
Le silence envahit la pièce. Vanador sentait le poids de l’air sur ses épaules, sa moiteur lorsqu’il entrait dans ses poumons. Khassendrah, elle, avait cessé de respirer. Les yeux de l’Ahal ne quittaient pas la coquille lustrée, attendant un signe, magique ou physique, qui attesterait de la réussite de son sortilège.
Puis il le ressentit. Un battement. Sourd. Léger. S’ensuivit un autre, plus net. Puis un troisième. Il ferma les yeux et se concentra. Son esprit lui sembla s’envoler au-delà de son corps, s’étirer pour former un fil qui s’achevait, il le devina, sur l’œuf. Lorsqu’il rouvrit les paupières, un minuscule cordon d’ombre partait de sa main et rejoignait sa cible, là où il avait gravé le motif, désormais invisible.
Un sourire satisfait étira ses lèvres. Il avait réussi. Il recouvrit la coquille de sa couverture, puis commença à nettoyer le bureau.
— Ouah, souffla enfin Khassendrah. C’était… extraordinaire.
— Un simple sortilège basique, répondit Vanador d’un air moqueur. Rien de très compliqué, pour un Ahal aussi puissant que moi.
Elle s’agita un peu, les yeux rivés sur la bosse ronde posée sur le plan de travail.
— Et… il sert à quoi, ce rituel ?
Vanador releva la tête vers elle. Elle s’efforça d’esquiver son regard, qu’elle sentait empli de reproches. L’Ahal, pourtant, ne pouvait s’empêcher de ressentir une certaine admiration pour sa ténacité, malgré son agacement. Rares étaient ceux qui osaient insister autant pour avoir une réponse de sa part.
— Tu es têtue, toi, déclara-t-il d’un ton un peu cassant.
Khassendrah frémit. Vanador s’en sentit satisfait. Elle avait retenu la leçon. Excellent. Elle apprenait vite, quand elle le voulait. Peut-être son aide se révèlerait-elle à nouveau utile par la suite, si elle se décidait à enfin l’écouter et lui obéir. Il pouvait bien lui révéler son plan, maintenant qu’elle se montrait respectueuse et sage.
— Tu m’as parlé, hier, d’une jeune femme de ton âge qui était sensible aux tout-petits, enfants à naître compris.
— Laëlia ? s’étonna-t-elle.
— C’est possible. Son nom ne m’intéresse pas. Sa particularité, en revanche, peut jouer en notre faveur.
Khassendrah garda le silence, attentive. Son regard suivait les gestes minutieux de l’Ahal, qui terminait son nettoyage pendant qu’il parlait.
— Si elle se trouve incapable de résister à l’envie de protéger un enfant, alors elle sera forcée de l’emmener avec elle. Or, en tant que hors-la-loi, elle doit partager sa cachette avec ses complices.
— Donc vous comptez vous servir de l’œuf pour les retrouver.
Le regard noir que lui jeta Vanador lui arracha un gémissement d’excuses. Il reprit d’un ton pourtant calme :
— Donc, elle se trouve être le maillon faible de leur petite bande, puisqu’il suffit en effet d’introduire un enfant en bas âge dans son champ de vision pour la piéger. Mais il est trop dangereux d’utiliser un tout petit, qui pourrait nous trahir à n’importe quelle occasion.
Un sourire arrogant étira ses lèvres.
— Mais, par chance pour toi, je connaissais un sortilège qui permet de déterminer la localisation d'un objet marqué au préalable. Un rituel très simple à réaliser, mais qui nécessite l’emploi de quelque chose de non-vivant. Un œuf, en l’occurrence.
— Mais la coquille était chaude. Il n’est donc pas mort…
Khassendrah se tut aussitôt, intimidée par l’expression hautaine de Vanador.
— Tu insinues que je me sois trompé ?
— Non, bafouilla-t-elle. Je ne comprends juste pas…
— La coquille est constituée de calcaire, expliqua-t-il d’un ton condescendant. De plus, les embryons ne sont pas de vrais êtres vivants, puisqu’ils ne sont pas encore formés. Et même s’ils l’étaient, ils ne prendront conscience du monde qui les entoure que trois mois après leur éclosion. Tu devrais pourtant le savoir, puisque tu en côtoies à l’orphelinat.
— Je ne m’y intéressais pas, avoua-t-elle, la tête basse.
— A l’avenir, tâche de faire davantage attention à ce genre de détails. Ce n’est pas en jouant de tes charmes que tu gagneras en pouvoir, mais en apprenant à te servir de ta tête, petite écervelée.
— Il n’empêche qu’ils me sont bien utiles pour obtenir les faveurs de certains.
Devant son regard insolent, Vanador crut qu’il allait l’étouffer. Elle sentit sans doute qu’elle aurait dû se taire, car elle se recroquevilla un peu sur elle-même. Cela ne suffit pas pour esquiver la gifle magistrale que lui asséna l’Ahal.
— Si j’accepte de te garder auprès de moi, c’est uniquement pour ton aide pour coincer ces voyous de bas-étage.
— Je n’ai jamais parlé de vous… bafouilla-t-elle, les larmes aux yeux.
— Il y a intérêt, gronda-t-il, menaçant.
Ses iris se reposèrent ensuite sur la couverture, puis sur la lettre. Il inspira profondément pour se calmer. Il ne devait pas laisser la colère l’envahir. Pas maintenant. Il avait bien trop de choses à faire pour se laisser aller à de telles émotions négatives, qui entraveraient son travail.
— Va déposer cet œuf dans un coin où la gamine le trouvera, ordonna-t-il à Khassendrah sans la regarder. Je compte sur toi pour ne pas faire de bêtises.
— Comme vous voudrez.
Elle se saisit de l’objet d’un geste tremblant, puis se dirigea vers la porte d’un pas pressé. Elle l’ouvrit avec fébrilité et la referma derrière elle avec tant d’empressement que le battant claqua. Vanador soupira. Quelle cruche, cette fille…
Il termina de ranger son bureau, puis s’y rassit avec lenteur. Il tira une nouvelle page devant lui et ressortit une plume. Après l’avoir trempé dans l’encre, il entama la rédaction d’une nouvelle lettre.
A Khaëlentis, le dix-huitième jour du mois de Galamalë
Cher confrère,
Je vous écris ces lignes afin de solliciter votre expertise de nécromage dans une ville gangrenée par la présence d’esprits errants. Nombreux en ville, ils représentent une nette menace pour les habitants et les voyageurs de passage. Bien que je sois en mesure de repousser de potentielles attaques, il m’est en revanche impossible de détecter et renvoyer les morts dans l’au-delà.
De plus, de jeunes délinquants se servent d’eux afin de fomenter de mauvais coups et nuire à l’ordre instauré en ville. L’une d’entre eux, sans doute manipulée par un humain aux pouvoirs démoniaques d’une puissance rare, a utilisé au moins un esprit pour couvrir le vol du Perle d’Ambre, l’un des plus puissants navires de notre flotte. L’humain a pris la fuite avec elle.
Je compte donc sur vous pour venir au plus vite me prêter main forte en ville. Vos compétences vous permettront d’interroger les spectres et, avec un peu de chance, déterminer le trajet de ces voleurs. De plus, ils pourraient nous donner des indications essentielles pour localiser une partie de leur bande, qui n’a pas pris la mer pour des raisons obscures.
Je m’attends à un refus de votre part, connaissant votre opinion sur la présence des esprits dans le monde des vivants. Je me permets donc de vous rappeler votre dette, qu’il vous faudra honorer.
Ne me décevez pas.
Ahal Vanador.